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We believe that freedom of speech is the essential prerequisite for free and just societies, secular law, and the rights of the individual.

We are committed to building and participating in coalitions in all parts of the world to effect significant progress in protecting rights of the individual which are sadly being eroded in many countries including those in the West.


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12 mai 2011 4 12 /05 /mai /2011 19:02
L'Empire socialiste des Inka

Université de Paris — Travaux et mémoires de l'Institut d'Ethnologie — V (1928)

par Louis Baudin
Professeur à la faculté de Droit de Dijon

Chapitre IX — Le socialisme d'État (suite). La réglementation de l'offre

Si l'un des objectifs du socialisme est d'organiser le travail humain comme une « usine unique », et de supprimer toute concurrence nationale et internationale » 1, le système inka est bien socialiste à cet égard. Tout y est réglé par voie d'autorité, soit que celle-ci innove, soit qu'elle se borne à consacrer une coutume antérieurement établie.


L'obligation au travail
Le travail était obligatoire, mais ce mot était pris dans son sens le plus large, les castes supérieures ayant à accomplir un travail intellectuel, de direction, d'organisation ou de surveillance. Tous les Inka travaillaient, car tous occupaient des postes dans l'administration, le clergé ou l'armée ; nul ne pouvait vivre dans l'oisiveté. Seuls étaient exempts, les vieillards, les infirmes, les malades ou autres incapables.

 

Le principe était appliqué d'une manière si étendue que les enfants dès l'âge de cinq ans, devaient accomplir quelque tâche en rapport avec leurs forces et que les femmes, se rendant visite les unes aux autres, emportaient leur quenouille pour filer tandis qu'elles marchaient et qu'elles causaient. Les princesses faisaient porter leur quenouille les unes chez les autres quand elles s'allaient voir 2. Les aveugles même étaient employés à égrener le maïs 3.

L'obligation au travail permettait évidemment d'intensifier la production, mais ce n'était pas là sa seule raison d'être. Elle visait avant tout à combattre la paresse. C'est un point de vue diamétralement opposé à notre point de vue actuel et qui fait du système inka une économique non-euclidienne, comme nous dirions aujourd'hui 4. Le travail était considéré comme une fin plus que comme un moyen ; son rôle était d'assurer avant tout la santé physique et morale du travailleur 5. L'Inka avait pour maxime, dit Acosta, « qu'il fallait toujours tenir les Indiens occupés » 6. Alors qu'aujourd'hui le législateur cherche à accroître les loisirs de la masse de la population, même au détriment de la production ; le souverain péruvien allait jusqu'à faire exécuter des travaux inutiles plutôt que de laisser les hommes oisifs 7. Il savait qu'il est mauvais de laisser des loisirs à ceux qui sont incapables de les utiliser intelligemment. Lui-même donnait l'exemple. Les orejones se rendant au palais, raconte Betan­zos, trouvèrent le monarque en train de peindre et de dessiner 8. Les premiers mendiants qui apparurent l'époque coloniale furent bafoués et méprisés.

Éviter la paresse, telle a été une des préoccupations dominantes des souverains de Cuzco, cette paresse qui semble naturelle chez l'Indien puisqu'elle a reparu après la chute de l'Empire, au grand désespoir des Espagnols 9.

Il ne faudrait pas croire cependant que le travail exigé des Indiens était perpétuel et pénible. D'abord des repos le coupaient, les fêtes étaient en grand nombre : « Elles se donnaient la main les unes aux autres », dit joliment Suárez 10. Tschudi en a compté 158 par an, non compris celles données en l'honneur des konopa et des événements de famille 11. Les loisirs étaient donc nombreux, mais leur emploi soustrait à l'initiative individuelle ; les Indiens, les jours de fête, devaient prendre part aux réunions populaires : banquets, chansons et danses.

D'autre part, les souverains de Cuzco veillaient à empêcher les travailleurs de dépasser les limites de leurs forces ; ils tenaient compte de l'âge, du sexe, de la constitution physique de l'Indien et de la nature du travail. Jamais chef d'État n'a été plus soucieux de la santé de ses sujets ; la recherche du mercure, qui donne « des tremblements et des contractions de nerfs », était interdite 12, la pêche des perle l'était également 13 ; un petit nombre d'Indiens seulement étaient envoyés dans les plantations de coca, situées en terre chaude et malsaine, et encore devaient-ils toujours être eux-mêmes originaires de terre chaude. Les Espagnols qui n'ont pas suivi cette dernière règle ont fait périr des tribus entières 14.

Pour les travaux pénibles, mais nécessaires, il était établi un roulement, en vertu de la règle que Garcilaso nomme « du travail alternatif » 15 et qui a été ptard le principe de la mita espagnole.

Deux catégories de travail étaient obligatoires pour tous les hommes valides de 25 à 50 ans : le travail agricole et le service militaire 16.

Pour les travaux effectués pour le compte de l'État, des tâches fixées par les chefs et devaient être scrupuleusement exécutées avec les matières premières fournies par l'administration. Nul n'avait le droit d'accomplir moins ni plus, que sa tâche : car dans le premier cas il serait demeuré oisif et dans le deuxième il aurait permis à un autre de l'être 17. Par contre, la règle de l'aide mutuelle que nous avons déjà vue appliquée au régime des terres était érigée à la à hauteur d'une loi que Garcilaso nomme « loi de fraternité » 18. Quand un travailleur était incapable de mener à bien son ouvrage, ses voisins devaient l'aider, à charge de revanche.

Les provinces de l'Empire étaient groupées deux à deux, chacune d'elles venant d'office au secours de sa voisine en cas de besoin ; ainsi les conquérants européens virent-ils en certains territoires accourir des Indiens désireux d'aider leurs compatriotes à reconstruire les villages détruits par la guerre.

Plus tard, les souverains espagnols, constatant la tendance des Indiens à vivre d.ans l'oisiveté dès qu'une certaine liberté leur était laissée, recommandèrent aux vice-rois d'obliger leurs sujets à travailler. On sent qu'ils ne donnèrent une telle instruction qu'avec beaucoup d'hésitation, car ils savaient bien que la contrainte servirait de prétexte à exercer une tyrannie et à réduire les Indiens en esclavage si elle n'était pas appliquée par des encomenderos conscients de leurs devoirs ; aussi précisèrent-ils que l'obligation au travail devrait s'exercer par « les moyens les plus doux » 19.



« Plutarque se trompe quand il dit qu'il n'y a personne qui n'ait besoin de la science du voisin. »


(Cobo, Historia, t. 3, liv. 14, ch. 15.)

 

L'économie de famille régnait encore chez les Kičua, et les Inka la maintinrent. L'Empire offrait le curieux spectacle d'une civilisation qui demeurait hostile à la division du travail. Celle-ci existait, il est vrai, entre les sexes, la femme se spécialisant dans la filature et les travaux domestiques, mais la règle était que chacun devait produire tout ce qui lui était nécessaire : nourriture, logement, vêtements, armes. Les fils des premiers personnages et ceux de l'Inka lui-même, quoiqu'appelés à se spécialiser plus tard dans le travail de direction, devaient savoir eux aussi cultiver et fabriquer. Les maîtres s'assuraient que les jeunes gens possédaient ces connaissances avant de les admettre dans la caste supérieure ; à cet effet, lors des grandes épreuves de l'initiation (huaraku), les candidats étaient invités, comme nous l'avons vu, à fabriquer des armes, celles du moins qui n'exigeaient pas l'assistance du fondeur, et des sandales au moyen d'un morceau de peau de lama ou de fibres tressées 20.

Il n'y avait ni tailleur, ni cordonnier, ni armurier dans l'Empire 21.

Il existait cependant des artisans, en petit nombre, à qui étaient confiés les travaux qui exigeaient des connaissances particulières. Comme le dit Acosta, seuls les arts et métiers qui n'étaient pas indispensables à la vie avaient leurs ouvriers professionnels ; orfèvres, peintres, potiers, tisserands en étoffes fines 22. C'était l'industrie de luxe de l'époque et c'est pourquoi ces ouvriers travaillaient tous uniquement pour l'Inka 23.

Comment se recrutaient les artisans ? Probablement, ainsi que l'affirme Garcilaso, par voie d'hérédité. L'enfant faisait son apprentissage en aidant son père, comme le voulait la loi de l'Inka, et devenait ainsi apte à le remplacer plus tard 24.

Pačakutek semble être intervenu pour spécialiser quelques tribus dans les métiers ou les arts qu'elles étaient particulièrement capables d'exercer, en sorte que certaines localités acquirent une grande réputation dans tout l'Empire 25.


Les mesures de prévoyance

Peu de monarques ont eu le sens de la continuité des générations aussi aiguisé que les Inka 26. Habitant un pays pauvre, ils ont cherché à assurer l'avenir de leurs peuples, perpétuellement menacés dans leur existence. Tout au contraire des Espagnols, qui tuaient les bestiaux par plaisir et vidaient les dépôts de vivres sans nécessité, tout au contraire des États modernes qui épuisent leurs richesses naturelles et sapent eux-mêmes les fondements de leur puissance ; les Inka songeaient toujours au lendemain, et, refrénant les appétits immédiats, construisaient pour l'éternité.

Nous avons vu combien les souverains du Pérou étaient soucieux de la santé de la population, nous allons voir qu'ils se préoccupaient aussi de lui ménager des ressources 27.

Dans les pays oùles arbres étaient rares, l'usage du bois était réglementé et surveillé par le tukrikuk,sage disposition destinée à éviter' ce déboisement dont ont souffert tant de peuples anciens et modernes 28.

Les animaux domestiques étaient protégés. On rie tuait jamais les femelles, afin de favoriser la multiplication du bétail. Les animaux sauvages eux-mêmes étaient l'objet de mesures de protection ; nul ne pouvait chasser sans une permission de l'Inka ni en dehors du territoire de sa communauté 29.

 

Voici comment était réglée là chasse de l'Inka 30 : plusieurs milliers d'Indiens 31, placés en ligne à courte distance les uns des autres, entouraient un vaste territoire et se dirigeaient vers un point central en rabattant le gibier devant eux à grands cris. Les animaux enfermés dans ce cercle infernal, qui allait en se rétrécissant de plus en plus, finissaient par être pris à la main ou dans des fi1ets. Les bêtes dangereuses étaient tuées. Une quantité de vigognes et de huanacos, sautant et crachant à la figure des chasseurs, étaient capturés, comptés, tondus et libérés, sauf un petit nombre de mâles que l'on abattait. Ces derniers, ainsi que toutes les bêtes blessées étaient destinés à la consommation. Les femelles, comme celles des animaux domestiques, étaient épargnées ; elles n'étaient même jamais offertes en sacrifice 32.

Les battues se faisaient récemment encore sur le haut plateau suivant les coutumes anciennes, seulement les cercles étaient plus étroits et, pour suppléer à l'in­suffisance du nombre des chasseurs, on tendait une corde d'une centaine de mètres garnie de banderoles rouges en travers d'un défilé. Les vigognes, affolées par les cris des rabatteurs, venaient donner contre la corde qui les épouvantait, mais il ne fallait pas qu'un huanaco se trouvât au milieu d'elles, car cet animal plus hardi franchissait la corde et toutes les vigognes le suivaient 33.

 

Grâce à ce système prévoyant, le gibier pullulait au temps des Inka, les cerfs étaient en si grand nombre qu'ils entraient dans les villages, si l'on en croit Garcilaso, et qu'un soldat de l'armée conquérante pouvait en tuer six ou sept par jour avec son arquebuse 34.

Quand on songe aux animaux qui ont été exterminés par nos contemporains, tels que les buffles, les éléphants, les oiseaux de paradis, les castors, les baleines, les phoques ; quand on songe à la destruction du gibier dans notre France moderne par un braconnage éhonté, il faut reconnaître que les Inka avaient une haute conception de leur mission. C'est à grand peine aujourd'hui qu'on essaye de réagir en réglementant la chasse ou en constituant des parcs nationaux et des réserves.

Il n'existait pas pour la pêche de dispositions analogues à celles qui visaient la chasse. Les poissons étaient comptés par des fonctionnaires spéciaux qui en prélevaient un certain nombre pour l'Inka, et s'en attribuaient quelques-uns comme rétribution de leur travail 35.



« Je crains qu'on embarrasserait le plus habile artisan d'Europe si on le chargeait de faire de pareils ouvrages avec un marceau de cuivre ou des pierres sans lui permettre d'employer aucun autre outil. »


(A. de Ulloa, Voyage historique de l'Amérique méridionale, trad. franç., p. 385.)

 

L'outillage général. – L'imagination demeure confondue quand on voit les résultats que les Péruviens obtinrent avec les moyens primitifs dont ils disposaient Ulloa lui-même, toujours prêt à décrier les Américains, ne cache pas son étonnement. Les Indiens ne connaissaient ni la scie, ni les tenailles, ni le vilebrequin, ni la vis, ni le clou, ni la vrille, ni la lime, ni le rabot, ni les ciseaux, ni les soufflets, ni la colle, ni le verre, ni même la roue. Leurs seuls outils étaient le marteau de pierre, le ciseau de bronze, la hache de cuivre et le pinceau de plumes. Des tuyaux de cuivre faisaient l'office de soufflets, des cordes remplaçaient les clous, des épines ou des éclats de bois dur servaient d"aiguilles 36. Encore le marteau ne méritait-il guère son nom : c'était une pierre ou une masse de bronze aux coins arrondis, plus ou moins grosse, allongée, polie et sans manche, que l'on prenait à pleine main et avec laquelle on frappait 37. Aujourd'hui encore l'indigène de l'île de Titicaca préfère se servir d'un caillou plutôt que d'un marteau proprement dit, il attache plus souvent qu'il ne coud, certains Indiens de Bolivie coupent leurs cheveux avec un silex 38 et les Colorados des forêts vierges occidentales de l'Équateur unissent les bois tendres qui forment la charpente de leurs cases par des morceaux de bois dur (chonta) en guise de clous 39.

Les outils servaient parfois à plusieurs usages, leur spécialisation n'étant pas aussi avancée qu'aujourd'hui ; ils se transformaient peu à peu pour mieux s'adapter au but poursuivi, leur évolution étant plus rapide dans le sud de l'Empire que dans le nord 40.

Tels sont les instruments avec lesquels les Indiens ont construit des palais, tracé des routes e jeté des ponts sur les torrents. La force humaine seule a réalisé ce prodige, l'animal même étant incapable d'apporter un concours utile. L'abbé Raynal constate avec raison que « le travail, le temps et la patience tenaient lieu aux .Péruviens des outils qui leur manquaient » 41.

L'Indien au temps des Inka paraît avoir été à la fois peu inventif et fort habile. Il n'a pas découvert des outils très simples qui auraient grandement facilité son travail, mais il a fort bien tiré parti de ceux qu'il avait à sa disposition. En outre, il a pleinement uti1isé quelques-unes des ressources que la nature lui offrait. Certaines plantes fournissaient à la fois la nourriture, la boisson et des matières premières pour la construction des maisons et la fabrication des vêtements. Tel le maïs qui donnait le pain, le légume et la boisson, ou encore le maguey dont le suc servait à guérir les plaies, les feuilles à confectionner un breuvage, les fibres à fabriquer le fil et la corde, les racines à laver la peau et à faire pousser es cheveux, la tige à édifier les charpentes des habitations, – ne méritait-il pas d'être appelé « l'arbre des merveilles » comme le fait Acosta 42 ? – et Las Casas exagère à peine quand il dit qu'on tirait de cette plante le pain, le vin, le vinaigre, le miel, le sucre, les vêtements, les sandales, les aiguilles à coudre, le bois à brûler, le bois à bâtir et le couvert des maisons 43.

L'habileté des péruviens était chose reconnue à l'époque coloniale. En 1533, le licencié Espinosa demandait que l'on envoyât à Panama 2 000 Indiens du Pérou pour y construire des routes et ses monuments 44.

 

Les mines et la métallurgie. – Les Péruviens connaissaient le cuivre, le bronze, l'argent et l'or ; ils ignoraient le fer ou ne voulaient pas l'exploiter 45.

Géographiquement, une grange division s'impose entre les pays à prédominance de cuivre (Équateur et côte du Pérou) et les pays à prédominance de bronze (Haut Pérou et Bolivie) 46. Le centre de production du bronze était naturellement situé dans une région productrice d'étain, par conséquent en Bolivie. Ce métal a dû apparaître postérieurement à l'époque de Tiahuanaco, probablement pendant la période intermédiaire, puisque les crampons des murailles de la grande cité aymará sont en cuivre pur 47, et ce furent les Inka qui répandirent son usage dans les contrées riveraines du Pacifique et en Équateur 48.

L'industrie de l'or, née sur le plateau péruvien, a de même été enseignée par les conquérants kičua aux gens de la côte, mais déjà ceux-ci travaillaient le métal par des procédés venus des Guyanes ; aussi devinrent-ils, grâce à cette superposition de techniques et grâce également à la découverte qu'ils firent de l'argent, les plus grands métallurgistes de l'Amérique du Sud 49.

 

Les mines d'or se trouvaient à Carabaya, Zamora, Parinacocha 50, et dans la vallée de Curimayo près de Cajamarca, les mines d'argent à Porco et Andacaba, mais l'or était retiré surtout par lavage des sables aurifères 51.

La fameuse mine de Potosi ne fut découverte que par les Espagnols. Suivant une légende péruvienne l'Inka connaissait Potosi, mais ne voulut pas exploiter cette mine, car les premiers Indiens chargés de commencer le travail auraient entendu une voix leur dire : « N'extrayez pas l'argent de cette colline, il est destiné à d'autres maîtres » 52. Les Équatoriens employaient l'or dans trois régions principales : chez les Kañari au sud, chez les Pasto au nord et chez les Esmeralda sur la côte nord-ouest 53. Wolf, parlant des lavages d'or de l'Azuay en Équateur remarque que leur richesse était autrefois ce qu'elle est aujourd'hui, mais que les Inka avaient une main-d'œuvre plus nombreuse et plus patiente que la main-d'œuvre actuelle 54. Point n'est besoin d'avoir recours, pour expliquer l'abondance des richesses dans les temples et les palais du Pérou antique, aux légendes des mines cachées. C'est l'homme qui a' changé et non la nature. Les seuls secrets des Inka étaient la discipline et le travail et ils sont en effet perdus aujourd'hui. .

 

L'extraction du minerai se faisait en creusant des galeries au marteau et au ciseau 55. Pour fondre le minerai de cuivre, on le plaçait dans des creusets en terre cuite au dessus d'un feu que 8 à 12 Indiens attisaient en soufflant dans des tubes 56. Ce procédé ne pouvait pas être employé pour l'argent qui ne fond pas quand on le chauffe. Les Indiens découvrirent que ce dernier métal coulait lorsqu'on avait soin de l'additionner d'une certaine quantité de plomb, d'où le nom de celui-ci : garuček = celui qui fait couler 57.

La fusion se faisait de la manière suivante : les minerais étaient broyés à l'aide d'une pierre et placés dans des fourneaux huaira en forme de pots de fleurs percés de trous. On mettait du charbon de bois dans le pot avec le minerai par-dessus ; le métal en coulant tombait dans un récipient de terre disposé au-dessous. Ces fourneaux étaient placés au sommet des collines où soufflait un vent violent et ce fût, à en croire les chroniqueurs, un spectacle féerique que celui des douze ou quinze mille feux qui illuminèrent la nuit la montagne, lorsque les Espagnols commencèrent à exploiter les mines de Potosi 58.

Pour séparer le plomb, il fallait procéder ensuite à une série de fusions ultérieures, mais celles-ci avaient lieu dans les maisons. On plaçait l'argent dans de petits fourneaux formés d'une voûte en terre cuite ; un moufle percé de trous était introduit et l'espace laissé libre entre ce moufle et la paroi du dôme était garni de charbon de bois 59. Pour tirer le métal du feu, faute de tenailles, on le prenait avec des baguettes de bois ou de cuivre et on le jetait sur de la terre humide où on le remuait jusqu'à ce qu'il pût être saisi avec les mains.

En règle générale, les mines appartenaient à l'Inka, qui fixait chaque année la quantité de métal à extraire ; quelques-unes cependant avaient été données à des kuraka. Le travail se faisait par roulement, par périodes correspondant à nos trimestres, à raison d'un Indien sur cent dans les provinces minières, les ouvriers devant toujours être mariés afin que leurs femmes pussent s'occuper de leur nourriture 60.

Le mercure était également connu des Péruviens, mais nous avons vu qu'il n'était pas exploité en raison de la nocivité des vapeurs qu'il dégage. Cependant, l'Inka tolérait la recherche du vermillon (cinabre) obtenu en écrasant le minerai et en le lavant ensuite 61. Les princesses se servaient de ce fard pour se maquiller le visage 62 et J. de la Espada prétend que les Indiennes des provinces voisines du lieu d'exploitation l'utilisaient également 63. La mine principale de mercure du Pérou était celle de Huancavelica que les Espagnols découvrirent seulement en 1564, les Indiens' n'ayant pas révélé son existence 64.

 

Le travail du bois, de l'os et de la pierre. – Le bois blanc étant rare, les Indiens se servaient de chonta, très dur, pour fabriquer des armes et des ustensiles de ménage. Ils le travaillaient, comme ils le travaillent encore aujourd'hui, avec une grande habileté 65. Malheureusement, l'humidité a détruit le plus grand nombre des objets déposés dans les tombes du plateau.

L'os servait à la fabrication des instruments de musique et de certaines épingles.

Le travail de la pierre exigeait une patience particulière ; l'Indien choisissait de préférence des roches à grain fin, résistantes et polissables 66 ; il les sciait avec un fil d'argent et les martelait avec un silex ; il les polissait en les frottant avec une pierre et de l'eau mêlée d'émeri ; il les perçait en faisant tourner rapidement un morceau de jonc où d'os enduit de sable fin et dur mouillé. Pour obtenir un mortier, il forait une série de trous rapprochés, puis cassait les parois qui séparaient les trous et égalisait le fond de la cuvette en la frottant avec un caillou dur 67. Il faisait aussi éclater les pierres en les chauffant, puis en versant sur elles de l'eau froide, procédé qui est encore employé de nos jours 68.

 

La construction. – Les procédés de construction différaient suivant les régions. Sur la côte les indigènes élevaient des murs en adobes, c'est-à-dire en briques faites de terre argileuse grasse entremêlée de chaume coupé et séchée an soleil ; parfois au lieu de préparer des briques, ils dressaient sur place une charpente avec des roseaux attachés les uns aux autres par des cordes et coulaient la matière argileuse dans le moule ainsi formé.

Les habitations importantes avaient des fondations en pirka (argile mêlée de galets et de feuilles de maïs) jusqu'à une profondeur variant entre 60 cm et 90 cm au-dessous du sol et une hauteur de 60 cm environ au-dessus du niveau de la voie 69. Leur superstructure était faite ensuite en adobes.

Sur le plateau, les adobes et la Pirka étaient utilisées pour la construction des habitations ordinaires, mais pour les édifices importants, c'était la pierre qui servait de matière première. Parfois les murs étaient faits de dalles en roche dure : granit, porphyre, diorite, emboîtées les unes dans les autres par des mortaises avec un soin si merveilleux qu'on ne pouvait glisser entre elles la lame d'un couteau. « Toutes les pierres n'en paraissaient qu'une, dit Las Casas, tant elles étaient bien jointes 70. » L'ajustement était réalisé par frottement, après avoir disposé entre les parois une couche de sable mouillé. Peu de spectacles ont provoqué davantage l'admiration des Européens. « C'est, dit Monnier, un véritable travail de bijouterie 71 ».

 

N'oublions pas que les architectes péruviens ne connaissaient ni l'équerre, ni le compas. Une pierre énorme du mur du palais de l'Inka Roka à Cuzco, s'emboîtant dans .ses voisines par 12 creux ou saillies, est appelée parles Indigènes « pierre des 12 coins ». A Maču-Piču, des maisons sont construites sur le rocher par simple superposition de blocs non cimentés, même quand la pente de ce rocher atteint 40 degrés 72. Souvent les pierres, légèrement bombées au milieu de la face extérieure et taillées droit vers les joints, rappellent celles de certains palais florentins 73. Les angles des murailles des forteresses sont « si bien contre-bastionnés que les lignes se commandent et se soutiennent mutuellement » et Fergusson s'enthousiasme pour une « perfection que n'atteignirent jamais ni les Grecs, ni les Romains, ni les ingénieurs du Moyen Age » 74.

 

D'autres fois, les blocs étaient ajustés au moyen de pirka qui jouait le rôle de ciment ; telles sont les murailles qui subsistent à Curampa, près d'Aban­cay, et à Viracochabamba.

Enfin les murs de soutènement des terrasses étaient faits souvent de pierres plates superposées et quelques-uns d'entre eux atteignaient une grande hau­teur 75.

On peut se demander comment les Indiens réussissaient à transporter les rochers pesants qui formaient leurs murailles. Chacun de ces blocs était sans doute traîné à l'aide de câbles et poussé à la main ; parfois l'un d'eux résistait à tous les efforts et, après avoir oscillé, retombait sur les ouvriers qu'il écrasait ; souvent un autre devait être abandonné sur une pente qu'on ne parvenait pas à lui faire gravir, il formait alors une de ces « pierres fatiguées » (Piedra canzada) que l'on montre aujourd'hui aux voyageurs. Malgré tout, le déplacement de ces masses énormes demeure mystérieux et l'on s'est demandé si les Indiens n'utilisaient pas pout l'effectuer quelque procédé perdu depuis lors, par exemple un système hydraulique.

 

Peut-être, pourrait-on admettre, comme le fait M. Déchelette pour les dolmens, que l'on soulevait les pierres au moyen de leviers et de terrassements en sous-­œuvre, qu'on les faisait glisser ensuite et qu'on arrivait à les faire cheminer en répétant plusieurs fois la même opération 76. G. de Santa Clara explique que pour placer les pierres on les élevait par des terre-pleins successifs jusqu'à la hauteur voulue et qu'on les poussait ensuite sur les autres blocs déjà en place 77.

Un des blocs destinés à la forteresse de Saxahuaman, à Cuzco, fut, à en croire Garciaso, transporté par 20 000 Indiens, mais ayant basculé, il en écrasa 2 ou 3 000. C'est à la suite de cette, catastrophe que les Indiens révoltés auraient, suivant Morua, tué l'infant Urko, fils de Virakoča, qui avait ordonné le transport du rocher 78.

Comment même détachait-on ces blocs des montagnes ? On peut supposer avec Joyce que les Indiens faisaient des trous dans la pierre pour y introduire des coins de bois, puis qu'ils les remplissaient d'eau et que la dilatation du bois faisait éclater le rocher 79.

 

Quant à la terre et aux pierres de petites dimensions, elles étaient transportées dans des pièces d'étoffe de cabuya distribuées à cet effet par les soins de l'Inka et dont un bord était noué autour du cou. Ce procédé est encore en usage dans les villes boliviennes 80.

Les parois extérieures de certains des murs ainsi construits étaient enduites d'argile mélangée de laine et de suc de cactus et les parois intérieures étaient fréquemment recouvertes d'une sorte de stuc rouge 81.

Les édifices étaient tous bas, sans étage, ou exceptionnellement avec un petit nombre d'étages, comme à Viracochabamba, Huamachuco ou Maču-piču 82 ; ils présentaient le maximum de résistance aux tremblements de terre et ont mieux tenu que les maisons construites par les Européens 83,mais un certain nombre d'entre eux ont été détruits par la main même de l'homme : ainsi la grande cité de Tomebamba, où naquit l'Inka Huayna-Kapak, fut rasée par Atahualpa avant l'arrivée des blancs.

On admet généralement que les Indiens ne connaissaient pas la voûte et Acosta parle de leur étonnement à la vue du premier pont voûté construit par les Espagnols. Tous s'attendaient à ce que le pont croulât 84. Les fenêtres doivent être considérées comme exceptionnelles, les Indiens de l'Équateur les ignoraient 85, les habitants de la côte également  86, mais on en rencontre quelques-unes dans l'intérieur à Huamachuco, Tarmatambo, Vilcabamba, Viraco­chabamba, Maču-Piču 87. Les portes étaient généralement étroites, fort hautes dans les palais, de façon à permettre le passage de la litière royale, et toujours en forme de trapèze à la manière égyptienne, c'est-à-dire que le linteau était sensiblement plus court que le seuil et pouvait être constitué soit par une seule dalle soit par deux dalles en porte à faux ; cette disposition se retrouvait dans les fenêtres et les niches. Le battant était fait parfois de poutres en bois fixées au mur par des cordes gui passaient dans des pierres creuses 88, mais dans plusieurs édifices publics et dans toutes les maisons ordinaires, le mode de fermeture consistait simplement en une natte ou rideau qui masquait l'entrée et qu'on assujettissait au besoin avec quelques pierres 89.

Les toits des anciens monuments ont disparu 90 ; nous savons grâce aux dessins des céramiques qu'ils étaient à deux pentes et soutenus par des poutres de bois et, d'après Jerez, qu'ils étaient faits de paille et de bois 91. Sans doute existait-il des différences suivant les régions et devait-on employer tantôt le chaume (herbes, paille, roseaux), tantôt les feuilles de maguey imperméables comme la pierre ; sur la côte les maisons devaient être souvent à ciel ouvert, en raison de l'absence de pluie 92.

En général simples et conçus sur un modèle uniforme, les édifices différaient cependant suivant leur objet et leur importance. Les temples tenaient naturellement la première place ; les plus fameux étaient ceux de l'île Titicaca, de Cuzco et de Pachacamac, mais il en existait beaucoup d'autres, à Vilcañota, Cacha, Vilcas, Coropuna, Tomebamba et ailleurs. Ce que les chroniqueurs racontent du grand temple de Cuzco, construit par Pačakutek, est si prodigieux que nous serions tentés de ne pas les croire et pourtant tous émettent les mêmes affirmations. Le bâtiment principal était, comme le dit Prescott, une véritable « mine d'or » 93 ; ses murs étaient lambrissés de plaques d'or et d'argent, à l'intérieur et sur le pourtour extérieur courait une frisé en or ; une image en or du soleil étincelait sur l'autel et autour d'elle étaient rangées comme une garde d'honneur les momies des rois défunts. En dehors et sur une face du mur se trouvaient deux bancs de pierre incrustés d'or et d'émeraudes 94. A côté de cet édifice cinq pavillons se dressaient ; la lune, représentée par un disque d'argent, figurait dans le premier d'entre eux, les momies des reines lui faisaient escorte et des plaques d'argent couvraient les murs. Le même métal ornait les parois du deuxième pavillon qu'habitaient la planète Vénus et les étoiles, servantes de la lune, tandis que l'or de nouveau reparaissait dans les troisième et quatrième pavillons consacrés respectivement à la foudre, valet au soleil, et à l'arc en ciel ; le cinquième pavillon contenait la salle d'audience des prêtres. Dans les parois externes des édifices étaient creusées des niches en forme de tabernacles, lamées d'or et incrustées de pierres précieuses. Au delà des bâtiments s'étendait le jardin qui offrait un spectacle plus étonnant encore. Tout y était en or : les arbres et leurs fruits, les oiseaux perchés sur les branches, les épis de maïs, les graminées, les reptiles, les insectes, un troupeau de lamas avec son berger ; de l'or, partout de l'or, comme si la nature elle-même par quelque opérations magique avait été subitement transformée en métal. Comment les conquérants n'auraient-ils pas été affolés par une pareille vision ? 95

Les palais ne le cédaient en rien en magnificence aux temples, mais ils étaient plus imposants que beaux et plus spacieux que confortables. L'absence de colonnes, de corniches, de ces motifs architecturaux qui mettent une si heureuse variété dans la physionomie de nos bâtiments européens devait rendre les édifices péruviens tristes et monotones et les harmoniser avec le paysage de la puna 96. Les seuls détails remarquables des murailles étaient des niches et des pierres faisant saillie. Les niches intérieures jouaient en général le rôle d'armoires, certaines d'entre elles étaient garnies de figurines d'animaux en métal précieux 97. Les niches extérieures, souvent grandes, servaient peut-être de guérites aux sentinelles 98. Les pierres faisant saillie étaient vraisemblablement des porte-manteaux.

F. de Jerez a décrit un palais, situé à Cajamarca. Quatre pièces entouraient une cour intérieure, ou patio, ornée d'un bassin alimenté par deux conduits, l'un amenant de l'eau froide et l'autre l'eau naturellement chaude d'une source de la sierra. L'Inka se tenait pendant le jour dans l'une de ces pièces qui donnait sur un jardin, il dormait dans la chambre voisine, qui recevait la lumière par une fenêtre ouvrant sur le patio. Les parois étaient couvertes d'un enduit rouge, brillant, et la charpente du, toit était peinte de même couleur. Auprès de cette demeure était creusé un autre bassin, entouré d'escaliers de pierre, où l'Inka avait coutume de se baigner 99.

A Tomebamba, les parois intérieures du palais étaient ornées d'ouvrages en marqueterie de « mullu », sorte de coquillage dont la couleur ressemble à celle du corail 100.

Le nombre de ces palais était très grand puisque l'Inka en possédait un dans chaque ville importante et que jamais il n'héritait des demeures de son prédécesseur 101. Certains voyageurs cependant semblent avoir exagéré ; ils ont vu des palais dans toutes les constructions très vastes dont ils découvraient les ruines : or ces bâtiments peuvent fort bien avoir été de simples maisons collectives, comme nous l'avons remarqué.

La disposition générale de ces maisons était la suivante : un couloir menait de la porte d'entrée percée dans l'enceinte à une cour quadrangulaire sur laquelle ouvraient des pièces carrées, sans fenêtre. Ces pièces ne communiquaient pas les unes avec les autres et avaient chacune leur toit particulier. De la première cour un autre couloir menait parfois à une deuxième cour entourée de chambres et ainsi de suite, toutes ces demeures n'ayant qu'une issue : la: porte d'entrée de l'enceinte 102.

De telles habitations ne se rencontraient guère que dans les villes. Ailleurs le logis des familles indiennes consistait généralement en maisonnettes isolées les unes des autres, construites en terre battue ou en brique, comme nous l'avons déjà indiqué, celle-ci résistant fort bien aux intempéries même dans les contrées pluvieuses 103.

Les villages étaient irréguliers et ne possédaient point de place publique 104 ; au contraire, les villes importantes étaient édifiées suivant un plan d'ensemble. Comme toute chose dans l'Empire, les palais, les temples, les saisons, les dépôts de marchandises, les escaliers monumentaux et les terrasses étaient ordonnés avec symétrie. Cajamarca avait une grande place 105, un temple du Soleil, des réservoirs, deux forteresses, Vilcas avait une place qui pouvait contenir plusieurs milliers d'hommes 106, Huánuco, position stratégique de premier ordre entre le nord et le sud, base d'opérations contre les Quiténiens et les Čimu, avait des places, des thermes, des parcs à lamas 107, Incatambo ou Coyor, à peu de distance de Cajamarca, construite sur un rocher de granit dans la crainte des inondations, avait une forme circulaire et était divisée en quatre quartiers à peu près égaux par quatre murs partant du centre.

 

Sur la périphérie de la plate-forme rocheuse de Coyor les maisonnettes avaient été disposées en cercle, et, dans le cirque laissé vide ail milieu d'elles, des mausolées avaient été construits ; puis, le cimetière étant entièrement occupé et la population continuant de croître, le cirque avait disparu, les mausolées s'élevant à la hauteur des habitations ; alors, sur ce singulier terre-plein, de nouvelles maisons avaient été dressées et au milieu d'elles de nouveau mausolées avaient été construits et ainsi les demeurés des vivants s'étaient superposées à celles des morts jusqu'au jour où, les cercles se rétrécissant peu à peu, il n'était resté qu'une étroite plate-forme, la pyramide étant presque parfaite 108. Voilà le plus bel exemple que l'on puisse trouver d'une économie de terre poussée à ses plus extrêmes limites et d'un plan rationnel de construction suivi par des générations d'hommes, sans qu'aucune fantaisie n'en soit venue troubler l'ordonnance.

 

Plusieurs de ces villes servaient en même temps de places fortes et nous les retrouverons en parlant de l'organisation défensive de l'Empire. Elles étaient alors situées dans des lieux peu accessibles et resserrées dans des enceintes très étroites.

Nous n'avons mentionné que des villes du plateau, mais les grandes cités de la côte conquises par les Inka n'étaient pas moins florissantes. C'était Túmbez la commerçante, dont les radeaux sillonnaient l'estuaire du Guayas, c'était Chimu, célèbre par ses artistes, c'était Pachacamac qui voyait affluer les pèlerins autour de son idole fameuse.

Mais aucune de ces villes ne pouvait être comparée à Cuzco que 50 000 ouvriers pendant vingt ans avaient travaillé à reconstruire 109. Cette métropole groupait ses maisonnettes de brique et de pisé, tristes et obscures, autour des palais de pierre et des temples aux frises d'argent et d'or. Elle était traversée par un torrent bien canalisé, le Huatanay, dont les rives étaient reliées par des ponts formés de larges dalles 110. Ses rues étaient étroites, mais régulières, se coupant à angle droit et généralement pavées ; cinq places avaient été aménagées, dont deux ornées de fontaines 111 ; la principale d'entre elles s'étendait devant les palais de l'Inka Roka et de Pačakutek et devant les écoles où professaient les amauta, et le était fort grande et servait aux solennités ; son nom en fournit la preuve : aukaypata = lieu de réjouissance ; le torrent la coupait en son milieu, mais il était entièrement recouvert. Une grande enceinte, formée d'un terre-plein maintenu entre deux murailles, entourait la ville, et la sombre et imposante forteresse de Saxahuaman la dominait de ses gigantesques blocs de pierre. Au delà de la cité, dans la vallée, s'espaçaient les maisons de repos des principaux personnages et les greniers ou magasins de l'État 112.

Cuzco était le point de départ des grandes routes de l'Empire. Celle de l'Orient et celle de l'Occident coupaient la ville en deux parties, les deux parties fondamentales dont nous avons parlé : hurin et hanan, le haut et le bas. Tout Indien venant à Cuzco devait loger obligatoirement dans le quartier correspondant à la situation de sa province dans l'Empire, par exemple, s'il était d'une province éloignée du nord-ouest, il devait élire domicile à l'extrémité nord-ouest de la ville. Cuzco était un microcosme.

Les chroniqueurs prétendent que 200 000 Indiens habitaient la capitale en temps ordinaire, mais ce chiffre doit être accepté sous toutes réserves 113 ; disons seulement que Cuzco leur fit l'effet d'une très grande ville. Certes, lorsque chaque année, le jour de la fête du Soleil, les hauts fonctionnaires arrivaient dans la capitale avec leur suite, l'affluence devait être immense.

Mais quel singulier spectacle, pour nous Européens, que celui de cette cité aux maisons basses où voisinaient le granit, le porphyre et la terre battue et où de grandes richesses étaient abritées sous des toits de chaume !

 

La filature et le tissage. – Les femmes filaient et tissaient la laine sur le plateau, et sur la côte le coton, qui est de belle qualité 114. Le fuseau consistait en une aiguille de bois « »de 20 à 30 cm de long, arrondie et portant à son tiers inférieur une fusaïole cylindrique en bois 115 ». M. d'Harcourt explique que la fileuse étirait et tordait la fibre de manière à la convertir en fil véritable et enroulait ce fil sur le fuseau qu'elle tenait en main par une extrémité et qui servait de simple bobine 116. Il existait au Pérou un métier composé de bâtons parallèles fixés au sol qui servaient à tendre les fils, mais le tisseur ne pouvait fabriquer ainsi que des fragments d'étoffe très courts ; il devait coudre les bandes exécutées au métier pour obtenir un tissu.

Malgré le caractère primitif de cet outillage, les Indiens sont arrivés à faire des merveilles 117 ; il suffit pour s'en convaincre de regarder les pièces qui figurent au musée d'ethnographie du Trocadéro. Cieza de León écrit que les tapisseries des naturels de la province de Cajamarca valent celles des Flandres et sont si bien faites qu'elles paraissent de la soie à plusieurs reprises il signale des villes où les tissus sont particulièrement remarquables, par exemple, à Chachapoyas et à Pomatambo, près de Cuzco 118.

Si les outils étaient simples, la technique était très savante. On trouve dans certains tissus des losangés ajourés ressemblant au travail de fil tiré 119. Ordinairement le tissu était obtenu en levant, alternativement les fils de chaîne, qui étaient toujours en coton, au moyen d'un « long couteau plat » que l'Indien introduisait entre les fils « en en prenant un sur deux ; ce couteau relevait donc la moitié des chaînes et permettait de lancer la navette des fils de trame » 120. Parfois comment expliquent MM. Capitan et Lorin, « la chaîne double était d'une couleur et d'une qualité différentes de celles du fil de trame ; celui-ci en outre, au lieu d'être unique, était fréquemment multiple et de colorations variées. D'autre part, avec une habileté incroyable, le tisseur passait ses fils de trame de façons très variées autour du fil de chaîne, changeant fréquemment d'ailleurs ses fils. On conçoit facilement que de ce fait il obtenait des effets les plus variés d'aspect de tissu et de coloration. C'est en somme la méthode de fabrication des tapis de haute lisse comme aux Gobelins et à Beauvais. En effet, certains tissus péruviens, soumis par nous à des artistes des Gobelins ont été reconnus par eux comme un travail identique au leur et parfois même plus fin ». Et les mêmes auteurs ajoutent : « Souvent les tissus ont été rebrodés par places, avec une très grande habileté qui, d'après les spécialistes, ne pourrait pas être surpassée aujourd'hui 121. » Sur certaines étoffes on a pu compter au microscope jusqu'à 112 fils de trame au centimètre carré  .free.fr/Baudin/ESI/ESI_9.htm#sdfootnote122%20sym">122.

Il faut mentionner à part les tissus de plumes qui sont parmi les plus remarquables. Chaque plume aplatie et repliée en boucle se trouve prise dans une anse de fil de coton et disposée sur un canevas également de coton, de manière que les rangées successives se couvrent les unes les autres, comme un plumage d'oiseau 123.

 

La teinture. – Les Péruviens étaient arrivés également à une grande perfection dans le domaine de la teinture ; la couleur était fixée à froid ou à chaud par immersion, ou sur un mordant d'alumine. « Sauf dans ces dernières années où les recherches de la chimie nous ont dotés de colorants nouveaux très solides, on peut dire que les Précolombiens ont poussé les progrès de la teinture aussi loin qu'il était pratiquement possible de le faire 124. » Les étoffes qui figurent dans nos musées ont encore des couleurs très vives. Le rouge était fourni par la cochenille, le jaune par l'ocre et le bleu par l'indigo.

 

Le travail de la peau. – Ici au contraire les Péruviens avaient conservé des procédés fort primitifs. Ils tendaient les peaux sur le sol, les faisaient sécher et les découpaient pour en faire des sandales. Parfois, ils les laissaient macérer dans des vases ou des trous remplis de terre et d'urine, puis ils les battaient 125.

 

L'industrie de la corde. – La corde servait à la confection des ponts suspendus, des hamacs, des filets, elle permettait de lier les charpentes et de tirer les pierres : aussi son importance était-elle fort grande. Les Indiens la fabriquaient en cabuya, fibre de maguey ou henequen (agave americanum), qu'ils trempaient dans l'eau des rivières, tapaient et laissaient sécher. En tressant plusieurs cordes ils faisaient les câbles les plus gros. On rencontre encore aujourd'hui dans plusieurs régions du plateau des Indiens et surtout des Indiennes occupés à préparer des fibres 126.

 

La poterie. – Les Indiens ne connaissant pas le tour les vases en terre cuité étaient obtenus par moulage, généralement en plusieurs années pièces assemblées après coup. Quand les moules étaient en deux parties, ils se joignaient comme les valves d'une coquille et on remarque sur bien des poteries les bourrelets formés par les tassements de la terre au point de jonction 127. Pour éviter que l'argile se fendît en cuisant ou en séchant, l'ouvrier la mélangeait de cendre de graphite ou de paille de rnaïs hachée en poudre 128.

Les pots avaient souvent une base arrondie de manière à pouvoir être enfoncés dans le sol (vases dits aryballes).

 

Notes & source


Lisez le DOSSIER sur le SOCIALISME

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12 mai 2011 4 12 /05 /mai /2011 01:40
L'Empire socialiste des Inka

Université de Paris — Travaux et mémoires de l'Institut d'Ethnologie — V (1928)

par Louis Baudin
Professeur à la faculté de Droit de Dijon

Chapitre VIII — Le socialisme d'État (suite). La limitation de la demande

 

« Le capitalisme ne pourra être menacé sérieusement que par un grand mouvement ascétique qui pénétrerait dans les masses et qui les détacherait des vices et des luxes auxquels elles se sont habituées depuis un siècle. »

(Ferrero, Discours aux Sourds.)

 

Quelques parfaites que soient les statistiques, elles ne suffisent pas en régime socialiste à suppléer au mécanisme des prix, si la demande n'est pas simplifiée à l'extrême. Précisément, au Pérou, les besoins de la population étaient très réduits, et les Inka se sont ingéniés à les empêcher de croître 1.

En fait de nourriture, non seulement les Indiens se contentaient de peu, mais encore leur cuisine demeurait des plus primitives, et il leur était interdit de la modifier: Le maïs était mangé grillé ou bouilli, quelquefois avec un assaisonnement d'herbes et de poivre rouge ; exceptionnellement il servait à faire le pain et les gâteaux destinés aux fêtes et aux sacrifices 2. Pour moudre les grains, les femmes les plaçaient sur une large dalle et les écrasaient avec une pierre pesante, longue et étroite, de forme semi-circulaire, qu'elles tenaient par les deux angles et qu'elles inclinaient tantôt d'un côté, tantôt d'un autre. Les feuilles de maïs étaient encore utilisées comme légumes et les graines non arrivées à maturité donnaient une sorte d'huile.

La viande n'était guère consommée fraîche qu'aux jours de fête ; en général on la découpait en lanières qu'on salait et que 1'on faisait sécher au soleil pour la garder sous le nom de charqui.

La pomme de terre était quelquefois mangée bouillie ou rôtie, mais le plus souvent elle était conservée grâce à un procédé encore en usage de nos jours. L'Indien l'arrose, l'expose alternativement à la gelée de la nuit et à la chaleur du soleil et la broie ; la farine ainsi obtenue s'appelle chuño et peut être gardée fort longtemps 3.

Les feuilles de quinua servaient à la fabrication des soupes et avec les graines de cette plante on faisait également une farine. Les tubercules d'oca étaient séchés au soleil et bouillis. Les autres légumes se mangeaient assaisonnés de piment, dont on usait beaucoup et dont on rencontrait plusieurs variétés. Le sel était rarement mis dans les mets, les Indiens avaient à côté d'eux une pierre à sel qu'ils léchaient de temps en temps 4. Cependant un des plats les plus communs, le tsupe, était composé d'eau, de sel, de piment et parfois de pommes de terre 5.

Les Indiennes obtenaient aussi des conserves de légumes en cuisant des herbes amères dans deux ou trois eaux et en les faisant ensuite sécher au soleil 6. De la sorte, la plus grande partie de la nourriture : charqui, chuño, légumes, pouvait être gardée et il devenait facile d'uniformiser la demande dans le temps en évitant les variations saisonnières 7.

La nourriture était préparée dans chaque maison sur un petit fourneau d'argile, dont la partie supérieure était percée de deux ou trois trous, où l'on plaçait les vases de terre 8. Le feu était obtenu par le frottement de deux bâtonnets. Jamais les Péruviens ne partaient en voyage sans avoir sur eux quelques-unes de ces allumettes primitives.

Pour manger, les Indiens se servaient de cuillères ; ils ignoraient la fourchette ; leurs ustensiles de ménage se réduisaient à des vases, des pots, des jarres de terre, des mortiers de pierre, des plats en calebasses. Les repas avaient lieu deux fois par jour, dans la matinée et au coucher du soleil ; jamais il n'y en avait d'autre. Les Espagnols eux-mêmes ont été surpris d'une telle sobriété. « Il est incroyable que ces gens arrivent à se nourrir avec si peu de chose, écrit Ondegardo, une douzaine de pommes de terre mal cuites, un peu de mais à moitié grillé sans autre condiment suffisent à alimenter toute une famille pendant une journée 9 ». Et encore un jeûne sévère, dont la durée variait de quelques jours à une année entière, était-il obligatoire en maintes circonstances; il était imposé par exemple aux gardiens des champs de maïs, aux parents qui avaient mis au monde deux jumeaux, aux familles des candidats qui subissaient les épreuves du huaraku.

La boisson nationale était identique à la chicha actuelle et se nommait alors aka. Quelques grains de maïs mâchés par les femmes et par les vieillards étaient jetés dans de l'eau, de préférence dans des mares stagnantes et recueillie dans des vases que 1'on gardait au chaud en les enterrant 10. L'aka devenant aigre au bout de huit jours, devait être pr éparée chaque sernaine 11. Les Indiens malheureusement abusaient de cette boisson ; l'ivrognerie a toujours été leur vice dominant. Tous les chroniqueurs nous en parlent 12, et, depuis l'établissement de la République, le mal n'a fait qu'empirer. Les Inka eux-mêmes, malgré tous leurs efforts, ne sont point parvenus à faire disparaître ce fléau ; du moins ont-ils enrayé sa marche en laissant à la disposition des Indiens des boissons les plus inoffensives seulement, telles que celle dont nous venons de parler ou celles que l'on fabriquait avec des grains de quinua, des grains de mulli ou des feuilles de maguey 13. Ils avaient prohibé les boissons dangereuses, comme la sara ou vinapu, et ils punissaient ceux qui s'enivraient jusqu'à en perdre la raison 14.

L'usage de la coca était également interdit en principe, sage mesure car c'est l'abus de cette plante qui a contribué à abrutir aujourd'hui les Aymará. Seul l'Inka pouvait en distribuer des feuilles à titre de récompense. Ces feuilles, préalablement séchées, étaient empilées dans des paniers et l'Indien les mâchait en les mélangeant avec de la lypta 15. Le tabac était connu, mais n'était utilisé que comme plante médicinale.

Les besoins de logement étaient aussi restreints que ceux de nourriture. Les habitations des Indiens étaient jadis ce qu'elles sont aujourd'hui : de simples maisonnettes de pierre, de brique ou de terre battue, au toit de chaume, sans fenêtres ; parfois une cloison intérieure de brique ou de roseau séparait de la pièce centrale un, réduit destiné à servir de chambre à coucher ou de cuisine 16. En certaines régions les Indiens habitaient des huttes arrondies, couvertes tranchages et de terre 17. Toutes ces demeures étaient autrefois comme maintenant, petites, obscures et sales ; les cochons d'Inde y vivaient pêle-mêle avec les habitants 18.

Le mobilier était des plus sommaires 19 ; les vêtements étaient suspendus à des saillies du mur ou du toit, ou jetés sur des cordes tendues en travers de la pièce, ou encore conservés dans des jarres 20 ; des couvertures de laine ou des peaux étendues sur le sol, ou chez les kuraka de la paille, servaient, de lits ; sur la côte on utilisait le hamac ; il n'y avait de sièges que dans la maison des principaux personnages ; l'Indien du vulgaire s'accroupissait à terre, les jambes repliées, les pieds joints, les genoux levés jusqu'à hauteur de la bouche 21.

Comme objets de toilette, nous pouvons citer des miroirs en pyrite ou en obsidienne pour les femmes 22, des épingles de métal, des couteaux à cheveux en silex, des peignes en bois. Enfin, en mentionnant quelques pendeloques de pierre, de métal, de graines, de flocons de laine, et quelques figurines religieuses, notamment l'enka ou petit lama de pierre creux dans lequel on déposait une offrande de coca ou d'alcool et qui est caractéristique de la civilisation inka 23, nous terminerons l'inventaire de tout le mobilier de l'Indien.

Les gens du commun recevaient chacun le jour de leur mariage deux vêtements de laine ou de coton pris dans les dépôts 24, un pour les jours ordinaires, un pour les jours de fête, plus une mante de travail en cabuya destinée au, transport des matériaux ; ils devaient garder ces vêtements jusqu'à leur usure complète : « ils évitent ainsi les ennuis d'avoir une garde-robe fournie », remarque Ondegardo 25 ; Le poncho, aujourd'hui si répandu qu'on a peine à s'imaginer un habitant du plateau qui en serait privé, est postérieur à la conquête espagnole 26. Autrefois, l'Indien portait la kušma ; c'était une « pièce d'étoffe repliée sur elle-même avec les bords cousus jusqu'à 10 ou 15 cm du pli de façon à laisser deux orifices par où passaient les bras ; à la partie supérieure une fente perpendiculaire au bord supérieur entamait les deux épaisseurs du tissu et permettait le passage de la tête 27 ». La kušma  était donc une sorte de chemise sans manches. Sur elle, on jetait la yakol'a, qui servait de cape 28. Pendant le travail, les deux coins de cette cape étaient attachés ensemble sur l'épaule gauche.

Les Indiennes portaient l'anaku, tunique tombant jusqu'aux pieds, attachée par une épingle à grosse tête (tupu), et la likla, mante ou châle jeté sur les épaules, croisé sur la poitrine et retenu aussi par une épingle. Parfois elles enroulaient autour de leur ventre, une large bande d'étoffe, le čumpi 29.

