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11 mai 2011 3 11 /05 /mai /2011 23:19
L'Empire socialiste des Inka

Université de Paris — Travaux et mémoires de l'Institut d'Ethnologie — V (1928)

par Louis Baudin
Professeur à la faculté de Droit de Dijon

Chapitre VI — L'élément ancestral. La communauté agraire

 

Base de toute l'organisation régionale, la communauté agraire, antérieure aux Inka, revêt une telle importance que Cunow et ses disciples voient en elle le fondement même du système social de l'Empire 1. Cette communauté nous apparaît comme le résultat d'une évolution séculaire ; sa naissance se perd dans la préhistoire et nous la retrouvons encore aujourd'hui en maintes régions d'Amérique sans que sa physionomie ait été sensiblement altérée. C'est par elle que l'Empire inka plonge profondément ses racines dans le passé et continue de vivre dans le présent en marge des législations modernes.

La cellule sociale primitive du Pérou est l'ayl'u, clan formé par l'ensemble des descendants d'un ancêtre commun réel ou supposé. Chaque ayl'u a son totem (pakariska = être qui engendre). Garcilaso rapporte que le vulgaire croit descendre d'animaux : puma, condor, serpent 2, et des poteries de Nazca représentent des bêtes tellement stylisées qu'elles paraissent humaines 3 ; mais les totems ne sont pas seulement des êtres animés, parfois ils consistent en êtres inanimés : montagnes, rivières, parfois en phénomènes : le tonnerre, l'éclair 4.

Pour l'Indien, les hommes comme les animaux, les végétaux et les minéraux sont divisés en ayl'u 5.

Markham, Cunow, Joyce, Bandelier, Saavedra sont d'accord pour penser que l'ayl'u est très ancien et repose sur une base religieuse. Ce groupe a ses dieux protecteurs huaka, distincts de ceux de la famille proprement dite konopa, et ses ancêtres propres qui ne se confondent ni avec ceux de la famille, ni avec ceux de la tribu ou groupe d'ayl'u 6 Ces ancêtres sont eux-mêmes des divinités et leurs momies font l'objet d'un culte. Le caractère religieux de l'ayl'u et la vénération des Indiens pour les défunts et pour les anciens sont des traits que nous retrouvons aujourd'hui sur le plateau interandin. Ainsi actuellement des cérémonies rituelles précèdent le travail en commun dans la province de Huarochiri, région de Casta 7, et les Européen s'étonnent de l'autorité des ascendants et du respect inspiré par les vieillards qu'ils constatent dans le Haut-Pérou, « contrairement à ce qui a lieu dans tant de campagnes » 8.

Est-ce de cette communauté de famille, de cette gens que la communauté de village est sortie ? Saavedra le soutient 9. D'après lui, déjà avant l'époque inka, l'ayl'u de lignage se modifie lentement et, son caractère personnel s'estompant de plus en plus, il tend à devenir territorial. Quand une association de familles devient sédentaire, c'est le sol qui remplace les liens du sang comme fondement de l'organisation sociale 10. En aymara, l'ayl'u désigne aussi bien l'association familiale que l'association territoriale, mais le lien créé par le lieu n'a pas effacé le lien créé par le sang, car la famille aymara comprend deux classes de membres : les membres originaires qui forment l'ancien ayl'u et les membres adoptés. Ainsi en des temps anciens, peut-être à l'époque de Tiahuanaco, l'ayl'u est déjà une association économique territoriale. Il faut cependant admettre que les Inka font exception, leurs ayl'u sont demeurés, en effet, des groupes purement consanguins, ce qui est naturel, leur territoire comprenant l'Empire entier et le maintien de la pureté du sang étant une de leurs préoccupations essentielles. Mais cet ayl'u des Inka se multiplie suivant une règle qui lui est propre. L'héritier se détache du tronc commun au moment où il prend le pouvoir, et fonde un nouvel ayl'u. Autrement dit, chaque Inka donne son nom à un ayl'u comprenant ses descendants, sauf l'héritier qui forme à son tour un ayl'u de son nom. C'est pour ces motifs que les biens du souverain défunt passent à son ayl'u et non à l'héritier régnant qui doit se faire construire un nouveau palais et obtenir en tributs ou en présents les objets qui lui sont nécessaires 11.

Si cette évolution de l'ayl'u paraît vraisemblable, quoiqu'en dise Ugarte 12, par contre de grandes incertitudes règnent au sujet de la marka, mot aymará par un hasard surprenant identique au mot allemand qui désigne un objet analogue. Pour Saavedra, la marka se présente comme la dernière phase de l'évolution de l'ayl'u ; elle est l'ayl'u concentré en village. Payne pense de même 13, au contraire d'Ugarte qui voit dans la marka une associa­tion d'ayl'u, au nombre de deux le plus souvent 14, et de Markham pour qui la marka est la terre cultivable de la communauté 15. Quant à Cunow, il identifie l'ayl'u avec la centurie inka (Pačaka) dont nous parlerons ultérieurement et appelle marka sa circonscription territoriale 16.