Tous, hommes et femmes, marchaient pieds nus ; les personnages importants chaussaient la sandale (usuta) dont la semelle tressée en cuir ou fibre de maguey (agave) était retenue par deux lanières. Pour dormir, les hommes quittaient seulement la yakol'a et les femmes la likla30.

En somme les Indiens étaient faciles à satisfaire. « Le soleil les réchauffe, la rivière les désaltère, la terre leur sert de lit », dit Morua 31. En empêchant par leurs lois somptuaires la multiplication de ces besoins, si peu nombreux, les Inka ont grandement facilité leur tâche et permis à la production qui menaçait d'être insuffisante de s'adapter à une consommation étroitement limitée 32.

 

Notes

1 Aujourd'hui les socialistes ne cherchent nullement à limiter la demande, ils admettent que les désirs et besoins des consommateurs doivent être le principal facteur de détermination de la production (Webb, lndustrial Democracy. Londres, 1897, t. 2, p. 818). Mais aussi, cette liberté du consommateur donne à leur système un caractère utopique.

2 Garcilaso, Comentarios, liv. 8, .ch. 9.

3 « Avec une poignée de cette farine et un peu de charqui dissous dans l'eau bouillante on a un brouet excellent. » Monnier, Des Andes au Para, p. 277, n. 1.

4 Cobo, Historia, liv. 14, ch. 4.

5 Tschudi, Contribuciones,p. 64. – Bushan, Die Inka und ihre Kultur, op. cit.,p. 434. Sans pommes de terre, ce devait être vraiment un bien médiocre brouet.

6 Garcilaso, Comentarios, liv. 6, ch. 6.

7 Ce n'était pas encore là cet aliment curieux dont parle Leadbeater, qui aurait été fait de farine de maïs comprimée et dont une mince tranche aurait suffi à nourrir un homme pendant un jour entier (Le Pérou antique, p. 409).

8 Garcilaso, Comentarios, liv. 4, ch, 14.

9 Ondegardo, Copia de carta, p. 165. Et pourtant en Espagne à la même époque la masse de la population se contentait de peu. Quelques fruits et un morceau de pain suffisaient au pays de la huerta de Valence.

10 Zarate, Historia, ch, 8. Durret rapporte qu'au début du XVIIIe siècle, des hommes et des femmes se louaient pour mâcher les grains de maïs ; il ajoute : « Celui [le breuvage] qui est fait avec de l'eau dormante est estimé plus fort et meilleur que si on le faisait avec de l'eau courante, comme il se pratique en Flandres à l'égard des bières qu'on y fait avec de l'eau croupie et puante, qu'on estime beaucoup plus pour cet usage » (Voyage de Marseille à Lima, p. 192).

11 Cobo, Historia, liv. 14, ch. 4.

12 Gómara, Historia general, ch. cxcv. – Relación anonima (in Tres relaciones), p. 190.

13 Garcilaso, Comentarios, liv. 8, ch. 12 et 13.

14 Garcilaso, Comentarios, liv. 8, ch. 9. – Relación anonima (in Tres relationes), p. 200, loi X. – L'Inka Roka ordonna aux Indiens que pour boire ils se réunissent en un lieu public, car il craignait les excès qui résultaient de ces orgies et pouvait ainsi mieux les prévenir (Morua, Historia, p. 16).

15 «  La coca développe ses qualités essentielles quand elle est mélangée avec du carbonate de soude ; c'est ce que faisaient les quichuas en la mélangeant avec la llypta » (Deuxième lettre de F. López au Dr. von Tschudi, in Deux lettres à propos d'archéologie péruvienne. Buenos-Aires, 1878). .Les distances se mesurent encore parfois aujourd'hui en cocadas, temps mis à mâcher une boulette de coca.

16 Squier, Peru, p. 74, N'oublions pas qu'à la même époque en Europe les habitations ouvrières ou paysannes avaient aussi des dimensions minuscules.

17 D'Orbigny, L'homme américain, t. I, p. 131. Dans les régions sèches de la côte, les maisons étaient fréquemment construites en roseaux et en branchages ( F. Pizarre, Carta. Trad. angl., p. 122). Elles se réduisaient parfois à de simples abris, formés d'un toit incliné porté par des piliers et adossé à un mur ou à un rocher. C'est ainsi qu'elles sont représentées sur certaines poteries.

18 Del Hoyo, Estado del Catolicismo, ch. 2, par. 59 – Lorente, Historia antigua, p. 332.

19 Où Brehm a-t-il pris que les gens du commun avaient des tables, des chaises de bois et vivaient dans des demeures dont la porte était fermée par des clefs à dents ? (Das Inka-Reich, p. 85). Hanstein répète ce que dit Brehm (Die Welt des Inka, p. 55).

20 Cobo, Historia, liv. 14, ch. 4.

21 Ils peuvent rester ainsi un jour sans se lever (Cobo, Historia, liv. 14, ch. 5).

22 La famille royale seule se servait de miroirs en argent (Garcilaso, Comentarios,_liv. 2, ch. 28). Les miroirs étaient en général convexes parce que cette forme permettait malgré leur petite dimension, de réfléchir la figure entière. Les dames aujourd'hui aussi emploient des miroirs de poche convexes pour qu'ils tiennent le moins de place possible dans leur sac à main (Nordenskiöld, Miroirs convexes. et concaves en Amérique. Journal de la société des Américanistes de Paris, 1926, p. 107) ; « La Condamine assure que les miroirs étaient aussi bien travaillés que si ces gens avaient eu les instruments les plus parfaits, et avaient connu les règles les plus précise de l'optique » (De Carli, Delle lettere americane. trad. franç., t. I; p. 353).

23 Verneau et Rivet, Ethnographie ancienne, p. 187.

24 Betanzos, Suma y Narración, ch. XIII. Les-vêtements en plumes d'oiseau, qui sont si remarquables et qu'on voit dans les musées, n'ont été portés que par de grands personnages. Quant aux vêtements en poils de chauve-souris, dont parle Garcilaso, on n'en a trouvé de vestiges nulle part.

25 De la orden..., p. 104.

26 Plusieurs auteurs parlent à tort de ponchos au temps des Inka, par exemple C. Mead, Old Civilizations...,p. 19, 33 et G. Buschan, Illustrierte Völkerkunde,op. cit., t. I, p. 393.

27 Mme A. Barnett, A propos des cushma péruviennes. Journal de la Société des Américanistes de Paris, 1914.

28 « Como capa », dit Las Casas (Apologetica, ch. CCLVII).

29 Zárate, Historia, liv. I, ch. 8.

30 Cobo, Historia, liv. 14, ch. 4. Nous savons que les coiffures différaient suivant les provinces (v. suprà, p. 78).

31 Historia, p. 114. – P. de Ribera et A. de Chaves. Relación de la ciudad de Guamanga, Rela­ciones geográficas, t. I, p. 113. – D. Cabeza de Vaca, Descripción y relación de la ciudad de la Paz, op. cit., p. 72.

32 De Carli a vu juste sur ce point : « Les Incas, dit-il, parvinrent... surtout à faire disparaître ces besoins factices qui deviennent les agents destructeurs de toutes.les sociétés civiles. » (Delle lettere americane. Trad. franc., t. I, p. 258). On voit combien Nicholson est téméraire quand il parle du « haut degré de confort matériel » des anciens Péruviens (The revival of marxism. Londres, 1921, p. 67).


Lisez le DOSSIER sur le SOCIALISME

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12 mai 2011 4 12 /05 /mai /2011 01:18
L'Empire socialiste des Inka

Université de Paris — Travaux et mémoires de l'Institut d'Ethnologie — V (1928)

par Louis Baudin
Professeur à la faculté de Droit de Dijon

Chapitre VII — Le plan rationel. Le socialisme d'État

 


« L'essence de l'État est d'être le pouvoir de la raison exprimée par la loi, et non celui de l'homme perverti par la fantaisie. »


(Dupont-White, L'individu et l'Etat. Introd.).

 

C'est en raison de l'existence des communautés agraires qu'un grand nombre d'auteurs ont cru devoir appeler socialiste l'Empire des Inka. Sans doute la communauté est un groupement d'apparence collectiviste, puisqu'elle comporte une mise en commun des facteurs de production, mais elle se présente comme la résultante d'une longue évolution naturelle dont l'origine se perd dans la préhistoire. C'est une formation spontanée et non une création rationnelle, c'est un système subi et non un système voulu.

Au contraire, l'œuvre que nous allons examiner maintenant porte la marque propre du socialisme, car elle est un essai de rationalisation de la société. C'est l'homme qui en est l'auteur, c'est lui qui en a conçu le plan et qui l'a imposé et ce plan tend à réaliser une véritable absorption de l'individu par l'Etat, le bien-être du premier n'étant assuré que pour aboutir à la grandeur du second.

Si nous avons choisi ce titre de Socialisme d'Etat, c'est pour bien caractériser une organisation d'ensemble, conforme à un certain idéal et appliquée par voie d'autorité. La doctrine du socialisme d'Etat, il est vrai, n'a pas une grande rigueur théorique ; telle qu'elle est enseignée par Rodbertus, Lassalle ou Wagner, elle est flottante et se présente surtout comme une réaction contre l'école de Manchester; mais, en dépit de ses incertitudes, elle repose sur une « action régulatrice d'un pouvoir central dans les rapports sociaux » 1. Jamais cette action ne s'est fait sentir avec plus de force qu'au Pérou où la demande est strictement calculée grâce à une impitoyable fixation des besoins, l'offre déterminée par une réglementation minutieuse de la production, et l'adaptation de l'offre à la demande assurée parc un système de statistiques et de réserves.

En Europe, les socialistes d'État modernes entendent bien respecter l'ordre existant, c'est-à-dire la propriété privée et l'initiative individuelle; il en est de même au Pérou, où les Inka maintiennent les communautés agraires, qui représentent l'ordre existant de leur temps Ainsi, transposé en Amérique, le socialisme d'État prend une forme beaucoup plus accusée que dans nos pays de propriété individuelle, puisqu'il repose sur un fondement de propriété collective ; celle-ci a pu d'ailleurs dans une certaine mesure faciliter l'établissement du socialisme d'État, car l'effacement de l'individu à l'intérieur du groupe restreint l'a préparé à se laisser absorber par l'État 2. Cependant le régime péruvien ne semble pas pouvoir être appelé socialiste, purement et simplement ; l'élément égalitaire n'est pas absolu, et les souverains non seulement respectent les îlots de propriété privée qui existent, mais contribuent par leurs donations à en former d'autres. C'est bien plutôt, comme le dit M. Rist en parlant du socialisme d'État, une « notion particulière que l'on a de l'intérêt général », le sentiment que l'État a une fonction de « civilisation et de bien-être 3 », en fait, un interventionnisme à outrance, un véritable despotisme conçu non pas seulement dans l'intérêt du souverain, mais dans l'intérêt du peuple entier.

Qu'un Empire rationnel et géométrique ait pu être construit de toutes pièces au début du XVe siècle, dans un pays à régions cloisonnées, à sociétés fermées voilà qui est singulier et qui donne une haute idée du fondateur, l'Inka Yupanki, surnommé Pačakutek, c'est-à-dire le réformateur du monde (pača= monde, kutek = modifié, changé) 4. Le rôle joué par ce souverain n'est pas douteux, sa physionomie domine toute l'histoire du Pérou précolombien, et son nom est répété par tous les chroniqueurs : « Les Indiens avaient un tel respect et' un tel attachement pour cet Inka, écrit Garcilaso, qu'ils n'ont pu l'oublier, jusqu'à aujourd'hui 5. »

Nous avons déjà vu précédemment que l'Inka Pačakutek était intervenu dans le régime agraire, faisant délimiter les territoires, confiant à divers fonctionnaires le soin de rassembler et dénombrer les Indiens, de faire cultiver tes terres négligées, construire des canaux et des terrasses, et de dresser les plans des province et des cités. Suivant Betanzos, la répartition des terres et la construction des greniers publics exigea cinq ans à la fin desquels l'Inka distribua des cadeaux aux principaux personnages et fixa les règles du travail obligatoire et de la réparation militaire. Un an après, il fit venir les kuraka à Cuzco, ordonna da grandes têtes et s'occupa de l'habillement des Indiens : nombre, qualité, forme des vêtements, dépôts, tributs, puis il établit le mariage obligatoire. L'écrivain espagnol raconte encore comment Pačakutek constitua l'ordre des orejones, réforma le calendrier; fit reconstruire Cuzco et comment il s'occupa d'étendre les limites de son Empire par de grandes expéditions militaires. Suivant Garcilaso, c'est encore cet Inka qui ordonna de parler kičua, édicta les lois somptuaires, régla le commerce, réforma l'armée ; fonda des villes et fit élever des temples. Sa prodigieuse activité semble s'être étendue à toutes choses 6.

La manière dont s'opéra la reconstruction de Cuzco caractérise bien la mentalité du souverain. Celui-ci fit d'abord dresser un plan en relief de la cité future, telle qu'il la désirait, puis il fit sortir les habitants et les établit dans les provinces environnantes. Une fois les travaux achevés, il réunit les chefs de famille dans une plaine voisine de la capitale et leur assigna à chacun une demeure sur le plan, en déclarant qu'aucun autre, Indien ne pourrait s'établir dans Cuzco afin que cette ville demeurât une « cité insigne » 7. L.'Inka n'a pas agi pour l'Empire autrement que pour la capitale : élaboration d'un programme rationnel abstrait, théorique, application de ce programme par voie d'autorité, enfin établissement de règles propres à écarter toute cause perturbatrice, à rendre l'organisation définitive. On conçoit que ce système logique devait, en s'adaptant aux réalités, se heurter à des obstacles. Nous verrons comment ces obstacles ont été surmontés par une adaptation progressive des peuples nouvellement soumis et par un arrêt de leur évolution naturelle, par une cristallisation économique.

Reprenons point par point l'œuvre de Pačakutek, le « Sesostris » péruvien 8. Avant de condamner les individus à n'être que des numéros, il faut les rendre aussi semblables que possible les uns aux autres, tâche ingrate en un pays où chaque peuple avait son dialecte 9. Le premier soin de tout réformateur désireux d'édifier un ouvrage durable est d'éviter le sort des constructeurs de la Tour de Babel, aussi Pačakutek exigea-t-il que tous les Indiens parlassent une seule et même langue, celle de Cuzco, le kičua.

Le kičua, la lengua general, comme la nomment les chroniqueurs 10 ; se prêtait merveilleusement au rôle civilisateur qui lui était confié, car il est très riche et fort harmonieux : il dispose d'un grand nombre d'affixes qui, en modifiant le sens des racines verbales, permettent d'exprimer toutes les nuances de la pensée jusqu'aux idées les plus abstraites et il se prête à un rythme très particulier qui résulte, non pas de l'alternance des brèves et des longues, ni de l'accentuation, mais d'un changement symétrique des voyelles 11. Pour en répandre l'usage, Pačakutek ordonna que des maîtres fussent envoyés dans chaque province et décida qu'aucune dignité ne serait conférée à celui qui ne parlerait point kičua. Déjà d'ailleurs les fils des kuraka des provinces soumises devaient être élevés à Cuzco ou ils apprenaient avec la langue les usages de la cour. Cependant, comme une grande partie de l'Empire fut conquise peu de temps seulement avant l'arrivée des Espagnols, les peuples de ces pays n'oublièrent pas leur propre langage, et comme en outre les Inka établissaient fréquemment dans les régions soumises des tribus venant de fort loin et qui n'avaient pas non plus perdu l'usage de leur propre idiome, il en résultait en certains lieux une triple superposition de dialectes. Ainsi, dans la province de Puruha, coexistaient la langue indigène, le kičua obligatoire et l'ayrnara des ayl'u transplantés 12, Les plus grands propagateurs du kičua ont été en réalité les missionnaires catholiques, qui, ne pouvant apprendre cent idiomes différents pour prêcher la foi, enseignaient le catéchisme dans la langue de Cuzco 13. Calancha rapporte qu'en certains villages de la côte presque chaque famille avait un langage propre, à tel point que les prédicateurs étaient réduits au silence, et il y voit un artifice ingénieux du démon 14. Le kičua continue de lutter aujourd'hui contre l'espagnol, et on le parle encore sur tout le plateau interandin 15.

Il devait être plus facile d'obtenir l'uniformisation des besoins que l'unification de la langue, puisque les ressources fournies par le sol étaient très limitées et que toutes les populations du plateau se livraient à des occupations agricoles. L'homme était déjà habitué à la sobriété, l'Inka n'avait qu'à compléter l'œuvre de la nature. « C'est incroyable comme ces gens vivent de peu », remarque Del Boyo 16. Pačakutek édicta des lois somptuaires, interdisant à l'hatunruna les mets rares, les vêtements de fine laine, les ornements et les bijoux 17. Ainsi les Indiens du peuple devaient avoir même langue, même nourriture, mêmes vêtements, même mode d'existence, même religion ; des insignes extérieurs différents suivant les provinces ou suivant le rang social rompaient seuls cette uniformité. C'était pour la masse' de la population un véritable nivellement.


L'administration

« Tandis que la production individualiste peut être l'œuvre d'hommes ordinaires, l'organisation collectiviste ne peut fonctionner avec des hommes imparfaits, parce que le rôle des administrateurs y est autrement difficile et redoutable que celui des producteurs de la société actuelle. »

(Bourguin, Les systèmes socialistes et l'évolution économique, p. 51.)

 

L'organisation inka exigeait, comme toute organisation socialiste, une puissante administration 18. Dès qu'une province était conquise, sa population était immédiatement hiérarchisée et les fonctionnaires se mettaient à l'œuvre 19. « Le système (collectiviste) tout entier, écrit Bourguin, repose sur des fonctionnaires chargés de le diriger ou de gérer en sous-ordre les services de la statistique, de la production, de la distribution et de la comptabilité 20. » La liste sommaire des principales fonctions que doit remplir l'administrateur en régime collectiviste tient près de deux pages dans le livre de Bourguin 21. Il est étonnant que l'administration inka soit arrivée à remplir ces fonctions, même en reconnaissant que la société péruvienne n'était pas purement collectiviste et qu'elle était infiniment plus simple que notre société actuelle, puisque l'Empire était un État isolé, à l'abri des complications d'ordre international, qu'il ne connaissait pas la grande industrie et surtout que les besoins du peuple étaient demeurés élémentaires et peu nombreux, grâce, il est vrai, en grande partie à 1'.habile politique du souverain.

L'Empire se nommait Tavantinsuyu, c'est-à-dire les quatre parties du monde, et sa capitale s'appelait Cuzco, c'est-à-dire le nombril. Ces quatre parties étaient : le Nord (Činčasuyu), le Sud (Kol'asuyu), l'Est (Antisuyu), l'Ouest (Kontisuyu), chacune sous la direction d'un fonctionnaire que les Espagnols ont appelé vice-roi. Les quatre vice-rois constituaient peut-être ce conseil supérieur de l'Empire dont il a été déjà question.

Les chroniqueurs parlent toujours de provinces ou de vallées comme de circonscriptions administratives essentielles : ils désignent par ces mots les centres de population, les cuvettes de la sierra et les vallons de la côte. Ce sont là des expressions purement géographiques, des groupements naturels auxquels les Inka ont essayé d'appliquer tant bien que mal un système décimal rationnel 22.

Dans chaque partie de l'Empire, les chefs de famille ou purik, tributaires, c'est-à-dire âgés de 25 à 50 ans, et par conséquent mariés ou veufs, étaient dirigés en groupes de 10 23. L'un d'eux ou décurion (čunka-kamayu) avait pouvoir sur les neuf autres 24 ; 5 décurions étaient placés sous l'autorité d'un décurion supérieur (pička-čunka-kamayu), deux groupes de 5 décuries formaient une centurie (Pačaka) sous la direction d'un centurion (Pačaka-kamayu), assisté d'un suppléant. Cinq centuries (pička-pačaka) dépendaient d'un capitaine, pour employer le terme dont se sert Garcilaso 25, et deux groupes de cinq centuries (waranka), c'est -à-dire mille familles, d'un chef spécial (waranka­-kamayu).Au-dessus de ce dernier, le hunu-kamayu commandait à dix mille familles (hunu) et le gouverneur (tukrikuk, c'est-à-dire celui qui voit tout) à quatre hunu. Enfin le gouverneur dépendait directement du viçe-roi 26.

L'Inka nommait les vice-rois et les tukrikuk, ceux ci nommaient les chefs de hunu et de waranka, les chefs de waranka nommaient ceux de pačaka et les fonctionnaires subalternes, sous réserve des règles coutumières locales d'hérédité ou d'élection qui continuaient de s'appliquer aux kuraka ou chefs locaux, autant du moins qu'elles ne risquaient pas d'amener au pouvoir des individus incapables, immoraux ou politiquement suspects 27. Ces kuraka se trouvaient englobés dans la hiérarchie à la place que commandait l'importance numérique de leur tribu ; tantôt ils étaient pačaka-kamayu, tantôt waranka-kamayu, peut-être même tukrikuk 28. Il est possible que, dans la pratique, par extension, l'on ait appelé kuraka tous les fonctionnaires, comme le prétend Zur­kalowski, mais maintenir ce dernier sens serait s'exposer à des confusions 29.

Certaines conditions d'âge étaient requises. Il fallait avoir 26 ans au moins pour occuper une charge inférieure, 50 pour être tukrikuk 30.

Tous ces fonctionnaires avaient des attributions extrêmement étendues. D'une façon générale, ils devaient établir les statistiques ou faciliter leur établissement, demander pour leur groupe les objets et, denrées nécessaires, semences, nourriture, laine, etc., répartir les produits obtenus, réclamer aide et assistance en cas de besoin, surveiller la gestion, de leurs inférieurs et rendre compte de toutes choses à leurs supérieurs. Leur action était facilitée par les administrés qui devaient les laisser pénétrer chez eux à tout instant, leur permettre de tout visiter « jusqu'aux ustensiles de cuisine » et qui devaient même manger « les portes ouvertes » 31.

Le décurion, cheville ouvrière du système était, suivant les expressions espagnoles, procurador et fiscal, c'est-à-dire qu'il devait non seulement surveiller le travail et assurer l'entretien des travailleurs, mais encore qu'il était obligé de dénoncer les délits et de réclamer les châtiments. Il travaillait comme ses administrés et avec eux, affectait les bandes de terre aux Indiens lors du travail en commun, distribuait les semences, assurait la rentrée des récoltes dans les greniers.

Les fonctionnaires supérieurs devaient particulièrement surveiller la perception des tributs. Le gouverneur tukrikuk choisissait les hommes pour l'armée et les femmes pour les maisons de vierges, il était tenu de se rendre de temps en temps auprès de l'Inka pour lui exposer la situation de sa province, il commandait aux mitimaes dont nous parlerons plus loin et il pouvait même lever une armée en cas de besoin pour étouffer une révolte 32.

Le contrôle était assuré par des inspecteurs orejones qui faisaient des tournées générales de trois en trois ans 33 et par des agents secrets de l'Inka, appelés par les Espagnols veedores ou pesquisidores, qui se rendaient incognito dans tous les districts et étaient chargés d'observer, d'écouter les plaintes, de rendre compte, mais non d'assurer la répression 34. C'est ainsi que plusieurs frères de l'Inka Tupak-Yupanki furent successivement nommés inspecteurs 35. Enfin, des fonctionnaires de tous ordres étaient chargés de dresser les statistiques de population, de procéder aux mariages, de châtier les délits 36. L'Inka lui-même exerçait le contrôle suprême ; il voyageait à travers l'Empire sur sa litière d'or et pendant tout le temps que duraient ses visites, fort longues puisqu'il restait parfois trois ou quatre ans absent, il entendait les réclamations et rendait la justice 37.

Au total, sans compter les vice-rois, les gouverneurs, les inspecteurs, les suppléants et les fonctionnaires spéciaux, nous arrivons à la somme de 1 331 fonctionnaires par 10 000 foyers 38.

A coup sûr, cette division arithmétique a quelque chose de surprenant. En admettant même qu'elle ait pu être exactement opérée à une date donnée, les mariages et les décès avaient dû la détruire au bout de peu de temps. Pour Cunow, comme pour M. Trimborn, toutes ces catégories administratives n'étaient que la transposition.des anciens groupements d'Indiens : le hunu correspondait à la tribu, le waranka à la phratrie, le pačaka à l'ayl'u, et les chiffres caractérisant ces divisions rappelaient leur importance primitive, mais au moment de l'arrivée des Espagnols n'avaient plus aucun rapport avec la réalité 39. Cette opinion nous semble excessive. Sans doute, les statistiques de population étaient tenues à, jour et les fonctionnaires pouvaient prendre pour base de leurs calculs les chiffres réels ainsi établis et non les chiffres factices qui, au dire des auteurs allemands, servaient d'étiquettes aux divisions administratives. Cependant toutes les répartitions de travaux, de services, de matières premières, de denrées alimentaires ou de produits fabriqués ne pouvaient se faire aisément dans cet immense Empire que si les différences entre les groupes de même nom demeuraient comprises dans d'étroites limites. L'harmonieuse organisation des Inka exigeait qu'il en fût ainsi, et nous avons deux témoignages formels en ce sens, celui de Santil­lán et celui de C. de Castro. Le premier de ces auteurs affirme que la centurie ne pouvait pas compter plus de 100 Indiens tributaires et qu'en cas d'accroissement on procédait à sa division 40. Le second explique que le fonctionnaire chargé d'établir les statistiques enlevait des yanakuna et des femmes pour l'Inka et le Soleil aux groupements à population croissante et, si cela ne suffisait pas, demandait la création d'un autre groupement 41. Le souverain pouvait encore par la transportation de mitimaes ou par la modification des limites d'une circonscription aboutir aux mêmes fins : faire cadrer la population avec les nécessités de la statistique et non la statistique avec la population. Bien mieux, O. von Buchwald nous dit que dans la province d'Imba­bura, les Inka ne s'accommodèrent pas des anciennes communautés, mais divisèrent la population en pačaka et waranka et complétèrent les pačaka déficitaires par des familles empruntées à d'autres groupements 42.

La communauté agraire pouvait ainsi parfois recevoir des éléments étrangers ou perdre quelques-uns de ses propres membres 43. A fortiori, le système décimal devait s'appliquer dans toute sa rigueur dans les pays de haute civilisation récemment conquis, comme les Čimu, où les formations tribales anciennes avaient disparu 44.

Il est curieux de remarquer que le pagus germanique était une centurie, c'est-à-dire originairement un groupe de 100 chefs de famille comme le pačaka. Or, le nombre de 100 fut exact seulement à l'origine, lors du premier établissement, et il varia vraisemblablement dans la suite, quoique le nom du groupe se maintînt. A l'opposé, nous lisons dans Thomas Morus qu'en l'île d'Utopie « on réunit aux familles qui n'ont pas le nombre prescrit les surnuméraires qui se trouvent dans les autres. Quand toutes les familles d'une ville sont complètes, on fait passer l'excédent des jeunes gens dans les villes qui éprouvent quelque perte du côté de la population », et « l'équilibre est établi en comblant les vides des cités malheureuses par la surabondance des cités plus favorisées » 45.

Les Inka ont évité les deux extrêmes. Ils ont cherché à diminuer l'écart existant entre le nombre de familles que comptait chaque groupement et le nombre qui servait à désigner ce groupement, mais ils ne sont pas parvenus à rendre ces deux nombres égaux l'un à l'autre. Ils se sont accommodés d'un à peu près 46.

Une autre division administrative se superpose à celle que nous venons d'examiner, mais elle demeure fort obscure. Tous les habitants de l'Empire, et ceux de Cuzco en particulier, étaient répartis en deux partialités, le haut et le bas, hanan et hurin ; ceux de hanan étaient considérés comme supérieurs à ceux de hurin. Cette division remonterait, d'après C. de Castro à Tupak­-Yupanki, selon Las Casas à Pačakutek, selon Montesinos à un certain Inti­Kapak-Yupanki, fils de Sinši-Koske 47. Si l'on en croit Sarmiento, elle avait pour but à l'origine de faciliter l'établissement des statistiques ; d'après le même auteur, l'Inka Roka, voyant que ses ancêtres avaient toujours vécu dans la partie basse de Cuzco, ordonna que ses successeurs eussent à vivre dans la partie haute et créa ainsi le parti des hanancuzco ; c'est pourquoi les premiers Inka sont tous des hanancuzco 48. Cette explication n'est guère satisfaisante. Las Casas et Montesinos attribuent la création des partialités au désir à la fois de faciliter les comptes et les dénombrements, et à celui d'exciter l'émulation entre les deux quartiers de Cuzco ainsi formés 49. Cobo ajoute à ce désir celui de diviser les volontés et d'éviter ainsi les séditions, chaque par­tialité surveillant et dénonçant l'autre 50.

Peut-être faut-il voir dans cette dualité une survivance des phratries qui composaient la tribu primitive 51. Il est possible aussi que les hanan soient originaires de Cuzco et que les hurin aient été formés par des immigrants venus à une époque lointaine, ce qui expliquerait la prééminence des premiers sur les seconds 52. Dans une étude récente sur le district de Tacna, Cúneo Vidal observe que les hanan sont les premiers occupants, ayant la disposition des meilleures terres et que les hurin sont les tard venus, demeurant en bas de la vallée 53. Si toutefois les hurin ont eu jadis la prééminence, comme le veut Sarmiento, le passage du pouvoir d'une fraction à l'autre a dû être plutôt le résultat d'une révolution que la conséquence d'un ordre de l'Inka dont le motif nous échappe.

 

La statistique

« Celui-là mérite d'être ridiculisé qui, ne sachant pas compter par nœuds, s'avise de vouloir trouver le compte des étoiles. »

(Maxime de l'Inka Pačakutek. Garcilaso, Comentarios, liv, 6, ch. 36.)

 

La statistique est la base de tout système socialiste ; elle doit être irréprochable ; le calcul de l'homme se substitue au jeu de l'offre et de la demande, l'adaptation de la production à la consommation est réalisée par voie d'autorité au lieu de s'effectuer naturellement par le délicat mécanisme des prix. La moindre erreur peut entraîner des catastrophes, amener la surabondance ou la disette des produits nécessaires. Quand on voit les inexactitudes que renferment les statistiques de l'Europe contemporaine, celles qui ont trait à l'agriculture ou au commerce international par exemple, on ne peut s'empêcher d'être surpris en constatant le degré de perfection auquel les Inka étaient parvenus. Tout était compté, jusqu'aux bêtes sauvages capturées dans les chasses, jusqu'aux pierres de fronde déposées dans les magasins publics 54.

Le système de numération était décimal, comme nous l'avons déjà vu à propos des divisions administratives, fait remarquable si l'on songe que chez les Čibča, au nord de l'Empire, comme chez les Maya de l'Amérique du centre, le système vigésimal était en vigueur.

L'instrument des statistiques consistait en une cordelette à nœuds, nommée kipu. A-t-il existé autrefois une véritable écriture ? Montesinos prétend que les anciens Péruviens écrivaient sur les pierres et sur des feuilles d'arbre et que l'usage des lettres fut interdit par un souverain à une époque antérieure à celle des Inka 55. Un amauta ayant inventé des caractères aurait été brûlé vif. Sauf Wiener, Brehm, Lorente et Irigoyen 56, les auteurs modernes doutent fort de l'exactitude de l'affirmation de Montesinos 57.

Nous avons vu que, d'après Sarmiento, il existait dans les temples au temps des Inka des peintures servant à enregistrer les faits historiques et que c'était encore Pačakutek qui aurait eu l'idée de constituer ces collections.

Enfin, il subsiste un mystère au sujet de la nature véritable de certain bâton dont parle Balboa et sur lequel Huayna-Kapak, avant de mourir, aurait dessiné des raies de diverses couleurs marquant ses dernières volontés 58.

Le kipu n'était pas spécial aux Péruviens. Les Colombiens de Popayán, les Karib de l'Orénoque, les Mexicains avant l'usage des codex, certaines tribus d'Amérique du Nord, les Chinois, les habitants des Iles Marquises le connaissaient ; en revanche, des nations toutes proches, comme les Kara, l'ignoraient 59. Ces derniers groupaient des morceaux de bois dans lesquels étaient taillées des encoches et plaçaient dans ces encoches de petites pierres de forme et de couleur différentes suivant l'idée qu'ils voulaient exprimer 60. Les Kara sont toujours demeurés célèbres pour leur habileté à tailler les pierres.

Les Kañari de l'Équateur, tardivement soumis par les Inka, se servaient aussi de petites pierres qu'ils disposaient dans les cases d'un appareil particulier. Wiener qui a trouvé un objet de ce genre en pierre l'appelle compteur.

 

Voici comment les Drs. Verneau et Rivet décrivent un de ces appareils 61 :

C'est un objet en bois, formé d'une plaque rectangulaire de 33 cm de long sur 27 cm de large ; sur la face supérieure il y a 12 compartiments carrés et 2 rectangulaires, creusés en ménageant au centre un espace libre octogonal. A chaque 'extrémité se détache une saillie prismatique de 123 mm de côté, dont le sommet présente une case analogue aux précédentes et qui ,est elle-même surmontée d'une saillie secondaire de 73 mm de côté de même forme 62. Suivant Wiener, la comptabilité se faisait avec des graines, des fèves ou des cailloux. Le caillou placé dans le petit champ (c'est-à-dire la petite case) indiquait une unité ; il doublait de valeur dans un champ plus grand, triplait dans le champ central, sextuplait dans un champ situé au premier étage et avait douze fois sa valeur lorsqu'il était mis sur une des plateformes supérieures. Là couleur des cailloux indiquait la nature de l'objet compté 63.

 


Compteur.jpg
Schéma d'un compteur.

Il est certain que le kipu de cordelettes est infiniment supérieur au système des petites pierres, contrairement à ce que prétend Suárez 64. En effet, les cailloux disposés dans le compteur pour indiquer un résultat numérique quelconque doivent être changés de place si l'on veut utiliser le compteur pour une nouvelle opération ; l'importance de l'appareil empêche d'en posséder un grand nombre. Au contraire, le kipu de cordelettes est simple à établir, il peut donc subsister et former des collections. Le compteur est bien à proprement parler un instrument qui sert à compter, tandis que le kipu est le moyen de statistique par excellence. L'un facilite, les opérations, l'autre enregistre les résultats.

 


Kipu.jpg
Schéma d'un kipu.

 

Le kipu n'est ni un procédé de calcul, ni un mode d'écriture, c'est un aide-mémoire numérique 65. Il se compose d'un cordon épais auquel pendent des ficelles formant comme une frange ; ces ficelles sont de couleurs différentes suivant la nature de l'objet auquel elles s'appliquent, par exemple jaunes pour l'or, rouges pour l'armée, blanches pour la paix ; les couleurs, étant en nombre limité, ont un sens différent suivant le sens général du kipu. Les objets privés de couleur ou prêtant à confusion sont ordonnés par qualité ; ainsi, pour une statistique d'armes, la première cordelette indique le nombre des lances, celles-ci étant tenues pour les armes les plus nobles ; puis viennent les flèches, les arcs, les javelots, les masses, les haches, les frondes. Souvent les cordelettes elles-mêmes portent d'autres filets minces qui représentent des subdivisions. Attachés à une cordelette de statistique démographique, par exemple, les filets annexes se réfèrent aux veufs et aux veuves de l'année.

Les cordelettes portent des nœuds qui indiquent des unités, des dizaines ou des multiples de dix, suivant la place qu'i'1s occupent. L'extrémité intérieure du fil correspond à l'unité, l'extrémité supérieure à 10 000 unités. Chaque intervalle entre les dizaines, les centaines, les milliers... doit être suffisant pour pouvoir placer neuf nœuds simples intermédiaires ou, un nœud unique formé en passant la corde 2, 3, 4, ... 9 fois à travers la boucle du nœud simple 66.

Quelquefois le cordon principal indique par des nœuds situés à son extrémité le total des cordelettes, en d'autres cas une ficelle supplémentaire totalise les autres en formant « comme une sorte de livre à double entrée 67 ».

 

Voici un exemple que nous fournit A. de la Calancha et que nous simplifions 68. Supposons qu'un fonctionnaire veuille exprimer qu'avant Manko-Kapak, premier Inka, il n'y avait ni roi, ni chef, ni culte, ni religion, qu'à la quatrième année de son règne cet empereur soumit dix provinces dont la conquête lui coûta un certain nombre d'hommes, qu'il s'empara dans l'une d'elles de 1 000 unités d'or et de 3 000 unités d'argent et qu'en remerciement de la victoire il fît célébrer une fête en l'honneur du dieu-Soleil.

Le kipu-kamayu prendra un cordon noir, couleur qui indique le temps ; il y suspendra un grand nombre de fils incolores et fera quantité de petits nœuds, puis arrivé au milieu du cordon, il fera un gros nœud qu'un fil cramoisi, couleur de l'Inka, traversera. Le lecteur, en voyant le kipu divisé en deux moitiés, la première portant des fils incolores et une masse de nœuds, dira : le peuple avant le premier souverain (fil cramoisi), pendant un temps très long (grand nombre de fils et de nœuds), n'avait pas de monarque ; puisqu'aucun des fils n'est cramoisi, pas de chef, puisqu'aucun n'est violet foncé, pas de religion, puisqu'aucun n'est bleu, pas de divisions administratives, puisqu'aucun n'est de couleurs variées, et il conclura au néant.

Sur le fil cramoisi le kipu-kamayu fera 4 petits nœuds pour expliquer que les événements relatés se passent au cours de la quatrième année du règne et il fixera au nœud central un fil gris sur lequel s'échelonneront dix petits nœuds indiquant les dix provinces conquises. A chacun de ces derniers il attachera un fil vert pourtant, toujours au moyen de nœuds, le chiffre des adversaires tués et ajoutera des cordonnets de différentes couleurs indiquant leurs provinces natales, car chaque province s'exprimait par un mélange de nuances différentes de la même manière il attachera un fil rouge, couleur qui désignait l'armée impériale, en faisant connaître le nombre des guerriers morts et la province dont ils étaient originaires.

Pour le butin, le kipu-kamayu suspendra au nœud correspondant à la province envisagée un fil jaune, couleur de l'or, avec un nœud indiquant un millier, et un fil blanc, couleur de l'argent, avec trois de ces nœuds. Il ajoutera enfin un cordonnet bleu, blanc et jaune pour désigner le dieu qui vit dans le ciel (bleu) et créée l'argent (blanc) et l'or (jaune) et faire comprendre qu'une tête a été donnée en son honneur.

Le kipu est en somme un rébus fort difficile 69.

 

Le parti que les Indiens tiraient de ces kipu a émerveillé les chroniqueurs, même les plus hostiles aux indigènes et les plus prompts à les dénigrer 70, mais les auteurs modernes, comparant les kipu aux systèmes usités par d'autres peuples, sont moins enthousiastes 71.

Malgré que le premier concile de Lima de 1583 eût ordonné de brûler les kipu en raison des recettes magiques qu'ils contenaient, plusieurs sont l'ornement de nos musées 72, mais la plupart d'entre eux, ayant été trouvés dans des tombes, sont probablement des objets de divination et des calendriers, car il est douteux que l'on ait enseveli avec les cadavres des documents administratifs.

Aujourd'hui encore dans la puna péruvienne les bergers comptent leurs troupeaux à l'aide de kipu, la première cordelette représente les taureaux, la seconde les vaches laitières, la troisième les vaches stériles, la quatrième les veaux, puis à la suite les bêtes à laine, le nombre des renards tués, les dépenses de sel 73, etc.

Dans la région de Casta, lors des travaux de réparation des canaux, les fonctionnaires se servent de planchettes de bois, sur lesquelles sont inscrits les noms des ouvriers ; à côté de chaque nom est percé un trou traversé par des fils de couleur qui indiquent la quantité et la qualité du travail effectué, le nombre des instruments employés, voire même l'enthousiasme de chacun 74.

Les statistiques, dans le Pérou précolombien, permettaient à l'Inka et aux fonctionnaires supérieurs de connaître exactement la situation économique de l'Empire et d'agir en conséquence. La masse de la population avait, il est vrai, un moindre intérêt que l'élite à la tenue de ces documents, puisque son minimum d'existence était assuré (tupu, couple de lamas), mais ce minimum lui-même pouvait disparaître par suite d'une cause accidentelle, telle qu'une sécheresse anormale ou une invasion, et l'administration intervenait alors, comme nous le verrons ultérieurement. Parmi les statistiques, les plus importantes sans contredit étaient celles de la population. Pour les dresser on divisait les Indiens en la groupes suivant les âges : au-dessus de 60 ans (Indiens ne travaillant pas et quelquefois appelés à donner des conseils aux chefs locaux), 50 à 60 ans (Indiens astreints à des travaux légers, tels que des plantations de légumes), 25 à 50 ans (hatunruna tributaires), 20 à 25 ans (au-dessous de 25 ans, les enfants aidaient les parents), 16 à 20, 8 à 16, 6 à 8, 4 à 6, 2 à 4, et moins de deux ans. Ces dénombrements étaient annuels 75.

Trois catégories de fonctionnaires étaient chargés du service des statistiques : les autorités administratives ordinaires en fournissaient les éléments, des comptables spéciaux les dressaient, d'autres les conservaient. A la base de la hiérarchie des décurions rendaient compte chaque année des naissances et des décès 76 et tenaient la comptabilité complète de leur groupe. Ces renseignements étaient communiqués aux chefs de 50 familles, puis aux centurions et ainsi de suite, jusqu'aux tukrikuk. Auprès de ceux-ci, des comptables supérieurs centralisaient les informations fournies par les fonctionnaires subalternes et dressaient les kipu généraux par grandes unités administratives ; les tukrikuk portaient ces kipu généraux à Cuzco lorsqu'ils se rendaient auprès de l'Inka pour faire leur rapport annuel et pour célébrer la grande fête du Raymi 77. Enfin, dans la capitale, les gardiens de kipu recueillaient les statistiques de l'Empire entier et s'efforçaient de conserver dans leur mémoire ce que la cordelette n'indiquait qu'imparfaitement. Chacun d'eux avait sa ­spécialité : l'un les kipu de guerres, l'autre ceux des fêtes, un. troisième ceux de population, etc. Ils étaient très considérés, ne payaient aucun tribut et étaient nourris par l'Inka. C'était le service de la statistique générale et en même temps les archives nationales.

L'exactitude des statistiques était assurée par des sanctions sévères, le kipu­kamayu qui ignorait ce qu'il aurait dû savoir ou qui mentait était puni de mort, « sans rémission », dit Calancha 78, et l'Indien qui se cachait pour ne pas être dénombré était frappé à coups de massue, sur les épaules 79. Le contrôle était exercé par des envoyés spéciaux de l'Inka qui rassemblaient pour les compter tous les Indiens du village, « fussent-ils à l'article de la mort » 80.


Les déplacements de population

Pour qu'une telle statistique pût servir de la base aux opérations administratives, il fallait qu'elle demeurât inchangée. Ce n'est pas par un pur jeu de l'esprit que les grands utopistes ont interdit aux habitants de leurs cités idéales de voyager à leur guise 81. Les déplacements de population troublent les comptes de la production et de la répartition et faussent tout le mécanisme : les matières premières affectées à une province seront en excédent des besoins tandis que la province voisine en manquera, tel grenier ne recevra pas la quantité de maïs prévue alors que tel autre regorgera de céréales, les contingents de tributs assignés à chaque unité administrative seront trop faibles ou trop élevés suivant que le chiffre des habitants augmentera ou diminuera, les statistiques les mieux faites n'arriveront jamais à être à jour et l'administration de cette société mouvante sera d'une inextricable complication. Aussi l'Inka en sa sagesse a-t-il pris la seule mesure conciliable avec son programme de gouvernement : l'interdiction de circuler sans une autorisation spéciale. La fantaisie individuelle ne doit pas troubler l'ordre socialiste. Longtemps après la conquête, Ondegardo et Santillán, frappés des difficultés que rencontraient les Espagnols pour percevoir les impôts de répartition sur des collectivités changeant perpétuellement de consistance, demandaient que l'on revînt à la règle ancienne 82. Au Pérou, l'Indien devait vivre et mourir là où il était né 83.

Le contrôle de cette réglementation était assumé de la manière la plus simple. Les indigènes de chaque province avaient un signe distinctif qu'ils ne devaient pas modifier, sous peine de mort. Par exemple les Kol'a portaient le bonnet de laine qu'ils ont conservé jusqu'à nos jours et les Kañari une couronne de bois mince 84. Des fonctionnaires se tenaient à l'entrée des villes et notaient tous les Indiens qui passaient; d'autres à la tête des ponts devaient spécialement s'assurer que les passants avaient l'autorisation de circuler 85. A Cuzco, on ne pouvait entrer dans la ville ni en sortir après le coucher et avant le lever du soleil 86.

Par contre, l'Inka' n'hésitait pas à déplacer des familles ou des groupes de familles, quand il le jugeait nécessaire, quitte à en tenir compte dans les kipu. Ces groupements transportés ont été nommés par les Espagnols mitimaes, d'après le mot kičua mitmak qui veut dire homme envoyé ailleurs 87. Mais, comme ce terme désignait plusieurs objets différents, nous nous voyons obligés de définir ici tous les sens qu'il revêtait, au risque d'empiéter sur les chapitres futurs.

Il existait quatre sortes de mitimaes :

1° Les postes militaires établis aux frontières pour défendre l'Empire contre les invasions. Les détachements occupant ces postes étaient choisis parmi les tribus les plus sûres et les plus vaillantes, et étaient l'objet de faveurs spéciales. Ils recevaient de l'Inka des objets précieux, des vêtements, des femmes. Le métier militaire ne les empêchait, nullement de cultiver les terres et de participer à la construction des travaux publics. Le capitaine qui les commandait était de race inka et était placé sous les ordres du gou­vemeur 88.

2° Les colonies d'Indiens envoyées d'un pays surpeuplé en un pays dépeuplé afin d'ajuster la population aux ressources du territoire. Déjà en des temps anciens les colons aymará, chassés par le manque de subsistance, s'étaient établis sur la côte et avaient conservé des relations commerciales avec leurs anciens compatriotes 89.

Souvent ces mitimaes étaient chargés de ravitailler leur pays d'origine. Antérieurement aux Inka, les Činča et les Čimu disposaient dans la sierra de terres où certains d'entre eux faisaient paître les troupeaux de lamas dont la laine servait à la fabrication des vêtements 90. Plus tard les souverains de Cuzco attribuèrent à la plupart des régions de terre froide des domaines situés en terre chaude, parfois fort éloignés 91.

Ces mitimaes étaient l'objet de privilèges destinés à faciliter leur établissement et notamment ils étaient exempts de tout tribut pendant longtemps. Ils restaient soumis à leurs propres chefs et échappaient à la domination des chefs du territoire où ils étaient fixés 92 ; des Indiens de leur pays d'origine venaient les aider au temps des labours et des semailles 93. Ondegardo montre quelle fut l'erreur des Espagnols qui ne respectèrent point cette organisation. Le marquis de Cañete, après enquête, ordonna de .rendre à la province de Chucuito les territoires qu'elle possédait sur la côte autrefois et d'où elle tirait sa nourriture 94. Il est clair que dans ce cas les Indiens étaient contraints de vivre sous un climat différent de celui de leur pays, d'origine, contrairement à la règle générale suivie par les Inka ; mais aussi c'était là un des principaux moyens dont disposait le souverain pour parer au déficit de la production de certaines régions de l'Empire.

Pour distinguer ces colonies des autres, nous les appellerons suyu, comme fait Ondegardo 95.

3° Certains échanges de population étaient opérés dans le but d'obtenir une production meilleure. C'était alors la qualité des individus et non la quantité qui importait. Le pouvoir central envoyait des familles de cultivateurs habiles dans les régions qui en manquaient et retirait des familles d'artisans à celles qui en possédaient un trop grand nombre 96. Il est possible que des individus ou des groupes appartenant aux peuples conquis aient été envoyés à Cuzco et dans les provinces voisines de la capitale pour y faire l'office d'instructeurs 97.

4° Les véritables transportations. L'Inka opérait des échanges de population, non plus dans un but économique, mais dans un but politique, pour assurer l'ordre et faire régner la paix dans l'Empire. Il déplaçait d'office des tribus fidèles et les installait dans les provinces nouvellement conquises, en lieu et place de tribus turbulents qui venaient occuper les territoires laissés par les premières. Dans ce cas, les mitimaes étaient complètement séparés de leurs compatriotes et passaient sous la domination directe du tukrikuk du territoire qu'ils occupaient. Les liens avec le pays d'origine étaient rompus.

Les nouveaux venus établis en pays conquis servaient à la fois d'instructeurs pour les indigènes, d'éléments sûrs capables d'étouffer les révoltes, de surveillants et d'espions pour le compte de l'Inka. Celui-ci ne leur ménageait pas les faveurs : vêtements, joyaux et femmes, et avait toujours. soin de les envoyer dans un pays de climat analogue à celui de leur province natale 98.

Rien ne nous donne mieux l'idée de la puissance de l'Inka et de l'habileté de sa politique que ce procédé barbare, mais efficace, que connurent dans l'Ancien Monde les Juifs de Palestine et les Saxons au temps de Charlemagne. Combien devait être pénible pour ces agriculteurs l'obligation de quitter la terre de leurs ancêtres pour aller vivre au milieu de peuples hostiles ! Quelques-uns murmuraient, d'autres se révoltaient 99, mais l'Inka inflexible continuait de régir toutes choses conformément aux indications da sa raison, sacrifiant l'intérêt particulier à l'intérêt général pour le plus grand bien de l'Empire 100.

Ces mitimaes étaient fort nombreux, « C'est à peine, dit Cobo, s'il existe une vallée ou un village dans tout le Pérou où il n'ait point un ayl'u ou une partialité de mitimaes 101 ». Les Inka avaient par exemple transporté des tribus fidèles dans le royaume des Kara 102 et c'est pourquoi l'on trouve aujourd'hui à Zambiza, près de Quito, des Indiens aymará dont les ancêtres ont été menés des frontières de Bolivie.

Il est curieux de noter que, malgré tout, les Indiens transportés ne s'étaient pas attachés à leurs nouvelles terres comme les autres Indiens le sont en général aux leurs. Ondegardo remarque en effet que les mitimaes quittent leur pays avec plus de facilité que les autres Péruviens pour servir les Espagnols 103.

A ces transportations de tribus entières, nous rattacherons les transportations de petits groupes, opérées dans le même esprit, mais ayant pour objet quelques familles seulement, choisies avec soin, qui avaient une mission de surveillance à remplir. Ces mitimaes devaient apprendre la langue des indigènes sans oublier le kičua et ils avaient le droit d'entrer de jour et de nuit dans les maisons pour avertir le gouverneur le plus proche de toute tentative de révolte 104.

En un mot l'Inka réglait tous les déplacements ; il installait de bons agri­culteurs là où ceux-ci faisaient défaut, donnait des instructeurs aux Indiens qui en maquaient, plaçait les tribus inquiètes et orgueilleuses près des tribus soumises, disposait ses sujets d'une main souveraine dans les différentes régions du territoire comme des pions sur un échiquier et brassait les peuples à sa guise pour unifier l'Empire 105.


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11 mai 2011 3 11 /05 /mai /2011 23:19
L'Empire socialiste des Inka

Université de Paris — Travaux et mémoires de l'Institut d'Ethnologie — V (1928)

par Louis Baudin
Professeur à la faculté de Droit de Dijon

Chapitre VI — L'élément ancestral. La communauté agraire

 

Base de toute l'organisation régionale, la communauté agraire, antérieure aux Inka, revêt une telle importance que Cunow et ses disciples voient en elle le fondement même du système social de l'Empire 1. Cette communauté nous apparaît comme le résultat d'une évolution séculaire ; sa naissance se perd dans la préhistoire et nous la retrouvons encore aujourd'hui en maintes régions d'Amérique sans que sa physionomie ait été sensiblement altérée. C'est par elle que l'Empire inka plonge profondément ses racines dans le passé et continue de vivre dans le présent en marge des législations modernes.

La cellule sociale primitive du Pérou est l'ayl'u, clan formé par l'ensemble des descendants d'un ancêtre commun réel ou supposé. Chaque ayl'u a son totem (pakariska = être qui engendre). Garcilaso rapporte que le vulgaire croit descendre d'animaux : puma, condor, serpent 2, et des poteries de Nazca représentent des bêtes tellement stylisées qu'elles paraissent humaines 3 ; mais les totems ne sont pas seulement des êtres animés, parfois ils consistent en êtres inanimés : montagnes, rivières, parfois en phénomènes : le tonnerre, l'éclair 4.

Pour l'Indien, les hommes comme les animaux, les végétaux et les minéraux sont divisés en ayl'u 5.

Markham, Cunow, Joyce, Bandelier, Saavedra sont d'accord pour penser que l'ayl'u est très ancien et repose sur une base religieuse. Ce groupe a ses dieux protecteurs huaka, distincts de ceux de la famille proprement dite konopa, et ses ancêtres propres qui ne se confondent ni avec ceux de la famille, ni avec ceux de la tribu ou groupe d'ayl'u 6 Ces ancêtres sont eux-mêmes des divinités et leurs momies font l'objet d'un culte. Le caractère religieux de l'ayl'u et la vénération des Indiens pour les défunts et pour les anciens sont des traits que nous retrouvons aujourd'hui sur le plateau interandin. Ainsi actuellement des cérémonies rituelles précèdent le travail en commun dans la province de Huarochiri, région de Casta 7, et les Européen s'étonnent de l'autorité des ascendants et du respect inspiré par les vieillards qu'ils constatent dans le Haut-Pérou, « contrairement à ce qui a lieu dans tant de campagnes » 8.

Est-ce de cette communauté de famille, de cette gens que la communauté de village est sortie ? Saavedra le soutient 9. D'après lui, déjà avant l'époque inka, l'ayl'u de lignage se modifie lentement et, son caractère personnel s'estompant de plus en plus, il tend à devenir territorial. Quand une association de familles devient sédentaire, c'est le sol qui remplace les liens du sang comme fondement de l'organisation sociale 10. En aymara, l'ayl'u désigne aussi bien l'association familiale que l'association territoriale, mais le lien créé par le lieu n'a pas effacé le lien créé par le sang, car la famille aymara comprend deux classes de membres : les membres originaires qui forment l'ancien ayl'u et les membres adoptés. Ainsi en des temps anciens, peut-être à l'époque de Tiahuanaco, l'ayl'u est déjà une association économique territoriale. Il faut cependant admettre que les Inka font exception, leurs ayl'u sont demeurés, en effet, des groupes purement consanguins, ce qui est naturel, leur territoire comprenant l'Empire entier et le maintien de la pureté du sang étant une de leurs préoccupations essentielles. Mais cet ayl'u des Inka se multiplie suivant une règle qui lui est propre. L'héritier se détache du tronc commun au moment où il prend le pouvoir, et fonde un nouvel ayl'u. Autrement dit, chaque Inka donne son nom à un ayl'u comprenant ses descendants, sauf l'héritier qui forme à son tour un ayl'u de son nom. C'est pour ces motifs que les biens du souverain défunt passent à son ayl'u et non à l'héritier régnant qui doit se faire construire un nouveau palais et obtenir en tributs ou en présents les objets qui lui sont nécessaires 11.

Si cette évolution de l'ayl'u paraît vraisemblable, quoiqu'en dise Ugarte 12, par contre de grandes incertitudes règnent au sujet de la marka, mot aymará par un hasard surprenant identique au mot allemand qui désigne un objet analogue. Pour Saavedra, la marka se présente comme la dernière phase de l'évolution de l'ayl'u ; elle est l'ayl'u concentré en village. Payne pense de même 13, au contraire d'Ugarte qui voit dans la marka une associa­tion d'ayl'u, au nombre de deux le plus souvent 14, et de Markham pour qui la marka est la terre cultivable de la communauté 15. Quant à Cunow, il identifie l'ayl'u avec la centurie inka (Pačaka) dont nous parlerons ultérieurement et appelle marka sa circonscription territoriale 16.

Il ressort de la multiplicité des expressions employées par les chroniqueurs pour traduire le mot marka que le sens de ce mot est très voisin de celui du mot ayl'u, mais ne se confond pas avec lui. Nous admettrons que la marka désigne le village et son territoire, que ce village comprenne un ou plusieurs ayl'u 17.

Il n'est pas douteux que la division en ayl'u existe dans les villes ; chacun de ces groupes s'établit dans un corps de bâtiments particulier, dans une de ces grandes enceintes carrées, contenant une série de cours et d'habitations, que de Rivero er Tschudi ont prises pour des palais 18. A Maču-Piču, chaque ayl'u loge dans six à dix maisons, et chaque groupe de maisons est caractérisé par une particularité, notamment par la taille des pierres 19.

L'association d'un grand nombre d'ayl'u forme une tribu 20.

Enfin, à l'intérieur, de l'ayl'u les familles subsistent. L'organisation inka, qui a respecté la communauté, n'a nullement détruit la famille, quoiqu'en pense Suarez 21. Nous verrons que les enfants aident leurs parents à l'exclusion des autres membres du groupe, que les répartitions se font toujours par foyers, que le chef de famille est l'unité statistique. Le lien familial apparaît encore dans les règles coutumières : les orphelins en bas âge sont pris en charge par le frère aîné ou, à défaut de frère, par le parent le plus proche 22, la veuve est confiée aux soins de son fils ou, à défaut de fils, à ceux de son beau-frère 23.

L'ayl'u subsiste après la conquête espagnole, mais il demeure territorial, il est essentiellement une communauté agraire et son régime spécial, c'est-à-dire, l'appropriation collective du sol, devient sa caractéristique. Quand un ayl'u se déplace, il prend le nom de la localité dont il est originaire ; par exemple, il existe à Coni un ayl'u Tiahuanaco 24.

C'est ce régime agraire que nous nous proposons d'étudier ici.

 

Comme il est naturel en un pays dont le sol est pauvre et dont la population ne cesse de croître, l'agriculture présente une grande importance au Pérou. L'Inka lui-même prend à certains jours la charrue en mains, comme faisait l'Empereur de Chine, et laboure, accompagné d'une suite nombreuse, le champ de Kolkampata consacré au Soleil ; chaque fonctionnaire dans sa province imite cet exemple 25. Dans le calendrier péruvien plusieurs périodes de temps portent des noms qui sont des allusions aux travaux agricoles 26. Quand un Indien vient à mourir, on laisse auprès de lui un petit sac contenant des graines qui lui permettront de semer son champ dans l'autre monde. « Ce que les Indiens aiment par-dessus tout, c'est la terre », écrit F. de Toledo 27, et Cobo s'émerveille de voir que les artisans de son temps, malgré les objurgations des Espa­gnols, ne résistent pas au plaisir d'aller aider leurs voisins à travailler le sol quand le moment du labour est venu 28

Si les Physiocrates avaient connu le Pérou, nul doute qu'ils ne l'eussent louangé plus encore que la Chine !


La propriété collective du sol

La forme juridique de propriété du sol correspond au degré d'individualisation du groupe ; au clan cellule sociale correspond la propriété collective du clan. La qualité des terres au Pérou assure la cohésion de ce clan, car il faut, pour obtenir des produits, effectuer des travaux en commun et notamment de grands ouvrages d'irrigation. Le même fait a produit à Java les mêmes conséquences : la communauté de famille javanaise, dessa, existe encore aujourd'hui en raison de la nécessité d'entreprendre des travaux pour irriguer les rizières ; et celles-ci demeurent propriétés communes. Aussi ne faudrait-il pas imaginer le système agraire inka comme un régime forcément provisoire.

Le mode péruvien d'appropriation du sol est qualifié de communiste par plusieurs auteurs mais il ne mérite pas cette épithète. Il convient en effet de distinguer trois sortes d'organisations collectives foncières : la première consiste dans une culture en commun et une distribution de produits suivant les besoins ; généralement, les membres de la communauté sont supposés avoir des besoins égaux et ont droit en conséquence à une part égale de récoltes. Ce système existait encore à la fin du XIXe siècle dans quelques régions de l'Espagne, notamment au nord-ouest de la province de Zamore et dans le,Haut-Aragon. C'est le véritable communisme.

Le deuxième mode d'organisation consiste dans la reconnaissance d'un droit de jouissance à vie sur les lots de terre au profit des membres de la communauté ; ceux-ci peuvent disposer des fruits de leur travail à leur guise et par conséquent des inégalités naissent entre eux, suivant leur puissance et leur volonté de travail ou leur esprit de prévoyance. C'est le type de certains allmende suisses.

La troisième forme enfin consiste dans une distribution périodique du sol avec exploitation individuelle des lots, pour le compte et aux risques de chacun. C'est le type du mir russe 29, de la terre collective marocaine ; c'est aussi celui de la communauté indienne. On voit qu'il est loin d'être communiste. Cette organisation entraîne forcément la soumission à un chef ou à un conseil chargé de maintenir l'ordre ; elle est aussi la source de certaines inégalités, en raison des différences qui naissent entre les familles laborieuses et économes d'une part, et de l'autre celles qui travaillent peu ou mal et qui gaspillent, inégalités limitées cependant grâce aux partages périodiques.

D'une manière générale, chez les Péruviens, avant l'établissement du système centralisateur inka, on trouvait à la fois des biens faisant l'objet d'une appropriation individuelle (maison, enclos, arbres fruitiers de plantation et biens mobiliers) 30, et des biens collectifs dont l'ayl'u était propriétaire et qui étaient exploités soit en commun (pâturages et bois), soit par chaque famille, en faisant l'objet d'une répartition périodique (terres de cultures). Il y avait, en outre, des biens communs à tous les Indiens, véritables biens sans maître: sel marin, poissons, fruits des arbres sauvages, fibres des plantes végétales.

Ce système était analogue à celui qui existait chez beaucoup de peuples anciens. Une partie de la mark germanique était commune, et une partie formée de terres arables était divisée en lots attribués aux familles. Aux îles Hébrides en Irlande, en Écosse, en Russie, en Afrique du Nord, aux Indes anglaises, au Mexique on retrouve cette distribution périodique des terres collectives. Dans certaines régions de l'Italie du Nord les terres labourables communes sont réparties à intervalles fixes de temps et divisées en trois parts : l'une distribuée en lots égaux entre toutes les familles, une autre en lots égaux entre les hommes valides, une troisième enfin en lots proportionnels au montant total de l'impôt payé par chacun 31, disposition particulièrement curieuse qui permet au contribuable de se libérer aisément de ses obligations à l'égard du fisc.

Peut-être une idée fiscale a-t-elle aussi, dans une certaine mesure, déterminé la politique inka, peut-être les communautés agraires ont-elles été respectées par les monarques péruviens parce qu'elles étaient d'excellents collecteurs de tributs, grâce à la responsabilité solidaire de leurs membres.

Cette raison a été assez puissante chez certains peuples pour les inciter à maintenir des groupements menacés de disparition, comme firent les Turcs pour le zadrouga yougo-slave, et même pour les amener à créer de toute pièce des associations, comme il arriva dans la province de Kaga, au Japon, à l'âge féodal de Tokugawa, ou en Russie lorsque les seigneurs généralisèrent le mir sous le règne de Pierre le Grand.

Au Pérou du moins, si les souverains demandaient à leurs sujets des tributs fort lourds, ils cherchaient d'abord à les mettre en état d'en supporter le poids. Pour obtenir des impôts abondants, il faut commencer par accroître la matière imposable. C'est une vérité bonne à rappeler de tous les temps.

La moindre redevance exigée de groupes vivant à grand peine sur un sol ingrat les eût condamnés à mort. Le principe de population est la base de la politique agraire des Inka.


Pour comprendre cette politique, endossons nous-mêmes la kusma, ou chemise indienne, et suivons un des derniers Inka qui vient de conquérir une province du plateau et qui, après avoir fraternisé avec les vaincus dans de grandes fêtes: annonce qu'il va organiser leur territoire de manière à le rendre aussi riche et aussi prospère que lès autres pays déjà soumis à sa puissance.

Tout d'abord, rien n'est changé : le kuraka ou chef local reste en fonctions, les ayl'u gardent leurs biens, mais une nuée de fonctionnaires arrivent de Cuzco et se mettent au travail. Avant de distribuer les terres, ils doivent en augmenter l'étendue, et c'est la lutte contre le milieu qui continue, qui s'intensifie.

Les agents de l'Inka commencent par grouper en villages ceux des Indiens qui se sont retirés en des lieux isolés, dans des pukara ou emplacements fortifiés, soit par crainte, soit pour se trouver à proximité de quelque endroit vénéré 32 ; c'est là l'opération que les Espagnols tenteront de nouveau plus tard de mener à bien sous F. de Toledo, et qu'ils nommeront la reducción de los pueblos de naturales 33. Puis les géomètres procèdent au moyen de cordes et de pierres, à l'arpentage des terres cultivables et les statisticiens au dénombrement des habitants. Les hommes, les femmes, les enfants, les animaux, les habitations, les bois, les mines, les salines, les sources, les lacs, les rivières, tout est dûment noté et compté, et une carte en relief est dressée 34.

Au vu de ces documents, l'Inka et son conseil décident s'il y a lieu d'envoyer dans le pays des colons, des instructeurs, des matériaux ou des semences et quels travaux il convient d'effectuer. Puis les ingénieurs rassemblent les indigènes et leur font construire les terrassements et les canaux. Le long des pentes des montagnes ils font niveler la terre au moyen de remblais soutenus, par des murs en pierre non cimentés de deux à trois mètres de hauteur et d'un mètre d'épaisseur, légèrement inclinés en arrière, de manière à mieux résister à la pression des terres rapportées. Ils édifient de la sorte une série de terrasses en gradins, les sukre des Kičua, les andenes des Espagnols, que relient entre elles des escaliers de pierre 35.

Non seulement les Indiens augmentent ainsi la surface cultivable, mais encore ils évitent les effets dévastateurs des pluies qui entraînent les semences. Sans doute ce procédé de culture est-il antérieur à l'époque inka, puisqu'on le trouve dans des pays malayo-polynésiens et, en Amérique même, dans des régions où les souverains de Cuzco n'ont jamais pénétré, et où il parait remonter à des temps très anciens ; mais les terrasses dues aux Inka sont mieux construites que toutes les autres 36. Cette construction, quand les pentes sont raides, exige une grande habileté 37 ; Alonso Ramos raconte que les terrasses élevées dans l'île Titicaca pour y planter de la coca s'écroulèrent en ensevelissant les plantations 38. C'est encore aujourd'hui un sujet d'étonnement pour le voyageur que de voir comment la moindre parcelle de terre était utilisée et aussi quels travaux gigantesques ont été parfois accomplis pour amener l'eau dans des champs minuscules.

Ce n'est pas tout en effet de disposer d'une terre, encore faut-il se procurer l'eau nécessaire pour la féconder. On comprend quelle était l'importance de l'hydraulique quand on songe que, pour arroser les terrasses supérieures au flanc de hautes montagnes, le liquide devait être porté de fort loin à dos d'homme dans des vases 39.

Les travaux d'irrigation exécutés par les Indiens sont tels qu'ils nous paraissent fantastiques. Les canaux, dont la longueur dépasse parfois cent kilomètres, sont creusés dans le roc, passent dans des tunnels, franchissent les vallées sur des aqueducs longs de 15 à 20 mètres ; souvent des réservoirs les alimentent, tel celui de Nepeña, formé par une digue en pierre construite à travers une gorge, et qui mesure 1 200 mètres de longueur sur 800 mètres de largeur. Sur le mont Sipa, en face de Pasacancha, des canaux souterrains forment un système de vases communicants 40.

Ici encore, les Indiens avaient, bien avant les Inka, commencé à canaliser les eaux. Les Kalčaki et les Kara semblent avoir été fort experts en cette matière, de même que les Čimu, puisque les Inka pour les réduire à merci ont été obligés de détruire certains aqueducs 41.

L'usage de l'eau ainsi amenée à grands frais était sévèrement réglementé ; chaque Indien devait bénéficier du précieux liquide pendant un certain temps et à un moment fixé à l'avance ; il était puni s'il négligeait de le faire 42. Cette réglementation rappelle celle des comunidades de aguas espagnoles. « Il n'y a pas mieux à Murcie », s'écrie Acosta 43.

Les canalisations ne se rencontraient pas seulement en pays sec, elles existaient encore en pays pluvieux où elles étaient destinées à éviter les dégâts causés par les torrents. Partout l'eau, en exigeant des travaux exécutés en commun et une réglementation rigide, était un facteur de solidarité.

Une fois la surface cultivable augmentée et les terres irriguées, il était procédé au bornage. Pour éviter toute confusion, les experts envoyés par l'Inka donnaient des noms à chaque relief du sol ou confirmaient ceux qui existaient déjà ; puis ils délimitaient le territoire, de chaque communauté en plaçant dès bornes 44. Ils n'avaient plus ensuite qu'à distribuer les terres.


Le partage du sol

En principe, le territoire de chaque communauté était divisé en trois parties, la première était attribuée au Soleil, la seconde à l'Inka, la troisième à la communauté elle-même. Une telle division se rencontre également chez d'autres peuples. En Espagne même, il existait dans certaines provinces des terres royales et seigneuriales que les habitants devaient cultiver 45 et des terres consacrées au culte (hermandades ó cofradias de tierras), mises en valeur par les membres des communautés et dont les produits servaient à couvrir les frais des fêtes religieuses, à faire dire des messes et à payer les enterrements 46.

Cette division tripartite est certaine. C'est à tort que quelques auteurs, comme Reclus, Wiener, Lorente, Pret, parlent de quatre parties en ajoutant à celles que nous venons d'indiquer soit le territoire attribué aux infirmes, veuves et orphelins, soit celui attribué aux chefs locaux 47. Mais ces trois parties sont-elles égales entre elles ? Algarotti, Marmontel, Spencer, Markham, Lind­ner croient à leur égalité 48 ; Martens, plus circonspect, admet qu'elles sont d'égale importance « à peu près » 49 ; Reclus affirme que les quatre parts qu'il envisage sont égales et que l'« Inka était par conséquent le propriétaire réel de la moitié du territoire national » 50. Ces jugements nous semblent erronés.

Reportons-nous d'abord aux sources : Ondegardo affirme que les parts variaient suivant la qualité de la terre et le nombre des habitants 51 ; Cobo répète les dires d'Ondegardo 52.

En second lieu, l'inégalité des trois parties est conforme à l'esprit du système inka. La première préoccupation du souverain est en effet d'attribuer à chaque communauté un territoire suffisant pour lui permettre de vivre, et par suite, dans les pays à population abondante où la stérilité du terrain ne permet pas d'augmenter la superficie des territoires cultivables, les parts du Soleil et de l'Inka restent faible ; dans le cas contraire elles sont importantes. Acosta est très explicite : « L'Inka donnait à la communauté la troisième partie des terres. Or bien qu'on ne puisse pas dire au vrai si cette portion était plus ou moins grande que celle de l'Inka et que celle du Soleil, il est certain qu'on prenait garde qu'elle pût suffire abondamment à la nourriture des habitants de chaque agglomération 53. »

Enfin l'inégalité des parts ressort de la manière dont est partagée celle qui est attribuée à la communauté. L'étendue de terrain reconnue comme suffisante pour nourrir un homme marié et sans enfant est une unité économique appelée tupu, mot aymará qui signifie mesure. C'est donc à une répartition suivant les besoins que l'on procède, ceux-ci étant supposés uniformes ; mais cette répartition s'applique aux moyens de production et non aux produits. L'Indien reçoit un tupu le jour où il prend femme et n'est plus nourri par ses parents, il en reçoit un, autre pour chaque fils, un pour chaque serviteur et la moitié d'un seulement pour chaque fille 54.

Qu'est-ce exactement que ce tupu ? Prescott note que, selon Garcilaso, le tupu équivaut à une fanègue et demie, et représente l'étendue de terre qu'on peut ensemencer avec un quintal de maïs 55 ; Beuchat écrit que le tupu est une mesure de superficie égale à une fanègue espagnole, soit 0 are 64 (sic56 ; J. de la Espada et Markham donnent au tupu 60 pas de long sur 50 de large 57 ; Castonet des Fosses l'évalue à 58 ares ; Perrone à 64 ares 58. Si l'on s'en tient à ces renseignements, le tupu semble être quelque peu élastique et en effet, selon nous, il l'était 59. Nous sommes persuadés que les efforts des historiens pour apprécier la surface du tupu sont vains parce que cette mesure devait être variable. Il eût été absurde d'uniformiser les superficies des lots dans des pays différents les uns des autres ; l'étendue de territoire qui aurait permis à une famille de subsister dans une région fertile eût été tout à fait insuffisante dans une région stérile. Le tupu est simplement le lot de terre nécessaire à l'entretien d'un ménage sans enfant, comme nous l'avons dit, et aucun chiffre ne doit le définir. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle Ondegardo écrit simplement que les lots n'excédaient pas beaucoup ce qui était nécessaire pour subsister 60. Nous trouvons une confirmation de notre manière devoir dans le système adopté de nos jours dans la région de Casta, au Pérou. L'objet du travail, en l'espèce un canal est divisé en un nombre de topo égal à celui des travailleurs, mais d'étendue variable suivant les difficultés du terrain et suivant l'âge et les forces de chacun. Il ne s'agit donc pas là d'une mesure fixe 61.

Ce mode de distribution par tupu montre que la communauté est en réalité servie la première, puisque sa part doit être égale au nombre de ses membres multiplié par la surface du tupu nécessaire pour faire vivre chacun d'eux. Le Soleil et l'Inka obtiennent le surplus, l'excédent du sol disponible. Il y a dans cette politique agraire une curieuse analogie avec la politique que nous appliquons nous-mêmes au Maroc et qui peut être considérée comme le dernier mot de la colonisation moderne 62. Le partage de l'excédent, ainsi obtenu, entre le Soleil et l'Inka est effectué semble-t-il sans règles précises, en s'inspirant des circonstances. Par exemple, aux abords des temples le culte reçoit la plus grande part, au contraire, dans le voisinage des places fortes, c'est l'État qui est favorisé.

Garcilaso note que la part de l'Inka consiste autant que possible en terres rendues cultivables grâce aux terrassements entrepris par les soins des conquérants, sage mesure qui montre à quel point le souverain demeure soucieux de ne pas prendre pour ses sujets figure de spoliateur 63.

Reste à savoir comment s'effectue le partage, par tupu, entre les membres de la communauté. Lorsque les terrains sont de nature variée, le tupu consiste en plusieurs lots espacés, de manière que chacun des copartageants ait des sols de qualités différentes à cultiver. Il en est ainsi de nos jours sur les bords du lac Titicaca où chaque Indien obtient en même temps une parcelle située sur les bords du lac où il sèmera du blé, une autre sur la pente des collines où le quinua pourra mûrir, et une dernière sur le sommet où seules pousseront les pommes de terre 64.

Le partage qui intervient entre les membres de la communauté est un partage de la puissance seulement. Il a lieu chaque année entre tous les chefs de famille, valides au non, c'est-à-dire entre ceux qui sont susceptibles de consommer et non entre ceux qui sont capables de produire. Cependant, si tous les auteurs sont d'accord pour reconnaître que les lots ne peuvent être au Pérou ni vendus, ni donnés, ni échangés, puisque leurs détenteurs n'en sont qu'usufruitiers, quelques-uns parmi les écrivains modernes n'ont pas admis que le partage n'ait été annuel. Prescott en particulier a voulu devancer une évolution, qui lui a semblé inévitable, en émettant une hypothèse que rien ne justifie : « Il est probable, dit-il, que sous l'influence de cet amour de l'ordre et de cette horreur du changement qui caractérisaient les institutions péruviennes, chaque nouveau partage du sol confirmait généralement l'occupant dans sa possession, et le preneur à l'année (tenant for a year) était converti en propriétaire à vie (proprietor for life65. » Mais les anciens chroniqueurs sont formels. « On partageait tous les ans les terres de la communauté », dit Acosta 66. Ondegardo le répète en ajoutant que, de son temps, ces lotissements annuels ont lieu encore « dans la majeure partie du royaume 67 ». Dans le même sens se prononcent Herrera et Garcilaso 68 ; Cobo dit avoir assisté à de tels partages dans certaines provinces 69. Il ne faut pas s'étonner de cette coutume en un pays de jachères prolongées ; quel intérêt l'Indlen aurait-il pu avoir en effet à récupérer exactement, pour le cultiver de nouveau, le lot qui lui avait été assigné quatre ou cinq années auparavant ?

Ici encore, le système péruvien ne diffère pas beaucoup de celui qui a existé chez un grand nombre de peuples anciens ; en Germanie les distributions de terres étaient annuelles, mais chaque famille obtenait la superficie qu'elle désirait, parce que la population était plus nombreuse 70. Dans l'Espagne du XIXe siècle, on trouve encore des partages périodiques de terres collectives à intervalles de temps très rapprochés, par exemple tous les deux ou trois ans dans le district de Sayago (province de Zamore) 71. Au Maroc, l'assemblée de tribu (diemâa) répartit les terres tous les quatre ou cinq ans entre les douars et chaque assemblée de douar à son tour les répartit tous les ans entre les chefs de famille.

Quand la population augmentait, où prenait-on le supplément de tupu nécessaire ? M. Trimborn, qui voit uniquement dans les Inka des conquérants prétend que les communautés étaient réduites dans ce cas à défricher ou a intensifier la culture de leurs propres terres. Dans un pays à population croissante, comme l'était le Pérou, un tel système aurait abouti rapidement à affamer les habitants. Les Inka ont donné par ailleurs trop de preuves de leurs désirs de permettre à la population de vivre pour que nous puissions le croire. Puisque, en cas d'insuffisance de nourriture, les habitants étaient alimentés grâce aux réserves accumulées dans les greniers de l'Inka, quel bénéfice y aurait-il eu à les empêcher d'obtenir les terres nécessaires quand cette insuffisance menaçait d'être permanente ? Aussi préférons-nous suivre Garcilaso et croire que les nouveaux tupu étaient prélevés sur la part du souverain 72.

C'était probablement la communauté elle-même qui effectuait le partage des terres entre ses membres 73 Les tupu, une fois indiqués, étaient marqués par des entourages de pierres 74.


Le partage du bétail

Les règles applicables au bétail sont analogues à celles que nous venons d'indiquer, mais le nombre de bêtes laissé à l'Indien est minime, tandis que celui dont disposent le souverain et le clergé est considérable. Les terres de parcours sont divisées entre le Soleil, l'Inka et les communautés, cette dernière part étant moins étendue que les deux autres 75. Chaque chef de famille reçoit un couple de lamas qu'il doit soigner et qu'il n'a pas le droit de tuer, sauf quand ces animaux deviennent vieux. Cependant au Collao, où le nombre des bêtes a été toujours fort grand, cette interdiction n'existe point et les habitants peuvent préparer et échanger de la viande séchée 76. En outre quelques communautés conservent des troupeaux non sujets à partage et dont la laine est distribuée entre leurs membres. A certaines époques, des bêtes de ces troupeaux sont abattues et leur viande consommée 77.

Ne concluons pas trop vite de cet examen que l'Inka s'est taillé la part du lion surtout en ce qui concerne le bétail, car ce serait méconnaître complètement le caractère du système. Tout l'ensemble des dispositions que nous exposons constitue à proprement parler le minimum d'existence de l'Indien et l'excédent attribué à l'Inka n'est pas uniquement consommé par ce dernier ; il retourne en grande partie à l'Indien lui même par deux voies différentes : celle des donations et celle des distributions de réserves. Nous retrouverons ces deux modes de circulation des richesses, mais nous les indiquons immédiatement pour éviter de donner au lecteur une impression fausse. Ainsi l'Inka donne aux kuraka ou aux personnes de mérite des troupeaux, que l'on nomme troupeaux pauvres par opposition aux troupeaux riches du souverain 78. Ces derniers sont, en réalité, des troupeaux de l'État, affectés aux besoins de la population entière ; ce sont des entreprises nationales d'élevage.

Les troupeaux se distinguent les uns des autres par leur couleur ; quand, dans l'un d'eux, un agneau n'a pas la même teinte que sa mère, on le met dans un troupeau de couleur correspondante. La nuance de la cordelette du kipu doit être celle du troupeau.

Le plateau herbeux sert de terre de pâture, tout sol irrigable étant cultivé.


L'exploitation du sol

Une fois les grands travaux de mise en valeur effectués et les terres divisées, l'exploitation commence. A partir de la fin du mois de juillet l'Indien du plateau laboure, puis en octobre il sème, et à ce moment tous les autres travaux sont suspendus, afin que nul ne soit détourné de cette tâche. La récolte a lieu en mai ; pour être recueillis à la même date, le quinua et la pomme de terre doivent avoir été semés en août ou en septembre. En juin enfin, on rentre les récoltes dans les maisons et les greniers publics 79.

En principe, chaque famille d'Indiens cultive ses tupu, mais ses voisins lui apportent leur concours en cas de besoin. Cette aide mutuelle (minka) s'est perpétuée jusqu'à nos jours 80. Par contre, les terres du souverain et du culte sont cultivées par l'ensemble des membres de la communauté sous la conduite et conformément aux prescriptions de leur chef. Mais il faut bien faire attention que ce travail en commun donne lieu à une répartition des tâches par individu, répartition indispensable pour éviter que chacun ne compte sur le travail des autres. « Quand plusieurs groupes d'Indiens entreprennent un ouvrage, dit Ondegardo, ils commencent par se répartir la besogne qui est ensuite subdivisée entre chaque individu; la part de chacun se nomme suyo. Celui qui a fini le premier n'aide pas les autres, sans quoi ceux-ci ne feraient rien, car chacun comptant sur l'aide du voisin avancerait le plus lentement possible 81. »

Les suyo ou suyu consistent donc en étroites et longues bandes de terrain parallèles assignées aux hatunruna sur les terres de l'Inka et du Soleil. Ces lots ne doivent pas être confondus avec les tupu pris sur la terre commune et dont les produits appartiennent à ceux qui les exploitent.

Un des grands mérites de l'Inka est d'avoir fait de ce travail de la terre un véritable plaisir. « Les Inka avaient disposé et réglementé ce service de telle sorte que les Indiens le tinrent pour récréation et partie de plaisir »,dit Cobo, et plus loin : « Le travail des terres était une des plus grandes récréations et fêtes qu'ils avaient 82. » En particulier la culture des terres du souverain prenait l'aspect d'une véritable réjouissance publique ; les Indiens s'y livraient en habits de fête et chantaient en travaillant les louanges du monarque. On comprend l'étonnement des Espagnols, peu habitués à regarder le travail comme un plaisir. Jamais le « travail attrayant » rêvé par Fourier n'a trouvé en ce monde plus parfaite expression 83.


L'ordre des cultures
L'ordre des cultures indiqué par Garcilaso est le suivant 84 :

Les terres du Soleil. La divinité passe la première, c'est chose normale et c'est bien à elle que ces terres sont réservées et non aux prêtres, car ceux-ci ne peuvent user des récoltes du Soleil que pendant le temps où ils sont de service dans le temple, le service se prenant à tour de rôle, comme nous l'avons vu. Lorsque les prêtres n'officient point, ils doivent travailler leurs propres terres et reçoivent à cet effet des lots comme les autres Indiens.

Les terres du Soleil devraient s'appeler correctement terres du culte ou de la religion, car le Soleil n'en est pas l'unique bénéficiaire ; toutes sortes de dieux secondaires, d'idoles locales, de huaka, ont leur part de produits 85.

Les terres des incapables, de ceux que les Espagnols appellent impedidos (empêchés), c'est-à-dire des veuves, orphelins, infirmes, aveugles, malades, soldats partis aux armées. Elles consacrent le droit à l'assistance de tous ceux qui ne peuvent pas ou ne peuvent plus travailler. Certains Indiens désignés dans chaque communauté ont la charge de ces terres ; quand ils jugent le moment opportun, ils montent sur quelque lieu élevé et, en sonnant de la trompe, ils invitent les habitants à se rendre au travail.

Les terres des Indiens capables, c'est-à-dire des sujets aptes à travailler.

Les terres des kuraka, chefs militaires et hauts fonctionnaires.

Les terres de l'Inka. Ce travail constituait le principal tribut payé au souverain ; ce n'était pas là une innovation, car les anciens sinši l'exigeaient en général de leurs sujets 86.

Cet ordre des cultures est très remarquable, puisqu'il fait passer les invalides avant les valides et les Indiens du peuple avant les chefs et le monarque ; mais plusieurs chroniqueurs ne sont pas d'accord avec Garcilaso. Ondegardo prétend que les Indiens travaillent leurs terres après celles des dieux et du souverain, et Cobo répète la même affirmation. Suárez, au contraire, écrit que les terres des particuliers sont cultivées avant celles de l'Inka et du Soleil. Ces divergences ne nous permettent pas de conclure 87.

Pendant le temps que ces travaux s'accomplissent, les travailleurs sont nourris aux frais du bénéficiaire. Ce principe est absolu et nous le retrouverons dans tous les domaines de la production. Quiconque travaille pour un tiers, serait-ce pour un dieu, doit être4 entretenu par ce tiers.


Les modes de culture

Les Inka s'efforcent non seulement d'étendre la culture, mais encore de l'intensifier. Lorsqu'ils soumettent une province, ils prescrivent de rechercher quelle est la nature des terres pour savoir quelle culture leur convient le mieux. Malheureusement le sol ingrat du plateau doit souvent rester en jachères fort longtemps ; actuellement, dans la région du lac Titicaca, les terres se reposent trois, quatre, sept ou dix ans 88. Dans le district de Carangas, en Bolivie, ces chiffres atteignent vingt et même trente ans 89.

Les instruments agricoles sont fort primitifs ; le sol (takl'a) consiste en un morceau de bois dur, d'un mètre environ de longueur, aplati à une de ses extrémités près de laquelle sont fixés deux bâtons en croix. Le laboureur pose le pied sur ces bâtons pour enfoncer la partie plate dans le sol. Comme le remarque Beuchat, c'est en réalité une sorte de bêche 90. La laya qu'utilisent les Basques espagnols est semblable à cet instrument aratoire, sauf qu'elle est en métal 91. La femme suit le laboureur en enlevant les cailloux et en brisant les mottes soit à la main, soit avec un pieu recourbé, soit avec une masse de pierre ou de métal. Les Indiens avec leur takl'a ne tracent pas un sillon ; comme le dit le Père Cobo, ils creusent des camellones 92, expression pittoresque et bien connue de tous ceux qui ont parcouru les forêts vierges sud-­américaines : on appelle camellones les trous réguliers et profonds creusés par les pieds des bêtes le long des pistes détrempées ; ils sont à l'animal ce qu'est l'ornière à la voiture. L'Indien aligne donc une série de trous avec une habileté qui surprend les Espagnols 93.

Ce travail, comme la plupart des travaux au Pérou, se fait en chantant ; la mélodie rythme le mouvement, le coup d'enfoncement dans le sol marquant la mesure. Quand les Indiens labourent ensemble, ils se mettent tous sur une même file, chacun dans son suyo, s'il y a lieu, et enfoncent leurs pieux en cadence. Bingham nous fait le tableau de ce labour en commun tel qu'il l'a vu près de la Raya, dans le Haut-Pérou : « Les hommes travaillent à l'unisson et sont placés sur une longue ligne, chacun armé d'une bêche primitive ou « charrue à pied » (foot plough) au manche de laquelle des points d'appui pour les pieds sont fixés ; ils bondissent en avant avec un cri à un signal donné et plongent leurs bêches dans le sol. Faisant face à chaque couple d'hommes, se trouve une femme ou une jeune fille qui doit retourner les mottes avec la main 94. »

Les autres travaux agricoles : buttage des pommes de terre, sarclage des champs ensemencés, se font à la main ou avec une sorte de houe 95.

Seuls les hommes de 25 à 50 ans sont astreints au travail agricole, exception faite pour les orejones, kuraka et yanakuna. Les enfants ont mission de protéger les semences en chassant les oiseaux. Pour écarter les animaux sauvages, les Indiens entourent leurs champs d'une bordure de quinua, et pour éviter la gelée ils brûlent des feuilles et des plantes sèches, de manière que la fumée soit rabattue par le vent sur toute la culture 96.

Les anciens Péruviens n'ignorent point l'usage des engrais. Les excréments humains et le fumier de bétail servent d'abord à féconder le sol, mais, lorsque les Inka conquièrent les rivages du Pacifique, ils ont à leur disposition les fameux guano, encore aujourd'hui si appréciés, et ils les exploitent avec cet esprit de méthode et ce souci de ménager l'avenir qui les caractérisent et que l'on trouve rarement chez les gouvernements actuels. Les îles Chincha, où se trouve le précieux fumier d'oiseau, sont partagées entre les différentes pro­vinces de l'Empire, de sorte qu'aucun monopole ne puisse s'établir au profit de l'une d'elles. Il est défendu sous peine de mort de tuer les oiseaux ou même de les déranger en allant dans les îles au temps de la ponte 97.

Une autre engrais très usité dans les provinces côtières est le poisson qui se trouve en abondance le long des rivage 98. La culture se fait alors en creusant des excavations profondes jusqu'à ce que l'on rencontre une couche d'humidité ; on maintient la terre par des murs en brique et on sème en faisant avec un pieu effilé des trous dans chacun desquels on enterre deux ou trois grains de maïs avec quelques têtes de poisson 99.


Les traces de propriété individuelle

Tel est dans son ensemble ce système agraire que le comte de Carli et Florez Estrada regardent comme le meilleur système connu et qui n'est nullement communiste, ainsi gue l'ont affirmé tant d'auteurs 100. Mieux vaudrait le qualifier de collectiviste, puisque l'Indien possède privativement la récolte de son tupu.

Les autres biens faisant l'objet d'une propriété privée sont la maison, l'en­clos, les arbres fruitiers, quelques animaux domestiques et les meubles qui consistent surtout en ustensiles de ménage. La propriété immobilière limitée à l'habitation et au jardin attenant se rencontre chez beaucoup de peuples anciens, dans la Rome antique, chez les Germains, à Java, en Russie 101.

Tous ces biens ne forment sans doute qu'un misérable pécule, comme le dit Lorente 102, mais d'autres plus importants peuvent s'ajouter à eux par la volonté du souverain.

La principale source de propriété individuelle consiste dans les donations de l'Inka. Le souverain seul peut greffer sur les régimes existants qu'il n'a pas modifiés un mode nouveau de posséder qui est son œuvre. Ces dons consistent en femmes, terres, lamas, vêtements, objets précieux ; ils sont destinés à récompenser des services rendus : brillante conduite à la guerre ou construction de grands travaux 103 ; ils peuvent aussi avoir un but politique lorsqu'ils sont faits à des kuraka 104. Les terres reçues en donne sont pas aliénables ; elles sont transmissibles par héritage, mais ne peuvent être divisées entre les héritiers ; ceux-ci les possèdent collectivement, l'un d'eux est chargé de la direction des biens, c'est lui qui « représente le défunt », comme le dit Onde­gardo 105, et qui répartit les produits par tête de manière que chaque descendant ait une part égale. Ce mode de transmission est caractéristique 106. Les enfants du défunt sont considérés comme ayant des droits égaux, mais l'idée ne vient pas de découper pour ce motif le bien en parts égales et de les distribuer ; tout demeure commun, les fruits seuls sont partagés et ils le sont obligatoirement, même si les descendants deviennent si nombreux que chacun n'obtient qu'un épi de maïs. Ce système ne porte pas d'ailleurs préjudice à la règle que nul ne peut profiter d'un fruit qu'il n'a pas contribué à produire, sauf les exceptions prévues par la loi de l'Inka. Celui qui est absent au temps des semailles n'a droit à aucune portion de la récolte 107.

Comme l'Inka était surtout fort généreux à l'égard de ses orejones, qui habitaient en majeure partie Cuzco, il en résultait que la terre était d'autant plus individualisée que l'on approchait de la capitale. Les Inka n'avaient donc aucune sympathie particulière pour le collectivisme agraire.

Le système péruvien, à l'inverse du système platonicien, réservait le droit de propriété à l'élite.

 

Il est possible que la propriété privée ait eu une autre source. Chez les Indiens modernes, comme chez les Germains, celui qui défriche une terre inculte et non appropriée à le droit d'en jouir à titre privatif 108. Mais cet constitution de propriété individuelle par voie d'occupation a dû être rare au Pérou où le sol cultivable manquait. Les chroniqueurs n'en parlent pas. Latcham la note comme survivance actuelle du passé 109. Enfin, d'après le même auteur, une propriété foncière, individuelle aurait commencé de se constituer au profit des Kuraka, avant la conquête des Inka ; elle aurait naturellement subsisté sous la domination de ces souverains.

 

La propriété provenant de donations est bien une propriété individuelle, mais elle se présente avec des caractères spéciaux qui la distinguent de la propriété quiritaire du droit romain, puisqu'elle n'est pas absolue. Elle demeure pourtant très différente de la propriété collective : les terres qui en font l'objet sont soustraites aux partages périodiques et transmises aux descendants au propriétaire.

Il y a deux écueils à éviter quand on examine l'histoire du droit de propriété au Pérou ; celui de vouloir à toute force découvrir dans les faits une application de la loi classique d'évolution : propriété commune, collective, familiale, individuelle, chaque forme succédant à l'autre harmonieusement, et celui de nier l'existence d'une telle loi sous prétexte qu'elle ne se vérifie pas clairement ni toujours. A tout prendre, il semble que cette évolution soit exacte dans son ensemble, mais qu'elle se réalise par à coups, qu'elle soit coupée de reculs partiels 110. V. de la Torre, défenseur de la thèse classique, note que dans la province de Huanuco le droit d'héritage était plus étendu que dans les provinces de Cuzco ou de Charcas 111. Qu'est-ce à dire, sinon que dans la première de ces régions, conquise tardivement par les Inka certaines institutions avaient continué d'évoluer, tandis que cette évolution se trouvait suspendue dans les autres territoires soumis à la domination des souverains péruviens ?

La tendance à l'individualisation a été arrêtée par l'application du système socialiste Inka et la « quasi-propriété » constituée par donations est demeurée une exception 112.

Il serait intéressant, pour confirmer cette manière de voir, d'établir que d'autres peuples sud-américains du plateau avaient atteint le stade de la propriété individuelle. Le régime inka apparaîtrait bien alors comme une régression. Malheureusement les documents nous font défaut.

 

Velasco prétend que les terres étaient propriétés individuelles et se transmettaient par héritage chez les Kara de l'Équateur, mais il se borne à l'affirmer à deux reprises sans donner aucune explication. Nous considérons ce renseignement comme suspect. L'auteur ne s'est visiblement pas aperçu de l'importance de ses affirmations ; il cherche à établir un contraste entre les Kara et les Inka. Voici les deux passages : « Le droit de propriété était habituel et les meubles et immeubles se transmettaient par héritage. » « Dans le royaume de Quito, les terres étaient jadis appropriées et l'on y voyait les mêmes inégalités et les mêmes misères que dans le monde entier, c'est pourquoi les habitants se conformèrent à la nouvelle institution, non seulement sans répugnance, mais encore avec plaisir » 113. La deuxième partie de cette dernière phrase est manifestement tendancieuse, car les Équatoriens ont opposé au contraire une résistance acharnée aux Inka et ne s'étaient même pas réconciliés avec eux au temps de la conquête, aussi est-il vraisemblable que la première partie ne vaut pas mieux que la première. Au reste, si la propriété avait été individuelle chez les Kara, les Inka ne l'auraient pas rendue collective, puisqu'ils laissaient subsister les coutumes locales. Les Quiténiens n'auraient donc pas eu à se « conformer à une nouvelle institution ».

Cevallos 114 et Suárez reproduisent, les affirmations de Velasco, mais le premier manque en général de sens critique, et l'attitude du second peut s'expliquer par la confusion qu'il fait entre le collectivisme agraire et l'organisation socialiste établie par les derniers souverains de Cuzco. Il lui semble que les Kara, avant la conquête Inka, devaient naturellement tout ignorer du système socialiste organisé par ces derniers et qu'à défaut de preuves contraires nous devons croire à l'existence de la propriété privée chez eux. C'est du moins ainsi que nous expliquons l'adverbe indudablemente, « sans aucun doute », que contient la phrase de l'éminent historien 115.

D'après V. Restrepo, la propriété individuelle des terres existait chez les Čibča de Colombie ; les meubles et immeubles se transmettaient par héritage aux femmes et aux fils, les bois seuls restaient communs 116. Piedrahita ajoute que le souverain de Bogota héritait des biens appartenant à ceux de ses sujets qui mouraient sans héritiers légitimes 117 ; mais ces indications sont insuffisantes, car les historiens espagnols, comme le remarque Beuchat 118, ne s'occupent guère que des « caciques » et le droit de propriété individuelle et d'héritage pourrait bien n'avoir existé que pour la caste supérieure.

Dans certaines régions du Chili, une certaine propriété foncière individuelle s'était constituée avant la conquête inka, mais elle n'était pas absolue, car le propriétaire ne pouvait vendre sa terre qu'à un autre membre de la communauté. Latcham cite de curieuses déclarations de témoins, lors d'un procès qui eut lieu vers 1560 et qui se rapportait à des aliénations effectuées antérieurement à l'arrivée des Espagnols. Cette propriété s'était maintenue, comme les autres institutions locales, sous le règne des Inka 119.

 

Ce système péruvien dans son ensemble est fort complexe. Les Espagnols n'ont dû être nullement surpris de trouver des terres collectives en Amérique, puisqu'il en existait chez eux à cette époque, mais ils ont dû être parfois embarrassés, dans les débuts tout au moins, devant cette multiplicité de droits. Un certain nombre d'entre eux se sont demandé si, en définitive, ce n'était pas l'Inka qui était le véritable propriétaire de tout le sol de l'Empire, retenant le domaine éminent et concédant le domaine utile. Cette théorie avait l'avantage de permettre au gouvernement espagnol de considérer, après la mort de l'Inka, toutes les terres comme des biens vacants et par suite d'en disposer comme il l'entendait. Elle a été naturellement soutenue par F. de Toledo, et est exposée dans les résultats de l'enquête que ce vice-roi fit entreprendre 120. Un grand nombre d'auteurs l'ont reproduite, simplement parce qu'elle cadrait bien avec une conception d'un État autocratique, tels Anello Oliva, Beuchat et Brehm. Hanstein écrit que « toute terre, toute propriété, tout produit du sol appartenaient à l'Inka », et de même Ch. Mead : « Tout dans l'Empire appartenait à l'Inka 121. » Mais d'autres écrivains, soucieux de montrer que les droits antérieurs subsistaient et que l'Inka avait pour seul objectif de percevoir des tributs, estiment que les véritables propriétaires de tout le sol péruvien étaient les ayl'u, tels Cunow et Trimborn 122.

Il semble bien en premier lieu que les terres communes appartenaient à l'ayl'u. Cobo pense que l'Inka a la propriété et le peuple l'usufruit seulement de ces terres 123. Mais le licencié Fa

lcón est tout à fait affirmatif : « Ils se trompent, écrit-il, ceux qui prétendent que l'Inka donnait et retirait les terres à qui il voulait », et plus loin, le même auteur remarque que si les communautés indiennes n'avaient pas été propriétaires de leurs terres, il n'y aurait pas eu de conflits entre elles à ce sujet et de procès soutenus devant les juges de l'Inka 124. Ondegardo fait observer également qu'aux premiers temps de la conquête des conflits relatifs à la propriété foncière surgissaient entre les communautés de village (pueblos125.

Pour les autres terres, en second lieu, nous trouvons une indication très nette dans la relation de Damián de la Bandera. D'après lui, les terres dites de l'Inka n'appartenaient nullement au monarque, elles étaient la propriété des communautés de village 126. P. Rodríguez de Aguayo déclare que les tributs payés à l'Inka n'étaient pas dus en raison d'une propriété légitime du souverain, car celui-ci n'était pas propriétaire du sol, qui appartenait aux caciques et aux Indiens 127. Ondegardo affirme également que les terres dont les produits servaient à payer tribut étaient propriété des habitants et déclare injuste l'attribution de ces terres aux Espagnols 128.

C'est seulement lors de l'arrivée des Européens que la question de savoir s'il existait au profit de l'Inka une sorte de domaine éminent pouvait présenter quelqu'intérêt. Tant que régnaient les souverains de Cuzco, leur droit de propriété, s'il existait, restait aussi théorique qu'en Angleterre le principe que toute la terre appartient à la Couronne. Il n'était sans doute même pas défini et par conséquent les controverses sur ce point risquent d'être vaines 129.

En résumé, une triple propriété immobilière coexistait, la troisième étant de beaucoup la moins importante :

Propriété nationale (de l'Etat) : édifices publics, terres, pâturages, forêts en pays peu boisés, plantations de coca, mines.

Propriété collective (des communautés), soit avec exploitation commune (terres de parcours, forêts en pays très boisés), soit avec exploitation familiale (terres cultivables) 130.

Propriété privée : maison, endos et terres provenant de donations 131.


La communauté agraire après la conquête espagnole

Au moment où Pizarre découvrait le Pérou, se constituait en Espagne une école qui cherchait à faire reconnaître un droit éminent de l'État sur tout le territoire relevant de la Couronne. Gregori López, Pedro Belluga, Jacobo Cancer admettaient le droit d'expropriation par le souverain sans indemnité ; Sepúlveda, Herrera, Cevallos, appliquant leurs doctrines aux nouvelles possessions d'outre-mer, proclamaient la terre péruvienne propriété du Roi d'Espagne, et c'était en vain que Covarruvias, Acosta et Las Casas faisaient remarquer que la bulle du pape Alexandre VI conférait aux Espagnols le droit de convertir les Indiens et non celui de les déposséder de leurs ­biens 132.

Le Roi, propriétaire de toute terre, conformément aux dispositions de.la cédule du 1er novembre 591, édicta cependant des règles d'une grande modération. En principe, il garda les domaines de l'Inka et remit à l'Église catholique ceux du Soleil, division qui a subsisté jusqu'à nos jours dans le département de Puno, sous le nom d'aymas del Estado, aymas de Iglesia 133. Quant aux terres et pâturages des communautés, ils leur furent laissés 134.

En fait, l'institution des repartimientos vint tout bouleverser. Le Roi d'Espagne répartit les terres entre ses sujets à charge par ceux-ci de les faire cultiver par les indigènes.

Dès avant la découverte du Pérou, ce système fut remplacé par celui de l'encomienda, cession faite par le Roi de ses droits et de ses devoirs à des privilégiés à titre de récompense. L'encomienda était une véritable collaboration entre l'Espagnol et l'indigène ; le premier devait instruire le second dans la foi catholique, le défendre et le diriger, le second devait travailler pour le premier. Cette délégation royale était temporaire, elle ne pouvait durer que pendant la vie du titulaire et celle de son héritier, « la encomienda era por dos vidas » disait-on, et ne devait être attribuée qu'à des personnes de mérite 135. L'encomendero devait résider sur le territoire qui lui était assigné, son privilège lui était retiré s'il maltraitait les Indiens 136. Ce système, importé au Pérou lors de la conquête, fut maintenu pendant le XVIe siècle, malgré deux abolitions momentanées en 1523 et en 1542. En fait, les encomenderos abusaient de leur situation, pour réduire les Indiens en servitude, en dépit des mesures protectrices prises par la Couronne et des efforts du clergé. François Pizarre donna à Gonzalo, son frère, en repartimientos le district entier de Charcas qui comprenait les mines de Porco et de Potosi ; d'où les ordres des rois d'Espagne de réduire les repartimientos d'une importance exagérée 137. L'encomendero tendait à avoir la pleine propriété de la terre, les Indiens étaient assimilés à des biens meubles qu'on louait ou vendait avec elle 138. Par suite, les communautés étaient absorbées.par les grands propriétaires espagnols et voyaient leur droit de propriété se transformer en un droit de jouissance collectif 139 ; mais elles subsistaient et restaient attachées au sol qui les avait vu naître 140.

Cependant, il arrivait fréquemment que l''encomendero profitait de sa situation pour s'emparer d'une fraction du domaine collectif en écartant complètement les légitimes propriétaires ; il ne manquait pas de le faire quand un Indien venait à mourir sans héritier, usage qui se perpétua, malgré les dispositions formelles de la cédule du 2 juillet 1720. Dans ce cas, les empiètements des blancs pouvaient aboutir à un démembrement de la communauté.

Plus destructeur a été le système de la mita, qui consistait dans l'établissement d'un service personnel obligatoire, par roulement, d'ou son nom de mita qui en kičua veut dire fois. En principe, le septième des habitants, quelquefois le sixième ou le cinquième, pouvait être employé à tour de rôle pour un an au maximum 141. Le mitayo servait dans les mines, les postes, les plantations de coca ; il ne pouvait pas être employé à, plus d'une certaine distance de son domicile et devait être payé et renvoyé une fois son temps accompli ; mais souvent, on le gardait abusivement sous un prétexte quelconque, son salaire était absorbé par le prix excessif de la nourriture fournie par l'entrepreneur – ce que nous appellerions aujourd'hui le truck-system – et les pires conséquences en résultaient : mortalité exagérée dans les mines, fuite des Indiens , dépopulation et destruction.de la communauté agraire 142.

La mita tomba assez rapidement en décadence par suite de la négligence des fonctionnaires espagnols, mais les vice-rois s'efforcèrent toujours de maintenir cette institution qu'ils jugeaient d'une importance vitale ; le marquis de Montesc1aros; en 1608, exigea que les corrègidors remissent aj1 chef de chaque groupe de mitayos qui quittait leur circonscription une liste signée par eux de ces mitayos, afin de permettre le contrôle.

Malgré tout, la communauté subsista sous la domination espagnole. Le vice-roi F. de Toledo la reconnut formellement en 1581 143.