Il ressort de la multiplicité des expressions employées par les chroniqueurs pour traduire le mot marka que le sens de ce mot est très voisin de celui du mot ayl'u, mais ne se confond pas avec lui. Nous admettrons que la marka désigne le village et son territoire, que ce village comprenne un ou plusieurs ayl'u 17.

Il n'est pas douteux que la division en ayl'u existe dans les villes ; chacun de ces groupes s'établit dans un corps de bâtiments particulier, dans une de ces grandes enceintes carrées, contenant une série de cours et d'habitations, que de Rivero er Tschudi ont prises pour des palais 18. A Maču-Piču, chaque ayl'u loge dans six à dix maisons, et chaque groupe de maisons est caractérisé par une particularité, notamment par la taille des pierres 19.

L'association d'un grand nombre d'ayl'u forme une tribu 20.

Enfin, à l'intérieur, de l'ayl'u les familles subsistent. L'organisation inka, qui a respecté la communauté, n'a nullement détruit la famille, quoiqu'en pense Suarez 21. Nous verrons que les enfants aident leurs parents à l'exclusion des autres membres du groupe, que les répartitions se font toujours par foyers, que le chef de famille est l'unité statistique. Le lien familial apparaît encore dans les règles coutumières : les orphelins en bas âge sont pris en charge par le frère aîné ou, à défaut de frère, par le parent le plus proche 22, la veuve est confiée aux soins de son fils ou, à défaut de fils, à ceux de son beau-frère 23.

L'ayl'u subsiste après la conquête espagnole, mais il demeure territorial, il est essentiellement une communauté agraire et son régime spécial, c'est-à-dire, l'appropriation collective du sol, devient sa caractéristique. Quand un ayl'u se déplace, il prend le nom de la localité dont il est originaire ; par exemple, il existe à Coni un ayl'u Tiahuanaco 24.

C'est ce régime agraire que nous nous proposons d'étudier ici.

 

Comme il est naturel en un pays dont le sol est pauvre et dont la population ne cesse de croître, l'agriculture présente une grande importance au Pérou. L'Inka lui-même prend à certains jours la charrue en mains, comme faisait l'Empereur de Chine, et laboure, accompagné d'une suite nombreuse, le champ de Kolkampata consacré au Soleil ; chaque fonctionnaire dans sa province imite cet exemple 25. Dans le calendrier péruvien plusieurs périodes de temps portent des noms qui sont des allusions aux travaux agricoles 26. Quand un Indien vient à mourir, on laisse auprès de lui un petit sac contenant des graines qui lui permettront de semer son champ dans l'autre monde. « Ce que les Indiens aiment par-dessus tout, c'est la terre », écrit F. de Toledo 27, et Cobo s'émerveille de voir que les artisans de son temps, malgré les objurgations des Espa­gnols, ne résistent pas au plaisir d'aller aider leurs voisins à travailler le sol quand le moment du labour est venu 28

Si les Physiocrates avaient connu le Pérou, nul doute qu'ils ne l'eussent louangé plus encore que la Chine !


La propriété collective du sol

La forme juridique de propriété du sol correspond au degré d'individualisation du groupe ; au clan cellule sociale correspond la propriété collective du clan. La qualité des terres au Pérou assure la cohésion de ce clan, car il faut, pour obtenir des produits, effectuer des travaux en commun et notamment de grands ouvrages d'irrigation. Le même fait a produit à Java les mêmes conséquences : la communauté de famille javanaise, dessa, existe encore aujourd'hui en raison de la nécessité d'entreprendre des travaux pour irriguer les rizières ; et celles-ci demeurent propriétés communes. Aussi ne faudrait-il pas imaginer le système agraire inka comme un régime forcément provisoire.

Le mode péruvien d'appropriation du sol est qualifié de communiste par plusieurs auteurs mais il ne mérite pas cette épithète. Il convient en effet de distinguer trois sortes d'organisations collectives foncières : la première consiste dans une culture en commun et une distribution de produits suivant les besoins ; généralement, les membres de la communauté sont supposés avoir des besoins égaux et ont droit en conséquence à une part égale de récoltes. Ce système existait encore à la fin du XIXe siècle dans quelques régions de l'Espagne, notamment au nord-ouest de la province de Zamore et dans le,Haut-Aragon. C'est le véritable communisme.

Le deuxième mode d'organisation consiste dans la reconnaissance d'un droit de jouissance à vie sur les lots de terre au profit des membres de la communauté ; ceux-ci peuvent disposer des fruits de leur travail à leur guise et par conséquent des inégalités naissent entre eux, suivant leur puissance et leur volonté de travail ou leur esprit de prévoyance. C'est le type de certains allmende suisses.