C'est la République péruvienne qui a porté au système indien les coups les plus rudes. Une tendance individualiste extrême se fit jour dès l'époque des guerres de l'Indépendance, et les communautés furent abolies par Bolivar (décrets du 8 avril 1824 et du 4 juillet 1825), mais le grand homme d'État américain n'ignorait pas les dangers que comportait une telle mesure. L'indigène brusquement sorti de tutelle, imprévoyant et ébloui par sa propre fortune, est une proie facile pour le spéculateur étranger. Tous les partages ont prouvé qu'à côté des esprits réfléchis qui trouvent dans la propriété un motif d'effort et un moyen de progrès, il y a les faibles, les indolents, le incapables qui vendent leurs lots et, une fois détachés du sol, partent à la dérive dans la Vie comme des navires qui ont rompu leurs amarres. La propriété individuelle, comme la liberté, exige un apprentissage et ne peut que provoquer des désastres chez les peuples qui ne sont pas prêts à la recevoir 144.

Aussi, Bolivar limitait-il le droit de propriété des Indiens en leur interdisant d'aliéner les terres pendant 25 ans, mesure analogue à celle que nous avons appliquée aujourd'hui au Maroc, après avoir fait en Algérie de cruelles expériences 145. Mais les Péruviens ne comprirent pas combien les dispositions du Libérateur étaient prudentes ; une loi du 23 mars 1828 déclara que les Indiens sachant lire et écrire pouvaient vendre leurs terres librement et le Code Civil de 1852 établit la propriété quiritaire et le partage égal des héritages. Aussi des abus ne manquèrent-ils pas de se produire, provoquant des plaintes et même des menaces de révolte. Il faut reconnaître qu'à cet égard les vice-rois d'Espagne ont été infiniment plus sages que les assemblées républicaines du Pérou.

Heureusement, la force de la tradition en Amérique du Sud est telle que les communautés ont subsisté en dépit des textes qui les condamnaient à disparaître. A la fin du XIXe siècle, la loi continuait d'ignorer ces groupements, mais le Gouvernement ne s'acharnait plus à les détruire. Aussi a-t-il pu se former un droit coutumier indien que les juristes ont étudié : la famille est restée une entreprise de travail collectif dans laquelle les enfants, même majeurs, dépendent du père tant qu'ils sont célibataires.

Cependant peu à peu les théories ont dû céder devant les faits ; les comuni­dades de indígenas ont bénéficié de jugements favorables (arrêts de la Cour Suprême des 31 mars 1909, 1er juillet 1911, 2 avril 1912, 6 décembre 1917. 1er mai 1918), des lois spéciales les ont visées (art. 235 du Code des Eaux), enfin article 58 de la Constitution de 1920 a reconnu leur existence et l'article 41 du même texte a déclaré l'imprescriptibilité de leurs biens 146. Depuis lors, les mesures qui les concernent se sont multipliées : un décret du 24 juillet 1925 a ordonné de procéder à l'établissement de plans cadastraux des propriétés collectives, un décret du 28 août de la même aimée a établi un registre officiel des communautés et un décret du 8 janvier 1926 a réglementé l'irrigation des terres appartenant à ces groupements 147. Aucun texte cependant n'a encore prévu la représentation légale de ceux-ci ; une action contre la communauté doit être dirigée contre tous ceux qui la composent et aucun membre ne peut passer contrat pour le compte des autres : par exemple, nul ne saurait obtenir un emprunt hypothécaire gagé sur la terre commune. Par suite, lorsqu'un désaccord surgit entre les membres, le groupe se trouve paralysé et des querelles intestines s'élèvent dont les étrangers tentent de profiter pour s'approprier des lots de terrain 148. .

Par une réaction complète contre la politique antérieurement suivie, le Gouvernement actuel cherche à reconstituer les domaines collectifs en réincorporant les fractions individualisées. Il va jusqu'à exproprier des haciendas pour les répartir entre les communautés 149. Nous assistons ainsi à un curieux retour à l'économie primitive.

Le fondement de ces communautés, c'est toujours l'ayl'u. Quoique maintenant son caractère propre, il a subi un certaine évolution interne en raison de l'extension du principe électif 150. Ce sont le plus souvent des autorités lues qui répartissent chaque année les terres, mais en réservant parfois certaines fractions pour des buts nouveaux, par exemple pour couvrit les frais des procès. Les lots ne sont pas toujours égaux, les plus importants étant attribués aux copartageants qui ont rendu des services à la communauté. Tous sont cultivés par le chef de famille, assisté de sa femme er de ses enfants, et aidé, s'il y a lieu, par ses voisins (minka). Bien souvent, lors de la répartition, l'Indien demande à cultiver le même lot qui lui était antérieurement attribué et ainsi se constitue une sorte d'usufruit à vie, parfois transmissible aux héritiers; mais la communauté garde toujours le droit de propriété.

Cisneros estime que le nombre de ces groupements, sur tout le territoire de la République, est de près de 1 500 et que, sur 616 000 Péruviens formant la population de 12 provinces du plateau, 219 000 soit plus du tiers, vivent aujourd'hui en communauté 151.

En Bolivie, les communautés ont été également abolies en 1866, mais la loi est restée lettre morte dans bien des districts. Mc. Bride calcule que 67 % des Indiens des hauts plateaux de Bolivie, c'est-à-dire des cinq provinces de La Paz, Potosi, Oruro, Cochabamba et Chuquisaca, vivent en communauté et qu'ils cultivent le vingtième du territoire de la République 152.

 

Sur les bords du lac Titicaca, en région aymara, le chef de famille transmet à ses héritiers son lot de terre qui reste indivis entre eux 153. A Susques, dans l'Ata­cama, la terre est propriété de la communauté, mais c'est peut-être là une création des Jésuites 154. Bandelier rapporte que chaque famille indienne de l'île Titi­caca reçoit du cacique un lot de terre qu'elle cultive pendant un an et qui est laissé ensuite en jachère rendant plusieurs années 155. Mc. Bride constate l'existence de communautés avec culture de la terre en commun au nord-ouest du lac Titicaca et il signale à la Collana, près de la Paz, dans un site peu accessible, un groupement dont le régime foncier est identique à celui que nous venons d'étudier : terres communes pour la pâture, répartition, périodique des terres labourables 156. Suivant Tello et Miranda, dans la région de Casta, l'ayl'u demeure très vivant, mais le tupu, appelé čurka, est héréditaire par famille. La réparation des canaux se fait en commun, les habitants se rassemblent musique en tête, en habits de fêtes, et leur travail est coupé par des danses et des chants 157. Dans le district de Coporaque, au bord de l'Apurimac, les terres sont réparties par roulement tous les 5, 8, 10 ou 12 ans suivant leur qualité 158. En somme, nous trouvons sur le plateau toute une série de modes d'appropriation correspondant à des étapes différentes d'évolution, s'étageant entre le collectivisme et l'individualisme 159.

 

Est-ce à dire que le système des communautés agraires soit supérieur à tout autre ? En aucune façon. Au Pérou même, les terrains appartenant à des collectivités sont toujours moins bien cultivés que ceux qui font l'objet d'une propriété privée 160. Le proverbe : « Bien communal, bien condamné » est vrai en tout lieu. Les possesseurs temporaires n'améliorent pas les lots qu'ils reçoivent, étant peu soucieux de construire des terrasses ou de creuser des canaux dont d'autres profiteront. Le système communautaire favorise grandement la paresse naturelle des indigènes ; elle maintient dans le désœuvrement une partie de la population, tandis que l'industrie sud-américaine manque de bras. Cette conséquence est d'autant plus redoutable que celui dès Indiens qui est parvenu par le travail et par l'épargne à se constituer un petit capital est tenu de supporter les frais des fêtes religieuses 161. Privées du stimulant de l'intérêt personnel, les communautés demeurent arriérées, incapables d'adopter des systèmes de culture moderne et se perpétuent surtout dans les pays pauvres, dans la puna. Mais ces arguments ne nous permettent pas d'établir la supériorité de la propriété individuelle sur la propriété collective en pays sud-américain, car il faut tenir compte de la mentalité des populations. Les Indiens livrés à eux-mêmes ne savent pas se défendre, et la propriété collective offre ce grand avantage de les empêcher de tomber dans le prolétariat. Elle seule est capable d'arrêter les empiètements et les usurpations des blancs et surtout des métis, toujours prêts à profiter de l'inexpérience et de la nonchalance de l'indigène pour lui arracher son lopin de terre ; elle est une garantie de vie et d'indépendance pour le paysan du plateau. « La question indienne au Pérou, dit Means, est celle de la communauté indigène 162. » Tous les auteurs reconnaissent que le système communautaire présente des inconvénients, mais tous admettent qu'il serait imprudent de le supprimer purement et simplement et que les vice-rois d'Espagne ont été bien inspirés de le maintenir 163. On serait tenté de répéter à propos du Pérou ce que disait Sumner Maine des communautés qui existent aux Indes anglaises : « Les conquêtes et les révolutions semblent avoir passé sur elles sans les troubler ni les déplacer, et les systèmes de gouvernement les plus bienfaisants pour l'Inde ont toujours été ceux qui les ont prises pour base de leur administration 164. » Les Inka n'ont pas agi autrement, mais la question ne se posait pas de la même manière de leur temps ; les inconvénients de la propriété collective, prime à la paresse, épuisement du sol, n'existaient pas à une époque où le travail était obligatoire et strictement surveillé ; ils sont la conséquence d'un régime de liberté.

Reconnaissons donc la sagesse de la politique agraire des anciens souverains du Pérou. En vain Cunow essaye-t-il d'arracher aux Inka un peu de leur gloire en expliquant que les fondements de leur organisation si vantée existaient avant eux ; c'est un grand mérite au contraire que d'avoir maintenu dans le cadre d'un Empire les institutions établies dans des sociétés restreintes.

Mais il y a autre chose que ces survivances dans le système péruvien.


Lisez le DOSSIER sur le SOCIALISME

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11 mai 2011 3 11 /05 /mai /2011 04:22
L'Empire socialiste des Inka

Université de Paris — Travaux et mémoires de l'Institut d'Ethnologie — V (1928)

par Louis Baudin
Professeur à la faculté de Droit de Dijon

Chapitre V — Le fondement économique de l'empire. Le principe de hiérarchie

 


« Quelles sont les vieilles vérités desséchées dont nous faisons notre nourriture ?... C'est cet axiome suivant lequel la basse classe, la grande masse du peuple serait l'élite de la nation, le peuple même, que l'homme du peuple, que tous ces êtres imparfaits et inexpérimentés auraient le même droit de juger de diriger et de gouverner que les quelques hommes véritablement nobles d'esprit. »


(Ibsen, Un ennemi du peuple. Acte IV.)

 

Bien avant même que les Inka eussent établi leur puissance, la pression de la population avait obligé les Indiens à perfectionner leurs méthodes de culture par des travaux exécutés en commun, des irrigations et des terrassements. Elle avait exigé de la sorte un labeur constant et concerté, et avait favorisé une centralisation dont nous trouvons les exemples à Čimu et à Tiahuanaco. Il faut un chef aux tribus qui manquent de terre et qui doivent unir leurs efforts pour tirer leur subsistance d'un sol ingrat ; l'obéissance passive est leur condition de vie.

Quand le sinši, premier chef temporaire, est devenu permanent, il a trouvé des hommes prêts à subir sa loi. Brisant les cadres géographiques, il a soumis les peuples voisins de gré ou de force et arraché au sol une fraction de ses propres sujets pour en faire des fonctionnaires, premier noyau de la caste qui allait être son soutien 1. On peut ainsi supposer que le principe de hiérarchie a été, dans mie certaine mesure, un corollaire du principe de population.

La société inka fut étonnamment hiérarchisée et ce point suffit à la distinguer de tous les systèmes socialistes modernes construits sur des idées de nivellement. L'égalité n'existe au Pérou qu'entre individus du même rang social ; c'est le système militaire dans lequel tous les soldats sont égaux entre eux.

Le chef suprême, l'Inka, prend un titre divin qui accroît son prestige et facilite ses conquêtes, « ce que toutes les nations du monde ont fait, si barbares qu'elles aient été » 2. Il est le fils du Soleil. Sur la côte même du Pérou, avant les Inka, il y avait des rois qui se faisaient adorer par leurs sujets 3. C'est pourquoi tous les historiens ont insisté sur le caractère théocratique de l État péruvien. Rien n'est plus vrai si nous nous plaçons un point de vue de l'homme du peuple, de l'hatunruna, mais il ne faut pas' oublier qu'au Pérou, à des différences de situation sociale correspondent des différences de conception.

Prenons d'abord cet hatunruna, modeste habitant d'un village du plateau. Pour lui, l'Inka est infaillible et adorable, ses ordres sont absolus, les luttes qu'il engage sont des guerres saintes. « Les Inka, dit Velasco, construisirent leur trône sur les puissances de l'âme et non sur le sang de leurs vassaux » 4.

Après les fondements économiques de l'Empire, voici donc les fondements religieux. Il est certain que l'organisation sociale est « parallèle au dogme » et révèle une unité essentielle, les faits naturels étant considérés comme une expression de la puissance divine 5, mais il est exagéré de comparer les Kičua aux disciples de Mahomet 6 ou aux croisés allant combattre l'infidèle, comme le fait Prescott 7, ou d'écrire que « les Incas étaient une sorte d'hommes entre les missionnaires et les conquérants ; ils prêchaient l'épée à la main et combattaient avec le catéchisme sous le bras 8 » !

Le sentiment de la hiérarchie était poussé si loin que nous le découvrons même en matière de religion. A côté des croyances populaires, existaient les croyances de l'élite et si les auteurs ont souvent hésité à qualifier la religion des Kičua, c'est peut-être qu'ils n'ont pas toujours fait cette distinction 9. Il est d'ailleurs naturel de proportionner les connaissances à l'intelligence des sujets. Au Pérou, le vulgaire adorait les forces de la nature et avant tout le Soleil. Comment l'Indien, après la longue nuit glacée passée dans la puna ne serait-il point prosterné devant cet astre qui lui versait à pleins flots la lumière, la chaleur, la gaieté et l'espoir ? Le soleil était le principe et la fin du monde ; la lune était à la fois sa sœur et sa femme, les étoiles ses serviteurs, l'Inka son fils, la foudre sa malédiction.

Le culte n'était pas seulement solaire : les Indiens voyaient une manifestation divine en toute chose, un miracle en tout phénomène et ils tenaient pour sacrés les huaka, terme par lequel ils désignaient tout ce qui sortait de l'ordinaire : un haut sommet, une bête étrange, une fleur rare. Dans la seule ville de Cuzco on comptait 340 huaka 10. Ce n'est pas à dire toutefois que les conceptions étaient purement matérielles. Loin de là, les Indiens admettaient, comme Platon, que toute chose créée a son essence spirituelle ; ils figuraient même cet archétype par des images grossières qu'ils vénéraient : l'essence du maïs, l'essence du lama avaient la première place dans ce culte 11. L'élite croyait même à un être suprême abstrait, Pačakamak ; elle y savait que l'esprit créateur ne peut pas être représenté sous une, forme visible et concevait l'élément divin comme irréductible à l'homme 12.

De ce fondement religieux la loi tirait sa puissance 13. La loi, c'était la volonté de l'Inka, elle n'avait donc en elle-même aucun élément de stabilité, mais le remarquable esprit de continuité dont les souverains faisaient preuve suppléait à l'absence de texte; chacun des chefs suivait si parfaitement la politique de son prédécesseur qu'un seul et même homme vivant durant deux siècles n'aurait pas agi autrement. Aussi les décisions des souverains étaient-elles pour ainsi dire codifiées par les gardiens de kipu qui les conservaient grâce à leurs cordelettes, et les amauta ou savants étaient chargés de les interpréter 14. Wiener, dans son Essai sur les institutions politiques, religieuses, économiques et sociales de l'Empire des Incas prétend « reconstituer » le code kičua d'après Blas Valera et Garcilaso ; Brehm, reproduit fidèlement par Hanstein, énumère 24 lois de l'Inka 15 ; mais ce sont là des listes hypothétiques.

A côté des règles édictées par l'Inka subsistaient les coutumes locales : « Il n'y avait aucune chose, remarque Ondegardo, qui pût tellement fixe que la volonté de l'Inka ne pût la changer... mais cette volonté ne modifiait jamais la coutume pour donner à l'un ce qui était à l'autre 16. » Nous touchons ici à un principe important de la politique péruvienne : le respect des institutions établies. Les souverains ont toujours cherché à modifier aussi peu quel possible les modes d'existence des tribus qu'ils soumettaient, mais en leur imposant toutefois certaines règles communes, destinées à unifier l'Empire : par là même, ils ont prouvé qu'ils étaient de grands chefs d'État. Leur tâche a d'ailleurs été facilitée par l'homogénéité de culture de tous les peuples andins, résultat de leur identité d'origine, par ce substratum ethnique dont nous avons parlé. Sur les règles coutumières ancestrales se greffaient les règles établies par les conquérants péruviens, et l'ajustement des unes aux autres était réalisé avec beaucoup de prudence et de modération en laissant le temps faire son œuvre.

La tolérance religieuse des Inka a été une conséquence de ce principe. Les dieux des vainqueurs ne remplaçaient pas les dieux locaux, mais se superposaient à eux. Les idoles des provinces conquises étaient envoyées à Cuzco, dans le temple du Soleil, sorte de « panthéon romain » 17 où en même temps elles servaient d'otages, et leurs adorateurs étaient libres de continuer à les vénérer, à la condition de vénérer aussi le Soleil.

La loi, étant divine, devait être obéie. Spencer l'a noté à juste titre en s'appuyant sur l'autorité de Prescott et de Garcilaso 18 : toute violation de.la loi devenait un sacrilège, et le code pénal construit sur cette idée était d'une implacable rigueur.

Quant à la publication des lois, elle était assurée par les fonctionnaires qui proclamaient les décisions du souverain sur les marchés où les Indiens avaient coutume de se rendre.



« Vraiment à celui qui a rejeté les mobiles ordinaires des hommes et qui a osé se prendre lui-même pour maître, il faut une force divine. »


(Emerson, Essai sur la confiance en soi-même.)


 

Au sommet de la hiérarchie : le chef, l'Inka.

De nombreux récits ont popularisé la silhouette de cet homme-dieu qui résume l'Empire entier 19. Le souverain port des vêtements de la plus fine laine de vigogne : une camisole tombant jusqu'aux genoux, une casaque servant de manteau, ses pieds sont chaussés de sandales, de laine blanche, à son côté pend une bourse pleine de coca, une tressé multicolore s'enroule cinq ou six fois autour de sa tête, sur son front se détache l'insigne du pouvoir, le lautu, ou borla des Espagnols, étroit cordon rouge fixé de chaque côté sur la tempe 20, d'énormes bijoux sont suspendus à ses oreilles, et sur ses cheveux, coupés très courts, se dressent deux plumes de l'oiseau curiquingue 21. Jamais il ne met deux fois le même vêtement, jamais il ne boit deux fois dans le même vase, ses femmes et ses sœurs seules sont considérées comme dignes de le servir. La vaisselle est en or, le trône d'or massif repose sur une grande table en or et la litière est couverte de plaques de métal précieux.

Pour se faire une idée de la cour de Cuzco, il faut lire dans les anciennes chroniques le récit de l'arrivée d'Atahualpa et de sa suite à Cajamarca, où ­Pizarre les attendait : guerriers aux costumes azur et or, nobles drapés dans des étoffes éclatantes et parés d'ornements d'argent et d'or, l'Inka enfin sur son trône en or, portant au cou un collier d'émeraudes et sur la tête les plumes d'oiseau sacré, une vraie féerie 22 !

Nul n'osait regarder l'Inka en face, nul ne pouvait approcher de lui sans avoir les pieds nus et sans porter sur la tête un fardeau en signe de soumission. Quel spectacle plus touchant que celui de ce général indien revoyant pour la première fois son souverain prisonnier des blancs ? Pieds nus, une charge sur les épaules, il tombe à genoux et ne peut retenir ses larmes, tandis que l'Inka demeure digne et impassible comme il convient à un monarque 23.

Les Espagnols ont à maintes reprises rendu hommage au caractère de ceux des Inka qu'ils ont pu connaître. Atahualpa, quoique bâtard et peu digne d'être pris pour type de souverain, fait cependant l'admiration de ses bourreaux par sa bravoure, sa sagesse et sa majesté 24. Plus tard, l'Inka Manko, luttant contre les envahisseurs, se montre courageux et intelligent.

Tel l'Inka apparaît au peuple, magnifique et formidable ; son immense puissance repose moins sur la force matérielle de ses armées que sur la force morale de la religion et de la science. Il n'est pas seulement le chef, il est un savant, car il a suivi les cours des amauta qui professent à Cuzco, il aime à s'entretenir avec eux, parfois il enseigne lui-même 25. Il est le Père spirituel de ses sujets, dont il doit être à la fois craint et aimé ; « son autorité atteignait la conduite la plus secrète, la pensée même de l'individu » 26.

Le plus surprenant est que l'Inka n'ait pas abusé de sa puissance ; sans doute, il regarde son peuple avec quelque commisération, un peu comme un « maître regarde ses animaux » 27, mais on a vu de mauvais maîtres martyriser les bêtes confiées à leurs soins, l'Inka n'est pas de ceux-là et son mérite est grand de n'avoir point agi avec cruauté, car les chefs de la plupart des tribus voisines, tyrans sanguinaires, lui donnaient le mauvais exemple : sur la côte existait la sodomie, dans les forêts orientales et sur le plateau même régnait l'anthropophagie 28 ; Garcilaso raconte que les Karanki se révoltèrent contre l'Inka parce qu'ils ne pouvaient plus manger de chair humaine, massacrèrent les Péruviens et les dévorèrent 29 ; d'après d'autres chroniqueurs, le tyran de l'île de Puná réduisait ses ennemis en esclavage, faisait garder ses femmes par des eunuques et se livrait à des actes de cannibalisme 30. En Colombie, les chefs Čibča avaient des esclaves et pendaient en masse leurs sujets 31. Au contraire, au Pérou, l'assassinat, le vol, l'adultère étaient si sévèrement punis qu'ils n'existaient pour ainsi dire pas dans l'Empire. Cabet, en décrivant dans son Icarie une société où le crime était inconnu, ne se doutait pas que son rêve avait été une réalité 32.

Le plus grand mérite de l''Inka est d'avoir donné à son peuple une morale 33. Sans doute lui-même n'obéit pas absolument à cette morale, le principe de hiérarchie joue ici comme dans tous les autres domaines. La classe dirigeante a sa morale, comme elle a sa religion, et l'Inka lui même aux yeux du peuple semble véritablement situé par delà le bien et le mal.

Quel plus bel éloge de l'Empire que celui contenu dans ce testament d'un soldat 4e la conquête pris de remords : « Les Inka gouvernèrent leur peuples de telle manière qu'il n'y avait ni un voleur, ni un homme vicieux, ni un fainéant, ni une femme adultère, ou de mauvaise vie 34... » ?

On le voit, l'Inka n'a rien du tyran que certains ont imaginé : Maints traits attestent la grandeur de son caractère et la noblesse de sa pensée. Au milieu des guerres les plus sanglantes, il est toujours prêt à écouter les propositions de paix, Il respecte les mœurs des habitants et garde leurs chefs au pouvoir, comble de cadeaux ses anciens ennemis pour se les attacher, exige que les terres des veuves, des vieillards et des malades soient cultivées par les communautés indiennes, et surtout il est juste : nul coupable, grand ou petit ne peut espérer échapper au châtiment. Il veut que les lois soient respectées, il sait que toute faiblesse à l'égard du coupable est un danger pour l'innocent et qu'il est souvent plus méritoire de punir que de pardonner.

Certes, pour le peuple, comme le romancier l'a dit du Pharaon, l'Inka était bien le « dieu, à l'éternité près » ; mais quelle différence entre les deux monarques ! Alors que le roi d'Égypte réduisait ses ennemis vaincus en esclavage et pillait leur pays, le souverain du Pérou donnait de grandes fêtes en leur honneur et leur envoyait ses ingénieurs pour leur apprendre la culture de la terre.

Aux yeux du pauvre Indien du plateau, n'y avait-il pas vraiment dans la conduite de l'Inka quelque chose de divin ?

 

Mais le peuple jugeait-il son maître sainement ? Rien n'est plus douteux. L'Inka ne masquait-il pas sous une habile politique une ambition démesurée ? C'est fort probable. Avait-il même le pouvoir absolu ? Brehm, Lorente, Buschan, Martens, d'autres encore insistent sur le « pouvoir infini de l'Inka ». Prudemment, H. Trimborn qualifie ce pouvoir de « presque absolu 35 ». En fait, des limites existaient à la puissance du souverain, mais elles n'étaient pas apparentes pour la masse. L'élite de la nation contrôlait les actes du chef. C. de Castro explique que Huayna-Kapak, avant de quitter Cuzco pour une expédition lointaine, réunit les cortes (tubó cortes), leur expliqua la nécessité et le but de la guerre qu'il entreprenait et désigna un héritier 36. Cieza de León parle d'un conseil que l'Inka consultait avant de prendre des décisions importantes et, par ailleurs, raconte comment l'Inka Urko, ayant lui devant des Čanka, fut déposé et remplacé par Pačakutek 37. Ces témoignages concordent avec celui d'Anello Oliva, d'après qui les plus âgés et les plus habiles parmi les chefs formaient une espèce de Sénat que Huayna-Kapak consultait dans les occasions difficiles 38 : Morua fait allusion à un « conseil d'orejones » composé des principaux caciques, c'est-à-dire sans doute des grands personnages, et qui dirigeait les affaires tant que l'Inka n'avait pas reçu la borla. Plus loin, il explique clairement que quatre orejones formaient ce conseil suivant l'Inka en tout lieu, ce que répète Cobo, qu'ils étaient affectés chacun à une partie de l'Empire et que l'un d'eux avait un pouvoir supérieur aux autres étant comme un « président du conseil » 39. Il est donc certain que le monarque n'était pas absolument libre d'agir à sa fantaisie. Des règles traditionnelles s'imposaient à l'homme-dieu lui-même. Fidel López a peut-être vu juste dans cette question : « La volonté du souverain, écrit-il, se trouvait limitée par un rituel de cour et par une sorte d'initiation quasi-maçonnique dont les règles et formules sacramentelles garantissaient le droit des divers corps de l'État et celui des particuliers 40. » Cette initiation, dont parle F. López, faisait partie intégrante de l'instruction très complète que recevait le souverain, car celui-ci, loin d'être élevé dans le luxe et dans la fainéantise, était au contraire pendant si jeunesse plus durement traité que tous les autres enfants de sang royal.

Ce contrôle du pouvoir n'était pas inutile, car l'Inka, quoique fils du Soleil, n'en était pas moins homme et pouvait être stupide ou méchant, tel l'Inka Urko, lâche et vicieux, que nous avons déjà cité 41. Divin aux yeux de la foule, le souverain ne l'était pas aux yeux des siens 42 et, s'il se trouvait placé en dehors de la morale commune, apparaissant au peuple comme le symbole même du bien, il n'était pourtant pas au dessus de toute morale 43.

Le pouvoir ainsi défini était héréditaire, mais ici encore des précisions sont nécessaires. L'Inka avait plusieurs femmes, hiérarchisées elles-mêmes comme tous les habitants de l'Empire: d'abord, la sœur aînée, la Koya que l'Inka épousait, comme le Pharaon d'Égypte, afin de maintenir la pureté du sang de sa race 44, puis, les concubines de sang royal pal'a, et enfin les concubines étrangères à la famille mamakuna 45. L'héritier légitime devait être un fils de la femme légitime, c'est-à-dire de la sœur, mais ce n'était pas le fils aîné qui montait d'office sur le trône, le souverain régnant choisissant celui de ses fils qui lui paraissait le plus capable et laissant ainsi toujours une certaine place au mérite 46. ,A défaut de fils de la Koya, un des bâtards était désigné 47.

Las Casas nous conte les embarras de Pačakutek qui, ayant choisi un de ses fils et n'ayant pu l'instruire à les choses du gouvernement et de la guerre, le remplace par un autre, et Garcilaso nous explique comment l'Inka Yahuar-­Huakok, inquiet du mauvais naturel de son fils aîné qui prend plaisir à tour­menter les autres enfants de son âge, enferme le petit drôle dans un parc où il le condamne à garder les troupeaux du Soleil et choisit un autre héritier 48. Le seul exemple que nous connaissions de violation de la règle successorale est celui de Huayna-Kapak qui épousa la fille du roi vaincu de Quito et plaça sur le trône de ce royaume le fils qu'il eut de cette union en laissant à l'héritier légitime le reste de l'Empire. Cette violation ne porta pas bonheur aux Péruviens, puisqu'elle fut la source des guerres civiles qui favorisèrent la conquête espagnole.

A la mort de l'Inka, de grandes démonstrations avaient lieu dans toutes les villes, des femmes et des serviteurs s'immolaient volontairement pour suivre le défunt dans l'au-delà. A ce moment, pour éviter qu'un usurpateur ne profitât du désordre, plusieurs centaines de guerriers montaient la garde autour du palais royal 49. Puis le corps du défunt, momifié comme en Égypte, était placé dans le temple du Soleil à Cuzco, et un nouvel Inka venait présider aux destinées de l'Empire 50.



« La civilisation avance par les hommes supérieurs, non par les foules. »


(V. Duruy, Histoire des Romains, t. 6, p. 392.)

 

Déjà l'exposé qui précède a permis de mesurer l'abîme qui sépare l'élite de la masse. Sans une élite fortement constituée, aucune civilisation ne saurait naître, aucun Empire ne saurait exister. Aussi les Inka, avec cet esprit de méthode qui les caractérise, ont-ils apporté tous leurs soins à la formation physique intellectuelle et morale de ceux qui devaient être le soutien de leur trône.


Au Pérou, l'instruction était réservée à l'élite seule : « Il ne faut pas enseigner aux petites gens, disait l'Inka Roka, ce qui ne doit être su que par de grands personnages » 51.

Cette mesure nous donne le sens de la politique inka. Nul ne peut commander s'il n'est instruit. Mais à quoi bon instruire ceux qui doivent seulement obéir ? Pourquoi lancer dans le monde une armée de derni-savants, comme l'Europe en a tant vus, dont la superbe réduit au silence et maintient dans l'obscurité les vrais penseurs ?

Les écoles se dressaient à Cuzco sur la place principale, à proximité des palais royaux de Roka et de Pačakutek. Les professeurs étaient ces fameux amauta, gardiens jaloux de la science, qui, suivant Montesinos, détinrent jadis le pouvoir et conservèrent entre leurs mains le flambeau de la civilisation dans Tampu-Toko, la cité mystérieuse cachée au milieu d'inaccessibles montagnes, pendant que les invasions étrangères désolaient le pays 52. Les amauta instruisaient en sciences profanes et religieuses à la fois ; aucune des connaissances acquises de leur temps ne leur demeurait étrangère : mathématique, astronomie, statistique, théologie, histoire, politique, poésie, musique, chirurgie et médecine ; ils composaient des tragédies et des comédies qu'ils représentaient eux-mêmes et ils étaient chargés d'interpréter la loi 53. Peut-être encore remplissaient-ils les fonctions d'ingénieurs, dirigeant la construction des canaux, des routes, des' forteresses et des cités, et fabriquaient-ils certains ornements du culte et certains objets précieux destinés aux grands dignitaires.

Suivant Morua, la première année était surtout consacrée à l'étude de la langue, la deuxième à celle de la religion et des rites, la troisième à celle des kipu, la quatrième à celle de l'histoire 54. Tout l'enseignement aboutissait à un examen de caractère militaire, nommé huaraku, qui avait lieu tous les ans ou tous les 2 ans à Cuzco, et permettait aux Inka de s'assurer que les futurs membres de l'élite étaient capables d'être des chefs d'aimée. Les candidats étaient mis d'abord au régime de l'eau pure et du maïs cru, sans piment ni sel, pendant 6 jours ; puis ils étaient convenablement restaurés et prenaient part à une course, aux portes de la ville, sous les yeux des familles qui les encourageaient par leurs cris, exaltaient les vainqueurs et blâmaient les retardataires. Ensuite, divisés en deux camps, ils combattaient les uns contre les autres avec tant d'ardeur que certains d'entre eux étaient parfois blessés ou tués. Les exercices physiques se terminaient par la lutte et le tir à l'arc et à la ronde. Les épreuves morales leur succédaient le candidat devait rester 10 nuits de suite en sentinelle, recevoir des coups sans proférer une plainte, demeurer impassible alors qu'un chef faisait mine de lui fracasser le crâne avec une massue ou de lui piquer la figure avec la pointe d'une lance. Il n'avait plus enfin qu'à prouver ses connaissances techniques en fabriquant un arc, une fronde et une paire de sandales 55.

L'aspirant qui, à un moment quelconque, manifestait quelque fatigue ou quelque crainte était honteusement éliminé ; au contraire, celui qui avait été jugé instruit, habile, courageux et doué d'une force de résistance suffisante à la douleur était reçu par l'Inka qui lui perçait lui-même le lobe des oreilles au cours d'une magnifique cérémonie. Le jeune homme avait dès lors le droit de porter des pendants d'oreilles énormes dont la dimension était proportionnée à son rang social. C'est pourquoi les Espagnols appelaient les nobles péruviens des orejones, mot à mot des oreillards 56.

Le caractère que cet enseignement conférait était commun à l'élite entière et à l'Inka lui-même ; il est tel qu'il ressort du seul drame précolombien qui soit parvenu jusqu'à nous : orgueil de caste, esprit chevaleresque, amour filial, humanité pour le vaincu, magnanimité royale. Aussi cette classe sociale mérite-t-elle plutôt le nom d'élite que celui de noblesse, car nul ne pouvait en faire partie s'il ne l'emportait sur les Indiens du peuple par l'intelligence, le savoir et la vertu 57.

Cette élite, dont la formation était l'objet de soins si attentifs, était recrutée en principe parmi les jeunes gens de sang royal, mais d'autres éléments y avaient été adjoints, aussi convient-il d'établir des catégories :

Les Inka proprement dits d'abord : c'étaient les descendants des premiers conquérants, ils étaient très nombreux puisque, grâce à la polygamie, les souverains avaient parfois plusieurs centaines de femmes 58.

Ensuite, les Inka par privilège, que cite Garcilaso 59. Fernández de Palencia parle d'eux en termes très précis : « Il y avait dans le royaume, dit-il, d'autres personnes en grand nombre, qu'on tenait pour Inka et qui portaient les oreilles perforées, mais qui ne jouissaient pas de la même considération que les autres. C'étaient des serviteurs, obligés et amis des seigneurs : capitaines et serviteurs de l'Inka à qui one perforait les oreilles 60. »

Tous ces orejones, sauf ceux qui occupaient de hautes situations en province, habitaient Cuzco ou ses environs immédiats, donnant ainsi à la capitale plus de lustre encore 61. C'était parmi eux que se recrutaient les principaux fonctionnaires civils et militaires.

Les gouverneurs et les généraux avaient des privilèges de même ordre, chacun s'entourant d'une suite de serviteurs et d'artisans par la permission expresse de l'Inka. Le général Kalikučima, au dire d'Estete, avait à sa disposition des hommes de peine chargés d'approvisionner sa maison, des ouvriers habiles à travailler le bois, trois ou quatre portiers et d'autres Indiens en grand nombre pour le servir 62. Nous retrouverons les hauts fonctionnaires civils quand nous parlerons de l'organisation administrative péruvienne.

La hiérarchie religieuse était absolument distincte de la hiérarchie civile, quoique au sommet les deux hiérarchies se confondissent. dans la personne de l'Inka. Le chef de la religion, le grand prêtre, toujours oncle ou frère du souverain, était un amauta, vivant dans une éternelle contemplation, ne mangeant jamais de viande et ne buvant que de l'eau. Aux jours de fête, ce pontife portait sur la tête une tiare ornée d'un soleil en or, couverte de plaques d'or et de joyaux et surmontée de plumes d'oiseau ; sous son menton passait une demi-lune en argent, sur sa robe de laine blanche bordée de rouge scintillaient des pierres précieuses et des ornements en or, des bracelets du même métal s'enroulaient autour de ses bras ; il avait sous ses ordres un grand nombre de prêtres, dont beaucoup résidaient en province et qui officiaient à tour de rôle pendant un certain nombre de jours. Enfin, à un degré inférieur de la hiérarchie, on trouvait les devins qui séjournaient dans les vestibules des temples, et les gardiens des lieux sacrés 63.

Également hiérarchisées, comme nous l'avons vu, étaient les femmes de l'Inka. La souveraine en titre, la Koya, portait dans les cérémonies officielles un vêtement presque aussi magnifique que celui de son époux ; elle était couverte d'un large manteau de couleurs diverses en tissu des plus fins attaché par une grande épingle ciselée en or et sa tête était ornée d'un diadème d'or et de fleurs. Nul ne devait s'approcher d'elle sans se prosterner et nul ne devait la regarder en face ; des serviteurs en grand nombre l'entouraient et, pour lui évitertout contact avec le sol, disposaient à terre devant elle des étoffes qu'ils retiraient ensuite 64.

C'est ici que nous devons mentionner une institution qui paraît avoir beaucoup étonné les Espagnols, celle des Vierges du Soleil. Ces jeunes filles, choisies pour leur beauté par les gouverneurs dans toutes les provinces, étaient réunies dans des maisons où elles passaient un certain nombre d'années. Elles étaient réparties en six catégories suivant leur classe sociale : la première était formée par des filles de grands personnages ; la deuxième comprenait des filles de dignitaires moins importants, celles-ci filaient et tissaient pour l'Inka; dans la troisième étaient groupées des filles d'orejones ; la quatrième était composée de chanteuses ; dans la cinquième étaient réunies les filles les plus belles des Indiens ordinaires ; dans la sixième se trouvaient des filles étrangères à Cuzco, chargées de travailler les terres de l'Inka 65. Ces vierges vivaient dans des palais entourés de jardins où elles recevaient une instruction pratique, couture et cuisine, et religieuse, entretien des temples et ordre des cérémonies. Leur temps d'études écoulé, quelques-unes étaient consacrées au Soleil, c'est-à-dire cloîtrées à Cuzco. Elles devenaient alors les épouses de cet astre et ne devaient jamais voir un homme, fût-il l'Inka ; elles étaient servies par des jeunes filles de haut rang et passaient leur temps à offrir des sacrifices au Soleil, à filer des vêtements pour le monarque, à préparer les pains et les boissons destinées aux offices des jours de grandes fêtes. Les chroniqueurs les qualifient de religieuses et leur maison de couvent 66.

Les jeunes filles qui n'étaient pas consacrées au Soleil étaient prises par l'Inka pour concubines ou données en mariage par lui aux grands dignitaires, les vierges de la première classe aux personnages les plus importants, celles de la deuxième à des chefs moins considérables et ainsi de suite.

Il y avait donc deux catégories de maisons, que les auteurs confondent parfois 67 : d'une part, celles de noviciat, avec un but à fa fois religieux et profane, et de l'autre le couvent, de Cuzco purement religieux 68. Les premières seules peuvent être traitées de magasins de femmes, comme le fait Bandelier avec quelque mépris 69.

Enfin il faut distinguer les religieuses cloîtrées dont nous venons de parler et les oel'a, femmes ayant fait vœu de chasteté, mais vivant chez elles et très respectées de leurs semblables. De tels vœux ne devaient pas être faits à la légère : au moindre manquement, la coupable était brûlée vive. Quant aux femmes du Soleil qui perdaient leur honneur, elles étaient enterrées vivantes, leur complice pendu, et la ville même où ce malheureux vivait était détruite 70. Une autre catégorie sociale qui doit figurer dans l'élite et qui pourtant n'est pas de souche inka, est celle des gouverneurs locaux ou kuraka, improprement appelés par les Espagnols caciques, mot emprunté au vocabulaire de Saint-Domingue. Respectueux des institutions établies, les Inka laissaient an place les chefs qui avaient accepté leur domination, même après de longues guerres 71. On trouvait ainsi dans toutes les provinces deux catégories d'agents supérieurs régionaux, d'une part ceux qui étaient nommés par le pouvoir central et de l'autre les kuraka dont beaucoup étaient héréditaires, comme nous le verrons plus loin. Ces derniers fonctionnaires ne différaient des premiers que par leur origine ; ils étaient englobés dans la même hiérarchie administrative, en sorte que des fonctions identiques étaient exercées, suivant les circonscriptions, tantôt par des Indiens venant de la capitale, tantôt par des Indiens originaires de ces circonscriptions elles-mêmes. Dans les seules provinces voisines de Cuzco qui formaient le berceau de l'Empire, les kuraka avaient disparu 72. Certains auteurs espagnols ont confondu ces personnages, Cobo par exemple et même Santillán 73. Le vice-roi F. de Toledo a porté cette confusion à son comble en cherchant à établir que l'Inka nommait et révoquait à sa guise les kuraka ;considérant le Roi d'Espagne comme substitué au monarque disparu, il comptait en profiter pour remplacer les chefs indiens par des Espagnols et détruire ainsi tout vestige d'autonomie régionale 74. Par contre, les gouvernements nommés jadis par l'Inka ont cherché au moment de l'écroulement de l'Empire, à se faire passer pour kuraka, de manière à devenir héréditaires, et les kuraka de leur côté ont tenté d'éliminer les gouverneurs et de reconquérir le pouvoir dont ils jouissaient avant d'avoir été soumis par les Inka. On comprend que, dans ce chaos, les enquêteurs espagnols d'abord et les historiens modernes ensuite aient eu quelque peine à se reconnaître.

Les renseignements donnés par les premiers chroniqueurs eux-mêmes sur les kuraka, quoique spécifiant nettement leur caractère, sont vagues et contradictoires au sujet de leurs attributions. Rien d'étonnant à cela : tous ces chefs devaient jouir de pouvoirs différents suivant le rang qu'ils occupaient dans l'administration. Pourtant il existait des règles qui les concernaient spécialement. Tous les ans, ou tous les deux ans, suivant la distance où ils se trouvaient de Cuzco, ils étaient tenus de se rendre dans cette capitale et leurs fils devaient y résider, afin de recevoir une éducation spéciale 75. En outre, l'Inka donnait à chacun d'eux une femme de sa race. C'étaient là des mesures d'assimilation fort habiles et qui paraissent avoir en général réussi.

Quant à la succession des kuraka, elle se réglait différemment suivant les pays. Cobo écrit qu'elle passait au fils aîné, ou si celui-ci était incapable au deuxième fils, ou à défaut de fils, au frère. Herrera indique comme ordre de succession le frère, puis le fils aîné, ou bien le fils aîné, puis le cadet. Dans la région de la Paz, le successeur était un frère ou sinon un neveu 76. Parfois les sujets eux-mêmes choisissaient le fils du kuraka qu'ils préféraient, cas très rare où le peuple était appelé à se prononcer 77. Garcilaso écrit que Pačakutek confirma le système successoral « conformément à l'antique coutume de chaque province ». De même dans le nord de l'Empire, selon A. Bello Gayoso, « l'ordre de succession des caciques varie suivant les provinces, tantôt frères, tantôt fils, tantôt neveux » 78. Remarquons toutefois que l'Inka intervenait lui-même fréquemment ; dans la province de Huamanca, il choisissait un des fils ou à défaut un proche parent 79. Betanzos rapporte que l'héritier était désigné parmi les enfants de la femme donnée par l'Inka au kuraka défunt 80.

Peut-être même dans certaines provinces, l'Inka avait-il jugé nécessaire de ne point tenir compte des règles coutumières et de supprimer l'hérédité des charges comme le dit Sarmiento 81. En somme, il semble que l'Inka en général désignait le successeur du kuraka, mais en respectant la coutume locale.


 

Nous étudierons au cours de ce travail la condition des hommes du peuple, des hatunruna. Quelques-uns d'entre eux se trouvaient placés dans la hiérarchie sociale un peu au-dessus de la masse des contribuables, c'étaient les petits fonctionnaires qui formaient un embryon de classe moyenne 82 et peut-être les fondeurs, argentiers, lapidaires et autres ouvriers d'art que Velasco appelle « citoyens d'honneur » 83. Mais la grande majorité de la ­population était composée d'agriculteurs.


 

Cette catégorie d'Indiens se trouve placée en marge de la société inka ; elle comprend des individus qui sont de véritables esclaves et d'autres devenus grands dignitaires. Il y a là un état de choses tout à fait anormal dans la société stratifiée de l'ancien Pérou.

 

Le premier sens du mot yanakuna fut certainement péjoratif. Lors d'une conjuration conduite contre Tupak-Yupanki par un de ses frères, 6 000 Indiens convaincus d'avoir fabriqué des armes pour le compte des révoltés furent rassemblés dans la ville de Yanayaku afin d'y subir un châtiment exemplaire. La sœur et épouse du monarque demanda grâce pour eux et l'Inka pardonna, mais il condamna les coupables à servir les vainqueurs, eux et leurs descendants 84. Comme le dit Cieza de León, les yanakuna étaient des « domestiques héréditaires », criados perpetuos 85.

 

C'est le seul cas au Pérou où une tribu ait été réduite en esclavage et encore était-ce une mesure d'humanité, car les conjurés et leurs complices avaient encouru la peine de mort. Si les souverains étaient pleins de mansuétude pour les ennemis vaincus, ils n'avaient aucune pitié pour les révoltés.

On dira peut-être, il est vrai, que s'il n'existait pas d'esclavage au Pérou, c'est parce que la population entière était esclave. Il faut bien avouer que dans un système quasi-socialiste la différence entre l'homme libre et l'esclave est parfois difficile à faire.

Or, il arriva que ces Indiens furent mêlés aux autres serviteurs fournis à titre de tribut au monarque comme nous l'expliquerons, et dont ils ne semblent avoir différé que par le caractère héréditaire. Tous furent appelés yanakuna ; par suite, leur nombre s'accrut, d'autant plus que chaque nouvél Inka avait droit à une domesticité, et que le même nom fut également donné aux serviteurs des kuraka et des grands fonctionnaires. Le souverain distribua des yanakuna, comme des femmes ou des marchandises, en guise de présents à ses sujets 86.

Les yanakuna ne relevaient pas des juges ordinaires et ne se rattachaient à aucun organisme local ; ils n'étaient pas comptés dans les statistiques, parce qu'ils n'étaient pas contribuables, leur travail appartenant exclusi­vement à leur maître 87. Aux armées, ils accompagnaient les troupes pour porter les bagages 88, plusieurs d'entre eux étaient employés au service des temples 89.

L'évolution ne s'arrêta pas là ; un peu de la gloire de l'Inka rejaillit sur ceux qui l'entouraient, et le service de l'homme-dieu fut considéré comme un honneur. Les provinces lui envoyèrent en tribut les meilleurs parmi les jeunes gens pour être yanakuna. Bien plus, les serviteurs attachés à la personne d'un haut fonctionnaire ou d'un prince royal finissaient par faire partie de la maison, par gagner la confiance du maître, par obtenir des faveurs et des prérogatives. Quelques-uns d'entre eux devenaient ainsi des personnages considérables ; l'Inka les nommait gouverneurs et leur donnait des femmes 90. En sorte que, parfois, par un singulier paradoxe, ceux qui remplissaient les emplois les plus modestes parvenaient à briser les barrières qui séparaient les castes entre elles et à s'élever aux plus hautes situations.

Si les yanakuna, même lato sensu, étaient en nombre restreint au temps des Inka, relativement à la masse des agriculteurs, ils devinrent au contraire extrêmement nombreux à l'époque de la domination espagnole. Il est vrai que le sens du mot s'élargit encore. Les conquérants appelèrent yanoconas les indigènes soi-disant volontairement attachés à la personne des Espagnols ou à un domaine, par opposition aux mitayos ou travailleurs forcés, et par suite ils désignèrent sous le nom de yanaconas tous les serviteurs. « Les Indiens de service nommés anaconas », dit une instruction royale du 16 août 1569 91, et Balboa écrit : « On désigne par yanaconas tous les Indiens employés au service domestique qui ne sont ni journaliers, ni mitayos 92 ». Suivant l'auteur anonyme de la Relación sobre el servicio personal de las Indias, les yanaconas sont des domestiques qui cultivent les champs, reçoivent un morceau de terre, la nourriture et le vêtement, mais ne peuvent quitter le domaine 93. Matienzo distingue quatre sortes de yanaconas : ceux qui servent les Espagnols dans leur maison, ceux qui travaillent dans les mines de Potosi et Porco, ceux qui cultivent la coca et ceux qui exploitent des terres pour leur propre compte 94. Au Paraguay, le mot désigne à nouveau les vaincus de guerre qui ont mérité un châtiment et sont constitués serviteurs héréditaires ; il revient ainsi par un long détour à on sens primitif 95.

La condition des yanakuna empira beaucoup après la conquête. Souvent les évêques ont dénoncé le véritable esclavage qui était imposé à ces pauvres gens 96. Les Espagnols faisaient des yanaconas à leur fantaisie et « comme ils n'en tenaient point compte, ils en perdaient, ils en refaisaient, en sorte que tous avaient des yanacona, même les nègres » 97 ; ils en furent punis, car ils créèrent ainsi une domesticité vicieuse, prête à tous les crimes, spécialisée dans la pratiqué de l'espionnage, qui fut la plaie du Pérou et dont ils ne surent comment se débarrasser. Beaucoup de ces serviteurs ayant quitté leur maître, vivant de métiers inavouables, allant « jusqu'à voler les lampes des églises » 98, constituèrent un milieu de déclassés et de miséreux.

Dans la société précolombienne, les yanakuna nous offrent l'exemple d'In­diens réussi sant à'passer d'une caste dans l'autre. Il semble que ce cas ne soit pas unique. Velasco affirme que plusieurs individus « de petites oreilles », suivant son amusante expression, furent chargés par Huayna-Kapak de remplir de hautes fonctions civiles en Équateur, et il cite un Kañari du nom de Capera, qui devint gouverneur de province, bien que n'étant pas orejón 99.

La hiérarchie militaire offrait de même aux individus certaines possibilités d'ascension sociale. Le général Kalikučima, matif de la province de Puruha, n'était pas orejón 100.

Le souverain permettait donc parfois aux Indiens du peuple qui se disin­guaient par leur mérite de s'élever au niveau de l'élite. Mais ces cas demeuraient très rares et peuvent être considérés comme exceptionnels. Le principe est celui d'une séparation rigoureuse entre les castes, non pas celle des vainqueurs et celle des vaincus, puisque les chefs des nations soumises faisaient partie de la caste supérieure, mais bien celle des dirigeants et celle des dirigés.

La marque de la caste résidait dans le costume : les hatunruma devaient porter des vêtements identiques, la coiffure seule différant de province à province ; c'était là une véritable innovation des Inka, car les dessins des poteries trouvées sur la côte attestent que jadis une grande latitude était laissée aux habitants pour leurs vêtements et leur coiffure 101. L'élite portait des signes distinctifs apparents : coupe de cheveux, bandeaux sur le front, vêtements spéciaux. Les gens du peuple pouvaient obtenir le droit de porter des pendants d'oreilles, mais ceux-ci devaient être d'une matière banale : bois, laine, jonc, et ne pas dépasser certaines dimensions. Le trou percé dans les oreilles devait toujours être inférieur de moitié à celui percé dans les oreilles de l'Inka 102.

Dans l'élite elle-même, les Inka occupaient une place à part. Peut-être avaient-ils une langue spéciale, distincte du kičua imposé au peuple, du moins Garcilaso le prétend-il. Il est extrêmement fâcheux que nous soyons réduits à des conjectures sur ce point, car la connaissance de la langue des conquérants péruviens jetterait un grand jour sur leur origine 103. Ce qui est certain, c'est qu'eux seuls pouvaient porter des ornements d'or ou d'argent, des pierres précieuses, des plumes d'oiseau et des vêtements en laine de vigogne ; mais le souverain accordait souvent quelques-uns de ces droits, à titre de récompense, à de grands personnages 104.

En général, on le voit, les castes demeurent bien séparées, et l'étendue des connaissances comme le mode de vie diffèrent suivant le rang social. Une hiérarchie exacte se poursuit parallèlement dans tous les domaines. Toujours le pouvoir vient d'en haut et les dirigeants sont instruits de manière à l'exercer pour le plus grand bien de tous. C'est sur ces principes féconds que s'édifie la fortune de l'Empire 105.

Dans l'ancien drame kičua Ol'antay, l'Inka répond en ces termes à un général assez présomptueux pour lui demander la main d'une princesse : « Rappelle-toi que tu es un simple sujet, chacun à sa place ; tu as voulu monter trop haut » (Scène III).

Malheureusement cette élite, objet de tant de soins, a été détruite en peu d'années, d'abord par Atahualpa, cet usurpateur qui, pour être sûr de régner, fit un grand massacre des Inka, puis par les Espagnols qui tuèrent Atahualpa lui-même. Alors l'équilibre social fut rompu, les connaissances tombèrent dans l'oubli et le peuple habitué à obéir erra comme un chien sans maître.

 

Notes

1 La classe dirigeante peut être appelée caste, car elle jouissait, comme nous le verrons, d'un statut personnel différent à certains égards de celui de la masse et elle répugnait aux contacts et aux mélanges avec celle-ci.

2 Cobo, Historia, liv. 12, ch. 22.

3 Herrera, Historia general, déc. 4, liv 9, ch. 3.

4 Velasco, Historia, 1. 3, p. 43.

5 P. Angrand, Lettre sur les antiquités..., p. 12.

6 Comme l'écrit Letourneau dans son Evolution de la-morale. V. Belaunde, El Peru antiguo, ch. 8, p. 73.

7 Prescott, Histoire de la conquête du Pérou. Trad. franç., t. I, p. 94.

8 Algarotti, Saggio sopra l'imperio degl' Incas. Trad. franç. du Mercure de France, 1760, t. II, p. 92. Pour corriger dans une certaine mesure le ridicule de cette phrase, le traducteur de l'édition de 1769 a écrit : « Ils prêchaient l'épée à la main et combattaient avec le bâton pastoral » (Lettres sur la Russie, p. 304).

9 Exemple de cette confusion : Payne. History..., t. 2, p. 548. – Wiener est un de ceux qui ont vu le plus juste (Bolivie et Pérou, p. 714) avec Markham (The Incas of Peru, p. 98) et A. Réville (Histoire des religions. Paris, 1885, t. 2, p. 369).

10 Morua, Historia, p. 20.

11 Markham, The Incas of Peru, ch. 8. – Les Indiens pensaient qu'une force cosmique universelle pénétrait tout l'univers et s'accumulait en certains objets, qui devenaient alors huaka (Capitan, Les huakas des tombes péruviennes. 21eCongrès international des Américanistes. Göteborg, 1924).

12 L'élément spirituel semble être surtout un apport de la civilisation des Čimu. Beuchat imagine que le dieu Virakoča, originaire de pays aymará, et le dieu Pačakamak, originaire de la côte, ont pris place simplement à côté du Soleil, comme les autres divinités des nations conquises (Manuel, p. 616), Par contre, Markham estime que Pačakamak a fait partie de la religion des Inka (Introduction à Reports on the discovery of Peru. Londres, 1872). L'interprétation que nous donnons au texte nous paraît la plus vraisemblable, étant donnée la différence de faculté de compréhension qui existait entre l'élite instruite et la masse ignorante. Ce n'est pas un des moindres mérites des Inka que de s'être mis toujours à l'école des vaincus. Ils ont beaucoup emprunté au point de vue matériel au Royaume de Quito ; ils ont peut-être aussi emprunté au point de vue spirituel au Royaume des Čimu.

13 « Chez les Grecs et les Romains comme chez les Hindous, la loi fut d'abord une partie de la religion. » F. de Coulanges, La cité antique, 4e éd. Paris, 1872, p. 221.

14 Par exemple, la loi sur l'ivrognerie avait été interprétée par les amauta en ce sens que seuls les ivrognes allant jusqu'à perdre la raison devaient être punis. Relación de las costumbres antiguas de los naturales del Peru. Tres relaciones. J. de la Espada, p. 200.

15 Brehm, Inka-Reich; p. 201. – Hanstein, Die Welt des Inka, p. 30. Brehm s'est inspiré de la relation anonyme précitée qui figure dans les Tres relaciones de J. de la Espada, p. 200.

16 Carta para el Dr. de Liébana, p. 153. Les auteurs espagnols qui ont eu connaissance des lois de l'Inka comme Garcilaso, ont affirmé leur caractère de généralité; ceux au contraint qui ont été surtout au courant des coutumes locales ont été frappés par leur diversité et sont allés jusqu'à nier l'existence de lois d'Empire. C'est ainsi que Santillán écrit : « Il ne semble pas que les Inka aient eu des lois déterminées pour chaque chose » (Relación, par. 12).

17 Ondegardo, Relacion, p. 64.

18 Principe de sociologie, trad. franç., 1891, 2e éd., t. 3, p. 695.

19 Hamy, Notes sur six anciens portraits d'Incas du Pérou conservés au Musée d'ethnographie du Trocadéro. Compte rendu à l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 1897.

20 R.Falb, dans un curieux chapitre, cherche à démontrer que la borla était le symbole du ser pent (Das land der Inca, in seiner Bedeutung für die Urgeschichte der Sprache Ûnd Schrift, Leipzig, 1883, p. 195).

21 Garcilaso déclare que cet oiseau est très rare et Prescott répète cette affirmation ; nous pouvons assurer qu'il n'en est rien, en ayant tué nous-mêmes dans les paramos du Cotopaxi.

22 De Rivero et Tschudi estiment que la cour de l'Inka pouvait compter jusqu'à 8 000 personnes, mais nous ignorons sur quels documents ils basent ce chiffre fantastique que Cevallos reproduit sans commentaires. (Rivero et Tschudi, Antiquités Péruviennes, trad; franç., p. 207 ; Cevallos, Resumen..., p. 126). Nous trouvons mention d'un préposé aux vêtements dans une Información hecha en el Cuzco el 13 de mayo de 1571 (Colección de libros españoles raros ó curiosos, t. 16, p. 211).

23 F. de Jerez, Verdadera relación, p. 335. – Zárate, Historia, ch. XI. – Las Casas, Apologética, ch. CCLV. Le même cérémonial était en usage chez les Čibča de Colombie. Joyce, South-American Archaeology, p. 18. – Oviedo y Valdés, Historia general, 2e partie, liv. 26, ch. 23.

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24 F. de Jerez, Verdadera relación, p. 335. – Pedro Pizarro, Relación, p. 247. – Gómara, Historia, ch. CXX. – Oviedo y Valdés, Historia general, t. 4, ch. 9. – Morua, Historia, p. 84.

25 Garcilaso, Comentarios, liv. 7, ch. 10.

26 Prescott, Histoire. Trad. franç., t. 2, p. 136.

27 Prescott, Histoire. Trad. franç., t. I, p. 169.

28 Varias noticias curiosas sobre la provincia de Popayan. Coleccion de documentas dei Archivo de Indias, t. 5, p. 487.

29 Comentarios, liv. 9, ch. XI.

30 Zârate, Historia, liv. l, ch. 6. – Gómara, Historia general, 1ère partie, p. 527. – Herrera, Historia general, déc. 4, liv. 7, ch. 10.

31 Restrepo, Los Chibchas..., p. 92, 113, 210.

32 Vraisemblablement, les sacrifices humains n'avaient pas disparu entièrement, car tous les auteurs en parlent, sauf Garcilaso, fort suspect en la matière; mais ils étaient devenus très rares. Chez les Čibča, des enfants étaient spécialement entretenus dans le but d'être sacrifiés, Il est très possible, comme le prétend l'auteur de la relation anonyme (Tres relaciones, p. 144), que les animaux au Pérou aient peu à peu remplacé les hommes sur l'autel des sacrifices. Le farouche moine Vicente de Valverde lui-même reconnaît que les Péruviens ne sacrifiaient pas d'êtres humains, sauf en quelques provinces (Lettre à Charles-Quint, Cuzco, 2 avril 1539, M.S., in Helps, The spanish conquest, t. 3, p. 343). Sur le sens de ces sacrifices, les opinions diffèrent. V. R. Karsten, The civilization of the south-american Indians, Londres, 1926, p. 404 et suiv.

33 Cette morale, à base de prohibition, prenait sa source dans la réglementation inka et non dans la conscience individuelle ; elle se confondait avec le droit pénal (v. plus Ioin,ph. x).

34 Testament de M. S. de Leguízaino. Calancha, Corónica moralizada, liv. I, ch. 15, p. 98 – Quant à la dévotion, observance des lois, bonté, libéralité, loyauté, franchise, il nous a bien servi de n'en avoir pas tant qu'eux (les péruviens) : ils se sont perdus par cet avantage et vendus et trahis eux-mêmes. (Montaigne, Essais, liv. 3, ch. 6).

35 Brehm, Das Inka.Reich, p. 39. – Lorente, Historia antigua, p. 21. – Buschan, Illustrierte Völkerkundes, Stuttgart, 1922, t. I, p. 384. – Trimborn, Der Kollektivismus..., p. 996. Reproduisant les termes dont se sert Tschudi, J. Friederici traite les Inka d' « Autokraten wie die Geschichte keine absoluteren kennt, Tyrannen im wahrsten Sinne des Wortes » (Der Charakter der Entdeckung und der Eroberung Amerikas durch die Europäer. Stuttgart, 1925, t. I, p. 242). Martens cependant reconnaît aux orejones une certaine indépendance (Un Etat socialiste, p. 59).

36 Relación, p. 10.

37 Crónica. Segunda parte, ch. 39. – Urko n'était probablement pas encore devenu Empereur, mais il avait été désigné comme héritier du trône par son père. – Markham, The Incas of Peru, p. 82. – Sarmiento, Geschichte, ch. 29.

38 Histoire du Pérou. Trad. franç., p. 57.

39 Morua, Historia, p. 98, 99, 117, 121, 131. – Cobo, Historia, liv. 12, ch. 25. Parlant de la suite de l'Inka, Montesinos mentionne les conseillers (Memorias, ch. 22).

40 Les races aryennes du Pérou, p. 307.

41 Herrera, Historia general, déc. 5, liv. l, ch. 12.

42 Morua prétend que les Inka buvaient dans des vases d'un certain bois précieux qui fait la propriété de servir d'antidote aux poisons (Historia, p. 115), mais aucun autre auteur ne confirme ce fait.

43 C'est à tort que Garcilaso écrit : « Les Inka eux-mêmes ne commettent de délit parce qu'ils n'ont pas l'occasion d'en commettre » (Comentarios, liv. 2, ch. 15). Même erreur chez Perrone, Il Peru, p. 345.

44 Cette coutume, suivant Cobo, ne daterait que de Tupak-Yupanki. Historia, t. 3, liv. 12, ch. 11.

45 D. Fernández de Palencia donne à ce sujet des renseignements qu'aucun autre historien ne confirme. Selon lui, les Inka n'épousaient jamais une sœur de la même mère, mais une autre sœur qui devait être leur première femme et qui devenait la Koya. Historia, Segunda parte, liv. 3, ch. 5.

46 Morua, Historia, p. 129 – Santillán, Relación, par. 18. « Siempre se tenía cuenta con el que era mas hombre y para mas. » Castro, Relación, p. 216.

47 Ici encore, Fernández de Palencia s'écarte des autres auteurs. Selon lui, quand la Koya n'avait pas de fils, les principaux du choisissaient un héritier parmi les enfants des autres femmes de Inka et la Koya le prenait pour fils. – Historia, loc. cit.

48 Las Casas, De las antiguas gentes..., p. 215. – Garcilaso, Comentarios, liv. 4, ch. 20. Dans l'ancien drame Ol'antay nous trouvons la scène significative suivante :

Pied léger (Indien du peuple) : Qui donc prendra la place laissée par Pačakutek ? Si Tupak-Yupanki lui succède, beaucoup d'autres seront évincés. Cet Inka est mineur et il y en a d'autres majeurs.

L'astrologue : Tout le Cuzco l'a élu et le roi lui a légué sa couronne' et sa massue de commandement. Pourrait-on en élire un autre ? (Scène IX. Trad. Pacheco-Zegarra).

Le terme « élu » doit être pris dans le sens de choisi, désigné, et par « tout le Cuzco » l'astro­logue désigne l'ensemble des orejones, de souche royale pour la plupart, qui formaient la majeure partie de la population de la capitale. Ce passage indique combien était grande l'influence de l'élite.

49 Marcos de Niza, Relation. Trad. franç., p. 303.

50 Cinq de ces momies parfaitement conservées ont été découvertes par Ondegardo, alors corregidor de Cuzco. L'impression produite au Pérou par la mort d'Atahualpa, quoique celui-ci fut un usurpateur, fut énorme ; de nombreux- Indiens se suicidèrent pour suivre le monarque dans l'autre mondé. Herrera, Historia general, déc. 5,liv. 3, ch. 5.

51 Garcilaso, Comentarios, liv. 4, ch. 19. Dans la Russie bolchevique l'instruction aussi tend à être réservée à certaines c1asses sociales. Ne. sont admis dans les Universités que les candidats présentés soit par le parti, soit par le syndicat, et après enquête. Les fils de bourgeois n'ont point accès à l'enseignement supérieur (C. Gide, La Russie soviétique, La Flèche), 1924, p. 9). Mais il y a une différence considérable entre le système russe et le système inka ; les bolcheviks écartent les candidats en appliquant un critérium d'ordre politique, arbitraire ; les Inka n'admettent dans leurs écoles que les jeunes gens appartenant à une classe supérieure aux autres par les qualités intellectuelles et morales de ses membres.

52 Montesinos, Memorias, ch. 14 et 15. – Bingham, Inca-land, p. 310.

53 Tschudi, Conlribuciones... Pal, Amauta – De Beauchamp écrit que les amauta étaient essentiellement poètes. Histoire de la conquête, t. 2, p. 238.

54 Morua, Historia, p. 123.

55 Garcilaso. Comentarios, liv. VI, ch. 25. – Louis Baudin, La formation de l'élite et l'enseignement de l'histoire dans l'Empire des Inka, Revue des études historiques, avril 1927.

56 M. Rouma note que les dieux japonais du bonheur se distinguent par le développement exagéré du lobe des oreilles, remarque que l'origine asiatique probable des Indiens rend particulièrement intéressante (La civilisation des Incas, p. 25, n. 2). La preuve que cette coutume était antérieure aux Inka, c'est que le droit de porter des pendants d'oreilles était accordé à titre de récompense dans certaines tribus, par exemple... dans la vallée de Yucay (Joyce, South-American Archaeology, p. 129) et chez les Čibča de Colombie (Piedrahita, Historia general de las Conquistas del Nuevo Reyno de Granada. Anvers, 1688. Première partie, liv. II, ch. 4). De même au Mexique les chefs donnaient des pendants d'oreilles aux guerriers qui se distinguaient dans les combats (S. Blondel, Recherches sur les bijoux des peuples primitifs, Paris, 1876, p. 38).

57 Cette formation remarquable de l'élite n'est pas spéciale aux Inka, on trouve une forme d'initiation curieuse chez les Čibča : les jeunes gens destinés à devenir caciques étaient condamnés à une réclusion de 5 à 7 ans, tout commerce avec les femmes leur était interdit et ils subissaient certaines épreuves avant d'être reconnus pour chefs (Piedrahita, Historia general. Première partie, liv. I, ch. 5. – Restrepo, Los Chibchas..., p. 98).

58 Nous ignorons pour quel motif C. Mead écrit que le type physique des Inka était diffèrent de celui des autres Indiens ; cet auteur ne fournit aucune référence (Old civilizations.., p. 19).

59 Comentarios, liv. 7, ch. 1. – Prescott, doute de leur existence, mais de la Riva-Agüero la confirme. Examen de los comentarios, op, cit., p. 554. – V. Cobo, Historia, liv. 12, ch. 27.

60 Historia, 2e partie, liv. 3, ch. 5 – Lorente suppose que les Inka par privilège sont les descendants des premiers compagnons des conquérants (Historia antigua, p, 236).

61 Betanzos, Suma y Narracion, ch. 16. – D'après Marcos de Niza (Relation, trad. franç., p. 286), il y aurait eu jadis deux espèces d'orejones, les uns se rasant la tête, les autres laissant croître leurs cheveux ; les premiers auraient triomphé des seconds à la suite d'une guerre civile. Aucun auteur ne confirne ces indications très vagues.

62 Estete, in Jerez, Verdadera relación, p. 341.

63 Garcilaso, Comentarios, liv. 2, ch. 9 ; liv. 5, ch. 8. – Markham, The Incas of Peru, ch. 8. – Arriaga. Extirpación de la idolatria, passim. Certains prêtres étaient chargés de l'entretien des temples, d'autres des sacrifices ; peut-être existait-il des congrégations religieuses et des ermites (Relación anónima, in Tres relaciones..., p. 172). Il y avait pour le clergé un mode spécial de recrutement : entraient au service des temples tous les individus qui présentaient quelque caractère singulier, soit dans leur personne (épileptiques), soit en raison des circonstances particulières de leur naissance ou de leur vie (enfants venus au monde les pieds les premiers ail pendant un orage, jumeaux, estropiés de naissance, Indiens touchés par la foudre sans avoir été tués). On retrouve là cette conception qui est à la base du culte des huaka dont nous avons parlé : la divinisation des anomalies.

64 Morua, Historia, liv. I, p. 39, 45. – Markham, The Incas of Peru, ch. 8.

65 Morua, Historia, p. 199 et suiv.

66 Garcilaso, Comentarios, liv. 4, ch. l et 2. – Relación de la religión y ritos del Perú. Colección de libros referentes á la historia del perú, t. XI, p. 39. – V. Pareto, Traité de sociologie générale. Paris, 1917, t. I, p. 416.

67 Par exemple Hanstein. Die Weit des Inka, p. 59. – V. R. Karsten, The civilization of the south-american, Indians, op. cit, p. 396. – Les maisons de vierges se composaient d'une série de cellules ouvrant sur une cour centrale ; on en a trouvé. des vestiges à Pachacamac et dans l'île Coati (G. Buschan, Illustrierte Völkerkunde, op. cit., p. 406).

68 Peut-être y avait-il d'autres maisons d'épouses du Soleil dans certaines grandes villes de l'Empire (F. Pizarre. Carta. Trad. angl., p. 121).

69 The Islands of Titicaca.and Coati, 4e partie, n. 67.

70 Gacilaso, Comentarios, liv. 4, chap. 3 et 7.

71 Falcón. Representación..., p. 153. Castaing dit plaisamment : « Les curacas bien pensants recevaient l'investiture. » (Le communisme au Pérou, p. 19).

72 De la Riva-Agüero. Examen de los Comentarios, op. cit.

73 Relación, par. 19.

74 Les Informaciones traduisent cette préoccupation (tome 16 de la Colección de libros españoles raros ó curiosos p. 189). C'est dans le même but que Sarmiento prétend que les kuraka ont été dépossédés par les Inka et remplacés par des fonctionnaires (Geschichte, ch. 50).

75 Ils servaient en même temps d'otages. C'est pour ce dernier motif que le Pharaon aussi emmenait fréquemment avec lui un fils de seigneur et l'élevait avec ses propres enfants (Maspero, Histoire ancienne des peuples de l'Orient classique, Paris, 1895, t. 1, p. 300).

76 Cobo, Historia, liv. 12, ch. 25. – Herrera, Historia general, dec. 5, liv. 4, ch. 1 et ch. 3. –­ D. Cabeza de Vaca, Descripción y relación de la ciudad de la Paz. Relaciones geográficas, t. 2 p. 72.

77 Garcilaso, Comentarios, liv. 9, ch. 10.

78 Garcilaso : « Aprobó las Erencias de los Estados y señorios, conforme á la antigua costumbre de cada provincia ó reyno... » (Comentarios, liv. 6, ch. 36). – Bello Gayoso, « Relación que envoi á mandar S.M. se hiziese desta ciudad de Cuenca y de toda su .provincia » (Relaciones. geográficas, t. 3, p. 217).

79 Damian de là Bandera. Relación, p. 101.

80 Betanzos. Suma y Narración, p. 77.

81 Sarmiento. Geschichte, chap. 50 et 52.

82 Means. La civilización precolombina de los Andes, op. cit., p. 230.

83 Historia, liv. 2, par. 8.

84 Balboa. Histoire du Pérou. Trad. franç., ch. 9. – Sarmiento raconte une histoire analogue, mais plus sommairement. Geschichte, ch. 51.

85 Crónica. Segunda parte, ch. XVIII. En kičua, yana veut dire serviteur et kuna est la marque du peuple. Gómara, dans son Historia general, confond les yanakuna et les mitimaes, et Beuchat également (Manuel, p. 601).

86 Ondegardo, Relación, p. 96. – C. de Castro, Relación, p. 218. – Balboa, Histoire du Pérou, loc. cit. V. Pareto qualifie à tort les yanakuna de serfs, et croit à tort également qu'il en existait un grand nombre (Les systèmes socialistes. Paris, 1902, t. I, p. 189 et suiv., Cours d'économie politique. Lausanne, 1897, t. 2, p. 361).

87 Santillán, Relación, par. II.

88 Tel le père d'Alonso Cuxi Illa, interrogé par les enquêteurs espagnols en 1571 (Información hecha en el valle de Yucay. Colección de libros españoles raros ó curiosos, t. 16, p. 216).

89 Cieza de León, Crónica. Segunda parte, p. 61 et 63.

90 C'est ainsi qu'un serviteur de Tupak-Yupanki devint fonctionnaire à Huallpa, près de Cuzco (Información hecha en el valle de Yucay, loc. cit., p. 215). – Santillán, Relación, par. 34 et 36.­ – Trimborn, Der Kollektivismus..., p. 999.

91 Colección de documentos del Archivo de Indias, t. 25 p. 241.

92 Histoire du Pérou, loc. cit.

93 Colección de documentos del Archivo de Indias, t. 6, p. 221.

94 Gobierno del Perú, ch. 8.

95 Lugones, El Imperia jesuítico, 2e éd. Buenos-Aires, 1908, p. 135. – Pablo Fernández, Orga­nización social de las doctrinas guaranies de la Compañia de Jesus. Barcelone, 1913, t. 2, p. 9. Nous ne parlons pas des erreurs manifestes, comme celle de cet éditeur qui, en note d'un article d'A. Ugarte, explique aux lecteurs que le yanakona est un lot de terre attribué au yana (Inter-America, oct. 1923 , p. 36, n. 5).

96 Lettre de l'évêque de Cuzco. Colección de documentos del Archivo de Indias, t. 3, p. 92. Officiellement, l'esclavage des Indiens fut aboli en 1542 et de nouveau en 1553, et un fonctionnaire spécial fut chargé de veiller à l'application de cette mesure.

97 Santillán, Relación, par. 83. – Herrera, Historia general, déc. 5, liv. 10, ch. 8.

98 Matienzo, Gobierno del Perú, p. 74. – Les ordenanzas de tambos de 1543 font allusion aux dégâts commis par les yanaconas dans les tambos situés sur les routes (Revista histórica de Lima, 1908, p. 496).

99 Velasco, Historia general, t. 2, p. 45.

100 Velasco, Loc. cit. – Cobo exagère lorsqu'il dit en parlant de l'armée : « Era el único título para adelantarse en puestos honorosos, y apenas habia otro camino que este por donde vimesen á subir y valer » (Historia, liv. 14, ch. 9).

101 Joyce, South-American Archaeology, p. 129.

102 Garcilaso, Comentarios, liv. I, ch. 22.

103 Garcilaso note 11 mots de la langue spéciale des Inka et déclare ignorer le sens de 10 d'entre eux, Markham ne croit pas à l'existence de cette langue et il suppose que l'erreur de Garcilaso vient de l'emploi par les Inka de certains mots dans un sens différent du sens ordinaire (On the geographical positions al the tribes which formed the Empire of the Yncas, op. cit., p. 292). Tschudi et Brinton nient également l'existence de cette langue (Organismus der Khetsua-Sprache,..Leipzig, 1884, p. 65. – The american race, New-York, 1891, p. 204). Pourtant les Cane, établis à l'est des Andes boliviennes et conquis par les Guarani, ont conservé une langue secrète, leur propre langue d'autrefois, l'arawak (Rivet in : Les langues du monde, op. cit., p. 692).

104 Garcilaso, Comentarios, liv. 6, ch. 35.

105 Quelle est au juste l'importance numérique de l'élite ? Nous l'ignorons. Les familles des hauts fonctionnaires polygames et surtout des Inka étaient sensiblement plus nombreuses que celles des hatunruna. Means évalue la classe dirigeante à 100 000 personnes, mais ce chiffre est hypothétique (Means, A study..., p. 457)


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11 mai 2011 3 11 /05 /mai /2011 04:14
L'Empire socialiste des Inka

Université de Paris — Travaux et mémoires de l'Institut d'Ethnologie — V (1928)

par Louis Baudin
Professeur à la faculté de Droit de Dijon

Chapitre IV — Le fondement économique de l'empire. Le principe de population

 


« Il existe très peu de pays où l'on n'observe pas un constant effort de la population à croître au delà des moyens de subsistance. »


(Malthus, Essai sur le principe de population.)

 

Rarement pays offrit une plus belle illustration de la loi de Malthus que l'Empire des Inka ; l'augmentation de la population par rapport aux moyens de subsistance a été un des facteurs dominants de la politique impériale, et les conquêtes, l'amélioration technique, l'organisation sociale traduisent l'effort continu des Ki&čua pour étendre et intensifier la culture.

Les statistiques manquent, il est vrai, non pas qu'elles n'aient point existé, car nous verrons au contraire qu'elles avaient atteint un rare degré de perfection, mais parce que nous ne savons plus lire les kipu qui les enregistraient. Cependant l'augmentation de la population a avant la conquête espagnole ressort à la fois de l'examen des faits et des déclarations des chroniqueurs. Ondegardo explique que le nombre indigènes s'était accru « d'une manière merveilleuse » sous le règne des Inka, et que, dans les montagnes, il y avait bien peu da districts dont les habitants pouvaient subsister sans chercher ailleurs ce dont ils avaient besoin ; Sarmiento remarque qu'au temps de Pačakutek les terres de culture manquèrent autour du Cuzco, et que l'Inka fut obligé de « transporter » au loin la population établie dans un rayon de deux lieux autour de la ville pour pouvoir donner des terres aux habitants de celle-ci. Déjà l'extension de l'Empire čimu aurait eu pour cause, à en croire Balboa, le manque de sol cultivable ; déjà aussi l'agriculture avait atteint sur la côte un grand développement, toujours pour le .même motif, sans que rien permette d'affirmer, comme le fait Cunow, que les Čimu aient été meilleurs cultivateurs que les Inka 1.

A l'époque de la conquête, la population de l'Empire était vraisemblablement de 11 à 12 millions d'hommes 2 ; ce chiffre a diminué au temps des Espagnols en raison de la dégénérescence de la race (travaux des mines, alcoolisme), des guerres civiles et surtout des épidémies (rougeole, petite vérole) 3 ; il atteignait 8 millions environ en 1580 d'après un recensement opéré à cette date sous Philippe II 4. Plus tard, un accroissement s'est de nouveau produit, mais lent et grâce à l'apport des éléments étrangers de race blanche 5. Aujourd'hui nous avons des statistiques, mais elles sont loin d'être parfaites. Nous reviendrons sur ce point ; notons de suite qu'à la veille de la guerre de 1914 la population totale, de toutes couleurs, comprise dans les limites de l'ancien Empire péruvien, n'était guère supérieure à celle qui vivait sous le sceptre de Huayna-Kapak 6.

L'existence de grandes villes atteste l'importance de la population de l'ancien Pérou ; mais il faut prendre garde de ne point calculer le nombre des habitants d'après l'étendue des ruines, car bien souvent les cités englobaient dans leurs murailles des champs cultivés.

Cette prédominance du facteur démographique ne doit pas nous étonner. L'Inka, en assurant la paix et la sécurité à l'intérieur des frontières et en édictant des règles morales sévères, favorisait le développement de la population. L'infanticide et l'adultère étaient sévèrement punis, la prostitution presque complètement supprimée, et le mariage rendu obligatoire. Chaque année, ou de deux en deux ans, ou de trois en trois ans, à date fixe, les filles de 18 à 20 ans et les garçons de 24 à 26 ans étaient solennellement rassemblés. Le délégué de l'Inka distribuait les jeunes filles des maisons de vierges, dont nous reparlerons, à titre de dons du souverain. Il faisait aligner les jeunes gens et les jeunes filles les uns devant les autres et disait simplement : « Toi, prends celle-ci ; toi, prends celle-là 7. » Mais le nombre des mariages ainsi conclus était minime et la plupart se faisaient, non pas d'autorité, mais suivant la règle en usage dans la province. Nous rencontrons ici cette dualité que nous mettrons en lumière ultérieurement et sans laquelle on ne peut expliquer le système inka : d'une part, le plan rationnel, d'autre part, la coutume, tous deux coexistant. Ici comme ailleurs la coutume variait avec les lieux ; cependant en général, l'Indien désireux d'épouser une jeune fille l'achetait en remettant des cadeaux au père et au chef kuraka, et le représentant du monarque n'avait plus qu'à enregistrer l'accord des parties 8. Ainsi se superposait le mariage par donation au mariage par achat, sans que l'un nuisît aucunement à l'autre, le même individu pouvant obtenir femme en récompense de ses services alors qu'il en possédait déjà une. En résumé, l'Indien devait épouser une femme et une seule, mais il pouvait en .recevoir d'autres des mains du souverain.

Les auteurs espagnols, en décrivant uniquement l'une ou l'autre de ces deux formes et en la généralisant, ont pu, selon leurs tendances, représenter l'Inka comme un tyran désignant d'office les époux ou comme un bon père de famille se bornant à sanctionner le choix de ses sujets 9. Il est certain que dans la plus grande partie du plateau, le pouvoir des parents demeurait très grand, et nous pouvons croire que les enfants étaient parfois fiancés par eux sans le savoir 10. Le mariage célébré sans le consentement des parents était regardé comme nul, à moins de ratification ultérieure de ceux-ci 11. Quant au don, c'est-à-dire au prix d'achat de la femme, sa valeur était proportionnée à la qualité des parties en cause, depuis le simple vase de terre jusqu'aux objets d'or et d'argent et aux têtes de bétai1 12.

Il parait incontestable que dans tous les cas le célibataire endurci, c'est-à­-dire celui qui ne s'était pas décidé à 25 ou 26 ans, était marié d'office.

En fait, le choix d'un époux demeurait extrêmement limité, puisqu'il ne s'exerçait que dans certaines conditions d'âge, de caste et de lieu. Toute union en dehors de la communauté était interdite 13.

Le mariage était indissoluble, sauf le cas d'adultère de la femme qui, dans certaines provinces, pouvait donner lieu à répudiation, sous réserve de l'autorisation de l'Inka s'il s'agissait d'une femme de kuraka, ou du kuraka s'il s'agissait d'une femme d'un Indien ordinaire. D'une manière générale l'adultère de l'homme ou de la femme était puni de mort 14.

La polygamie ne se rencontrait que chez les hauts fonctionnaires ou chefs locaux commandant à plus de mille familles et surtout chez l'Inka souverain 15. Pour les premiers, elle était la consécration d'une coutume communément admise dans toutes les tribus américaines soumises ou non aux Péruviens, et que l'on peut formuler ainsi: tout homme a le nombre de femmes qu'il peut faire vivre, par suite, la plupart du temps, il n'en a qu'une 16.

Cette coutume existait chez les Kara 17, les Puruha 18, les Kañari 19, les Čibča 20.

Aujourd'hui encore, les Jivaros des forêts-vierges du versant oriental de la cordillère équatorienne sont polygames 21. Pour l'Inka lui-même, la polygamie était une nécessité politique. Sa famille, qui pour une bonne part composait la classe dirigeante, devait être assez nombreuse pour assurer un recrutement suffisant de chefs militaires et d'administrateurs civils. Si le nombre des femmes des chefs locaux pouvait atteindre cinq ou six, celui des femmes de l'Inka était illimité 22.

Cette polygamie est souvent signalée comme une cause d'accroissement de population 23 ; elle avait cependant forcément une contrepartie, car elle devait raréfier les femmes sur le marché conjugal, même en tenant compte des pertes en hommes qu'entraînaient les guerres soutenues par les souverains 24.

Une telle conception du mariage nous paraît aujourd'hui surprenante ; cependant les Espagnols eux-mêmes ont adopté le principe de l'obligation peu de temps après la conquête pour tenter de mettre fin à l'immoralité qui régnait parmi les blancs : une ordonnance royale de 1551 ordonne aux encomenderos, dont nous verrons plus tard les fonctions et qui comprennent tous les conquis­tadores ou leurs descendants, de se marier dans les trois ans sous peine de perdre leur encomienda qui constitue leur moyen d'existence 25. Même dans les temps modernes, en des circonstances tout à fait exceptionnelles, les chefs d'État ont recouru à des mesures analogues : les premiers Français établis au Canada au XVIIe siècle comme colons devaient, sous menace de peines sévères, prendre femme parmi les jeunes filles envoyées de France par le gouvernement 26.

 

On peut dire aussi que l'obligation au mariage est tout à fait logique en système socialiste. Le socialisme, défini comme une absorption de l'individu par l'État ou la Cité, doit fatalement aboutir à l'accouplement officiel, comme le communisme doit fatalement aboutir à la communauté des femmes 27. L'État socialiste, organisant toutes choses conformément à des principes rationné1s posés in abstracto et appliqués par voie d'autorité, ne doit pas laisser à, la fantaisie individuelle le soin d'assurer à son gré l'avenir de la race. Les lois de Lycurgue privaient le célibataire de ses droits de citoyen ; Platon pousse cette idée à son extrême limite lorsqu'il prévoit des unions annuelles seulement entre couples assortis de manière à perfectionner la race, et Campanella, dans sa fameuse Civitas solis, ne se borne pas à marier les individus d'office à date déterminée, mais exige que les rapprochements conjugaux aient lieu à des jours fixés par l'autorité, conformément aux indications des astrologues et des médecins. Les Inka, malgré la minutie de leur réglementation, n'ont pas organisé un pareil « haras humain. » et en définitive, dans toute cette matière, ils se sont bornés à consacrer dans la plus large mesure la coutume existante. Ils ne tenaient pas à ce que la population s'accrût, car les terres étaient rares 28, mais ils ne voulaient pas non plus la voir diminuer, car elle était une des forces de leur Empire 29.

 

Une autre cause de l'accroissement de la population était sans nul doute le régime du travail que nous aurons à étudier. L'Indien se faisait aider par sa famille dans l'accomplissement de la tâche qui lui était désignée par la loi ; par suite, il avait une tendance à considérer ses enfants comme des « capitaux », d'autant plus recherchés que les autres formes de capitaux étaient rares. Aussi est-ce tout à fait logiquement que l'on appelait riches ceux dont les unions étaient fécondes et pauvres ceux dont les femmes restaient stériles 30. On pourrait noter aujourd'hui un sentiment analogue, quoique très atténué dans notre propre pays de France, où le meilleur frein qui existe à la dépopulation dans quelques régions de fermage et de métayage est la difficulté pour l'exploitant de trouver des domestiques et des ouvriers agricoles, et la nécessité d'avoir dès enfants qu'il pourra garder auprès de lui, au moins jusqu'à un certain âge, pour l'aider aux travaux des champs 31.

 

Nous n'avons encore vu qu'une donnée du problème angoissant qui s'est posé aux souverains Inka. La population croissait, quels étaient ses moyens de subsistance? On peut imaginer qu'ils étaient loin d'être suffisants, d'après la description que nous avons faite du plateau péruvien. Les terres y étaient le plus souvent rares et pauvres ; les vallées elles-mêmes, comme celle de Cuzco, étaient incapables de nourrir des groupes modérément prolifiques. Aussi la population était-elle inégalement répartie ; dans les régions fertiles elle avait atteint une grande densité, et c'est pour ce motif que Squier compare le Pérou à la Chine 32. Pour économiser le sol, les Indiens allaient jusqu'à construire leurs villages exclusivement sur des terrains stériles, ainsi Cuzco et Ollantay sont édifiés sur des pentes rocheuses, Pachacamac et Chincha sur la côte sont situés en dehors du territoire que les eaux des rivières peuvent féconder 33.

La base de l'alimentation était fournie par le maïs. Cette plante convient remarquablement à des terres pauvres et à des procédés d'exploitation primitifs, car en raison même de son développement, le nombre de pieds qui peuvent pousser sur un espace donné es faible et la culture se trouve ainsi facilitée. Il est inutile pour l'obtenir de labourer consciencieusement toute la surface du champ : il suffit de faire des trous à des distances convenables et d'y enfouir la semence. Aucune céréale n'a un rendement pareil au sien, et sa tige donne un fourrage supérieur à celui de la paille de blé. Elle est de meilleure qualité dans les contrées froides, où sa période de nutrition est longue, que dans les chaudes vallées de la côte ; cependant, à une altitude supérieure à 2 900 mètres, elle n'arrive pas à maturité, par exemple sur les rives du lac Titicaca. Le maïs est le brin d'herbe sacré du Nouveau Monde ; il est bien, comme le veut la gracieuse légende nord-américaine, le cadeau de l' « ami des-hommes » 34.

Gómara prétend que les terres à céréales sont fertiles au Pérou, mais il n'en est ainsi que dans un petit nombre de localités privilégiées ; Ondegardo nous dit que, pendant trois années sur cinq, les récoltes sont mauvaises, et que, dans certains villages, notamment dans le Collao, les Indiens n'obtiennent pas la cinquième partie de ce dont ils ont besoin pour vivre ; il ajoute que dans bien des régions les récoltes se font de six en six ans ou de sept en sept ans 35.

Après le maïs, les légumes jouaient un rôle important dans l'alimentation péruvienne. La pomme de terre, qui nous était inculte et qu'on trouve encore à l'état sauvage dans les monts d'Ancachs et dans la vallée du rio de Santa, l'oca (oxalis tuberosa), l'apichu ou patate douce, jaune, blanche, rouge ou violette, la citrouille, le haricot, le manioc, la tomate, le piment, le quinua (chenopodium), appelé petit riz par les Espagnols à cause de la forme de son grain, poussent en terrains pauvres jusqu'au delà de 3 500 mètres. Quantité d'herbes servaient encore de nourriture à la population ; « toutes sont bonnes à prendre pour les Indiens », remarque Garcilaso 36.

Dans les vallées chaudes et les régions fertiles de la côte, les aliments essentiels étaient la yuca et, en Équateur, les fruits savoureux qui font aujourd'hui les délices des voyageurs 37.

Le sel se trouvait en abondance au Pérou, près de Túmbez comme près de ­Cuzco 38. Le miel caché dans le creux des arbres de la sierra était réputé, mais les Indiens ne savaient pas établir de colonies d'abeilles39.

Les animaux sauvages, huanaco, vigopne, cerf, perdrix, canard et autre gibier étaient nombreux sur le plateau, mais uniquement grâce aux mesures de protection prises par les Inka ; comme nous le verrons, la chasse était sévèrement réglementée.

Les animaux domestiques étaient rares. Les Indiens avaient une sorte de canard 40, de nombreux cobayes – les seuls animaux de la côte – et des chiens. Quelques tribus du nord du Pérou appréciaient la chair de ces derniers, mais dans les provinces centrales les chiens étaient plutôt considérés comme une charge que comme une ressource, car il fallait les nourrir, et c'est pour ce motif qu'on les trouve en petit nombre seulement dans l'Amérique précolombienne, alors qu'on les voit se multiplier rapidement après la conquête espagnole 41. Le chat domestique était inconnu 42. Enfin, les habitants du plateau mangeaient certains rongeurs (abrocoma, lagidium, agouti) et certains marsupiaux (opossums) dont les os ont été retrouvés dans les tombes de Maču-Piču 43.

Tous ces animaux étaient de bien petite importance si on les compare à l'auchenia, dont deux espèces étaient demeurées sauvages (huanaco, vigogne), et dont il existait aussi deux espèces domestiques : le lama et le paco ou alpaca. Non seulement ces derniers étaient utilisés comme bêtes de charge, mais encore leur laine servait de matière première pour la fabrication des tissus, leur chair de viande de boucherie et leurs excréments de combustible. Le lama constituait avec le maïs la base de toute l'économie du plateau.

Les conquérants espagnols, fort embarrassés pour désigner cet animal qu'ils ne connaissaient pas, l'appelaient tantôt le gros mouton, tantôt le petit chameau. Cette dernière dénomination est assez heureuse, car le lama se contente pour tout aliment de l'herbe de la puna (ychu) et peut se passer complètement de nourriture et d'eau pendant plusieurs jours ; il n'a besoin ni de ferrure, car il a le pied fourchu, ni de bât, car son épaisse toison le protège ; il ne redoute pas le froid et se plaît aux grandes altitudes. On le rencontre rarement au nord de la ligne équatoriale où manque l'ychu 44. Comme animal de transport, il est fort médiocre; il ne peut guère porter plus de 50 kg sur un parcours journalier de 20 km. L'homme est trop lourd pour lui, on ne peut pas « monter à lama ». Les Indiens ont toujours soin de faire suivre les bêtes chargées par un certain nombre de bêtes non chargées destinées à remplacer leurs camarades fatigués. Quand un de ces quadrupèdes est maltraité, il se défend en crachant au visage de son ennemi ; quand il est las, il se couche, et personne au monde ne pourrait l'obliger à se remettre en route. Il n'est pas très intelligent, car une corde passée sous son cou suffit à l'empêcher d'avancer sans qu'il ait l'esprit de reculer légèrement et de baisser la tête pour éviter l'obstacle, ce qui permet de parquer aisément des troupeaux entiers.

Il mange le jour seulement et rumine la nuit. Après la douzième année, il perd de sa valeur et n'est plus bon qu'à servir de viande de boucherie.

L'alpaca ou paco, dont la laine est formée de mèches plus longues et plus soyeuses que celles du lama, peut être moins aisément encore utilisé comme bête de charge 45.

La classe dirigeante possédait au temps de l'Inka de grands troupeaux qui comptaient fréquemment plus de 500 têtes. Dans le peuple, chaque chef de famille avait une paire de lamas ; il avait le droit de tuer et manger les jeunes animaux que le couple lui donnait, et d'obtenir en outre des quartiers de viande lors des chasses royales : mais c'était là au total un assez maigre appoint 46. Le lait du lama n'était pas consommé par les Indiens, il était réservé au petits des animaux.

Nul ne sait si le lama a réellement évité le cannibalisme, comme certains le prétendent 47, mais ce quadrupède est certainement la providence du pauvre Kičua du plateau : il constitue un article d'échange de premier ordre et permet aux habitants des régions très froides d'obtenir par cette voie le maïs qui leur manque. Aussi l'Indien lui prouve-t il son affection de mille manières touchantes. Parfois encore aujourd'hui, quand un jeune lama est assez grand et fort pour commencer à travailler, on donne une fête en son honneur, on le pare, on danse autour de lui et on lui fait « mille caresses » 48. Ce n'est pas sans raison que les chroniqueurs voyaient dans le lama une manifestation de la bonté divine. « Dieu, dit Acosta, pourvut les Indiens d'un animal qui leur sert à la fois de brebis et de jument, et Il voulut que cet animal ne leur coûtât rien, car Il les savait pauvres 49. » Certains Espagnols malintentionnés n'ont pas manqué de ridiculiser l'affection de l'homme pour la bête : « La considération des Indiens pour le lama, écrit Ulloa, passe toutes les bornes de la raison et découvre bien leur ignorance 50. »

Le lama n'est pas seulement utile, il est gracieux. Déjà Cieza de León prenait plaisir à regarder le soir les habitants des villages du Collao ramener leurs bêtes chargées de bois 51. C'est en effet un charmant spectacle que celui d'un troupeau de ces animaux, toujours dignes et flegmatiques, avec leur tête fine et leurs oreilles mobiles, marchant d'un pas lent et régulier le long des pistes de la Cordillère. Sans doute le lama porte aujourd'hui bien des marchandises que les Inka ignoraient, mais lui-même, pas plus que son conducteur, pas plus que le profil des montagnes et l'horizon du plateau, n'a changé depuis l'époque précolombienne. Il est bien le compagnon qui convient à l'Indien, doux, calme, grave et un peu triste comme lui.

En somme, les moyens de subsistance du Péruvien demeuraient fort restreints. Sur la côte, le poisson tenait. naturellement une grande place dans l'alimentation, mais sur le plateau il était fort rare, les rivières étant trop torrentueuses pour lui permettre de vivre 52.

L'alimentation était donc surtout végétale 53. A la fin du XVIIIe siècle, Del Hoyo note que les Indiens mangent fort peu de viande 54, et il en est encore de même aujourd'hui dans bien des régions 55. Pendant longtemps après l'arrivée des Espagnols, les indigènes du Pérou et surtout ceux du Chili n'ont utilisé que le cuir et le suif du bétail importé d'Europe, sans en consommer la chair 56.

Garcilaso, qui tente d'énumérer tout ce qui manquait aux Péruviens, est obligé de dresser une liste d'une longueur impressionnante 57. Jamais aucune grande civilisation de l'antiquité n'a eu à sa disposition de moyens aussi réduits. Déserts d'herbes, de rochers ou de sable, manque d'eau sur la côte, manque de chaleur sur le plateau, rareté des animaux, tout contraignait à une lutte perpétuelle l'homme qui voulait vivre et grandir. Seules la conquête à l'extérieur et une organisation interne ne laissant aucune place au gaspillage pouvaient permettre à un peuple de subsister dans ces conditions. Sans doute, serait-ce une grande erreur de croire, avec les Marxistes, que les facteurs économiques expliquent tout, car l'époque troublée qui a suivi la disparition de la civilisation de Tiahuanaco aurait pu se prolonger, l'excédent de population disparaître dans des guerres intérieures ou à la suite de famines multipliées, et les Espagnols auraient trouvé tout le pays dans l'état où ils ont trouvé les côtes du Darien ou de la Nouvelle Grenade. Mais dès le moment où s'affirmait un chef intelligent et ambitieux, il devait commencer la lutte contre la nature. La pression de la population sur lès moyens de subsistance a été un des éléments déterminants de la politique péruvienne, et nous la sentons s'exercer à travers toutes les phases du drame que les Inka ont joué 58.

 

Notes

1 Ondegardo. De l'état du Pérou avant la conquête, trad. franç., chap. 12, p. 349. – Sarmiento. Geschichte, chap. 32. – Means. A study, p. 425. – Cunow. Die soziale Verfassung, p. 27. Ailleurs Sarmiento parle de l'énorme accroissement de population des Čanka (Geschichte, ch. 26). Fernand Pizarre remarque que les vallées de la côte sont très peuplées (Carta, trad, angl., p.  122 ; de même C. de Castro, Relación, p. 217).

2 Bollaert, Antiquarian ethnological, p. 133. – Rivero et Tschudi, Antiquités péruviennes, trad. franç., p. 205. Si l'on prend pour base de calcul les chiffres fournis par le docteur Rivet (dans les Langues du Monde de Meillet et Cohen, op. cit., p. 600) d'après les statistiques américaines, on trouve pour les trois pays soumis aux Inka : Équateur, Pérou, Bolivie, – le Chili et l'Argentine n'ayant qu'un petit nombre de rouges – un total actuel de près de 5 millions d'Indiens ; or on admet que la partie du continent située au nord du Mexique comptait au moment de la découverte 1 150 000 Indiens alors qu'aujourd'hui il en reste 400 000, c'est-à-dire le tiers environ ; en appliquant ce même rapport aux Indiens de l'Amérique du Sud, on trouve pour l'Empire inka un total de 15 millions d'habitants, mais naturellement rien n'autorise à croire que le rapport établi dans le premier cas soit correct dans le second. Le docteur Rivet évalue en outre à 40 ou 45 millions d'habitants la population totale pour l'ensemble du continent américain avant la conquête. M. V. Sapper, dans une intéressante communication faite au 21e Congrès international des Américanistes, à La Haye en 1924 (Die Zahl und die Volksdichte der indianischen Bevölkerung in Ame­rika, p. 95) aboutit au même chiffre que le docteur Rivet. En se fondant sur les possibilités d'alimentation des anciens Indiens, il évalue la population andine à 12 ou 15 millions d'habitants à la fin du XVe siècle. Remarquons que la population de l'Égypte, sous l'empire thébain, n'a pas dépassé 8 millions d'habitants (Moret, Le Nil et la civilisation égyptienne, Paris, 1926, p. 547, n. 3).

3 Voyez infrà, ch. XV. Les épidémies semblent avoir déjà décimé la population à diverses reprises avant la conquête espagnole. Cieza de León, Cronica. Segunda parte chap. 68. – Monte­sinos, Memorias chap. 12 et 15. – Sarmiento, Geschichte, ch. 52.

4 Juan de Ulloa Mogollón (Relación de la provincia de los Collaguas para la descripción de las Yndias que S. M. manda hacer. Relaciones geográficas, t. Il, p. 42) prétend que les Indiens étaient moins nombreux autrefois qu'en son temps, en raison des nombreuses pertes subies par les armées de l'Inka. C'est une erreur, les provinces qui ont vu diminuer le nombre de leurs habitants sous le règne des Inka sont uniquement celles qui ont servi de champs de bataille, le Canar par exemple. Le résultat final n'est pas douteux et la plupart des Espagnols le reconnaissent. Cieza de León dans la première partie de sa chronique mentionne un grand nombre de vallées dépeuplées depuis la conquête. Marcos de Niza parle de territoires dont la population serait tombée de 80 000 à 4 000 habitants (Relation, trad. franç., p. 275) ; ces chiffres sont fantaisistes, mais le fait de la dépopulation est certain.

5 La population indienne a continué de décroître pendant fort longtemps. D'après M. Sobre­viela et Narcisso y Barcelo, elle serait tombée à 4 millions à la fin du XVIIIe siècle (Voyages au Pérou, t. II, p. 181).

6 D'après les chiffres donnés par la revue Ibérica (t. I, 1924, p. 163) la superficie des 4 pays : Bolivie, Pérou, Équateur, Chili, atteindrait actuellement 4 millions de kilomètres carrés et leur population serait de 16 millions d'habitants, ce qui parait être un maximum, car au début du siècle, ce dernier chiffre n'était guère que de 12 millions. Mais l'Empire inka n'englobait pas tout le territoire de ces États, car les parties orientales des trois premiers d'entre eux et la partie méridionale du dernier lui échappaient ; par contre il comprenait la région andine nord-ouest de la République Argentine.

7 Cristóbal de Castro, Relación, p. 212. L'Inka donnait aux gouverneurs le droit de répartir des femmes entre les principaux fonctionnaires de la province. Cobo, Historia, liv. 12, ch. 33.

8 Cristóbal de Castro, Relación..., p. 212. – F. de SantiIlân, Relación...,par. 17. Chez les Čibča, le mariage avait lieu par achat. – Restrepo, Los Chibchas..., op. cit., p. 111.

9 Garcilaso, Comentarios, liv. 4, ch. 8. – Betanzos, Suma y Narración, ch., 13. – Las Casas, Apologética, ch. CXL. – Montesinos, Memorias, ch. 6.

10 Morua, Historia, p. 196-197.

11 Garcilaso, Comentarios, liv. 6, ch. 36. Antérieurement à la conquête inka, dans plusieurs provinces, la femme avait des relations avec l'homme avant le mariage : Relación de la provincia de Pacajes, par P. de Mercado de Peñalosa, Relaciones geográficas, t. 2, p. 60. Cette coutume du « temps d'épreuve » subsiste dans certaines régions du plateau (J. Escobar, La condición civil del Indio. Revista universitaria de Lima, 1925, p. 576).

12 Morna, Historia, p. 193. – C. de Castro, Relacion, p. 212.

13 Garcilaso est très net : « No era lícito casarse… sino todos en sus pueblos y dentro en su parentela. (Comentarios, liv. 4, ch. 8). De même Montesinos, Memorias, chap. 19. Si la loi d'exogamie, comme le disent Durkheim et Giddings, domine l'organisation primitive du mariage, elle n'apparaît pas au Pérou, sinon exceptionnellement ; Sautillán y fait allusion (Relación, par. 82); aujourd'hui encore, l'Indien se marie rarement en dehors de son clan (V. Guevara, Derecho con­suetudinario…., op.cit.). Le mariage exogamique semble se présenter seulement comme un moyen d'assurer dans l'ancien Pérou la paix entre deux clans. L'Inka faisait épouser aux garçons d'un groupe les filles de l'autre (Betanzos, Suma. y Narración, ch. 13). Il est possible que cette forme de mariage ait existé avant la conquête inka et qu'elle ait disparu sous l'influence des envahisseurs ; pour ceux-ci en effet l'endogamie était une règle absolue, destinée à maintenir la pureté de la race.

14 Garcilaso, Comentarios, liv. 6, ch. 36. – P. de Mercado de Penalosa, Relación, loc. cit. – ­Anonyme, Relación de las costumbres… in J. de la Espada, Tres relaciones..., p. 200. – Acosta, Historia natural, t. II, liv. 6, ch. 18. – Levinus Apollonius. De Peruviae regionis, p. 27.

15 Ondegardo, Relación, p. 60. – D. dela Bandera, Relación (Relaciones geográficas, t. I, p. 100). Le primitif étant souvent monogame, l'existence de la polygamie n'indique rien du tout au point de vue de la civilisation.

16 Cette règle est très nettement indiquée pour Saint-Domingue : Relación anónima de las costumbres é usos de los Yndios de Sancto-Domingo, s. d. : Colección de documentos del Archivo de lndias, t. 35, p. 566.

17 G. Suárez, Historia general, t. I, p. 91.

18 G. Suárez, Historia general, t. I, p. 105. – Jijón y Caamaño, Puruha. Boletín de la Academia nacional de historia, 1923.

19 G. Suarez, Historia general, t. I, p. l26.

20 Restrepo, Los Chibchas..., p. 110. Chez les Čibča, les chefs pouvaient avoir plusieurs centaines de femmes et les particuliers pouvaient en posséder chacun deux ou trois, suivant leur propre richesse.

21 Wolf, Ecuador, p. 534.

22 J. de Matienzo, Gobierno del Perú, chap. 7. Il ne fallait pas non plus que la caste supérieure devînt trop nombreuse par rapport à la masse de la population. C'est pour limiter le nombre de ses membres, prétend Perrone, que les Inka auraient condamné au célibat les Vierges du Soleil.. Ainsi l'équilibre des castes était assuré par le double jeu de la polygamie et de la vie conventuelle. « Occoreva limitare il numero del membri della casta incasica eliminando alcune delle sue donne in una sacra castità » (Perrone, Il Peru, p. 335).

23 Reladones geográficas, t. I, p. 82.

24 Descripción de la tierra del repartimiento de los Rucanas Antamarcas. Relaciones geográficas, t. I, p. 207. – Herrera, Historia general, dec. 5, liv. 4, chap. 3.

25 Colección de documentos del Archivo de Indias, t. 18, p. 17. Les femmes restées en Espagne devaient rejoindre leurs maris, ou bien ceux-ci devaient revenir en Espagne. Benzoni fait allusion à ces mesures à la fin de son Historia (liv. III).

26 Lettre de Colbert à Talon du 20 fév. 1668. – Sumner Maine, Etudes sur l'ancien droit et la coutume primitive, trad. franç. Paris, 1884, p. 310.

27 Dans l'Utopie de Morus et dans le Code de la Nature de Morelly le mariage est obligatoire.

28 La preuve en est que les veuves n'étaient pas tenues de se remarier, ni les femmes stériles de se séparer de leurs maris pour permettre à ceux-ci d'en prendre une autre.

29 Après les Inka, l'obligation au mariage a disparu rapidement, mais le contrôle du chef de clan sur les unions conjugales a subsisté jusqu'au XVIIe siècle dans les régions voisines du lac Titi­caca (Bandelier, The Islands of Titicaca and Coati,. p. 86).

30 V. Guevara, Derecho consuetudinario... – Brehm, Inka-Reich, p. 230.

31 Il est impossible de savoir quelle était importance de la mortalité au Pérou. Le climat est salubre sur le plateau, mais il l'est moins dans certaines régions de la côte et du versant oriental de la Cordillère, Wiener signale le grand nombre d'enfants en bas âge qu'il trouve dans les tombeaux à Parmunca (Pérou et Bolivie, p. 75) ; au contraire, Hrdlička remarque la rareté des ossements d'enfants à Chimu (Some results of recent anthropological exploration in Peru, op. cit.)

32 Squier, Peru, p. 14. – Cunow, Die soziale Verfassung..., p. 24. Squier remarque que les Indiens, pour remplacer d'anciens édifices par de nouveaux bâtiments mieux appropriés aux besoins sans perdre un pouce de territoire, ont démoli les premiers et construit les seconds sur les mêmes emplacements, et il voit là une des causes de la disparition des monuments du très ancien Pérou (Peru, p. 575).

33 A. Means, A study, p. 437.

34 G. Collins, The origin and early distribution of maize. American anthropologist, new series. t. XXIII, 1921, p. 503. – Payne, History of the New World, t. I, p. 321. Le maïs a son mystère, comme tant de choses d'Amérique. Son prototype sauvage est inconnu ; elle est la seule céréale dont l'origine soit perdue. Elle a été domestiquée dans le Nouveau Monde, probablement au Mexique. Qu'on se rappelle le beau poème de Longfellow : The song of Hiawatha, 5e partie. Hiawatha l'Indien contre l'ami des hommes, le tue et l'enterre ; alors sur la tombe, soigneusement débarrassée d'herbes par le vainqueur, baignée par le soleil et arrosée par la pluie, croit une plante divine : le maïs. Il est curieux que dans l'Ancien Monde nous n'ayons plus découvert depuis fort longtemps de nouvelles plantes à domestiquer.

35 Gómara, Historia, ch. CXCV. – Ondegardo, Relación, p. 25 et 34. D'après Tschudi, il faut compter sur le plateau une année bonne sur trois (Contribuciones, p. 221.)

36 Garcilaso, Comentarios, liv. 7, ch. 15.

37 La banane, qui est actuellement la nourriture par excellence des Indiens de la côte équatorienne, est originaire du sud-est de l'Asie ; elle n'a été introduite en Amérique qu'après Colomb, quoique Humboldt ait soutenu le contraire.

38 Cieza de León, Crónica. Primera parte, chap. CXIII. – Cobo, Historia, liv. 1, ch. 4. Les indigènes de la côte équatorienne avaient des procédés pour purifier le sel marin. G. Suárez, Historia general, t. 1, p. 166.

39 Cieza de León, Crónica. Primera parte, ch. XCIX. – Herrera, Historia, déc. 8, liv. 2, ch. 16.

40 ­Garcilaso, Comentarios, liv. 7, ch. 19. – Contrà: Wolf, Ecuador, p. 467.

41 Tschudi, Contribuciones, p. 55. – Pal, Al'xo.

42 Leadbeater va vraiment un peu loin quand il prétend que les anciens Péruviens avaient quantité d'animaux familiers et qu'ils avaient réussi à obtenir des chats de couleur bleue (Le Pérou antique, p. 410).

43 G. Taton, Food animals of the Peruvian Highlands. 21eCongrès international des América­nistes Göteborg, 1924.

44 Avant la conquête inka aucune espèce d'auchenia n'existait dans les territoires de l'acctuelle République de l'Equateur. G. Suárez, Historia general, p. 194.

45 Colpaert, Des bêtes à laine des Andes et de leur acclimatation en Europe, Paris, 1864. Raynal a donné du paco une description pittoresque : « Le paco est au lama ce que l'âne est au cheval, une espèce succursale et petite, avec des jambes plus courtes, un muffle plus ramassé, mais de même naturel, de mêmes mœurs, du même tempérament que le lama » (Histoire philosophique, t. 2, p. 217).

46 Sauf exceptions, voyez infrà, chap. VI : Le partage du bétail.

47 Payne, History of the New World, t. 2, p. 548.

48 A. de Ulloa, Mémoire philosophique, trad. franç. Paris, 1787, t. 1, p. 159.

49 Acosta, Historia natural, t. I, ch. XL.

50 A de Ulloa, Mémoire philosophique, loc. cit.

51 Cieza de León, Crónica. Primera parte, ch. CXI.

52 L'océan Pacifique est très poissonneux sur la côte péruvienne, grâce au courant de Humboldt, faiblement salé et d'une température uniforme. C'est en raison de l'abondance des poissons que les oiseaux aussi sont fort nombreux dans ces parages et que leurs excréments forment de véritables collines de guano, richesse du Pérou. On a calculé que la grande île Chincha contient environ 5 millions et demi d'oiseaux et que ceux-ci mangent chaque jour plus de 1 000 tonnes de poissons (R. Murphy,The oceanography..., op. cit., p. 79). Le lac Titicaca contient six espèces de poissons appartenant à deux familles (Bandelier, The Islands of Titicaca, chap. I, n. 4). En Équateur, entre 2 et 3 000 mètres vit dans les lacs un seul poisson, la preñadilla, et au-dessus de 3 000 mètres on n'en trouve aucun (Wolf, Ecuador, p. 462).

53 « Comian poca came » (Morua. Historia, p. 54). – « Rara vez comen came » (Ondegardo Copia de carta..., p. 166). Les habitants des îles flottante dans l'Utopie de Morelly, la Basiliade, sont végétariens (Ed. de 1753. Messine, t. I, p. 9).

54 Estado del catolicismo..., p. 166.

55 Rivet, Etude sur les Indiens de la région de Riobamba. Journal de la Société des Américanistes de Paris, 1903, nouvelle série, t. I.

56 Pereyra, L'œuvre de l'Espagne en Amérique, trad. franç., p. 95.

57 Comentarios, liv. 9, chap. 16.

58 Actuellement la surface des terres ensemencées dans le département de. Cajamarca couvre 51 250 hectares dont 38 600 affectés à la culture du blé sur une superficie totale de 3 248 000 hectares ; dans le département de Cuzco, le premier de ces chiffres ne dépasse pas 22 825 hectares sur un total de 14 434 400 hectares et enfin, dans le département de l'Apurimac, 2 338 hectares seulement sont ensemencés sur plus de 2 millions (Extracto estadístico del Perú. Lima, 1924). On voit combien est réduite encore de nos jours l'étendue des terres cultivé

 


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11 mai 2011 3 11 /05 /mai /2011 04:02
L'Empire socialiste des Inka

Université de Paris — Travaux et mémoires de l'Institut d'Ethnologie — V (1928)

par Louis Baudin
Professeur à la faculté de Droit de Dijon

Chapitre III — L'Indien et ses origines

 

Au physique, l'Indien du plateau, le Kičua, a un type très caractérisé. De petite taille, trapu, massif suivant l'expression de d'Orbigny 1, de teint non pas rouge comme on ledit, ni bronzé comme l'écrit Humboldt 2, mais brun olivâtre, la peau dure, la face ovale et large, la tête grosse, le front légèrement bombé, la bouche grande, les mâchoires fortes, les lèvres minces, les dents très blanches et bien rangées, les sourcils noirs arqués, les yeux noirs, petits et creux, la cornée jaunâtre, les cils longs, les pommettes saillantes, le nez, assez long, les narines très ouvertes, les cheveux noirs, épais, lisses et longs, la barbe rare, il offre une physionomie régulière mais dépourvue de finesse. Ses muscles saillants, sa poitrine large, ses épaules effacées lui donnent une apparence de force un peu lourde, malgré la petitesse des pieds et des mains et l'étroitesse des chevilles.

Bâties sur le même modèle, les femmes manquent de grâce et de souplesse et ne sauraient rivaliser avec les Indiennes des forêts, plus grandes et plus sveltes ; par contre, tous, hommes et femmes, donnent une impression de santé ; rares sont chez eux les bossus, les bancals ou les chauves 3.

D'où vient-il, cet Indien ? Problème important, car les sociétés ne se construisent pas en un jour, et celle que nous nous proposons d'étudier a été précédée d'une longue évolution qui l'explique au moins partiellement; problème difficile à résoudre, en raison de l'ignorance des Indiens eux-mêmes et des erreurs accumulées par les chroniqueurs espagnols. Ceux-ci, exception faite de Montesinos et de Román y Zamora, ont limité toute l'histoire du Pérou à celle des Inka. Avant l'établissement de cet Empire, if n'y avait selon eux que des tribus éparses, sans liens communs, barbares et idolâtres. Certains, comme Garcilaso, noircissent le tableau le plus qu'ils peuvent pour mettre mieux en valeur la civilisation des Inka : les Indiens de jadis étaient deœ.uchés et cannibales se régalant de la chair et du sang de leurs ennemis 4, ils étaient perpétuellement en lutte les uns contre les autres 5, ne connaissaient pas de chef, sinon les capitaines qu'ils choisissaient pour conduire les guerres 6, et le même mot revient toujours sous la plume des écrivains : les groupements d'indigènes étaient de véritables béhétries 7. On désignait en en Espagne par béhétries les bourgs libres dont les habitants avaient le privilège d'élire leur seigneur, soit parmi les membres d'une famille déterminée (béhétrie de lignage), soit à leur guise (béhétrie de mer à mer). Ce mot signifie donc que les Indiens n'obéissaient qu'à des chefs choisis par eux-mêmes 8. Les chroniqueurs sont d'ailleurs loin d'être clairs : les uns parlent de souverains élus, les autres de monarques héréditaires, quelques-uns de caciques ou de kuraka, sans préciser 9. Beaucoup insistent sur le désordre qui régnait parmi les tribus. Herrera remarque que la situation n'a pas changé à cet égard de son temps au Chili, en Nouvelle Grenade et au Guatémala 10, et Ulloa compare les Indiens de l'époque préinka à des bêtes féroces 11.

Cette erreur fondamentale des premiers historiens a été la source de nombreuses inexactitudes chez les auteurs postérieurs.

Dans le courant de ces dernières années, l'archéologie a fait sortir de l'ombre tout un passé que l'on soupçonnait à peine et dont nous allons retracer les grandes lignes, très sommairement, sans nous livrer à une critique qui nous ferait sortir du cadre de notre ouvrage et simplement pour situer la civilisation des Inka.

 

Le premier point, qui ne fait plus de doute aujourd'hui, c'est l'origine asiatique ou australienne des Indiens ; Holmes, Brinton, Boule, Verneau, Rivet, Hrdlička, et d'autres encore se sont prononcés en ce sens. Les rouges sont les fils des jaunes, non par le hasard d'un naufrage, comme le veut la théorie pittoresquement appelée de la jonque échouée, car en ce cas les Péruviens eussent été de bons navigateurs, alors que ceux-ci n'ont jamais disposé que d'engins très imparfaits 12, mais par la voie de grandes migrations qui auraient passé l'isthme de Behring et seraient descendues du nord au sud de l'Amérique en des temps très anciens 13. Les objets sud-américains d'origine mélanésienne, tels que le propulseur, le hamac, la sarbacane, le tambour à signaux, la flûte de Pan, la massue à tête de pierre étoilée et les ressemblances de langue surtout attestent cette parenté 14.

Cette lente invasion humaine n'a pas suivi simplement les rives du Pacifique, eu Amérique du Sud tout au moins. Les grands centres de civilisation de l'Amérique centrale ont rayonné dans toutes les directions et à des dates différentes. Il semble que les premiers hommes soient venus, non pas le long des côtes où ils étaient repoussés par les vents alizés qui soufflent du sud au nord et par le courant de Humboldt, mais par les Antilles et par les territoires du Venezuela et du Brésil en remontant les rivières jusqu'à leurs sources 15. Ainsi s'expliqueraient ces traces d'invasion amazonienne que l'on note à des époques reculées. La hache par éternelle révèle une influence orientale très ancienne en Équateur, car la pipe qui date de l'époque précolombienne au Brésil et au Venezuela n'a pas atteint le plateau 16. L'archéologie, l'anthropologie et la linguistique sont d'accord aujourd'hui pour reconnaître dans les Uru, peuple vivant au bord des lacs Titicaca et Poopo, les descendants des anciens Amazoniens Arawak qui furent sans doute les premiers habitants du plateau. Les Uru sont demeurés pêcheurs et chasseurs comme leurs ancêtres ; leur langue : le Pukina, contient un grand nombre de radicaux arawak, il n'est pas jusqu'à leur costume et à leur habitation, qui ne rappellent le type amazonien. Jadis ils se sont étendus jusque sur les rivages du Pacifique et, à l'époque de la conquête, leur langue était encore parlée dans une grande partie du plateau 17.

Il peut sembler surprenant que des civilisations aient pu venir du bassin amazonien, et pourtant on découvre aujourd'hui des vestiges d'agglomérations dans ces contrées inhospitalières, notamment dans le haut Mamore, le Cumany, le bassin du Beni. Ainsi ce ne sont pas les hommes du plateau aride qui sont descendus dans les plaines amazoniennes à la recherche de terres fertiles, au contraire ce sont les peuples des plaines qui sont montés à l'assaut du plateau. Que cette arrivée de l'homme er: Amérique soit très ancienne, nous pouvons l'affirmer en observant les pommes de terre et les lamas, car les différences qui existent entre le précieux tubercule tel que les Indiens l'obtenaient et celui que l'on trouve à l'état sauvage supposent des siècles de culture, et il a fallu des siècles aussi pour transformer les huanacos et les vigognes, peureux et indociles, en paisibles lamas et alpacas, de toison et de couleur autres et incapables de vivre sans l'aide de l'homme 18.

L'invasion humaine venue du nord et de l'est n'a pas été unique ; elle a déferlé par vagues successives qui ont recouvert peu à peu tout le continent. C'est ainsi que, selon le docteur Rivet, une migration postérieure à celle des Uru aurait superposé à ceux-ci des éléments amazoniens nouveaux et leur aurait enseigné l'usage du labret, du propulseur, de la flûte de Pan et des têtes humaines-trophées, puis une troisième vague d'origine Karib (Guyane) aurait atteint seulement la Colombie et une quatrième vague orientale aurait pénétré par l'Équateur et apporté sur le plateau les trois formes de hache : à encoches, à oreilles, à tranchant semi-circulaire C'est entre la troisième et la quatrième vagues qu'il faudrait intercaler une migration directe centro-amé­ricaine, venue par la Colombie et qui aurait gagné l'Équateur 19.

Mais les indigènes descendus du Nord ont à leur tour parfois émigré dans d'autres directions, et certains ont repris en sens inverse le chemin suivi par leurs ancêtres. Après le flux est venu le reflux. « L'Amérique du Sud est comme un flacon au col étroit ; il se remplit naturellement parle haut, mais le liquide une fois en excès sort par le même orifice 20. » Une grande incertitude règne encore sur toute cette préhistoire américaine: aussi sans chercher à prendre position dans des controverses dont la solution appartient aux archéologues et aux ethnologues et sans tenter de fournir des dates, nous nous bornerons à énumérer les différentes civilisations qui sont nées de la superposition des influences amazonienne et centro-américaine et se sont succédé dans cette partie de l'Amérique où les Inka ont ensuite fondé leur Empire 21.

 

Le flux

La civilisation du plateau équatoriale, d'origine colombienne 22. On trouve ses traces aussi bien dans la province d'Imbabura, au nord de l'Équa­teur 23 que dans celles de Chimborazo et de Tunguragua au centre 24 et celle de Cañar au sud 25. Des fouilles récentes ont prouvé que les immigrants colombiens étaient avant tout des agriculteurs et qu'ils avaient appris à travailler l'or, mais qu'ils ignoraient l'argent et le bronze.

Les civilisations de Nazca et d'Ica. Les habitants de ces villes anciennes ne savaient pas travailler les métaux, mais leur céramique aux dessins conventionnels est d'une belle richesse de décoration ; malheureusement, en raison de son caractère surtout religieux, elle nous donne peu de renseignements sur la vie de la population 26.

La grande civilisation Čimu ou Yunga (Trujillo 27). Cet État était encore florissant au temps des Inka qui le conquirent vers le milieu du XVe siècle ; il s'étendait vers l'est sur les contreforts des Andes occidentales 28 et sur la côte de Parmunca au sud à Túmbez au nord 29. La capitale était une cité importante, dont les vestiges couvrent un territoire considérable 30 ; à Pachacamac se dressait le principal temple, lieu de pèlerinages, et la forteresse de Parmunca défendait l'accès du royaume du côté du sud. Pour nous renseigner sur la vie sociale, nous n'avons que les dessins des étoffes et des poteries. Les étoffes, tissées à la façon des tapisseries de haute lisse, sont surtout décorées de figures géométriques et d'animaux stylisés, mais les poteries, bien cuites, colorées souvent en rouge brun, portent des dessins qui nous révèlent l'existence d'une civilisation déjà fort avancée : une cour fastueuse, des fonctionnaires, des artisans, des serviteurs, toute une hiérarchie sociale. Elles nous apprennent en même temps que les pratiques immorales n'étaient pas rares et que l'hygiène faisait absolument défaut 31.

La civilisation de la côte équatorienne. Les bas-reliefs trouvés par la mission Saville témoignent de son importance, mais la vie sociale semble avoir été très primitive ; les villages étaient formés de maisons de bois couvertes de feuilles de palmiers 32. La région fut conquise par les Inka vers la fin du XVe siècle.

Cette civilisation a-t-elle submergé en partie le plateau voisin de l'Équateur ? Velasco le prétend; d'après lui, les habitants de la côte émigrèrent vers les Andes à la fin du Xe siècle et fondèrent l'Empire kara 33.

 

Le reflux

C'est sur le plateau péruvien que le reflux s'est fait sentir ; mais ici nous nous heurtons à une difficulté particulière : le climat pluvieux de la sierra a détruit la plupart des vestiges des temps passés.

Comme nous l'avons vu, les premiers immigrants semblent avoir été les peuples amazoniens Uru. Ceux-ci ont été soumis postérieurement par une nation d'agriculteurs et de pasteurs d'origine obscure, les Aymara 34, fondateurs de la mystérieuse Tiahuanaco.

 

Les ruines de Tiahuanaco se trouvent sur les bords du lac Titicaca dans un de ces lieux du globe où il est difficile d'imaginer, qu'une grande ville ait pu exister si l'on n'admet pas une modification du milieu. En effet, dans des temps très anciens, les Andes étaient moins élevées qu'aujourd'hui ; elles laissaient passer les nuages chargés d'eau, et les côtes péruviennes étaient par suite humides, et boisées. Quant au lac Titicaca, son trop-plein se déversait-par le seuil où repose La Paz, roulait vers l'Amazone et « le plus grand lac de la terre alimentait le plus grand fleuve » 35. Mais il est inutile de remonter si loin dans le passé : en Haute Argentine, entre San Juan et Mendoza, le lac de Guanacache, aujourd'hui de petite dimension, était très grand autrefois, et les Indiens y menaient leurs barques comme sur le lac Titicaca 36 ; la région située entre les provinces de Rioja et de Catamarca en République Argentine, actuellement sablonneuse et désertique, était au XVIIe siècle recouverte de forêts de prosopis ; dans le désert d'Atacama, le mineur déterre parfois des racines d'arbres et le territoire situé entre le Huasco et le Loa, au Chili, aujourd'hui aride, était encore boisé au moment de l'arrivée des Espagnols 37. Des secousses sismiques et des éruptions ont également transformé des contrées dans ces pays volcaniques qui forment le « cercle de feu » du Pacifique. Les provinces équatoriennes de Leon et de Tungunragua, jadis fertiles, ont été dévastées au XVIIIe siècle par une série d'éruptions.

 

Nous ne savons rien de la vie sociale des habitants, sinon que la plupart étaient des cultivateurs, car leur langue est riche en termes agricoles, qu'ils savaient travailler la pierre, fabriquer des objets de cuivre, de bronze et des poteries, qu'ils faisaient du commerce avec la côte : on a trouvé des vases aymará en Équateur, des ornements sur le rivage du Pacifique et le trafic s'étendait peut-être à l'Amérique du Centre.

Nous ne savons rien de la capitale elle-même, sinon qu'elle dresse encore au milieu d'un pays désert sa célèbre porte monolithe du Soleil et qu'elle garde ses assises de pierres cachées dans le sol où l'on commence à peine à les découvrir 38. A coup sûr, elle était i, grand centre à la fois politique et religieux, car les fouilles ont mis à jour des squelettes, des outils et des vases venant de toute l'Amérique 39.

D'autres cités devaient encore faire partie de l'Empire, mais c'est à peine si nous pouvons relever çà et là les traces de leurs murailles cyclopéennes à Taraco sur les rives du lac Titicaca, à Ollataytambo au Pérou, à Pachacamac sous les ruines du temple de l'époque des Čimu qui est déjà postérieure à celle des Aymará, enfin en Bolivie, dans la province de Carangas 40.

Nous ne savons rien non plus de l'Empire aymará, sauf qu'il s'étendait sur un très large territoire, puisque l'on retrouve aujourd'hui des noms de lieux aymará dans l'Argentine septentrionale 41 et des dialectes aymará dans la province de Huarochiri au Pérou et dans la région d'Arica, sur le littoral, et puisque son style a imprégné les arts locaux de la côte, la céramique et le textile 42. Ce style conventionnel nous donne seulement l'impression que le peuple capable de lui donner naissance devait se plier déjà à des règles de vie rigides et était probablement soumis à un pouvoir central absolu et théocratique.

Ce qui nous reste des Aymará, c'est leur langue. Le profane pensera que c'est là peu de chose ; il se trompe ; la langue est l'expression vivante d'un peuple ; riche en termes abstraits, elle nous prouve une haute culture intellectuelle ; abondante en mots techniques, elle est l'indice d'un développement économique avancé ; complexe et adroitement agencée, elle atteste une longue évolution ; quand un mot exprime une idée, c'est que l'idée a été pleinement conçue, et quand un mot désigne un lieu, c'est que le lieu a été occupé. Chacun d'eux marque dans un domaine différent une conquête de l'homme.

Or la langue aymará est extrêmement riche ; elle possède des affixes formatifs qui permettent de modifier les racines verbales, et renferme une quantité de synonymes capables de marquer les plus délicates nuances de la pensée ; à tel point que M. Uhle la trouve supérieure à la langue kičua elle-même 43.

 

La civilisation de Tiahuanaco sombra dans quelque cataclysme, invasion, épidémie, tremblement de terre 44, et après elle régna une ère de désordre et de troubles jusqu'au jour où apparut le deuxième mouvement de reflux, celui des Kičua, sous leur chefs Inka, dont l'origine est aussi mystérieuse que celle des Aymará 45. Sans doute, les Kičua et les Aymará se ressemblent à bien des égards et il est naturel que d'Orbigny et Markham aient été tentés de déclarer que les uns proviennent des autres. Il existe cependant entre eux certaines différences. Au physique, la face des Aymará est plus ovale ou losangique, le buste plus élevé proportionnellement à la taille, celle-ci un peu plus haute, les yeux plus fréquemment bridés que chez les Kičua 46. Au moral, les Aymará sont plus taciturnes, plus méfiants, moins soumis et moins doux que leurs voisins.

Fait plus frappant encore, les langues parlées par ces deux groupes ethniques contiennent, 40 % de mots communs, mais ont entre elles des différences de syntaxe inexplicable si l'on admet que l'une dérive de l'autre.

Actuellement, la limite entre les Aymará et les Kičua est située au nord-est du lacTiticaca à Cojata et au nord-ouest de ce lac à Puno 47.

Comme le dit Angrand, les Inka sont vraisemblablement autre chose que « le dernier soupir et la dernière lueur de cette civilisation sans nom, sans passé, sans histoire connue, qui n'a d'autres manifestations sensibles pour nous que les ruines silencieuses de Tiaguanaco » 48. C'est d'eux que nous aurons à parler ici. Cependant, avant d'aborder leur étude et pour être complet, nous devrions ajouter au tableau sommaire que nous venons de brosser les civilisations des peuplades équatoriennes comme les Kara, les Puruha, les Kañari, sur lesquelles nous avons peu d'indications 49, et le groupe chilien des Činca-Atakam, qui atteignit une grande prospérité entre le XIIe et le XIVe siècles 50. Quant aux Čibča de Colombie de Colombie, qui ont une organisation sociale intéressante, leur territoire est toujours resté en dehors de l'action des Inka. Peut-être y eut-il encore ailleurs d'autres centres de vie importants, mais qui ne sont pas assez connus pour que nous puissions en parler ici 51.

 

Ce rapide aperçu nous permet de dégager quelques observations essentielles : On voit d'abord combien on aurait tort de regarder les Inka comme un peuple primitif ; avant eux déjà, ont alterné des périodes de prospérité et de dépression. Nul ne saurait dire si l'Indien du XVe siècle était supérieur ou inférieur à celui de l'époque de Tiahuanaco. Le progrès n'est pas une ligne droite, et l'idée d'une évolution continue ou même intermittente vers un état meilleur est un postulat que l'on ne rencontre plus que dans les manuels scolaires.

Ensuite, la civilisation péruvienne n'a subi aucune influence méditerranéenne. Les hypothèses relatives à des immigrations juives ou égyptiennes doivent être rejetées, car les Indiens à l'époque de la conquête ne connaissaient ni le fer, ni la roue, ni le verre, ni le blé, et l'on sait aujourd'hui qu'eux-mêmes avaient découvert le cuivre et le bronze 52.Nous sommes donc bien en face de civilisations autochtones, ce qui augmente singulièrement l'intérêt que présente leur étude 53.

En troisième lieu, les obstacles naturels, si peu franchissables qu'ils soient, n'ont pas empêché des migrations nombreuses de se produire. Ce serait une erreur de penser que le cloisonnement ait eu pour conséquence de fixer les peuples à tout jamais dans des vallées dont ils ne sortaient pas. On est même étonné que tant dedéplacements aient pu avoir lieu, car, outre ceux dont nous avons parlé, des mouvements secondaires ont pris naissance çà et là dans l'Amérique du Sud. Ainsi, les habitants de l'Atacama ont émigré vers le nord et vers la sierra 54et des groupes de Guarani venus du centre de l'Amérique du Sud se sont établis dans le nord de la République Argentine actuelle, plus tard les tribus des Andes les ont refoulés, puis sont revenues à leur point de départ 55.

En quatrième lieu, il a existé en Amérique du Sud un substratum commun, d'origine amazonienne ; la similitude des instruments compliqués découverts dans des régions différents et fabriqués avec de la matière première locale prouve « une parenté entre les civilisations andines 56 » ; c'est en réalité une même civilisation qui a évolué différemment suivant les lieux, qu'il s'agisse des Kara au nord ou des Kalčaki au sud 57.

Cette homogénéité de culture qui reparaît sous les différences locales aide à comprendre comment les Inka parvenaient à assimiler, rapidement les tribus conquises.

M. Uhle n'a pas tort, on le voit, de qualifier d' « ingrats » ces souverains qui, ayant hérité de la culture de leur ancêtres, ont soigneusement. caché origine de ce qu'ils avaient reçu 58.

L'histoire même de cette grande dynastie est extrêmement confuse à bien des égards, et nous ne chercherons pas à la rendre plus claire. Les noms des hommes et la date exacte des faits nous sont indifférents ; la nature et l'ordre de ces faits et le développement des institutions seuls nous intéressent. Cependant, pour fixer les idées, nous indiquerons en quelques lignes quelle semble avoir été la généalogie des Inka.

 

La plupart des chroniqueurs espagnols, dont Garcilaso, appellent le premier souverain Manko-Kapak et le deuxième Sinši Roka. Or Montesinos et Acosta font remonter les Inka à un souverain postérieur nommé Inka-Roka 59. Où est la vérité ? Comme nous l'avons vu, après que la civilisation de Tiahuanaco eût brilléde tout son éclat, une longue éclipse se produisit. Alors des sinši prirent la direction des différentes tribus 60. Ces sinši étaient des chefs temporaires nommés par les groupements primitifs de population (ayl'u) dans un but de chasse, de pêche ou de guerre ; sans doute, devenus permanents, ont-ils été les premiers souverains. On comprend dès lors qu'il existe aujourd'hui une tendance à considérer Manko-Kapak et Sinši Roka non comme deux individus, mais comme deux dynasties, comme des êtres mythiques. Le caractère légendaire attribué au premier d'entre eux par les chroniqueurs eux-mêmes confirme cette interprétation  61.

Il est certain qu'à un moment donné de l'histoire les Inka s'établirent, de gré ou de force, dans la vallée de Cuzco, déjà peuplée, et devinrent tous du même coup une classe dominante. Dès lors, la conquête du plateau commença et, parallèlement, s'établit une organisation de plus en plus savante. Les grandes luttes contre les tribus rivales : Kol'a d'abord, Čanka ensuite, fortifièrent le pouvoir central, et permirent à la caste supérieure de se libérer définitivement du cadre géographique primitif, d'accroître ses connaissances et d'augmenter ses moyens d'action. Ainsi de plus en plus l'élite se détacha de la masse.

On ne sait pas combien de temps les Inka ont régné : 5 à 600 ans suivant Blas Valera, 3 à 400 suivant Ondegardo et Acosta, plus de 500 suivant Balboa, près de 1 000 suivant Sarmiento. Garcilaso donne une liste de treize monarques, mais quelques-uns font probablement double emploi, car on en trouve un moins grand nombre dans Balboa et dans Montesinos.

Voici quelle a été approximativement la suite des souverains ; nous ne mentionnerons pas les dates de leurs règnes, car elles varient suivant les auteurs ; nous indiquerons seulement en quel siècle vraisemblablement il faut les situer 62 (Voir tableau p. 46).

Le dernier souverain, Huayna-Kapak avait, contrairement à la coutume, divisé son Empire, devenu trop grand, entre deux de ses fils, l'un légitime, Huaskar, l'autre bâtard, Atahualpa ; une guerre civile éclata à la mort du monarque entre ces deux frères ennemis, et Atahualpa vainqueur fit massacrer Huaskar et sa famille. Les Espagnols arrivèrent juste à point pour profiter du désordre et s'établir en maîtres. A ce moment, l'Empire s'étendait sur plus de 4 000 kilomètres de longueur du rio Ancasmayo, à 2° nord de l'équateur, au rio Maule, à 35° au sud de cette ligne, et sa superficie était égale à six fois celle de la France environ 63.

Nous examinerons ici l'organisation sociale qui existait à cette époque. Avant le XVe siècle, le système n'avait pas atteint sa perfection, après 1525 il subsistait encore, mais les troubles intérieurs en avaient gâté l'application. En réalité, toute l'histoire des Inka s'est déroulée dans l'espace de quatre siècles: les XIIe et XIIIe, pendant lesquels les souverains ne sont guère que les chefs d'une tribu ou d'une confédération de tribus comme bien d'autres (Čačapoya, Huanuko, Činča, Čanka, etc.) ; le XIVe, siècle de la préparation, et le XVe, celui de l'apogée 64. L'Empire n'a vraiment duré que deux siècles ; c'est peu de chose pour établir sur des assises solides une organisation aussi vaste, et pourtant les Inka ont brillé d'un tel éclat, que jusqu'à nos jours les historiens éblouis n'ont pas aperçu dans leur ombre les grandes civilisations qui les ont précédés, et ils ont marqué si profondément les peuples de leur empreinte que le cours des siècles n'a pu encore l'effacer et que l'ethnologue la retrouve à tout instant chez l'Indien d'aujourd'hui.


Souverains

Époques 65

Principales conquêtes

Observations

Manko-Kapak.

 

 

Personnage mythiques

Sinši-Roka.

 

 

 

Loke-Yupanki.

Fin du XIIe ou début du XIIIe siècle.

Soumission des Kaña, Kol'a.

 

Mayta-Kapak

XIIIe siècle.

A l'ouest vers Moquegua, Arequipa ; au sud vers Tiahuanaco.

Soumission des Čumbivilka, des Pasaka.

 

Kapak-Yupanki.

XIIIe siècle.

Soumission des Aymará, des Lukana. A l'ouest vers Nazca, au sud vers Potosi.

 

Inka-Roka.

Début du XIVe siècle.

Au sud vers Chuquisaca, au nord vers Andahuaylas. Guerre des Čanka.

Le premier Sapa-Inka (Inka suprême).

Yahuar-Huakok.

XIVe siècle.

Soumission des Kil'aka.

Battu par les Čanka, abdique.

Virakoča.

XIVe siècle.

Guerre des Čanka (suite). Au nord vers Huamanca, au sud vers Tucuman.

 

(Le fils de Virakoča, le bâtard Urko, déclaré héritier par son père, n'a peut-être pas pris le pouvoir, ou, s'il a réellement régné, comme le veulent Herrera et Ciez de León, son règne a été très court.)

Pačakutek.

Début du XVe siècle.

Au nord, vers Huama ; sur la côte vers Pachacamac, Parmunca. Conquête du royaume des Čimu.

Garcilaso, suivi par Markham, intercale ici un certain Inka Yupanki, qui en réalité se confond avec Pačakutek.

Tupak-Yupanki.

Deuxième moitié du XVe jusque vers 1485.

Au nord, vers Chachapoyas, Muyubamma. Au sud, vers le río Maule : soumission des Kañari. Guerre des Kara.

 

Huayan-Kapak.

De 1485 environ à 1525.

Au nord soumission des Kara. A l'est refoulement des Guarani.

 

1 L'homme américain, t. I, p. 108.

2 Voyage aux régions équinoxales, t. III, p. 364. L'Indien n'est pas non plus couleur de cuivre comme le prétend P. Bouguer (La figure de la terre p. 101.)

3 D'Orbigny. L'homme américain, t. I, p. 117 et suiv. – Fenis donne les mesures des Indiens dans son ouvrage : The lndians of Cuzco and the Apurimac, s.  1., 1916.

4 Comentarios, liv. l, ch. 9.

5 Santillán. Relación, par. 4. – Cieza de León. Crónica. Primera parte, chap. LXXIX.

6 Cieza de León. Crónica. Segunda parte, chap. 4. – J. de la Espada. Relacianes geográficas, t. I, p. 84.

7 Sarmiento. Geschichte, chap. 8. – Morua. Historia, t. 1, chap. 1. Cieza de León qualifie encore de béhétries des tribus qui existaient sur la côte de l'Equateur lors de son voyage. Crónica. Pri­mera parte, ch. 1.

8 Markham (The Incas of Peru, chap. XI) proteste contre l'appellation de béhétrie comme si elle était forcément péjorative. Elle l'était souvent en effet sous la plume des chroniqueurs, cepen­dant les béhétries étaient fort adinirées par un grand nombre d'écrivains espagnols ; c'est seulement sur leur déclin que la liberté dégénéra en anarchie et que des troubles éclatèrent qui discréditèrent complètement cette institution (Cárdenas. Ensayo.sobre la historia de la propiediad terri­torial en España. Madrid, 1873, t. I, p. 227. López de Ayala Alvarez. Memoria. Madrid, 1896, p. 243, n. 1).

9 Relacianes geográficas, t. 1 p. 149-188; t. 3. p. 96. Herrera explique que les rois se faisaient servir comme des dieux et traitaient leurs sujets comme des bêtes, et que c'était pour ce motif que beaucoup de tribus ne voulaient plus de souverain et vivaient en béhétries (Historia géneral, déc. 5, liv. 3, chap, 6).

10 Herrera. Historia ,general, loc. cit.

11 Historia de los Incas, p. 212.

12 Joyce. South-American Archeology, p. 189.

13 Le docteur Rivet pense que des éléments mélanésiens ont pu gagner l'Amérique du Sud en cheminant le long du Continent antarctique, il y a 6 000 ans environ (Communication faite au 22e Congrès international des Américanistes, à Rome, le 27 septembre 1926).

14 Nordenskiöld. Une contribution à la connaissance de l'anthropogéographie d'Amérique. Journal de la Société des Américanistes de Paris, 1911. – H. Vignaud. Le problème du peuplement initial de l'Amérique. Journal de la Société des Américanistes de Paris, 1922. Le docteur Rivet a pu récemment rattacher deux groupes de langues américaines aux langues australiennes et malayo-poly­nésiennes (langue hoka de Californie et langue des Patagons. Les origines de l'homme américain. L'Anthropologie, t. XXXV, 1925, n° 3). Ces migrations asiatiques remontent au plus tôt à la fin de la période quaternaire, par conséquent elles n'ont pu emprunter la voie de terre en passant par quelque continent disparu. P. Irigoyen dans ses Inducciones acerca de la civilización incáica (p. 807) passe en revue les hypothèses qui ont été émises au sujet des habitants du Vieux Continent qui auraient débarqué les premiers en Amérique : Marins du roi Salomon, Carthaginois, Romains, Egyptiens, Phéniciens, Mongols.

15 Nous avons de la peine aujourd'hui à nous représenter les difficultés que les barques rencontraient pour descendre le long des côtes du Pacifique. Il semble, en regardant la carte, que des marins pouvaient aisément se rendre de l'Amérique centrale au Pérou. Rien de plus instructif à cet égard que le récit de Benzoni, à qui il ne fallut pas moins de trois mois pour aller de Panama à Caraque (Bahia de Caráques), village situé au nord-ouest de la République actuelle de l'Equateur sous la ligne équatoriale. Son navire était obligé de jeter,]'ancre chaque nuit et il restait parfois pendant des semaines entières sans pouvoir avancer, à cause des vents et des courants contraires (Historia del Mondo Nuovo, trad. angl., p. 238). Sans doute à certaines époques les brises sont favorables à la navigation, mais une longue expérience seule pouvait instruire les marins à cet égard. Sur les côtes péruviennes, l'océan lui-même semblait repousser les chercheurs d'aventures et les immigrants qui venaient du nord.

16 Sinon dans la région diagit et au Chili septentrional à l'époque inka. Rivet. Les éléments constitutifs des civilisations du Nord-Ouest et de l'Ouest sud-américain. 21eCongrès des Américanistes. Göteborg, 1924, p. 5. – Verneau et Rivet. Ethnographie ancienne de l'Equateur, p. 240.

17 Ils occupaient une région comprise sur le plateau entre le nord du lac Titicaca et la frontière actuelle de la République Argentine et sur la côte entre Arequipa et le 28e degré de latitude sud (Rivet. Les éléments constitutifs, op. cit., p. 2, - De Créqui-Montfort et Rivet. L'origine des aborigènes du Pérou et de la Bolivie. Académie des Inscriptions et Belles Lettres. Compte rendu des séances de l'année 1914. Séance du 27 mars. – De Créqui-Montfort et Rivet. La langue uru ou pukina. Journal de la Société des Américanistes de Paris. 1925, p. 211).

18 H. Urteaga. El antiguo Peru á la ley de la arqueología y de la crítica. Revista histórica de Lima, 1909, chap. I.

19 Rivet. Les éléments constitutifs, op. cit., p. 2 et suiv.

20 Otto von Buchwald. Migraciones sud-americanas. Boletín de la sociedad ecuatoriana de estudios históricos americanos, 1918, p. 236.

21 D'après les travaux de Max Uhle parus dans le Boletín de la Academia nacional de Quito et la Revista histórica de Lima et ceux du docteur Rivet, déjà cités.

22 Beuchat et Rivet. Affinité des langues du Sud de la Colombie et du Nord de l'Équateur. Le Museon, Louvain, 1910. – Verneau et Rivet. Ethnographie ancienne de l'Equateur. Passim.

23 Jijón y Caamaño. Nueva contribución al conocimiento de los aborígenes de la provincia de Imbabura de la República del Ecuador. Boletín de la sociedad ecuatoriana de estudios históricos ame­ricanos, 1920, 1. 4, p. 223.

24 Jijón y Caamaño. Puruha. Boletín de la Academia nacional de historia. 1921, t. 2, p. 27.

25 G. Suárez. Historia general de la República del Ecuador. 2e partie, p. 18 et 1ère partie, p. 148.

26 Beuchat. Manuel, 4 e partie, chap. 6. – Hrdlička. Some results of recent anthropological explo­ration in Peru. Washington, 1911. – A. Means. A study, p. 426.

27 Nous préférons désigner cette civilisation sous le nom de Čimu plutôt que sous celui de Yunga, ce dernier mot étant employé d'une façon générale pour indiquer toutes les régions chaudes, aussi bien sur la côte péruvienne que sur le versant oriental des Andes.

28 D. Francisco de Avila. A narrative of the errors... Passim. Les Čimu s'étaient avancés sur le plateau et les Inka avaient dû, pour les arrêter, construire des forteresses à l'ouest de leur Empire (Montesinos, Memorias, chap. 9). Les ruines des villes de la côte ont souffert des tremblements de terre et surtout des pluies, d'autant plus redoutables qu'elles sont très rares (Otto Holstein, Chan-Chan, capital of great Chimu. The geographical review, janvier 1927, p. 50). Suivant la forme et la couleur des poteries, on distingue plusieurs périodes dans la civilisation čimu, les unes de développement local, les autres d'influence étrangère (Tiahuanaco).

29 Calancha. Corónica moralizada, liv. 3, chap. 1.

30 La capitale des Čimu rappelle pour Kimmich l'origine asiatique de ses habitants, l'enceinte ressemble à la grande muraille de Chine, plus large en bas qu'en haut, faite de pierres à la base et de briques au sommet; les maisons, petites et à toits inclinés, reproduisent les dispositions adoptées dans les pays de pluie, alors que sur la côte péruvienne il pleut très rarement (Enciclopedia universal ilustrada europeo-americana. Barcelone, I924. Pal. Perú). On a trouvé à Čimu des traces de canaux. Les habitants de la vine d'Eten parlent encore l'ancien langage des Čimu, différent du kičua (Squier, Peru, p. 169). F. de la Carrera a publié à Lima en 1644 une grammaire et en 1680 un dictionnaire de cette langue : Arte de la lengua yunga de los valles del obispado de Truxillo del Perú. Arte y vocabulario de la lengua de los Chimu. V. Paz Soldan. Arte de la lengua yunga. Lima, 1880. – E.W. Middendorf. Die einheimischen Sprachen Perus. Leipzig, 1892, liv. 6.

31 A. Means. La civilización precolombina de.los Andes. Boletín de la sociedaa ecuatoriana de estu­dios historicos americanos, 1919, p. 217.

32 Beuchat. Manuel, 4e partie, ch. 5. H. Saville. The antiquities of Manabi. Final report.

33 Velasco. Historia, p. 156. González de là Rosa. Les Garas de l'Equateur. Journal de la Société des Américanistes de Paris, 1908. Peut-être les fondateurs de cette civilisation de la côte équatorienne sont-ils venus, exceptionnellement, par la voie maritime ; des légendes locales relatives à des débarquements de géants tendraient à le faire croire. Les Inka conquirent cette région, mais ne s'y installèrent point; aussi, dans la carte qui se trouve à la fin du présent volume, ne comprenons nous pas la côte équatorienne dans les limites de l'Empire.

34 Ce nom est tout à fait impropre ; il a été emprunté par les Jésuites établis sur les bords du lac Titicaca à une fraction de la tribu kičua. Nous le conservons parce qu'il est admis par tous les écrivains, quoique Markham ait protesté contre son emploi (On the geographical positions of the tribes which formed the Empire of the Yntas. Journal.of the royal geographical society, 1871, p. 327).

35 Reclus. Géographie universelle, t. 18, p. 641. Posnansky prétend que le lac Titicaca baignait autrefois les murailles de Tiahuanaco (El clima del Altiplano y la extensión del lago Titicaca. La Paz, 1911). « En parcourant les plateaux glacés de la. Bolivie et la région désolée qui a été le berceau historique des Qquichùas, il m'a toujours semblé impossible que les civilisations dont je voyais les traces eussent pris naissance dans de pareilles solitudes, élevées à plus de 4 000 mètres au-dessus du niveau de la mer » (P. Angrand Lettre sur les antiquités de Tiaguanaco, p. 7). V. Markham. The land of the Incas. Geographical journal, octobre 1910.

36 Moreno. Notes on the anthropogeography of Argentina. Geographical journal, 1901, p. 574.

37 Latcham. El comercio precolombiano, p. 10.

38 Stübel. Die Ruinenstätten von Tiahuanaco. Berlin, 1892. – Bandelier. The ruins at Tiahuanaco. Proceed,ings of thte american antiquarian society. New series, vol XXI, 1911, p. 218.

39 Posnansky. Die Altertümer von Tihuanacu. Zeitschrift für Ethnologie, 1913, t. 45,p. 176.

40 Julius Nestler, Beitrage zur Kenntnis der Ruinenstätte von Tiahuanaco. Mitteilungen der K. K. geographischen Gesellschaft in Wien, 1913, p. 226. – Posnansky. Nuevas investigaciones en Carangas. 21eCongrès international des Américanistes, Göteborg, 1924.

41 M. Uhle. Las relaciones prehistóricas entre el Perú y la Argentina. 17eCongres international des Américanistes. Buenos-Aires, 1910. – Debenedetti. Influencias de la cultura de Tiahuanaco, en la región del Noroeste argentino. Revista de la Universidad de Buenos-Aires, 1912, t. 17, p. 326. – R. Levillier. El Perú y el Tucuman en los tiempos prehispánicos, Lima, 1926, p. 61. – B. Brandt, Südamerika, Breslau, 1923, p. 57.

42 Joyce. South American Archaeology, p. 184.

43 M. Uhle. Los orígenes de los Incas, op. cit. – D'Orbigny. L'homme américain, p. 223. – B.Saavedra. El Ayllu, p. 130. Au début du XVlIe siècle un jésuite italien, L. Bertonio, qui vécut au Pérou à la mission de JuIi, de 1581 à 1625, écrivit trois ouvrages sur la langue aymará : Arte breve de la lengua aymará para introducción del arte grande de la misma lengua (Rome, 1603), Arte y gramma­tica muy copiosa de la lengua aymará (Rome, 1603), Vocabulario de la lengua aymará (Juli, 1612). Peu après, D. de Torres Rubio fit paraître un Arte de la lengua aymará (Lima, 1616). Il existe un ouvrage portant le même titre de Diego Gualdo (1612 – s. l ).

44 Posnansky, González de la Rosa et Means prétendent qu'il y a eu deux Empires aymará successifs.

45 Rivero et Tschudi (Antiquités péruviennes, trad. franç., p. 42) et H. Vignaud (Le problème du peuplement initial de l'Amérique, op. cit., p. 53) soutiennent que les Inka viennent des Aymará. Dans la suite de cet ouvrage nous appellerons Empereur ou Roi l'Inka et les Indiens de sang royal faisant partie de la caste supérieure, les Inka.

46 De Créqui-Montfort, Exploration en Bolivie, op. cit. – A. Chervin. Aymaras and quichuas. 18eCongrès international des Américanistes. Londres, 1912, t. I, p. 63.

47 Nordenskiöld. Exploration scientifique au Pérou et en Bolivie. Bulletin de la Société de Géographie, 1905, p. 289. Squier écrit que les Aymará et les Kičua diffèrent autant les uns des autres que les Français des Allemands (Peru, p. 570).

48 Lettre sur les antiquités de Tiaguanaco, p. 9.

49 G. Suarez. Historia general, t. I, p. 34. Les Esmeralda n'ont pas subi l'influence inka, ils parlaient une langue de la famille Čibča.

50 Uhle. La arqueología de Arica y Tacna. Boletín de la sociedad ecuatoriana de estudios historicos americanos, 1919.

51 Notamment dans les parties dernièrement explorées de la grande forêt orientale. Au nord-est de la Bolivie des traces d'habitations révèlent l'existence d'une population jadis nombreuse et différente de celle du plateau (Nordenskiöld. Exploration scientifique au Pérou et en Bolivie, loc. cit.).

52 Rivet. Les origines de l'homme américain, op. cit.

53 Les chercheurs impatients de découvrir la vérité risquent fort d'attribuer

à des migrations et à des influences ce qui est le simple résultat d'un développement parallèle du progrès. De nombreux objets précolombiens sont identiques à ceux que les fouilles mettent à jour dans l'Ancien Monde, les vases trouvés par Schliemann sur l'emplacement de Troie sont pareils à ceux du Pérou (G. Suárez. Historia general, deuxième partie, p. 121). Les Inka et les Pharaons se ressemblent par plus d'un point et certains auteurs se sont amusés à établir des listes d'analogies d'où ils concluent à l'origine aryenne des Indiens (Fidel López. Les races aryennes du Pérou). Mais la marche du progrès est inégale, certains peuples étant en avance, certains autres étant en retard, et les formes de ce progrès sont loin d'être identiques. Il est vrai que l'écriture a été inventée deux fois en Egypte et dans l'Amérique centrale (Amelja Hertz. L'Egypte sous les quatre premières dynasties et l'Amérique centrale. Revue de synthèse historique, juin. 1923), mais elle n'existait pas au Pérou, dont le développement était pourtant comparable à celui du Mexique. Si la conception de la royauté était la même chez les Inka et chez les Pharaons, l'organisation sociale de leurs peuples était absolument différente. Gardons-nous donc de tomber dans les deux extrêmes : il est également exagéré de conclure d'une identité de conceptions ou de produits à une influence réciproque, et de négliger cette identité sous le prétexte que tous les progrès sont inévitablement parallèles.

54 M. Uhle . Fondamentos étnicos de la región de Arica y Tacna. Boletín de la sociedad ecuatoriana de studios históricos americanos, 1919.

55 Boman. Migration précolombienne dans le Nord-Ouest d l'Argentine. Journal de la Société des Américanistes de Paris, 1905. M. Nordenskiöld a étudié une migration guarani qui est venue des rives du Parana et du Paraguay au début du XVIe siècle et a été repoussée par les Inka (The guarani invasion of the Inca Empire in the sixteenth century. The geographical review, août 1917, p. 103).

56 Verneau et Rivet. Ethnographie ancienne de l'Equateur, p. 240.

57 Boman. Migration précolombienne, op. cit.

58 Uhle. Ancient south-american civilization. Harpers Magazine, octobre 1923.

59 Garcilaso. Comentarios, liv. 1, chap. 22. – Sahuaraura Inca. Recuerdos de la Monarquía peruana. Paris, 1850. – Montesinos. M emorias, chap. 14.

60 Ondegardo. Copia de carta, p. 449.

61 Jijón y Caamaño y Carlos Larrea. Un cementerio,incásico en Quito, p. 65. – G. de la Rosa. Ensayos de cronología incana. Revista histórica de Lima, 1909, p. 43. – J. de la Riva-Agüero. Examen de los Comentarios, op. cit., p. 559. Wiener admet, en s'inspirant de Montesinos, l'existence de rois-pontifes Pirhua et ensuite de pontifes-rois Amauta avant l'invasion Inka (Essai sur les institutions). – « Garcilaso, écrit Fidel López, en liant Sinši-Roka à Manko-Kapak, supprima d'un trait de plume 4 000 ans de l'histoire du Pérou » (Les races aryennes, p. 279). Il est possible, comme le croit Castonnet des Fosses, que les quatre premiers Inka aient le caractère mythique (La civilisation de l'ancien Pérou, p. 12).

62 Castaing remarque que l'habitude contractée par les souverains d'associer leur fils aîné à l'exercice du pouvoir est peut-être la cause des divergences que l'on rencontre chez les historiens au sujet de la durée des règnes des derniers Inka (Le communisme au Pérou, p. 17).

63 Pacheco Zegarra donne à l'Empire une superficie de 6 millions de kilomètres carrés (Introduction à Ollantay. Paris, 1878, p. XIII), mais il y fait rentrer 2 millions de kilomètres carrés de territoire argentin, ce qui semble fort exagéré.

64 Ondegardo (Copia de. carta, p. 456) constate que les Inka ont régné pendant une courte période de temps avant l'occupation espagnole ; il en conclut que leur pouvoir, né de la conquête, n'était pas encore légitimé par la prescription et que par conséquent le Roi d'Espagne était fondé' à les détrôner, raisonnement singulier et bien caractéristique de la mentalité des juristes de l'époque.

65 D'après G. de la Rosa et A. Means. Fernández Nodal a dressé un amusant arbre généalogique, mais sans aucun caractère scientifique, qu'on trouvera à la Bibliothèque Nationale à Paris sous le titre : Los Yncas del imperio Tahuantinsuyo. Paris, s. d. Mitchell Hmphreys attire notre attention sur les divergences entre les auteurs, mais ne donne pas la liste probable des souverains (Dauer und Chronologie der Inkaherrschaft. Rostock, 1903).


Lisez le DOSSIER sur le SOCIALISME

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11 mai 2011 3 11 /05 /mai /2011 03:50
L'Empire socialiste des Inka

Université de Paris — Travaux et mémoires de l'Institut d'Ethnologie — V (1928)

par Louis Baudin
Professeur à la faculté de Droit de Dijon

Chapitre II — L'hostilité du milieu

 


« Par delà l'escalier des roides Cordillères,
Par delà les brouillards hantés des aigles noirs,
Plus haut que les sommets creusés en entonnoirs
Où bout le flux sanglant des laves familières… »


(Leconte de Lisle, Le sommeil du condor.)

 

Bien embarrassés par l'exemple des Inka seraient ces déterministes qui veulent à toute force expliquer les sociétés humaines par leur milieu ; ils ne trouveraient pas ici les éléments essentiels qui, d'après eux, permettent la naissance des grandes civilisations 1. Le berceau de l'Empire est un territoire situé loin de la nier, sans fleuve navigable, au climat rude, au sol ingrat, coupé de montagnes et de torrents, cerné par des déserts et dès forets vierges. Aucun pays au monde ne semble avoir mieux mérité que ce plateau perdu dans le centre de l'immense continent l'éloge qu'on cru devoir appliquer à l'Europe : Tout y était, inférieur, excepté l'homme.

Pour comprendre l'attrait exercé par cette nature avare, il faut avoir vu cette région de l'Amérique, si lointaine et si peu connue, que le voyageur hésite à parcourir, mais où il découvre de si merveilleux horizons qu'il ne peut s'arracher sans regret à leur contemplation et qu'il demeure hanté par leur souvenir longtemps après les avoir quittés.

Sommairement, le Pérou se compose de trois bandes de territoire allant du nord au sud et séparées entre elles par les deux chaînes des Andes. On les appelle la côte (costa) le long du Pacifique, le plateau (sierra) entre les deux Cordillères, la forêt-vierge (montaña)qu,i couvre le Brésil actuel. Ainsi, le voyageur qui, partant de l'Océan, se dirige vers l'Atlantique, doit traverser les deux, chaînes des Andes dont les cols les plus accessibles sont rarement situés à moins de 4 000 mètres de hauteur et dont 15 sommets les plus élevés atteignent près de 7 000 mètres. Il passera en conséquence par toutes les attitudes et trouvera des paysages, des climats, des faunes et des flores étonnamment différents. Au contraire, si le voyageur, partant de la Colombie actuelle, marche vers le sud, le long du plateau interandin, alors, pendant des mois et des mois, il jouira de la même température, contemplera le même spectacle et se nourrira des mêmes aliments. Ainsi, dans le premier cas, l'impression dominante sera la variété, dans le deuxième la monotonie 2.

Examinons chacune de ces zones.

La côte péruvienne est totalement privée de pluie. Le courant froid, dit « de Humboldt », qui vient des régions polaires du Pacifique, court du sud au nord le long du rivage ; il rend la mer plus froide que la terre et enlève aux brises marines leur humidité en permettant aux vapeurs aqueuses de se condenser 3. D'autre part, les vents qui arrivent de l'est, chargés de vapeur d'eau, se résolvent en pluie sur la région amazonienne, se heurtent aux Cordillères où ils perdent leur humidité sous l'influence de la température glaciale et donnent naissance à ces immenses fleuves qui retournent à l'Atlantique à travers le Brésil. C'est à peine si, à certaines époques, une rosée baigne les collines péruviennes voisines de la mer et permet à la végétation de naître, mais elle cesse très rapidement, les plantes meurent, et le soleil efface sur le sol aride les dernières traces de cet éphémère printemps. Au contraire, plus au nord, le courant de Humboldt est dévié à l'ouest vers les îles Galapagos, la mer devient plus chaude que la terre, les pluies tombent sur le rivage et une exubérante végétation tropicale se développe dans les provinces maritimes de la République actuelle de l'Équateur. Ainsi, la longue péruvienne n'offre de centres de vie que le long des cours d'eau qui descendent de la Cordlillère ; elle se présente sous la forme d'une série de riches vallées transversales, séparées à leur naissance par les contreforts des Andes, puis par des déserts qui dépassent, parfois cent kilomètres de longueur. C'est pour ces motifs que de nos jours on n'a pas encore construit au Pérou, comme au Chili, chemin de fer longitudinal. En quelques points cependant, comme à Trujillo (Chimu) plusieurs vallées sont voisines les unes des autres et les possibilités d'existence sont plus grandes. Le climat, malgré la latitude, demeure tempéré, à cause des vents du' sud-ouest qui rafraîchissent constamment l'atmosphère.

La côte n'a été conquise par les Inka que postérieurement à leur établissement dans l'intérieur. L'Empire est né sur le plateau interandin, situé à une altitude de 1 500 à 4 000 mètres : il est éclos, non point, comme l'imagine à tort Spencer, à la douce chaleur des tropiques, mais bien au souffle glacé qui vient des Cordillères.

Ce plateau se présente à première vue comme un couloir ménagé entre les deux remparts des Andes, mais c'est un couloir qui n'est pas toujours facilement praticable, car il est coupé par de ramifications qui joignent les deux chaînes à de larges intervalles. Ces « nœuds », suivant l'expression locale, figurent sur la carte les échelons d'une échelle géante dont les deux Cordillères forment les montants, et divisent le Pérou en bassins nettement distincts 4. Les fleuves même, dont aucun n'est navigable et dont les rives sont très escarpées, séparent encore davantage les régions habitables. Ils ne se dirigent point vers la côte, ils coulent vers le nord ou vers l'est dans la direction des forêts, isolant ainsi complètement l'intérieur. Aucun d'eux ne traverse la Cordillère occidentale, tandis que six d'entre eux des plus importants des coupent la Cordillère orientale ; contrairement à ce que l'on pourrait croire, le plateau péruvien regarde vers l'Atlantique.

Les forêts du versant oriental des Andes forment la troisième région et dressent à l'est de l'Empire une barrière aussi difficile: à franchir que les déserts et les neiges, aussi mystérieuse que l'océan. Elles étendent leur masse de verdure et de boue à des distances, que les anciens Indiens du plateau ne pouvaient peut-être même pas imaginer. Les Espagnols, qui pourtant ne reculaient devant rien, ne purent les traverser pendant longtemps ; Gonzalo Pizarre, qui osa le premier s'aventurer dans ces contrées inhospitalières à la recherche de la cannelle, y erra pendant deux ans et demi, y perdit plus de la moitié de ses hommes et, quand il revint sur le plateau, il était si chargé, raconte le chroniqueur, que les habitants ne le reconnurent point 5.

Il n'existe pas à vrai dire de ligne de démarcation entre les zones : la sierra commence là où tombe la pluie, et la montanaña où croit la forêt ; en pratique, on s'aperçoit du passage de la côté à la sierra par le changement des toitures, plates dans la première, inclinées dans la seconde 6.

Comme on le voit la caractéristique de toute cette partie de l'Amérique du Sud est le cloisonnement. Les régions habitables sont éloignées les unes des autres et souvent séparées par des obstacles difficiles à franchir. Ce sont là des conditions contraires à l'établissement d'un État unifié et favorables au régionalisme et au conservatisme social. On conçoit. que des civilisations aient pu naître dans les différente cuvettes, que des migrations aient pu se produire et des influences s'exercer par les brèches des montagnes, mais il est difficile de comprendre comment un Empire a pu se constituer.

Arrêtons-nous sur le plateau qui fut le centre de cet Empire. Nous y trouvons, suivant l'atitude, des vallées (bolsones, cabeceras, quebradas) au climat tempéré et des étendues froides : la puna. Au delà de 4 500 mètres, la puna brava stérile monte jusqu'aux neiges éternelles.

Ainsi, hors des vallées heureuses disséminées çà et là, le plateau offre le spectacle le plus saisissant et le plus désolé qui se puisse concevoir. Vers le nord et vers le sud s'étend à l'infini un océan d'herbes rachitiques, coupé par des coulées de lave refroidie et semé de pierres crachées par les volcans. A l'est et à l'ouest, les deux Cordillères prolongent jusqu'à l'horizon leurs remparts de rochers et de neiges. .Rien n'anime ces solitudes : pas d'homme, pas d'arbre, si ce n'est quelques arbustes résineux rabougris ; peu d'animaux ; quelques pluviers et quelques canards au bord des lagunes, des faucons et le condor qui déçoit son cercle, très haut dans l'air glacé.

Parfois se dresse un nœud de montagnes, barrant l'horizon, fissuré par les tremblements de terre, parfois s'allongent des déserts de sable ou croît une végétation difforme et hargneuse de cactus-cierges géants, d'euphorbes, d'aloès, énormes, grotesques, brandissant leurs aiguilles et leurs pointes de lance et dressant leurs moignons fendus qui bavent une sève noirâtre ; parfois encore s'échelonnent des croupes ondulées, couvertes d'herbe, où tombe une pluie fine qui imbibe le sol comme une éponge et qui voile les montagnes d'une brume transparente ; et de ,nouveau les immensités grises s'étendent à perte de vue vers le nord, dans la direction de Quito, entre les géants des Andes qui font à la capitale actuelle de l'Équateur une triomphale avenue bordée de volcans.

Tout est grandiose, effrayant et mystérieux. Les fleuves eux-mêmes courent vers des horizons inconnus. Juste au contraire des Égyptiens, qui ne pouvaient découvrir les sources du Nil, les Péruviens voyaient naître chez eux des rivières sans savoir quelle mer lointaine recevait leurs eaux.

Rien ne vient nuancer ce paysage sévère ; l'alternance des saisons est à peine indiquée, et le jour et la nuit sous ces latitudes ont toute l'année même longueur ; les herbes sèches mêlent sans disparaître leur teinte jaunâtre au vert des pousses nouvelles, et répandent sur le sol une teinte uniformément grise. Il n'y a ici ni hiver, ni printemps, ni été : c'est le pays de l'éternel automne.

Aucun mot ne saurait rendre l'intense poésie de ces solitudes quand tombe la brusque nuit des tropiques sur ce paysage décoloré. La vie et la mort semblent perdre toute signification dans cette immobilité sereine et silencieuse où rien n'est fait pour l'homme, où les montagnes sont des barrières et les fleuves des torrents.

Quoi d'étonnant qu'un tel pays so.it pauvre ? 7

Parmi les rares vallées fertiles qui s'ouvrent sur le plateau, il en est une étro.ite, de trente à quarante kilomètres de longueur, située entre les cañons de l'Apurimac et de l'Urubamba, à 3 480 mètres d'altitude, environné de pampas calcaires et dominée par des sommets qui ne dépassent pas 5 300 mètres. Là s'élève Cuzco, l'ancienne capitale des Inka, le nombril de monde. Il y règne un climat salubre, analogue à celui du midi de la France ; des pluies tombent de décembre à mars, une saison sèche y règne de mai à novembre. Quoique isolée au fond de cette dépression, la cité est vraiment au centre du plateau. Lima la capitale actuelle du Pérou, sur la côte, est séparée des provinces de l'intérieur par la barrière des Andes, si haute qu'une seule voie ferrée la traverse encore aujourd'hui, celle de la Oroya, la plus élevée du monde 8. Logiquement la capitale devrait être une cité du plateau, comme Quito en Equateur. Lima a été choisie par Pizarre pour maintenir plus facilement des relations directes avec la mère-patrie, mais c'est une ville tournée vers l'extérieur, plus internationale que péruvienne par sa situation, et la capitale d'une colonie que celle d'un Etat indépendant.

Plus au sud, s'étend une autre région également célèbre, celle du lac Titicaca. On a peine à s'imaginer qu'elle ait pu être le centre d'une grande civilisation disparue. Le climat y est si rude que le maïs n'y vient pas à maturité, la végétation si rare que l'olivier sauvage seul mérite le nom d'arbuste, l'eau du lac si froide qu'un homme ne saurait s'y baigner sans danger. Pluies torrentielles, soleil brillant, nuits glacé s'y succèdent, encore que la présence d'une masse aqueuse diminue un peu les écarts de température et rende le climat au bord du dac plus égal que celui de la puna.

 

Tel qu'il est, ce pays exerce une singulière attraction sur celui qui l'a connu. Comme le désert, comme l'océan, la puna retient captive l'âme de ses habitants.

Si le milieu n'a pas déterminé la société, il a cependant marqué l'homme de son empreinte. La contemplation des grandioses paysages du plateau a rendu l'Indien grave et pensif, la grisaille des tons et l'infini des horizons ont composé son caractère triste et rêveur. Si le Péruvien est aujourd'hui doux et soumis, c'est vraisemblablement à cause du régime politique et social qu'il a subi ; s'il est indolent, c'est peut-être à cause de son origine amazonienne, encore incertaine d' ailleurs. Mais s'il n'a pas la notion du temps et s'il garde en son cœur le respect des dieux anciens de la nature, c'est sans nul doute parce qu'il a mené pendant des générations et des générations ses troupeaux de lamas à travers les solitudes des Andes dans le silence gris.

Les caractères sociaux qui dérivent du milieu : la dispersion et le traditionalisme, ont reparu dès la conquête espagnole. Au milieu du XVIIe siècle, le Père de Villagomes, auteur d'un ouvrage sur la religion péruvienne, dans un curieux chapitre intitulé : Comment la disposition des lieux est cause des idolâtries, expliquait qu'en raison montagnes, puna, déserts et ravins, les Indiens n'avaient guère de relations entre eux, et que le démon avait, par suite, des facilités pour les tenter 9. Maintenant encore, ces habitudes d'isolement sont un grand obstacle aux efforts d'unification tentés par le gouvernement de Lima. Seuls, aujourd'hui comme autrefois, les commerçants et les fonctionnaires arrivent à se libérer de l'emprise géographique, mais les groupes de cultivateurs, distants les uns des autres, demeurent ombrageux et hostiles, et s'efforcent de perpétuer l'anarchie péruvienne.

Or, il fut un temps où tous ces Indiens étaient étroitement unis sous une domination commune ; Cieza de León le constate avec mélancolie en parlant déjà au passé : « II fallait une grande sagesse pour gouverner des nations si diverses en terrain si accidenté 10. » Un Empire a existé en dépit de l'hostilité u milieu, et cette simple constatation nous permet déjà de mesurer sa puissance.

 

Notes

1 « Presque toutes les civilisations anciennes sont nées sous des climats chauds où peu de chose suffit à vivre... elles se sont souvent formées sur les rives d'un grand fleuve... » (Marshall, Principles of Economies, 4e éd., 1898, ch. 2, par. I). La plupart des auteurs raisonnent d'après les exemples fournis par l'Ancien Monde. V. Brunhes, La géographie humaine. Paris, 2e éd., 1912, p. 73 – ­Metchnikoff, La civilisation et les grands fleuves historiques. Paris, 1889, etc.

2 Et voilà pourquoi, parmi les auteurs, les uns, comme Squier (Peru, p.6) insistent sur le premier caractère, les autres, comme Bandelier, sur le deuxième (The Islands of Titicaca, p. 7), laissant le lecteur fort perplexe.

3 La temperature du courant de Humboldt varie de 14 à 18°C. (R. Murphy, The oceanography of the peruvian littoral with reference to the abundance and distribution of marine life. The geographical review, janvier 1923, p. 67).

4 Les plus importants de ces nœuds sont ceux de Porco entre le Chili et la Bolivie, de Vilcañota entre les Andes boliviennes et le Pérou central, de Pasco au centre du Pérou, d'où partent les deux plus grands affluents de l'Amazone : le Marañon et le Huallaga, de Loja au nord du Pérou, puis en Equateur ceux de Tinajillas, de l'Azuay, de Tiocajas, de Sanancajas, de Tiupullo, de Mojanda.

5 Gutiérrez de Santa Clara, Historia de las guerras civiles del Perú, t. 3, ch. 58.

6 Martinet, L'agriculture au Pérou. Paris, 1878, p. 8.

7 L'Équateur n'est que le prolongement du Pérou ; là aussi le terrain manque ; plus de la moitié du sol est incultivable (Wolf. Ecuador, p. 447). La puna s'appelle páramo en Equateur.

8 Cette ligne passe à 4 774 mètres d'altitude.

9 P. de Villagomes. Exortaciones é instrucción acerca de las idolatrías de las Indias del arzobispado de Lima. Colección de libros referentes á la historia del Perú, t. 12, Lima, 1919.

10 2. Crónica. Segunda parte, ch. 13.

 


Lisez le DOSSIER sur le SOCIALISME

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10 mai 2011 2 10 /05 /mai /2011 02:00
L'Empire socialiste des Inka

Université de Paris — Travaux et mémoires de l'Institut d'Ethnologie — V (1928)

par Louis Baudin
Professeur à la faculté de Droit de Dijon

Chapitre 1er — Les sources

 

Les Indiens ignorant l'écriture, nous ne possédons aucun document rédigé dans la langue kičua qui était parlée sur le plateau à l'époque de la conquête. Les premiers chroniqueurs espagnols ont reproduit comme ils ont pu, dans leur propre langue, les sons qu'ils entendaient ; il en résulte que nous trouvons le même mot écrit de trois ou quatre manières différentes, ce qui n'est pas fait pour simplifier les recherches 1. Les auteurs modernes eux-mêmes ont adopté tantôt une orthographe, tantôt une autre, avec la plus grande fantaisie. Aussi, pour couper court à toutes controverses, avons-nous décidé d'adopter ici l'écriture phonétique internationale, conformément au tableau de notation de Meillet et Cohen 2, ce qui permettra à tous les lecteurs, à quelque pays qu'ils appartiennent, de prononcer les mots kičua de la même manière 3.

Faute de documents écrits, les Espagnols n'ont pu être renseignés que verbalement. Les Indiens avaient, il est vrai, à leur disposition un aide-mémoire, le kipu, formé de cordelettes nouées, dont nous parlerons ultérieurement, mais ce n'était là qu'un instrument bien imparfait. Grâce à lui cependant, au temps des Inka, les historiens officiels de l'Empire retenaient les événements passés et en transmettaient le récit à leurs successeurs. Nous savons qu'en outre chaque province avait les historiens particuliers, sans pouvoir préciser si ces derniers étaient des fonctionnaires spéciaux ou simplement les chefs des tribus. Sarmiento de Gamboa raconte que l'Inka Pačakutek les rassembla tous dans la capitale, les interrogea longuement, et fit peindre les événements principaux qui avaient marqué le règne de ses ancêtres sur de grandes planches garnies d'or qu'il plaça dans une salle du temple du Soleil, où lui seul et les savants désignés par lui pouvaient pénétrer ; puis il chargea quelques Indiens de prendre soin de cette bibliothèque d'un nouveau genre 4. La preuve de l'imperfection de ce système éclate dans ce fait même que les Indiens, à l'époque de la conquête, avaient complètement oublié l'existence des civilisations anciennes que nous ont révélées les fouilles archéologiques à Tiahuanaco en Bolivie, à Huamachuco au Pérou, à Chordeleg en Équateur. Rien d'étonnant à cela ; la mémoire collective des peuples ne s'étend guère à plus de deux ou trois cents ans 5, et les cordelettes sont vraisemblablement de date récente, car on ne les trouve pas dans les tombes antérieures aux derniers siècles 6. Même en reconnaissant, avec Markham, que les Indiens avaient une excellente mémoire, on conçoit qu'ils aient ignoré les faits antérieurs à l'avènement des Inka 7.

A côté de l'histoire, ainsi établie, dont la connaissance était réservée à l'élite seule et qui était enseignée dans les écoles de Cuzco, comme nous le verrons plus loin, existait une autre histoire, un peu différente, qui était vulgarisée par les poètes officiels chargés de composer des chants et de les répéter aux jours de fête. Les chroniques nous apprennent en effet qu'à la mort du souverain un conseil de hauts fonctionnaires et de savants se réunissait et examinait la vie du défunt. S'il estimait qu'elle avait été profitable à l'Empire, il faisait appeler les poètes et leur enjoignait de conserver le souvenir des actes du monarque disparu pour les transmettre à la postérité ; dans le cas contraire, le nom seul du souverain était mentionné sans aucun commentaire. Jamais histoire officielle ne fut établie avec plus de rigueur. Une fois que l'élite avait prononcé son verdict, le souvenir de l'Inka était maintenu ou aboli ; le peuple ignorait désormais ceux de ses maîtres qui n'avaient pas su demeurer à la hauteur de leur tâche : l'oubli était la sanction des actions jugées mauvaises accomplies par un chef, que, même une fois mort, nul Indien n'avait le droit de maudire.

Par exemple l'Inka Urko, convaincu de lâcheté pour s'être enfui devant les Čanka, fut détrôné, et son règne passé désormais sous silence par les Indiens 8 et c'est là un procédé ingénieux pour présenter à la postérité une liste de souverains dignes d'admiration. Si nous adoptions de nos jours un système identique, l'histoire contemporaine serait étonnamment raccourcie 9.

Ainsi se juxtaposaient au Pérou deux histoires, l'une documentée tenue secrète, l'autre expurgée l'usage du peuple.

Ce n'est pas tout: les Indiens ont bien été interrogés par les conquérants européens, mais ils n'ont pas toujours fourni de réponses satisfaisantes, car ils sont demeurés souvent confus dans leurs explications et ils ont su fort bien taire ce qu'ils voulaient cacher 10. On sait que les Espagnols, désireux de voir du mercure pour traiter l'argent, découvrirent par hasard, et en 1563 seulement, les mines de Huancavelica qui étaient pourtant connues des indigènes 11.

Aussi devrons-nous corriger et compléter les indications des écrivains européens, en faisant fréquemment appel tant à l'archéologie qu'à l'ethnologie.

Il n'en reste pas moins vrai que les chroniques des XVIe et XVIIe siècles demeurent les sources les plus importantes de l'histoire de l'Amérique précolombienne, jamais il importe d'indiquer d'abord dans quel esprit il convient d'en aborder l'étude.

Les Espagnols ont eu, à n'en pas douter, beaucoup de peine à comprendre un peuple si différent du leur ; nous aurons à tenir compte de leur mentalité. Nous éviterons ainsi à la fois de critiquer à tort des institutions péruviennes, que les chroniqueurs ont mal expliquées, et de porter sur ces chroniqueurs eux-mêmes des jugements sommaires défavorables. Nous rappellerons par exemple que les communautés agraires existaient en Espagne au temps de la conquête, et, qu'en conséquence, les conquérants devaient parfaitement en saisir le sens au Pérou ; au contraire, le système inka de statistique et de répartition leur était complètement inconnu. A ce point de vue, des différences essentielles doivent être marquées entre les historiens suivant l'étendue de leurs propres connaissances. Le soldat grossier ou le moine crédule ne pouvait apprécier les institutions sociales comme le jurisconsulte corregidor de Cuzco ou de Potosi ; Nous devrons donc attribuer à chaque auteur un coefficient d'instruction. Mais cette instruction elle-même n'est pas sans présenter des inconvénients : la manie des comparaisons avec les Grecs et les Romains est telle chez certains chroniqueurs qu'elle fausse parfois leur jugement. Il est vain de vouloir mesurer la civilisation américaine à l'échelle de nos civilisations méditerranéennes 12.

Aux obstacles nés de l'incompréhension ajoutent à ceux qui proviennent des sentiments personnels de l'auteur. Les passions religieuses, politiques ou sociales, ont toujours été causes d'erreurs, autrefois comme aujourd'hui. Nous devrons classer les écrivains anciens et modernes suivant leurs tendances et garder fidèlement dans notre mémoire de le souvenir la place occupée par chacun d'eux. Certains sont favorables aux civilisateurs espagnols et hostiles aux Inka « tyrans indiens », comme Sarmiento, l'abbé de Paw, Ricardo Cappa ; d'autres sont hostiles aux destructeurs espagnols et favorables aux martyrs indiens comme Benzoni ou Las Casas ; quelques-uns donnent à leur hostilité à l'égard des Espagnols un cachet d'anticléricalisme, comme Hanstein. En outre, un grand nombre d'auteurs, qualifiant l'Empire inka de socialiste, louangent ou critiquent systématiquement toutes les institutions péruviennes, suivant qu'eux-mêmes sont partisans ou adversaires du socialisme. Enfin, il ne faut pas oublier que parmi les premiers chroniqueurs, les uns sont partisans de l'Inka légitime Huaskar, comme Garcilaso de la Vega, et les autres soutiennent son adversaire Atahualpa, comme Santa-Cruz Pachacutic et Cavello Balboa 13. Nous devrons affecter à chaque historien un deuxième coefficient, le coefficient de véracité.

Malgré la divergence de leurs idées, la plupart des auteurs sont copiés les uns les autres, et l'on pourrait établir une classification pittoresque en rattachant chaque ouvrage à l'ouvrage antérieur qui lui a servi de source presque exclusive : ainsi obtiendrait-on des chaînes dort chaque travail original constituerait le premier anneau. Par exemple, la plupart des auteurs du XVIIIe siècle, dont le plus fameux est Marmontel, s'inspirent presque exclusivement de Garcilaso, qui lui-même a copié Blas Valera, dont le manuscrit a été perdu ; de même, plusieurs écrivains équatoriens reproduisent Velasco qui déclare avoir beaucoup emprunté à Marcos de Niza, dont l'œuvre est également perdue. Cette falsification pourrait s'étendre aux auteurs modernes, mais avec cette différence que ces derniers mentionnent les auteurs anciens qu'ils prennent pour guides, tandis que les chroniqueurs espagnols ne se donnaient pas la peine de le faire et érigeaient le plagiat à la hauteur d'un principe. On retrouve, dans certains d'entre eux, des passages entiers de leurs devanciers, sans aucune référence. Herrera reproduit des fragments d'Ondegardo et de Cieza de León sans citer ces auteurs, en sorte que le chercheur, après avoir cru un instant avoir trouvé une nouvelle source, constate avec dépit qu'il s'abreuve toujours au même courant. C'est ainsi qu'on a parfois la surprise de rencontrer dans des travaux du XXe siècle des erreurs qui remontent aux XVIe et qui ont été fidèlement reproduites par toute une suite de narrateurs.

Enfin cette classification verticale pourrait être complétée par une classification horizontale, chaque écrivain se rattachant non plus à ses devanciers, mais à ses contemporains et emporté avec eu dans la même vague d'essor ou de dépression. Tous en effet subissent l'influence de leur époque, et le mouvement cyclique qui se déroule dans toutes les branches de l'activité humaine n'épargne pas l'histoire. Après une ère d'enthousiasme où les Inka furent portés aux nues, au XVIIe et au XVIIIe siècles dans l'Europe non espagnole, vint l'ère de critique où ils furent sévèrement jugés, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. En même temps, certains auteurs anciens, jusque-là considérés comme excellents, passèrent au second plan, tandis que d'autres tenus pour suspects jouirent d'un crédit nouveau. Aujourd'hui, Garcilaso est en baisse et Montesinos en hausse.

Il y a dans tous ces mouvements une grande exagération. Nous poserons en principe qu'aucun ouvrage, si suspect soit-il, ne doit être rejeté à priori ; tous peuvent renfermer une part de vérité. Nous devrons donc tenir compte des indications qu'ils contiennent, mais en ayant soin de les peser conformément aux idées générales que nous venons d'indiquer 14.

 

Parmi les bibliographies relatives à l'Amérique, nous indiquerons en première ligne la Bibliography of the anthropology of Peru, de G. Dorsey (Chicago, 1898), et la Biblioteca hispano-americana, de J. Toribio Medina (Santiago de Chili, 1898) qui reproduit et complète les indications contenues dans la Bibliotheca americana, de León Pinelo (1807), la Bibliotheca americana vetustissima de H.Harrisse (1866­-1872), la Biblioteca peruana, de Réné Morimo (1895). Comme bibliographies de second ordre, nous citerons le Catalogue des ouvrages relatifs à l'Amérique de Ternaux Compans (Paris, 1837), la Bibliotheca americana, de J. Sabin (New-York, 1868), le bulletin Americana (Paris, 1876-1901, continué depuis 1888 par le Bibliophile américain), la Bibliographie péruvienne de C. A. Pret, restée inachevée (Paris, 1903) 15.

Les manuscrits les plus importants qui sont parvenus jusqu'à nous ont été imprimés les uns comme ouvrages séparés, les autres gans des collections. Signalons parmi ces dernières la Colección de documentos inéditos relativos al descubri­miento, conquista y organización de las antiguas posesiones españolas de América y Oceania, sacados de los Archivos del Reino y muy especialmente del de Indias (Madrid, 1864-1884) qui compte 42 volumes 16 ; la Colección de documento sinéditos para la historia de España (Madrid, 1842) en 103 volumes, la Colección de libros españoles raros ó curiosos en 24 volumes et la Colección de libros y documentos referentes á la historia del Perú en 2 séries, dont la seconde est encore en voie de publication. Plusieurs ouvrages des premiers chroniqueurs espagnols ont été réunis dans les 4 tomes des Historiadores primitivos de Indias qui font partie de la Biblioteca de autores españoles, publiée à partir de 1846 à Madrid 17.

Nous classerons ici les auteurs de la manière suivante en respectant dans ses grandes lignes l'ordre chronologique :


Ceux qui ont vu l'Empire inka. L'époque de la conquête.

Les renseignements d'ordre économique que nous rencontrons dans les premiers chroniqueurs espagnols sont rares, mais en revanche nous devons les considérer comme très importants. En effet, ces conquérants sont surtout préoccupés des faits militaires et leurs ouvrages sont pour la plupart de véritables journaux de route, pleins de descriptions sommaires de villes, de récits de combats, d'énumérations de butins. Mais quand ils notent une observation intéressante pour nous, nous devons la tenir pour exacte précisément parce qu'ils n'en comprennent pas la portée et n'ont aucun intérêt à nous induire en erreur. Par exemple, nous devons admettre , puisqu'ils l'affirment à plusieurs reprises, qu'ils ont trouvé des ponts à péage, bien que le système du péage implique une organisation économique qui s'allie mal à la centralisation socialiste et à l'absence de commerce.

Cependant des critiques impitoyables, pour se donner couleur d'esprit fort, ont prétendu que les conquérants s'étaient laissés porter à un enthousiasme excessif, qu'ils avaient exagéré de façon grossière et pris masures pour palais, pistes pour grandes routes et villages en torchis pour cités impériales L'archéologie s'est chargée de prouver qu'il n'en est rien, et que même la description des trésors aperçus dans les temples n'était pas un rêve. Comment d'ailleurs supposer que des narrateurs nombreux aient pu tous s'entendre pour répéter les mêmes erreurs, et que les jurisconsultes du temps des vice-rois, chargés d'enquêter sur l'Empire des Inka, aient pu recueillir dans les différentes provinces des données identiques qui seraient fausses ? L'abbé Raynal l'a remarqué, « un pironisme quelquefois outré », pour employer ses propres expressions, a traité de fables les récits relatifs aux Inka, mais les « brigands espagnols » pouvaient-ils inventer fables si bien combinées ? 18

Les premiers Européens qui purent contempler l'étrange Empire du Soleil furent Pizarre et ses compagnons.

Francisco de Jerez, de Séville, secrétaire de Pizarre, parti de San Lucar en jan­vier 1530, à l'âge de 15 ans, entra au Pérou aux côtés du conquistador, se battit courageusement et assista à la capture d'Atahualpa à Cajamarca ; il revint en 1534 à Séville où il écrivit son voyage sous le titre : Verdadera relación de la conquista del Perú y provincia del Cuzco, llamada la Nueva Castilla, conquistada por Francisco Pizarro, publié la même année (Biblioteca de autores españoles, tome XXVI, Historiadores primitivos de Indias, tome 2. Madrid, 1853). Cet ouvrage est du plus haut intérêt au point de vue de l'histoire des faits, mais nous avons peu de choses à y glaner 19. Il englobe le récit fait par un autre soldat de la conquête, Miguel Estete, qui, le premier, avec une poignée d'hommes sur l'ordre de son chef, longea la côte du Pérou et pénétra dans le célèbre temple de Pachacamac. Estete est surtout connu dans l'histoire comme étant celui qui saisit l'Inka à Cajamarca et lui arracha l'insigne impérial. On trouvera le texte complet de son récit dans le Boletín de la sociedad ecuatoriana de estudios históricos americanos de 1918.

Le bref manuscrit de Juan de Sámanos, découvert à la Bibliothèque Impériale de Vienne, mérite de figurer également au début de cette liste d'ouvrages, car il a trait aux premières expéditions espagnoles sur la côte du Pérou 20.

Très courte aussi, mais importante, est une lettre de Fernand Pizarre datée de novembre 1533 : Carta à los magnificos señores, los señores oidores de la Audiencia real de S. M., que reside en la ciudad de Sto-Domingo, qui a été traduite en anglais et figure dans Reports of the discovery of Peru (Londres, Collection Hakluyt, 1872) 21.

Cristóbal de Molina qui suivit Pizarre au Pérou, puis Almagro au Chili, vécut à Cuzco et à Lima, devint sous-chantre de la cathédrale de Santiago du Chili en 1551 et mourut en 1578 ; il écrivit vers 1552 une Relación de la conquista y pobla­ción del Perú, publiée de nos jours dans la Colección de libros referentes á la historia del Perú, qui contient peu de renseignements susceptibles de nous intéresser.

Au contraire, Juan de Betanzos, venu en Amérique avec François Pizarre, nous sera d'un grand secours. Marié à une sœur d'Atahualpa, parlant le kičua, interprète officiel du Gouvernement, il a laissé une Suma y Narración de los Incas que los Indios llamaron Capaccuna, que fueron Señores de la Ciudad del Cuzco y de todo lo á ella subjeto, histoire très vivante de l'ancien Pérou, malheureusement incomplète, datée de 1551, éditée à Madrid en 1880 dans la Biblioteca hispano-ultramarina (tome 5).

Pedro Sancho de la Hoz a été, après Jerez, secrétaire de Pizarre et chroniqueur officiel de la conquête. Son récit forme la suite de celui de son devancier et a été terminé à Jauja le 15 juillet 1534 22 ; publié dans le tome 5 de la Colección de libros referentes á la historia del Perú (Lima, 1917), il contient une description de Cuzco qui a été fréquemment reproduite, mais il est pour nous de peu d'intérêt.

Nous en dirons autant de la relation de Pedro Pizarro, qui s'occupe surtout des événements postérieurs à la conquête 23.

Mentionnons enfin une très brève histoire de la conquête du Pérou attribuée à Marcos de Niza, moine venu au Mexique en 1531 et au Pérou vers 1535, dont Ternaux-Compans a donné une traduction dans les Nouvelles Annales de Voyages (1842, tome 4).


Ceux qui, arrivés immédiatement après la conquête, n'ont pas contemplé l'Empire des Inka dans toute sa splendeur, mais ont vu les vestiges. – L'époque de transition.

Cinq noms seulement figureront ici, ceux de quatre Espagnols et d'un Italien.

Agustin de Zárate, envoyé au Pérou vers 1543 comme « trésorier de la couronne, revenu en Espagne vers 1549, écrivit sa relation en secret et la fit publier seulement en 1555 à Anvers. Il détaille les mœurs : des habitants avec complaisance, mais il ignore le kičua et demeure fort superficiel 24.

Pedro de Cieza de León est à coup sûr un des plus illustres chroniqueurs de l'Amérique latine. Quoiqu'il ait visité l'Empire au .lendemain même de la conquête nous ne pouvons pas le faire figurer parmi ceux qui en ont eu la vision directe. En effet, il décrit déjà les ruines accumulées par les Espagnols et remarque qu'en l'espace de quelques années le pays avait changé d'aspect. Il est bien le peintre de cette époque que nous appelons de transition, entre celle des grandes luttes du début contre les Indiens et contre les Espagnols eux-mêmes, et celle de l'organisation méthodique de la colonie par les vice-rois.

Natif de Séville, parti d'Espagne à l'âge de l3 ans à peine, Cieza parcourut le Nouveau Monde comme simple soldat pendant 17 ans et il nous a laissé une œuvre d'une étonnante richesse : la Crónica del Perú, en 3 parties. La première partie, terminée vers 1550, lors du retour de l'auteur en Espagne, publiée en 1553 à Séville, en 1554 à Anvers, consiste dans une description extrêmement précise de la route suivie par l'écrivain du nord au sud de l'Empire. Tous les villages, tous les centres d'approvisionnement, tous les chemins y sont mentionnés ; même les distances de ville à ville sont soigneusement indiquées. C'est un « Baedeker » ou un « Joanne » du Pérou de ce temps. La deuxième partie, longtemps ignorée, et que Prescott attribua à tort à Sarmiento, est une étude historique et sociale des Inka ; publiée seulement en 1880 dans la Biblioteca hispano ultramarina (tome 5, Madrid) ; elle sera l'une de nos principales sources. La troisième partie, qui a vu le jour en 1877, se réfère à des événements survenus pendant la période coloniale. Cieza de León, qui raconte simplement ce qu'il voit et répète ce qu'il entend, sans but intéressé, est un des auteurs en qui l'on peut avoir le plus de confiance 25.

Diego Fernández de Palencia, qui servit au Pérou contre Pizarre, publia à Séville en 1511 sa Primera y segunda parte de la historia del Perú. Ignorant la langue des Indiens, il traite surtout de l'histoire postérieure à la conquête en se servant des rapports de Pedro de la Gasca, et avec une telle partialité que l'ouvrage fut prohibé par le Conseil des Indes 26. Seulement, à la fin du volume, il résume en quelques pages l'histoire des Inka, et l'on est surpris de découvrir, dans ces brèves notes, des renseignements originaux que l'on ne rencontre nulle part ailleurs 27.

P. Gutiérrez de Santa Clara, soldat également, métis né aux Indes entre 1518 et 1524, servit alternativement François Pizarre, le vice-roi Nuñez Vela, Gonzalo Pizarre, le président la Gasca, changeant de parti avec une désinvolture étonnante, se rangeant toujours du côté du vainqueur. Son ouvrage, publié sous le titre : Historia de las guerras civiles del Perú y otros sucesos de las Indias, à Madrid, en 1904, en 4 volumes, a dû être écrit au jour le jour. Gutiérrez de Santa Clara a quitté le Pérou pour se rendre au Mexique avant 1590. C'est grand dommage qu'il ait été si peu curieux d'histoire précolombienne, car son récit est animé, ses personnages très vivants et son style littéraire. Malheureusement il ne consacre aux Inka qu'un petit nombre de chapitres, qui nous seront de peu de secours (t. 3, ch. XLIX et suiv.) 28.

Girolamo Benzoni, né à Milan, débarqua à Guayaquil en 1547, mais fut contraint de quitter le Pérou en 1550, le gouverneur P. de la Gasca ayant décidé d'expulser tous les étrangers. Après être resté 4 ans malade au Nicaragua ; il regagna sa terre natale et publia à Venise en 1565 : La Historia del Mondo Nuovo, réimprimée en 1572. Hostile aux Espagnols, peu instruit, mais d'esprit curieux, Benzoni, parle du Pérou dans son troisième livre seulement ; encore se borne-t-il à raconter l'histoire de la conquête à laquelle il n'a point participé et à faire quelques brèves remarques sur les provinces qu'il a parcourues, sur celle de Quito en particulier. Son ouvrage est illustré d'images naïves 29.


Ceux qui, n'étant pas allés au Pérou, ont recueilli les récits des premiers conquérants.

Le plus connu des auteurs qui méritent de figurer sous cette rubrique est Bartolomé de Las Casas, évêque de Chiapa, dont le nom fut plus célèbre que tout autre en Europe pendant plusieurs siècles. Champion des Indiens, il demeura dans l'esprit de bien des générations comme le symbole même de la pitié et de la charité 30. Aujourd'hui, où nous pouvons le juger en toute impartialité, nous devons constater chez lui, à côté de sentiments très nobles et généreux, une tendance fâcheuse à l'exagération ; il se laisse entraîner par sa passion, et il est responsable, en grande partie des innombrables erreurs qui ont eu et qui ont encore cours en Europe sur la colonisation espagnole en Amérique 31. A force de représenter le Indiens comme des martyrs, l'éminent ecclésiastique en vient à nous faire considérer les Espagnols uniquement comme des bourreaux. Il est sectaire, violent, d'esprit étroit, et sa partialité manifeste nuit beaucoup à la cause qu'il plaide. En outre, il ne s'est jamais rendu au Pérou, contrairement à ce que beaucoup ont cru pendant longtemps 32. Tous ses renseignements sont de seconde main, et il plagie sans vergogne Cieza de León, Cristóbal de Molina, Francisco de Jerez. Enfin sa lecture est très pénible ; outre des répétitions nombreuses et le choix de plans défectueux, il s'obstine à entrelarder ses récits de longues digressions sur l'antiquité grecque ou romaine et de citations latines hors de propos. Si vraiment tous les philosophes et historiens français ou anglais qui ont jadis célébré les mérites de l'évêque de Chiappa ont lu attentivement ses travaux et y ont pris intérêt, nous devons reconnaître que nos ancêtres avaient bien de la vertu.

Le plus connu des ouvrages de Las Casas est sa Brevísima relatión de la destruyción de las Indias, présentée à l'Empereur en 1542 et publiée en 1552, pamphlet plein d'erreurs, inutilisable pour un travail scientifique quelconque ; par contre, nous aurons à nous servir de son Apologética historia sumaria 33, qui figure dans la Nueva biblioteca de autores españoles (Historiadares de Indias, tome 1, Madrid, 1909) et dont Jiménez de la Espada a détaché 27 chapitres pour en faire le tome 21 de la Colección de libros raros ó curiosos, sous le titre : De las antiguas gentes del Perú 34.

Francisco López de Gómara, né à Séville vers 1510, ecclésiastique, ancien étudiant de l'Université d'Alcalá, chapelain de Fernand Cortés, esprit cultivé et fort critique, écrivit un gros ouvrage intitulé : Primera y segunda parte de la historia general de las Indias, paru à Saragosse en 1552. L'auteur y fit preuve d'une une telle partialité à l'égard de Cortés, sur qui il s'efforça de faire rejaillir toute la gloire de la conquête du Mexique, que son livre fut condamné par le Conseil des Indes. Son style est agréable, ce qui est rare chez les chroniqueurs, mais de graves erreurs ont été relevées dans ses récits, et Garcilaso de la Vega en signale déjà quelques-unes. L'ensemble de son ouvrage figure dans la Biblioteca de autores españoles, tome 22 (Historiadores primitivos de Indias, tome l, Madrid, 1852) sous le titre ­Hispania Victrix, en 2 parties : Historia general de las Indias et Conquista de Méjico  35.

Gonzalo Fernández de Oviedo y Valdés, né à Madrid en 1478, parti d'Espagne en 1514 comme Inspecteur de la Couronne, séjourna à Saint-Domingue et mourut à Valladolid en 1557. Il a écrit une Historia general y natural de las Indias, islas y tierra firme del Mar Oceano, publiée entre 1526 et 1547, qui comprend d'énormes volumes dans lesquels le lecteur a beaucoup de peine à se reconnaître 36. C'est un écrivain capable, ayant fait de fortes études dans sa jeunesse et consciencieux, mais qui, n'étant pas allé au Pérou, ne fait pas toujours avec soin le départ entre le vrai et le faux dans les récits qui lui sont rapportés, accumule les observations sans les classer, abuse des, souvenirs latins et mentionne Pline et Virgile là où ils n'ont que faire.

Antonio de Herrera, chroniqueur du Roi d'Espagne, est le type du compilateur. Plagiant ses devanciers avec effronterie, il écrivit en 1554 l'immense Historia general de los hechos de los Castellanos en las islas i tierra firme de el Mar Oceano, paru de 1601 à 1615 en 4 volumes à Madrid et divisée en 8 décades 37.

Enfin, un peu plus tard, en 1575, un Espagnol, qui se donne pour chroniqueur de l'ordre de Saint-Augustin, J. Roman y Zamora, publia à Medina del Campo un ouvrage en 2 volumes, Repúblicas de Indias, qui forme une intéressante étude d'ensemble 38.


Ceux qui ont recueilli sur place les récits des descendants des Inka. L'ère de la colonisation.

Nous entrons dans la période de la documentation et de la synthèse. Les troubles sont terminés, mais déjà le monde des Inka appartient à des temps révolus. C'est dans le cours de la seconde moitié du XVIe siècle que des Espagnols de la plus grande valeur ont effectué les premières recherches destinées à jeter la lumière sur l'Empire disparu. Les vice-rois eux-mêmes, en ordonnant des enquêtes officielles, ont été les initiateurs de ce grand mouvement scientifique.

Garcilaso de la Vega occupe la première place parmi les historiens de cette époque. Né à, Cuzco même, en 1540, métis, fils d'un Espagnol venu au Pérou avec Pedro de Alvarado, et d'une Indienne de sa royal, nièce de Huayna-Kapak, il se donne le nom d'Inka sans aucun droit d'ailleurs, puisqu'il descendait du souverain péruvien par les femmes et que seule la descendance mâle pouvait porter ce titre. Il passa sa jeunesse au milieu des derniers survivants des Inka, parlant le kičua et recueillant dans sa mémoire les histoires et les légendes que ses aïeux lui contaient. Il quitta le Pérou à l'âge de 20 ans et après avoir mené pendant plusieurs années l'existence mouvementée de capitaine dans les armées espagnoles, il se retira à Cordoue vers 1590 où il écrivit l'histoire de son pays d origine sous le titre : Comentarios reales que tratan del origen de los Incas, reies que fueron del Perú, de su idolatría, leies y govierno en paz y en guerra, de sus vidas y conquistas y de todo lo que fué aquel imperio y su república antes que los Epa­ñoles pasaron á el 39. Bien fidèle devait être la mémoire de ce Péruvien, car il ne cite pas-moins de 320 noms de villes et ne se trompe pas sur leur emplacement 40. Il fut seulement aidé dans une certaine mesure par des lettres de ses correspondants d'Amérique, car il resta toujours en relations avec ses anciens amis de Cuzco et il eut en outre connaissance du manuscrit, aujourd'hui perdu, du jésuite métis Blas Valera, qui paraît avoir été de grande importance 41. Il mourut en Espagne en 1616.

Considéré longtemps comme le plus grand historien du Pérou, comparé encore de nos jours à Hérodote et à Xénophon  42, Garcilaso a cependant perdu une partie du crédit dont il jouissait en raison de sa partialité trop évidente. Ne lui reprochons pas cependant, comme certains l'ont fait à la légère, de se courber devant les conquérants et de « lécher les mains de ceux qui tuèrent les siens » 43 ; c'est ne rien comprendre à la mentalité des Indiens que de parler ainsi ; Garcilaso était partisan de Huaskar, descendant légitime de l'Inka, et considérait les Espagnols comme des libérateurs qui avaient détrôné l'usurpateur Atahualpa.

Avant tout, l'écrivain péruvien demeure l'admirateur des Inka ; personne n'a parlé d'eux avant tant d'enthousiasme et de piété filiale ; aussi s'efforce-t-il de voiler les actes de cruauté de ses ancêtres, et certains de ses récits doivent-ils être tenus pour suspects. Mais ses exagérations et ses lacunes volontaires sont elles-­mêmes instructives, car elles montrent l'état d'esprit des Indiens, vivant dans le perpétuel regret du passé. Garcilaso a le grand mérite de synthétiser admirablement sa race, et ses commentaires sont bien le « reflet de l'âme des peuples vaincus 44 ».

Son ouvrage est très long, touffu, mais plein de renseignements du plus haut intérêt ; il se lit avec aisance, le style en est simple et clair. Par contre, le plan est fort défectueux ; les indications d'ordre économique ou social sont semées çà et là, suivant le caprice de l'auteur ; la description des voies de communication ou celle du système fiscal sont placées entre l'histoire politique et militaire de deux règnes.

Pedro Sarmiento de Gamboa contraste avec Garcilaso. Pur espagnol, homme de science, bon observateur et fonctionnaire de grand mérite, fort apprécié du vice-roi qui lui permit à deux reprises d'échapper à l'Inquisition, Sarmiento a été aussi un grand capitaine, découvrant les îles Salomon en 1567 sous les ordres d'Alvaro Mendaña, inventant des instruments nautiques et poursuivant les navires anglais de Drake jusqu'au delà du détroit de Magellan qu'il explora 45. Homme rude et droit, il n'a aucune pitié pour les Indiens et ne manifeste aucun regret de l'exécution du dernier Inka en 1571. Son travail, écrit vers 1572, a été découvert à Göttingen en 1893 par le professeur W. Meyer et publié à Berlin en 1906, par R. Pietschmann, sous le titre : Geschichte des Inkareichs 46 ; il est du plus grand intérêt, mais demeure suspect à bien des égards, l'auteur étant fort partial. Cette partialité n'est pas surprenante, car ce travail a été écrit sur l'ordre même du vice-roi qui voulait effacer l'effet produit en Europe par la publication de l'œuvre de Las Casas, toute pleine des récits des horreurs commises par les Espagnols 47. Aussi Sarrmiento insiste-t-il sur la cruauté des Inka qu'il traite de tyrans barbares à tout propos et même hors de propos, et encore le vice-roi crut-il devoir renchérir et interpola-t-il dans le manuscrit des phrases destinées à noircir plus encore les souverains péruviens. Cependant abstraction faite de ces quelques passages et compte tenu de la tendance de l'auteur, l'ouvrage est scientifiquement construit, il est le résultat de longs voyages et de patientes recherches et a été lu au Pérou même à 42 notables indiens, convoqués spécialement à cet effet, qui l'ont déclaré conforme à la vérité.

Les historiens ecclésiastiques, quoique portés à étudier surtout des questions d'ordre religieux qui nous intéressent ici, nous fournissent incidemment des indications précieuses sur les sociétés précolombiennes. Miguel Cavello Balboa, arrivé en Amérique en 1566, vécut à Bogota, puis à Quito, où il écrivit entre 1578et 1586 sa Miscelánea Austral. Il épousa la cause des Quiténiens et se montra un partisan résolu d'Atahualpa ; envoyé en mission chez les Čunčo au nord-ouest de Cuzco en 1594, il habita ensuite Lima. D'après des renseignements qu'a bien voulu nous fournir M. Means, le manuscrit attribué à Balboa, qui se trouve actuellement à la bibliothèque publique de New York, est une simple copie, probablement falsifiée, faite au début du XVIIIe siècle, et l'original existerait dans un couvent espagnol. La troisième partie de la Miscelánea a été traduite en français par Ternaux-Compans sous le titre Histoire du Pérou (Paris, 1840), mais cette traduction est très imparfaite, des chapitres entiers ayant été omis et d'autres mutilés. Une traduction espagnole faite sur la traduction française figure dans le tome 2 de la deuxième série de la Colección de libros referentes á la historia del Perú ; il sera plaisant de confronter ce texte avec l'original le jour où ce dernier sera retrouvé.

Cristóbal de Molina, homonyme de celui dont nous avons parlé plus haut et qui fut longtemps confondu avec lui, chapelain de l'hôpital espagnol de Lima, puis curé, parlant le kičua, probablement métis comme Garcilaso, a écrit entre 1572 et 1591 une Relación de los fábulas y ritos de los Incas, publiée en 1916 dans la Colección de libros referentes á la historia del Perú qui nous fournit peu de renseignements ; beaucoup plus intéressant est le Père J. de Acosta, jésuite, professeur de théologie, qui, après avoir séjourné au Pérou de 1570 à 1586, surtout à Juli, nous a laissé une Historia natural y moral de las Indias, publiée à Séville en 1590, antérieure par conséquent aux Commentaires de Garcilaso, et qui compte deux volumes. Les passages instructifs que nous trouvons dans cet ouvrage sont malheureusement noyés au milieu de récits naïfs et de controverses futiles 48.

Nous arrivons enfin aux jurisconsultes et hauts fonctionnaires espagnols qui constitueront notre principale source de documentation. Le Roi d'Espagne, désireux d'être exactement renseigné, fit effectuer des Visites en Nouvelle-Grenade, et il fut si satisfait du résultat qu'il donna un ordre identique au vice-roi du Pérou, par lettre du 7 novembre 1537. Jiménez de la Espada a publié à Madrid de 1881 à 1897, sous le titre Relaciones geográficas de Indias, les réponses faites par les fonctionnaires des différentes provinces à un questionnaire très précis dressé par les soins de l'administration supérieure. Certaines questions concernant l'état du territoire avant la conquête nous intéressent directement. Plusieurs de ces réponses, d'ailleurs, se ressemblent étrangement ; on dirait que les fonctionnaires interrogés se sont passé leurs documents les uns aux autres pour faciliter leur tâche. Un peu plus tard, Francisco de Toledo, vice-roi de 1599 à 1581, confia à Sarmiento le soin d'écrire l'histoire justificative dont nous avons parlé. Il recueillit à cette époque des renseignements qui ont été groupés sommairement dans le tome 16 de la Colección de libros españoles raros ó curiosos sous le titre Informaciones acerca del Señorio y Gobierno de los Incas, hechas por mandado de Don Francisco de Toledo, virey del Perú, 1570-1572 (Madrid, 1882). Enfin, sur l'invitation adressée par le Roi dans la cédule de Badajoz, du 23 septembre 1580, une enquête fut ouverte qui aboutit à la rédaction d'une série de rapports.

Parmi les documents qui furent établis à ces différentes dates, tous mentionnerons spécialement les suivants qui contiennent quelques informations d'ordre économique :

Relación general de la disposición, y calidad de la provincia de Guamanga, par Damian de la Bandera (1557), qui devint corregidor de Potosi (Relaciones geográficas, t. I).

Relación y declaración del modo que este valle de Chincha y sus comarcanos se gobiernaban antes que hobiese Ingas y después que los hobo hasta que los cristianos entraron en esta tierra, par Fray Cristóbal de Castro et Diego de Ortega Morejón. Ce rapport, extrêmement important au point de vue de l'administration des Inka, est perdu au milieu d'une foule d'autres documents dans le tome 50 de la Colección de documentos inéditos para la historia de España. Il est daté de 1558.

Relación del origen, descendencia, política y gobierno de los Incas par Fernando de Santillán, magistrat à Lima, puis président de l'Audiencia de Quito, mort à Lima, en 1576 ; œuvre capitale au point de vue administratif et pleine d'un généreux sentiment de pitié pour les Indiens, écrite vers 1555, publiée par J. de la Espada dans Tres relaciones de antigüedades peruanas, à Madrid, en 1879.

Descripción de ta Ciudad de Quito y vecindad de ella, par le licencié Pedro Rodríguez de Aguayo (1576, Relaciones geográficas, t. 3).

Les documents principaux sont celles que nous devons à la plume de Juan Polo de Ondegardo, corregidor de la Plata, dans la province de Charcas, puis de Cuzco, bon administrateur et jurisconsulte avisé, qui vint au Pérou à une date antérieure à 1545 et y demeura jusqu'à sa mort en 1575. Il fut grand admirateur du système du Pérou précolombien et tenta d'empêcher le vice-roi de faire mettre à mort l'Inka Tupak-Amaru 49. Son premier rapport, qui se trouve manuscrit à la Bibliothèque Nationale de Madrid et qui est daté de 1560 : Relación del linaje de los Incas y como extendieron ellos susconquistas (tome 4 de la Colección de libros referentes á la histona del Perú), a été traduit par les soins de Markham dans son livre Narratives and laws of the Yncas (Londres, 1873) 50. Le tome 17 de la Colección de documentos inéditos del Archivo de Indias contient un second rapport, capital, Relación de los fundamentos acerca del notable daño que resulte de no guardar á los Indios sus fueros, daté du 26 juin 1571, suivi d'un écrit anonyme De la orden que los Yndios tenyan en dividir los tributos é destribuyrlos entre sí, qui a été également attribué à Ondegardo. Il faut joindre à ces travaux essentiels une Relación de los Adoratorios dle los Indios en los cuatro caminos que salían del Cuzco, reproduit dans le tome 4 de la Colección de libros referentes á la historia del Perú, et que Cobo, s'appropria dans son Historia del Nuevo Mundo, sans citer le nom de l'auteur, et un traité intitulé Los errore y supersticiones de los Indios reproduit dans le tome 3 de la même collection. En outre, selon Carlos Romero, il faudrait attribuer au même écrivain deux autres textes, l'un intitulé Copia de carta que según una nota se hallaba en el Archivo general de Indias, y que hemos rectificado…, qui figure dans le tome 13 de la Colección de documentos inéditos para la historia de España (Madrid, 1848, p. 425), et dans le tome 4 de la Colección de libros referentes á la historia del Perú ; l'autre, portant pour titre : Copia de unos capítulos de una carta de1 licenciado Polo para el Dr. Francisco Hernández de Liébana, publié dans le tome 6 de la Nueva colección de documentos inéditos para la historia de España (Madrid, 1896, p. 274), reproduit dans le tome 4 de la Colección de libros referentes á la historia del Perú. La première de ces lettres est un plaidoyer en faveur de la légitimité de la souveraineté espagnole aux Indes, la seconde a trait aux mesures administratives qui font déjà objet des autres rapports 51.

La lecture des ouvrages de Polo de Ondegardo est des plus instructives, mais elle est aussi des plus pénibles en raison de l'absence de paragraphes, d'alinéas et même de coupures quelconques. Nous avons relevé dans le premier de ces documents une phrase qui ne couvre pas moins de 4 pages ½ et elle n'est pas seule de son espèce.

Nous rattacherons à cet écrivain deux spécialistes de questions juridiques et sociales : le licencié Francisco Falcón qui, dans sa Representación hecha en concilio provincial sobre los daños y molestias que se hacen á los Indios, en 1582, reproduit dans le tome 11 de la Colección de libros referentes á la historia del Perú, plaide avec vigueur la cause des Indiens, et Juan de Matienzo, qui fit partie de l'Audiencia de las Charcas à Potosi vers 1560, qui jouit d'une grande réputation de jurisconsulte, et prit dans son manuscrit le contre-pied de Las Casas, montrant les inka, comme l'avait fait Sarmiento, sous les traits de tyrans usurpateurs et qualifiant les Indiens de menteurs, paresseux, cruels et pusillanimes. On trouvera l'œuvre de Matienzo, Gobierno del Perú, dans les Publicaciones de la sección de historia de la faculdad de filosofia y letras de Buenos-Aires, de 1910 52.

 

5° Les historiens espagnols du XVIIe siècle.

Nous nous éloignons de l'époque héroïque de la conquête, les informations deviennent de plus en plus difficiles à recueillir, et pourtant nous trouvons encore après 1600 des auteurs de premier ordre. Tous sont des ecclésiastiques, sauf Juan de Santa Cruz Pachacuti Yanqui Salcamayhua, Indien comme son nom l'indique, dont l'œuvre datée de 1620, Relación de antigüedades deste reyno del Pirú, offre peu d'intérêt pour nous, quoique l'auteur sache fort bien le kičua 53.

Fray Reginaldo de Lizárraga, un dominicain, dans sa Descripción breve de toda la tierra de Perú, Tucuman, Rio de la Plata y Chile qui figure dans les Historiadores primitivos de Indias (Nueva biblioteca de autores espanoles, tome 14), écrite aux environs de 1605, ne nous fournit guère d'indications. Nous serons plus heureux avec le Père Martin de Morua, dont la vie est peu connue, mais l'œuvre fort importante. Appartenant à l'ordre de la Merci, Morua résida longtemps à Cuzco et à Capachica, sur les rives du lac Titicaca. Il termina en 1590 son Historia del origen y geneología real de los Reyes Incas del Perú, de sus hechos, costumbres, trajes y manera de gobierno, vaste chronique et la seule dans laquelle le lecteur trouve l'histoire des reines et celle des grands capitaines. Ce texte a été reproduit dans la Colección de libros referentes á la historia del Perú (deuxième série, tome 4). Morua nous parle du régime économique et social des Inka, mais il se répète parfois, se contredit, et plusieurs des renseignements qu'il fournit sont certainement erronés.

De moindre importance pour nous est Fray Antonio de la Calancha, augustin, né à Chuquisaca, en Bolivie, connaissant la langue, bon observateur, mais partial et crédule à l'excès ; il nous a laissé une Córonica moralizada del orden de San Agustin en el Perú con sucesos egenplares vistos en esta monarquía, parue à Barcelone en 1638, qui, suivant les expressions de la Riva-Agüero, est un « ramassis monstrueux de dissertations dévotes, de gloses, de traits d'esprit à la gongora, de géographie, d'histoire et de faits conventuels » 54. Il existe certainement peu de livres aussi fastidieux que celui-ci ; même dans la littérature hispano-péruvienne. Les remarques naïves et les interminables sermons lassent le lecteur le plus ­courageux 55.

Le Père Pablo José de Arriaga, venu au Pérou en 1585, rivalise de longueur avec Calancha dans son ouvrage Extirpación de la idolatría del Perú, paru en 1621 à Lima, et ne s'occupe guère que de sujets religieux 56.

Plus bref et plus documenté est le Père Anello Oliva, jésuite napolitain qui vécut longtemps au Pérou et prétend tenir ses récits d'un Indien nommé Catari, gar­dien de kipu auprès des derniers Inka 57. Son manuscrit, daté de 1631, s'intitule Vida de varones ilustres de la Compania de Jesús de la provincia del Perú ; la première partie seulement qui traite de l'histoire du Pérou nous intéresse ; elle a été traduite par Ternaux-Compans à Paris en 1857, et publiée en espagnol à Lima en 1895.

C'est encore un Jésuite qui a écrit entre 1615 et 1621 la Relación de las costumbres antiguas de los naturales del Pirú, œuvre anonyme dont J. de la Espada a donné le texte dans ses Tres relaciones de antigüedades peruanas 58.

Enfin, le Père Alonso Ramos Gavilan, dans la première partie de son Historia de Nuestra Señora de Copacabana, publiée à Lima en 1621, traite des coutumes anciennes et presque exclusivement des idolâtries 59.

Tous ces religieux doivent être passés au crible d'une critique particulièrement serrée, car ils sont d'une extrême naïveté, prêts à tout croire, à crier au miracle en toute occasion 60.

Vers le milieu du siècle nous trouvons deux écrivains de grand mérite, Monte­sinos et Cobo.

Le Père jésuite Fernando Montesinos est sans contredit l'auteur le plus discuté du Pérou. Ses chronologies extravagantes et ses affirmations hardies ont été longtemps un objet de risée ; mais voici qu'aujourd'hui il remonte lentement la pente de l'opinion et, par une réaction naturelle, il est en passe de devenir, comme l'affirme Fidel López, « un des historiens les plus probes et les plus instruits du Pérou » 61. Montesinos est en effet un des premiers auteurs qui ait affirmé que les Péruviens connaissaient autrefois l'écriture et que de grandes civilisations avaient existé avant celle des Inka. Si la première affirmation n'a pu être contrôlée 62, la deuxième par contre s'est trouvée pleinement confirmée par les découvertes archéologiques. Certaines fouilles récentes viennent même de prouver la véracité de quelques informations de détail. C'est ainsi que des objets d'origine chilienne trouvés en Équateur ont permis de constater que Montesinos dit vrai quand il raconte que l'Inka employa pour conquérir les provinces du nord des troupes recrutées dans les régions situées au sud de l'Empire. De la Riva-Agüero prétend que Montesinos a été « trop réhabilité » 63 ; nous sommes tentés de le penser, car on trouve dans son œuvre bien des « légendes absurdes » 64. Nous ne devons ni croire en lui les yeux fermés, ni refuser de le consulter. Malheureusement, il s'est occupé de l'histoire des faits plus que de celle des institutions.

Montesinos, quoique tard venu, a dû certainement posséder des renseignements précieux, car il acheta des manuscrits composés sous la direction de Fr. Luis López, évêque de Quita, et il connut probablement une partie de l'œuvre aujourd'hui perdue de Blas Valera, dont nous avaons parlé ; il parcourut pendant plus de 15 ans le Pérou, où il fut curé de Potosi et à deux reprises chargé d'inspections. Il se vante d'avoir traversé 60 fois les Andes ; à la fois ecclésiastique, aventurier, spéculateur, dur pour les Indiens qu'il catéchise de force, il est une des figures les plus caractéristiques de l'époque coloniale.

Ses Memorias antiguas historiales y políticas del Perú, écrites en 1652, ont été publiées à Madrid en 1882, dans le tome 16 de la Colección de libros españoles raros ó curiosos et traduites en français par Ternaux-Compans dès 1840 65.

Bien différent de lui est le Père Bernabé Cobo, jésuite, qui manque d'originalité et pille consciencieusement ses devanciers, mais qui nous apporte une quantité d'informatians sur l'état économique et social de l'ancien Pérou. Ayant vécu 57 ans aux Indes de Castille, de 1596 à 1653, surtout à Mexico et Lima, il nous renseigne avec abondance sur ces pays qu'il connaît admirablement. Son plus grand tort est d'être arrivé bien tard, près d'un siècle après la conquête. Son His­toria del Nuevo Mundo a été publiée à Séville de 1890 à 1895 et forme quatre gros volumes.


La période de transition. Le XVIlIe siècle.

Rares sont ceux qui, ayant vécu au Pérou au XVIIIe siècle ou, l'ayant parcouru, ont étudié les Indiens et leur histoire ; c'est une période de recueillement; le temps des enquêtes est passé, celui de la critique moderne n'est pas né encore. Les chroniqueurs religieux eux-mêmes sont peu nombreux ; nous ne pouvons guère citer parmi eux que Juan José del Hoyo, curé de Tarma, en 1772, qui décrit les mœurs des Indiens de son temps dans son Estado del catolicismo, política y economías de los naturales del Perú que se dicen Indios y medios simplísimos de corregir (Colec­ción de libros referentes á la historia del Perú, tome 4) 66.

Les œuvres les plus importantes sont celles des voyageurs européens, mais elles sont surtout descriptives et nous n'aurons à recourir à elles que pour y découvrir des survivances. A. Frézier, auteur d'une Relation du Voyage de la mer du Sud aux côtes du Chily et du Pérou (Paris, 1716), et Durret, amusant narrateur d'un Voyage de Marseille à Lima (Paris, 1720), n'ont guère pénétré à l'intérieur du pays 67. Jorge Juan et Antonio de Ulloa, qui se rendirent au Pérou avec la première mission géodésique française, nous ont laissé en 1748 une Relación histórica del viaje á la América meridional hecho de orden de S. M. para medir algunos grados de meri­diano terrestre (Madrid, 5 volumes), suivie d'une histoire du Pérou, extraite de Garcilaso, le tout sans grande valeur 68. On aurait pu espérer mieux de savants qui laissent trop fréquemment libre cours à leur imagination et font preuve à l'égard des Indiens d'une hostilité voisine de la férocité. Il faut toutefois reconnaître l'intérêt certain de leurs Noticias secretas de América (Londres, 1826) qu'ils rédigèrent pour le Roi d'Espagne et qui jettent un .jour singulier sur la colonisation espagnole. P. Bouguer, qui fit partie de la même mission, ne parle pas des Inka dans sa relation intitulée : La figure de la terre (Paris, 1749). W. Bayer donne quelques indications sur Cuzco et le lac Titicaca dans ses : Reize naar Peru (Amsterdam, 1783. Chap. 11 à 15).

Quant aux travaux relatifs au Pérou écrits en France ou en Angleterre avant le XIXe siècle par des auteurs qui n'ont point passé l'Océan, ils nous renseignent moins sur l'histoire des Indiens d'autrefois que sur l'état d'esprit des Européens de ce temps. Nous les étudierons dans une annexe à cet ouvrage et ne retiendrons ici que les noms de cinq écrivains marquants :

L'abbé de Pauw, prêtre philosophe, admiré par Voltaire, s'amuse dans ses Recherches philosophiques (Berlin, 3 vol., 1768-1769) à prendre le contre-pied de Rousseau en dénigrant systématiquement les Américains. Il est vivement critiqué par le comte J. R. de Carli qui, par une réaction naturelle, écrit une véritable apologie des Inka : Delle lettere americane (Florence, 2 vol., 1780, traduits en allemand en 1785, en français en 1788) 69.

L'abbé Raynal dans son Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes (Paris, 1770), abstraction faite de sa sensiblerie énervante, de ses digressions et de ses contradictions, nous offre beaucoup de remarques intéressantes qui ne justifient pas le discrédit dans lequel il est tombé. Nous ferons la même observation pour L'influence de la découverte de l'Amérique sur le bonheur du genre humain (Paris, 1787) de l'abbé Genty. Par contre, l'ouvrage de W. Robertson, The history of America (1777), partial et superficiel, est loin de mériter le succès qu'il a obtenu 70.


Les temps modernes. – Le XIXe siècle.

Le XIXe siècle nous fournit une grande variété d'ouvrages de tous genres et de toutes qualités. L'archéologie et l'ethnolo

gie nous apportent un concours précieux, mais ces sciences sont si intimement mêlées à l'histoire politique et économique qu'on ne saurait souvent qualifier les auteurs d'archéologues, d'ethnologues, d'historiens ou de sociologues.

L'ouvrage de J. Skinner, The present state of Peru (Londres, 1805), composé d'après des articles du Mercurio peruano, est d'un médiocre intérêt pour nous, mais sa traduction française est accompagnée d'une importante description des provinces du plateau andin écrite par des missionnaires à la fin du XVIIIe siècle (Voyages au Pérou faits dans les années 1791 à 1794 par les PP. Manuel Sobreviela et Narcisso y Barcelo. Paris, 1809, 2 vol.) 71.

A. de Humboldt et A. Bonpland racontent leur Voyage aux régions équinoxiales du nouveau continent (Paris, 3 vol. in-fol., 1814-25, et, Paris, 13 vol., 1816-­31), auquel ils annexent 2 atlas, l'un géographique, l'autre pittoresque réimprimé sous le titre : Vues des Cordillères et monumens des peuples indigènes de l'Amérique (Paris, 1816-24, 2 vol.).

A Paris, Alphonse de Beauchamp publie en 1808 son Histoire de la conquête et des révolutions du Pérou, en 2 volumes, dont le premier contient une histoire très superficielle des Inka, et le Chevalier de Propiac donne en 1824 ses Beautés de l'histoire du Pérou, traité naïf illustré de dessins qui font honneur à l'imagination de leur auteur. John Ranking écrit à Londres en 1827 ses Historical researches on the conquest of Peru, Mexico, Bogota, Natchez and Talomeco in the thirteenth cen­tury, by the Mongols, avec un supplément en 18831, œuvre d'une amusante fantaisie ; Alcide d'Orbigny, étudiant : L'homme américain (Paris, 1839) ne consacre aux Inka qu'un petit nombre de pages et suit exactement Garcilaso et Asosta ; J. M. de Cordoba y Urrutia, dans Las tres épocas del Perú (Lima, 1844) demeure très sommaire.

La source la plus importante de cette époque est l'ouvrage de W. Prescott, History of the conquest of Peru (Londres, 1847), consciencieux, clair, inspiré surtout par les Commentaires de Garcilaso et par la deuxième partie de la chronique de Cieza de León ; mais déjà démodé aujourd'hui et contenant des lacunes. Une bonne traduction française a paru en 1861, à Paris, en 3 volumes.

C'est dans Prescott et dans Garcilaso que H. Spencer vient puiser ses informations, mais le philosophe anglais n'a nullement voulu étudier le Pérou antique ; il a simplement cherché dans l'histoire de cet État des confirmations de ses thèses. Dans ses fameux Principles of Sociology (1879), il prend l'Empire inka pour type d'une société militaire, et il formule un certain nombre d'erreurs que nous aurons l'occasion de relever ultérieurement.

En Amérique même, Sebastian Lorente, Espagnol de naissance, professeur au Pérou de 1842 à 1884, dans son Historia antigua del Perú (Lima, 1860), nous donne un aperçu sommaire de l'ancienne civilisation de ce pays, sans aucune référence, presqu'uniquement inspiré par Garcilaso, mais écrit dans une langue si élégante que le lecteur en demeure charmé. C'est le type de l'ouvrage de vulgarisation.

Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, un grand nombre d'écrivains entreprennent au Pérou des voyages qui sont souvent de véritables explorations, et commencent à fouiller la côte et le plateau. L'influence de Garcilaso, que nous venons de noter, diminue progressivement.

M. E. de Rivero et J. D. von Tschudi dans leurs Antigüedades peruanas (Vienne 1851) 72, traduites à Londres en 1853 et à Paris en 1859, nous fournissent un grand nombre de renseignements dont quelques-uns sont erronés. Von Tschudi a cru devoir déclarer qu'il ne prenait pas la responsabilité des hypothèses « dépourvues de toute base scientifique », qui figurent dans cet ouvrage dont le texte est l'œuvre du seul Rivero 73. Plus instructif est le travail du même Tschudi intitulé : Kultur historische und sprachliche Beiträge zur Kenntnis des alten Peru, publié dans le tome 39 des Mémoires de l'Académie Impériale des Sciences de Vienne, en 1891, traduit en espagnol dans la Colección de libros referentes á la historia del Perú, sous le titre Contribuciones á la historia, civilización y linguistica del Perú antiguo et dans lequel un certain nombre de termes kičua sont longuement expliqués.

Fidel López, qui soutint une controverse avec les deux auteurs précédents, peut être à coup sûr, qualifié de fantaisiste. Dans son livre Les races aryennes du Pérou (Paris, 1871), il cherche à prouver l'origine européenne des peuples sud-américains en notant des analogies. Il considère Garcilaso comme partial et accorde grand mérite à Montesinos.

Parmi les Français qui ont exploré scientifiquement le Pérou, nous ne trouvons aucun savant de premier ordre. De Castelnau a raconté son Expédition dans les parties centrales de l'Amérique du Sud, dont la troisième partie contient une série de planches lithographiées relatives aux antiquités des Inka (Paris, 14 volumes, 1850-1859) et P. Angrand mérite une place spéciale moins à cause de ses publications, encore que sa lettre sur les Antiquités de, Tiaguanaco soit fort intéressg.nte (Revue générale de l'Architecture et des Travaux Publics, 1867), qu'en raison de sa collection remarquable d'ouvrages sur l'Amérique qui se trouve aujourd'hui à la Bibliothèque Nationale de Paris et qui est notre plus précieuse source d'informations. Un peu plus tard, C. Wiener a entrepris les grandes explorations qu'il a racontées dans son volumineux travail intitulé Pérou et Bolivie en 1880. Malheureusement il demeure suspect à plus d'un titre ; non seulement il s'appuie sur Montesinos avec complaisance sans le contrôler et commet de multiples erreurs, mais, ce qui est pire encore, il invente. Suivant Bandelier, il aurait été jusqu'à raconter des expéditions qu'il n'a nullement faites 74. Nous pouvons nous-mêmes constater qu'il a fait preuve de peu de sens critique et de beaucoup de fantaisie dans un autre de ses ouvrages qui nous intéresse particulièrement : Essai sur les institutions politiques, religieuses, économiques et sociales de l'Empire des Incas (Paris, 1814). Cependant, Wiener ne mérite pas d'être passé sous silence ; il sait observer avec intelligence et nous donne des aperçus vivants.

Au contraire, la brochure de J. de Neltray : Fouilles et voyages au pays des Incas (Sens, 1886), est dépourvue d'intérêt.

Ceux des écrivains français de la deuxième moitié du XIXe siècle qui n'ont pas quitté le continent se bornent, pour la plupart, à résumer Garcilaso. Mentionnons pour mémoire E. Desjardins, Le Pérou avant la conquête espagnole (Paris, 1858) ; A.Castaing, Le communisme au Pérou (Archives de la Société américaine de France, Paris, 1884, nouvelle série, t. 3, partie 1) ; C. A. Pret, Les institutions sociales et la législation du Pérou avant la conquête (Bulletin de la Société d'ethnographie, avril 1901) ; H. Castonnet des Fosses, La civilisation de l'ancien Pérou (Revue des religions, Angers, 1896). Par contre, nous trouvons des analyses pénétrantes, mais partiales et fort incomplètes, dans le tome 18 de la Géographie universelle (Paris, 1893) et le tome 4 de L'Homme et la Terre (Paris, 1905), de E. Reclus. Enfin, parmi les archéologues français, citons le Marquis de Nadaillac qui a étudié l'Amérique préhistorique (Paris, 1883).

A la même date que l'Essai de Wiener, paraissent en espagnol à Lima le Dic­cionario histórico-biográfico de M. de Mendibiru, qui traite de l'Empire des Inka dans un appendice, simple résumé des commentaires de Garcilaso 75, et les trois volumes intitulés El Perú de A. Raimondi, un des ouvrages les plus complets qui existent sur le Pérou moderne, mais peu documenté sur le Pérou ancien (3 vol., 1874-1879). Plus tard, M. Lafuente, dans son Historia general de España (Barcelone, 1888, t. 8), se contente de nous offrir un sommaire grossier et Ricardo Cappa fait preuve d'une partialité excessive dans son Historia del Perú (Lima, 1885) et ses Estudios críticos acerca de la dominación española en América (Madrid, 1889-91).

En langue anglaise, à Londres, W. Bollaert nous donne en 1854 ses Observations on the history of the Incas of Peru, on the Indians of South Peru and on some Indian remains in the province of Tarapaca, en 1860 ses Antiquarian ethnological and other researches in New-Granada, Equador, Peru and Chili, en 1865 son Introduction to the palaeography of America ; A. Helps en 1855-61, The spanish conquest in America and its relation to the history of slavery and to the government of colonies 76 ; J. Hutchinson en 1873, Two years in Peru ; D. Adams en 1885, The land of the Incas and the City of the Sun, or the story of Francisco Pizarro and the conquest of Peru, tous travaux peu instructifs pour nous. A New-York, E: G. Squier publie, en 1871, son important Peru, résultat de recherches consciencieuses et qui a été utilisé par un grand nombre d'écrivains postérieurs. E. J. Payne donne à Oxford en 1892 les deux volumes de son History of the New World, trop peu connus à notre avis, car ils sont pleins de réflexions judicieuses, par exemple en ce qui concerne l'influence exercée par le milieu sur l'indigène sud-américain.

En Allemagne, les Américanistes se divisent nettement en plusieurs branches, d'abord les compilateurs : A. Bastian, Die Kulturländer des alten Amerika, (Berlin, 3 vol., 1878-1889) 77 ; R. Bnihm, Das Inka-Reich (Iéna, r885); G. Brühl, Die Kultur­völker alt-Amerika's (New-York, 1877) ; R. Cronau, Amerika (Leipzig, 2 vol., 1892) ; F. Ratzel, Völkerkunde (Leipzig, 3 vol., 1885-1888) ; ensuite les voyageurs préoccupés d'archéologie : E. W. Middendorf, Peru (Berlin, 1893) ; W. Reiss et A. Stübel, Das Todtenfeld von Ancon, in Peru, Berlin, 1880-18S7) ; Reiss, Stübel, Koppel et Uhle, Kultur und Industrie Südamerikanischen Volker (Berlin, 1889 ; D. Seler, Peruanische Alterthümer (Berlin, 1893) ; enfin les sociologues : le Dr. O. Martens, Ein sozialistischer Grosstaat vor 400 Jahren (Berlin, 1895, résumé superficiel qui a été traduit en français sous le titre : Un grand État socialiste au XVe siècle, Paris, 1919) et un véritable chef d'école H. Cunow, Die soziale Verfassung des Inkareichs (Stuttgart, 1896). La thèse de Cunow est brièvement la suivante : les Empereurs péruviens n'ont jamais créé qu'un lien factice entre les tribus n'ont rien ajouté aux institutions préexistantes et se sont bornés à se les approprier ; l'Empire constituait non pas un État véritable, mais un agglomérat de peuples rassemblés par la force sous un même sceptre. La seule institution fondamentale, formant unité sociale, était le clan (ayl'u). Nous tenterons de démontrer dans le cours de cet ouvrage que cette théorie, qui est exposée avec beaucoup de vigueur et qui contient une part de vérité, demeure insuffisante.


Les temps modernes (suite). – Le vingtième siècle.

Au XXe siècle, les auteurs s'occupant de l'Amérique du Sud abondent sans pourtant qu'aucun d'eux ait jeté une lumière complète sur l'état social des Inka. La plupart ne traitent qu'incidemment cette question, et les meilleurs, s'aventurant avec crainte sur ce terrain difficile, gardent sur un grand nombre de points un silence prudent 78.

Les sociologues de langue française faisant allusion aux institutions péruviennes ne méritent guère plus d'une mention. C. Letourneau dans plusieurs de ses ouvrages, notamment dans L'évolution du commerce (Paris, 1897), et La condition de la femme dans les diverses races et civilisations (Paris, 1903), continue à s'inspirer à peu près uniquement de Garcilaso, de d'Orbigny et de Prescott. De Greef dans sa Socio­logie (Bruxelles, 1908, t. 2) essaye de concilier les théories de Spencer et de Cunow. Il admet que le Pérou est une association de tribus à idées égalitaires et pacifiques, mais en même temps, par une étrange contradiction, il explique que cette fédération devait nécessairement entreprendre des guerres. Dans son Évolution des croyances et des doctrines politiques (Bruxelles, 1895), il étudie le Pérou sans on­naître aucun des' auteurs espagnols du XVIe siècle,sauf Garcilaso. Vilfredo Pareto lui-même, qui est sans aucun doute un des premiers économistes de notre temps, parle des Inka en des termes qui prouvent son ignorance et sa partialité (Les systèmes socialistes, Paris, 1902). De nos jours, en 1914, Capitan et Lorin font paraitre à Paris une brochure sur un sujet particulier : Le travail en Amérique avant et après Colomb et, en 1924, G. Rouma publie à Bruxelles un travail de vulgarisation : La civilisation des Incas et leur communisme autocratique, excellent, mais malheureusement trop sommaire.

Deux archéologues de langue française valent d'être mentionnés : Eric Boman, Antiquités de la région andine de la République Argentine et du désert d'Atacama (Paris, 1908,2 vol.) et surtout, H. Beuchat, qui condense dans son Manuel d'archéologie américaine (Paris) tous les renseignements obtenus jusqu'à ce jour; ouvrage remarquable fixant l'étendue de nos connaissances en 1912, date de sa publication, mais qui forcément demeure très incomplet au point de vue social en raison même du domaine immense qu'il embrasse.

En langue espagnole, nous n'avons que des monographies à citer : El Perú antiguo y los modernos sociologos, d'A. Belaunde (Lima, 1908), El .AyllU de Bautista Saavedra (Paris, 1913), Las civilizaciones primitivas del Perú, de C. Wiesse (Lima, 1913) ; El comercio precolombiano, de Ricardo Latcham (Santiago de Chile, 1909), qui met en relief les relations commerciales existant entre les peuples antérieurement aux Inka ; La existencia de la propiedad en el antiguo imperio de los Incas (Santiago de Chile, 1923), étude consciencieuse du même auteur, mais qui manque de références ; la thèse de Pedro Irigoyen, lnducciones acerca de la civi­lización incáica (Revista universitaria de Lima, novembre 1909-janvier 1910), inspirée par Spencer ; Las Comunidades de indíenas en el Perú, de Bustamente Cisneros (même revue, 2e et 3e trimestres 1919) ; Observaciones sobre la organización social del Perú antiguo, de E. Zurkalowski (Mercurio peruano, mai 1919) ; Régimen de la propiedad durante los Incas, de C. Valdez de la Torre (même revue, novembre 1920).

En langue portugaise, nous ne connaissons qu'un seul livre qui traite de l'ancienne civilisation du Pérou, encore est-il sans valeur : O imperio dos Incas no Peru e no Mexico, de Domingos Jaguaribe (Sao-Paulo, 1913).

Au contraire, les écrivains de langue anglaise dignes d'être cités sont nombreux. C. Markham écrit à Londres son très vivant volume The Incas of Peru (1910) et une série d'introductions aux traductions des chroniqueurs espagnols qu'il fait paraître dans la collection Hakluyt 79. Markham est incontestablement un des meilleurs Américanistes de notre époque. J. Joyce (South American Archaeology, Londres, 1912) nous offre une excellente vue d'ensemble de l'Amérique précolombienne 80 ; l'Américain H. Bingham est moins intéressant dans son Inca-land (New­York, 1922), mais il a eu le mérite de mettre à jour au Pérou l'antique cité de Maču-Piču, refuge des chefs péruviens pendant la conquête espagnole et peut-­être aussi pendant ces temps troublés et mal connus qui ont précédé l'établissement de l'Empire des Inka. Son compatriote C. Mead publie en 1924 à New-York un petit opuscule de vulgarisation Old civilizations of Inca-land, plus amusant par ses gravures qu'instructif par son texte.

En Allemagne, O. von Hanstein suit Brehm ; son ouvrage Die Welt des Inka (Dresde, 1923), est manifestement destiné au grand public ; il est peu documenté, sans références, partial, systématiquement hostile aux Espagnols et surtout à l'Église catholique. Il contient en outre certaines erreurs que nous aurons l'occasion de relever. Il a été traduit en anglais 81. Au contraire, Hermann Trimborn, dans deux articles remarquables de la revue Anthropos (juillet-décembre 1923­-1924, Der Kollektivismus der Inkas in Peru) s'inspire de Cunow, mais en le complétant avec beaucoup de bonheur. Pour lui, toute l'organisation inka dérive du clan local et le titre même de son étude doit être pris dans un sens ironique 82.

L'ethnologie a apporté une contribution importante à l'étude du Pérou antique. L'observateur découvre des survivances non seulement dans les régions peu accessibles, mais encore dans les cercles fermés de famille ou de tribu de tout le territoire andin. Ce n'est pas que l'Indien résiste au blanc ; il accepte lois et décrets, mais en les déformant peu à peu, en les adaptant à ses conditions de vie ancestrales. La civilisation du Pérou antique est toujours vivante ; dans la lutte engagée avec la civilisation européenne, elle demeure jusqu'à présent victorieuse, au moins sur ­le haut plateau 83.

Si les mœurs d'autrefois persistent ainsi, c'est sans doute que les Inka avaient su imposer leurs règles avec une énergie peu commune. La machine a été si bien mise en mouvement que, le mécanicien, une fois mort, elle continue à marcher seule. Déjà Ondegardo remarquait que les Indiens s'obstinaient à travailler les terres de l'Inka et à déposer les récoltes de ces terres dans les greniers impériaux après la conquête espagnole 84. Il existe encore aujourd'hui des indigènes qui se marient entre eux, vivent en communauté, et invoquent leurs anciennes idoles 85. Les modes de culture décrits par les premiers chroniqueurs se retrouvent dans certaines régions de l'intérieur 86 ; les bergers comptent leurs troupeaux à l'aide des anciens kipu 87 ; les ouvriers, pour creuser les pierres, comme Cieza de León le raconte, les font encore éclater en les chauffant et en les arrosant ensuite d'eau froide 88 et nombreux sont les buveurs qui n'oseraient pas porter à leurs lèvres un verre de leur boisson nationale, la chicha, sans en verser d'abord quelques gouttes à terre en offrande au grand dieu Pačakamak. Il subsiste même, en maints endroits, des sociétés secrètes 89. Dans le domaine artistique en particulier, les survivances forment un véritable folklore 90 et dans le domaine juridique elles constituent un droit coutumier dont nous aurons à tenir compte 91. Parmi les études les plus intéressantes à ce point de vue, nous noterons : The Islands of Titicaca and Coati de A. Bandelier (New-York, 1910), The agrarian communities of Highland Bolivia de Mc. Bride (New-York, 1921), un article, Wallalo, de J. C. Tello et P. Miranda, dans la revue Inca, d'avril 1913, et les nombreuses brochures de M. Nordenskiöld.


Les historiens du royaume de Quito.

Nous ayons passé sous silence, pour les grouper ensemble, les auteurs qui se sont occupés du Royaume de Quito, annexé seulement à une époque tardive à l'Empire des Inka et qui a peut être connu une civilisation indigène antérieurement à cette annexion. Telle était du moins, l'opinion soutenue par Velasco au XVIIle, siècle.

Le Père Juan de Velasco, né à Riobamba, en Équateur en 1727, jésuite, expulsé par ordre du gouvernement de Madrid en 1767, résida en Italie et, pendant cet exil, rédigea à la gloire de sa patrie perdue son Historia del Reino de Quito. Cet ouvrage, qui est devenu rare 92, est le premier dans lequel ait été narrée l'histoire des Kara, peuple qui vivait en Équateur avant la conquête inka et qui avait atteint un certain degré de Civilisation. Velasco, si l'on en croit ses affirmations, aurait connu un manuscrit aujourd'hui perdu de ce Marcos de Niza dont nous avons parlé plus haut ; sans aucun doute aussi, a-t-il recueilli des renseignements sur place avant son départ de l'Equateur, mais l'absence à peu près complète de vestiges d'un Empire kara rend cet auteur suspect à la plupart de nos contemporains ; quelques-uns même, comme Jijón y Caamaño, le condamnent définitivement 93. Il est certain que les Relaciones faites en 1576 par ordre du Roi d'Espagne sur l'audiencia de Quito ne mentionnent pas l'existence d'une civilisation kara 94. Nous ne saurions, cependant tout rejeter dans l'histoire que nous conte Velasco ; cet auteur, comme beaucoup d'écrivains consciencieux mais naïfs, a rapporté ce qu'on lui a dit sans chercher à distinguer le vrai du faux, et son patriotisme exalté l'a peut-être empêché de réduire les faits à leurs justes proportions. Nous devons par conséquent être prudents quand nous nous référons à lui.

P. Fermin Cevallos, dans son Resumen de la historia del Ecuador desde su origen hasta 1845 en 6 volumes (Quito, 1886-1889) s'est borné à vulgariser Velasco. Au contraire, .González Suárez, évêque de Quito, écrivain élégant et critique averti, conteste les affirmations du Père jésuite équatorien. Son Historia general del Ecuador en deux parties a paru en 1890-1892 à Quito.

Nous trouvons peu d'indications concernant notre sujet dans les livres de F. Hassaurek, Four, years among Spanish-Americans, (New-York, 1867, traduit en allemand à Dresde en 1887) et de T. Wolf, Geografía y Geología del Ecuador (Leipzig, 1892). La deuxième partie du petit ouvrage de Jijón y Caamaño et Carlos Larrea, Un cementerio incásico en Quito en fournit davantage ; mais les plus précieuses sont contenues dans le tome 6 de la publication de la mission du Service Géographique de l'Armée pour la mesure d'un arc de méridien équatorial en Amérique du Sud, dont le premier fascicule est intitulé : Ethnographie ancienne de l'Équateur, par les docteurs R. Verneau et P. Rivet, et dont le deuxième renferme une excellente bibliographie (Paris, 1912;1922). C'est incontestablement le travail le plus scientifique et le plus important auquel nous puissions nous référer en ce qui concerne le Royaume de Quito.

Les côtes de l'Équateur, dont l'histoire semble être assez différente de celle du plateau, ont été étudiées par un archéologue américain, Marshall Saville, The antiquities of Manabi, Ecuador (New York, 1910).


Pour compléter cette liste d'ouvrages, il ne manque plus que l'énumération des articles les plus marquants, mais le lecteur les trouvera indiqués au cours de notre étude. Nous mentionnons seulement ici les revues dont le dépouillement nous a été particulièrement profitable : en France, le Journal de la Société des Américanistes de Paris, auquel nous joindrons les rapports déposés aux congrès internationaux d'Américanistes ; en Amérique, le Boletín de la Sociedad ecuatoria de estudios históricos americanos de Quito, continué par le Boletín de la Academia nacional de historia, la Revista histórica de Lima, la revue Inca, la Revista universitaria de Lima, le Mercurio peruano et la Revista universitaria de Cuzco. Dans les revues, nous trouvons des études signées par d'éminents Américanistes, tels que MM. Verneau, Rivet, de Créqui-Montfort, Berthon, Nordenskiöld, Hrdlička, Max Uhle, Otto von Buchwald, Ainsworth Means, Jijôn y Caamaño, de la Riva-­Agüero, González de la Rosa, H. Urteaga, Debenedetti, C. Ugarte, etc.

Et maintenant que nous avons énuméré les auteurs qui ont parlé des Inka il nous faudrait citer ceux qui auraient dû en parler et qui ne l'ont point fait. Durkheim, Giddings, Ward, Bouctot, Sudre, Sagot, Altarnira, Adler, Conrad, Pohlman mentionnent à peine les Péruviens. Parmi les économistes, Vilfredo ­Pareto et Joaquín Costa ont daigné leur consacrer quelques pages, Nicholson quelques lignes.

Ce silence s'explique si l'on songe aux difficultés que présente l'étude des institutions sociales du Pérou précolombien. La masse énorme de documents d'inégale valeur, dont nous avons donné un aperçu, rebute le chercheur ; beaucoup, parmi les anciens auteurs, sont désespérants de longueur et navrants de naïveté ; beaucoup, parmi les modernes, évitent d'approfondir les questions économiques ou soutiennent des thèses préconçues. Chez tous cependant, nous trouverons quelque chose à glaner ; leurs contradictions et leurs incertitudes mêmes nous mettront sur la voie de la vérité.

N'est-il point paradoxal que de notre temps l'on persiste encore à emprunter des exemples de socialisme d'État ou de collectivisme agraire à la Sparte de Lycurgue ou aux très anciens Germains, alors que l'Empire Inka date du XVe siècle, et que l'on continue à citer Tacite sans vouloir jamais mentionner les chroniqueurs espa­gnols 95 ?

Notes & source

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10 mai 2011 2 10 /05 /mai /2011 01:19
L'Empire socialiste des Inka

Université de Paris — Travaux et mémoires de l'Institut d'Ethnologie — V (1928)

par Louis Baudin
Professeur à la faculté de Droit de Dijon

 

Cet ouvrage a été publié en français en 1928 par l'Institut d'Ehtnologie. Il nous brosse un tableau surprenant : « Prodigieuse termitière administrative en forme de pyramide ; des armées d'inspecteurs de fonctionnnaires du cens, de statisticiens, de collecteurs de taxes, de chefs de centuries et de décuries enfermaient le pays dans un réseau étroit de surveillance. M. Baudin, dans son beau livre sur l'Empire socialiste des Incas (sic), explique comment tout le système reposait sur une science statistique incomparable, condition préalable de toute répartition de richesses [...] » (Paul Morand, Air Indien, Grasset, 1932). Monde statique, où l'individu s'efface et sans perspective de progrès, il apparaîtra comme un fascinant cauchemar pour les hommes épris de liberté.

Le livre a été traduit en anglais (Van Nostrand) avec une préface de Ludwig von Mises (ami et confrère de Baudin lorsqu'ils enseignaient à Genève et qui aida quelques années plus tard, avec le Volker Fund, à sa publication en langue anglaise)


Table des matières

 

 

 

 

 

 

 

 



Introduction

 


Ellos (los Indios) eran soberbios, leales y francos,
ceñidas las cabezas de raras plumas,
! ojalá hubieran sido los hombres blancos
como los Atahualpas y Moctezumas !


(Rubén Dario, A Colón)



Eux (les Indiens), ils étaient fiers, loyaux et francs, leurs têtes étaient ceintes de plumes de grand prix, plût au ciel que les hommes blancs eussent été pareils à Atahualpa et à Montezuma !

 

La conquête du Pérou par les Espagnols n'est pas seulement un des drames les plus poignants que l'historien puisse évoquer ; c'est aussi le plus étrange spectacle qui ait jamais été offert à l'économiste. Deux civilisations, deux systèmes sociaux, deux conceptions de vie se sont heurtés et ce choc a fait crouler un Empire.

Cet Empire est celui des Inka.

Plusieurs auteurs tels que Lorente, Martens et Reclus, le qualifient de socialiste, parce que la terre au Pérou faisait l'objet d'un droit de propriété collectif des habitants ; d'autres, au contraire, comme Payne, Cunow et Latcham, tiennent cette épithète pour erronée, car ils estiment que les souverains péruviens s'étaient bornés à maintenir ces communautés agraires que l'on rencontre à l'aurore de toutes les civilisations et quasiment les cellules des sociétés primitives.

Le mot socialisme, il est vrai, prête à confusion; nous avons de nos jours tellement abusé de lui qu'il est devenu pour beaucoup une étiquette très vague, applicable à des théories fort différentes les unes des autres. Nous préciserons donc en nous plaçant strictement au point de, vue économique, que le socialisme, opposé à l'individualisme, comporte la substitution d'un plan rationnel d'organisation à l'équilibre spontané obtenu par l'action de l'intérêt personnel et le libre jeu de la concurrence, ce plan lui-même étant établi conformément à un certain idéal d'égalité de fait et grâce à la suppression de la propriété individuelle.

Rationalisation de la société, effacement de l'individu, tendance à égalité et suppression. de la propriété privée, telles sont les caractéristiques du socialisme que nous demandons au lecteur d'admettre comme un postulat.

Nous verrons que le Pérou des Inka n'est nullement un État socialiste pur conforme à cette définition, mais qu'il rappelle par certains points d'autres États de l'antiquité, notamment l'Égypte 1. En fait, il n'existe pas plus de socialisme pur qu'il n'existe d'individualisme parfait. Les absolus sont des cas-limites qui encadrent la vie économique et qui valent d'être étudiés, en raison de leur simplicité, comme première approximation de la réalité.

Cette réalité elle-même est beaucoup plus complexe et nous dirons, en anticipant sur nos conclusions, qu'il y a eu au Pérou à la fois du collectivisme agraire et du socialisme d'État, l'un très antérieur aux Inka, l'autre établi par ces conquérants, l'un résultat d'une longue évolution, l'autre création du génie humain.

Cette superposition des communautés agraires et du socialisme d'État permet de résoudre les contradictions que nous rencontrons dans un grand nombre d'ouvrages 2 et le véritable problème, tel qu'il se présente à nos yeux, est de rechercher comment elle a pu se réaliser dans la pratique. Nous ne devons pas perdre, de vue ce fait fondamental que la domination inka s'est étendue progressivement aux différentes tribus sud-américaines et peu de temps seulement avant l'arrivée des Espagnols ; par suite plusieurs régions ont fait partie de partie de l'Empire pendant un très petit nombre d'années. Or, les souverains inka avaient pour règle de respecter dans la plus large mesure les coutumes des peuples conquis. Le système qu'ils établissaient était donc appliqué différemment suivant les temps et les lieux. Pour le comprendre, il faut se représenter les tribus indiennes comme constituant une série de communautés sur lesquelles les Inka jettent le cadre d'une organisation socialiste, mais ce cadre n'est nullement rigide, comme l'ont imaginé la plupart des auteurs ; il est au contraire extrêmement souple et s'adapte plus ou moins aux organisations préexistantes. C'est cette inégale adaptation qui a amené certains écrivains à nier l'unité de l'Empire. Le cadre a du jeu et il finit, à la longue seulement, pour les tribus de la région centrale du Pérou, conquises depuis longtemps, par s'emboiter, exactement sur le substratum ancien.

Trois considérations rendent particulièrement intéressante l'étude de cet Empire : d'abord son isolement. Si une influence quelconque venue de l'Ancien Monde s'est fait sentir en Amérique avant l'arrivée de Colomb, elle remonte à des temps si lointains qu'elle peut être considérée comme de peu d'importance. Les grandes civilisations méditerranéennes se sont toutes conditionnées les unes les autres, mais les peuples des Andes n'ont reçu de personne le flambeau sacré, et ils ont dû eux-mêmes faire jaillir la lumière. On comprend aisément, la stupeur des Espagnols découvrant par delà les mers des villes, des temples, des palais, des routes, des magasins publics remplis de richesses, tout un peuple admirablement administré et qui cependant ne connaissait ni la roue, ni le fer, ni le verre, ni la plupart des outils en usage alors en Europe, qu'il n'avait pas ou presque pas d'animaux domestiques et qui ignorait l'écriture.

En second lieu, l'étude de l'Amérique du Sud au temps des Inka ne si nous reporte point aux époques brumeuses de la préhistoire, et ne saurait être comparée à celle de l'Égypte ou de l'Assyrie. C'est au moment de la découverte du Nouveau Monde que l'Empire inka atteignit son apogée, c'est-à-dire à la fin du XVe et au début du XVIe siècle. Si cet État nous semble tellement ancien que nous devons faire effort pour nous rappeler cette vérité élémentaire, c'est en raison de son isolement même. L'éloignement dans l'espace équivaut à un recul dans le temps.

Enfin, quoique de date récente, la dernière grande civilisation andine précolombienne demeure encore mystérieuse. Nombreux déjà sont ceux qui ont fouillé le passé pour lui arracher ses secrets, mais plus avec la préoccupation de reconstituer la chaîne des faits que d'approfondir le caractère des institutions. L'historien a rempli son œuvre ; il a frayé notre chemin, mais nous n'utiliserons le fruit de ses recherches que dans une mesure restreinte. Nous rappellerons en deux mots la suite des événements pour situer notre sujet, sans chercher aucunement à prendre position dans les controverses qui ont éclaté au sujet des généalogies royales ou des dates exactes des conquêtes.

Déjà de nombreuses difficultés nous attendent au seuil de ce travail. Ce n'est point que la documentation fasse défaut, ainsi qu'on serait tenté de le croire; bien au contraire, elle est surabondante; mais son dépouillement laisse dans l'esprit un ensemble de notions confuses. C'est avec la plus parfaite inconscience que les anciens chroniqueurs relatent des faits contradictoires et c'est avec une belle indifférence que tes écrivains modernes les reproduisent sans commentaires. Tel déclare que le commerce n'existe pas, et, plus loin, décrit des foires et des marchés ; tel autre nous représente les tribus andines avant la conquête inka comme plongées dans la barbarie, et parle ensuite de leurs méthodes de culture et de leur organisation. Autant de preuves des incertitudes qui subsistent dans l'esprit des auteurs. Aussi le résultat des lectures et des recherches est-il fort décevant : l'Empire des Inka nous est tout tour à tour représenté comme le développement normal d'une société antérieure ou la réalisation du plan conçu par un souverain de régime tyrannique le plus atroce que le monde ait jamais connu ou une organisation idéale dont la ruine doit nous arracher des larmes, un système perfectionné d'esclavage ou un séjour idyllique. Chaque écrivain, ancien ou moderne, suivant ses goûts, ses aspirations, ses idées, ses passions, a présenté un Pérou de sa façon, et le critique impartial se demande avec étonnement quel, est cet Empire étrange que de bons esprits ont pu considérer les uns comme un enfer et les autres comme un paradis.

Elle est bien vraie, la phrase mélancolique que Menéndez met en tête de son manuel de géographie et de statistique : « Aucun des Etats européens qui firent partie de la Monarchie espagnole ne fut l'objet de tant d'études que le Pérou, mais aucun n'a été aussi la source de tant d'inexactitudes et de tant d'erreurs 3. »

 

Ce n'est pas seulement l'économiste qui peut trouver profit à étudier l'organisation des Inka : l'historien, le sociologue, l'archéologue, l'ethnologue ont intérêt à la bien connaître pour orienter leurs recherches. Nous aurons d'ailleurs à les interroger tous, soit pour éclairer le passé à la lumière des vestiges que les fouilles ont mis à jour, soit pour révéler ­dans le présent les survivances capables de nous expliquer les antiques coutumes dont elles, sont le dernier reflet.

Il ne nous a malheureusement pas été possible de nous cantonner nous-mêmes dans le domaine économique, comme nous l'aurions désiré. ­L'insuffisance des travaux relatifs à l'Amérique du Sud précolombienne nous a contraint à étudier et à exposer certaines questions d'histoire ou de sociologie dont la connaissance est indispensable à l'intelligence de notre ouvrage. Du moins avons-nous procédé à cette étude le plus sommairement possible.

Le but de ce travail est purement scientifique : est-il besoin de le dire ? Les comparaisons entre des systèmes économiques établis à des époques différentes doivent toujours être faites avec la plus grande prudence, et nous soulignerons les exagérations des auteurs qui cherchent dans l'expérience péruvienne une apologie ou une condamnation du socialisme moderne. Pour mesurer la distance qui sépare la société inka de la nôtre, il suffit de remarquer que l'élite de l'Empire constituait une caste, qui a été détruite par les Indiens eux-mêmes au cours des guerres civiles et par les Espagnols lors de la conquête.

Et même si nous nous faisons illusion sur l'intérêt que peut présenter pour nos contemporains cette étude du passé, nous ne croyons pas qu'il soit inutile d'examiner cet Empire singulier, en démontant ses rouages compliqués, en le dépouillant de tous les faits politiques et militaires, de toutes les anecdotes et de toutes les légendes, sans la hantise des noms et des dates. Nous ne calomnions pas les économistes en déclarant qu'ils ignorent à peu près complètement le Pérou antique ; si seulement, grâce à nous, certains d'entre eux songent à l'étudier avec plus de pénétration que nous n'avons pu le faire nous-mêmes, nous ne regretterons pas d'avoir tenté de faire revivre en ces quelques pages l'extraordinaire aventure des Inka 4.



Notes

1 Il semble, que la Chine au XIe siècle ait vu aboutir une tentative de socialisation des plus curieuses, mais qui fut de courte durée et dont nous ne pouvons apprécier la portée, faute de documents.

2 Par exemple la, contradiction que signale Ugarte entre l'aspect centralisé à l'excès du gouvernement semi-divin des Inka et le régionalisme du système agraire (Los antecedentes históricos del régimen agrario peruano. Lima, 1918, p. 60).

3 D. Menéndez, Manual de geografía y estadística del Peru, Paris, 1861.

4 Qu'il nous soit permis de remercier ici l'éminent américaniste Docteur Rivet, dont les conseils nous ont été précieux et qui a mis sa riche bibliothèque à notre disposition avec une extrême amabilité.

 


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