La troisième forme enfin consiste dans une distribution périodique du sol avec exploitation individuelle des lots, pour le compte et aux risques de chacun. C'est le type du mir russe 29, de la terre collective marocaine ; c'est aussi celui de la communauté indienne. On voit qu'il est loin d'être communiste. Cette organisation entraîne forcément la soumission à un chef ou à un conseil chargé de maintenir l'ordre ; elle est aussi la source de certaines inégalités, en raison des différences qui naissent entre les familles laborieuses et économes d'une part, et de l'autre celles qui travaillent peu ou mal et qui gaspillent, inégalités limitées cependant grâce aux partages périodiques.

D'une manière générale, chez les Péruviens, avant l'établissement du système centralisateur inka, on trouvait à la fois des biens faisant l'objet d'une appropriation individuelle (maison, enclos, arbres fruitiers de plantation et biens mobiliers) 30, et des biens collectifs dont l'ayl'u était propriétaire et qui étaient exploités soit en commun (pâturages et bois), soit par chaque famille, en faisant l'objet d'une répartition périodique (terres de cultures). Il y avait, en outre, des biens communs à tous les Indiens, véritables biens sans maître: sel marin, poissons, fruits des arbres sauvages, fibres des plantes végétales.

Ce système était analogue à celui qui existait chez beaucoup de peuples anciens. Une partie de la mark germanique était commune, et une partie formée de terres arables était divisée en lots attribués aux familles. Aux îles Hébrides en Irlande, en Écosse, en Russie, en Afrique du Nord, aux Indes anglaises, au Mexique on retrouve cette distribution périodique des terres collectives. Dans certaines régions de l'Italie du Nord les terres labourables communes sont réparties à intervalles fixes de temps et divisées en trois parts : l'une distribuée en lots égaux entre toutes les familles, une autre en lots égaux entre les hommes valides, une troisième enfin en lots proportionnels au montant total de l'impôt payé par chacun 31, disposition particulièrement curieuse qui permet au contribuable de se libérer aisément de ses obligations à l'égard du fisc.

Peut-être une idée fiscale a-t-elle aussi, dans une certaine mesure, déterminé la politique inka, peut-être les communautés agraires ont-elles été respectées par les monarques péruviens parce qu'elles étaient d'excellents collecteurs de tributs, grâce à la responsabilité solidaire de leurs membres.

Cette raison a été assez puissante chez certains peuples pour les inciter à maintenir des groupements menacés de disparition, comme firent les Turcs pour le zadrouga yougo-slave, et même pour les amener à créer de toute pièce des associations, comme il arriva dans la province de Kaga, au Japon, à l'âge féodal de Tokugawa, ou en Russie lorsque les seigneurs généralisèrent le mir sous le règne de Pierre le Grand.

Au Pérou du moins, si les souverains demandaient à leurs sujets des tributs fort lourds, ils cherchaient d'abord à les mettre en état d'en supporter le poids. Pour obtenir des impôts abondants, il faut commencer par accroître la matière imposable. C'est une vérité bonne à rappeler de tous les temps.

La moindre redevance exigée de groupes vivant à grand peine sur un sol ingrat les eût condamnés à mort. Le principe de population est la base de la politique agraire des Inka.


Pour comprendre cette politique, endossons nous-mêmes la kusma, ou chemise indienne, et suivons un des derniers Inka qui vient de conquérir une province du plateau et qui, après avoir fraternisé avec les vaincus dans de grandes fêtes: annonce qu'il va organiser leur territoire de manière à le rendre aussi riche et aussi prospère que lès autres pays déjà soumis à sa puissance.

Tout d'abord, rien n'est changé : le kuraka ou chef local reste en fonctions, les ayl'u gardent leurs biens, mais une nuée de fonctionnaires arrivent de Cuzco et se mettent au travail. Avant de distribuer les terres, ils doivent en augmenter l'étendue, et c'est la lutte contre le milieu qui continue, qui s'intensifie.

Les agents de l'Inka commencent par grouper en villages ceux des Indiens qui se sont retirés en des lieux isolés, dans des pukara ou emplacements fortifiés, soit par crainte, soit pour se trouver à proximité de quelque endroit vénéré 32 ; c'est là l'opération que les Espagnols tenteront de nouveau plus tard de mener à bien sous F. de Toledo, et qu'ils nommeront la reducción de los pueblos de naturales 33. Puis les géomètres procèdent au moyen de cordes et de pierres, à l'arpentage des terres cultivables et les statisticiens au dénombrement des habitants. Les hommes, les femmes, les enfants, les animaux, les habitations, les bois, les mines, les salines, les sources, les lacs, les rivières, tout est dûment noté et compté, et une carte en relief est dressée 34.

Au vu de ces documents, l'Inka et son conseil décident s'il y a lieu d'envoyer dans le pays des colons, des instructeurs, des matériaux ou des semences et quels travaux il convient d'effectuer. Puis les ingénieurs rassemblent les indigènes et leur font construire les terrassements et les canaux. Le long des pentes des montagnes ils font niveler la terre au moyen de remblais soutenus, par des murs en pierre non cimentés de deux à trois mètres de hauteur et d'un mètre d'épaisseur, légèrement inclinés en arrière, de manière à mieux résister à la pression des terres rapportées. Ils édifient de la sorte une série de terrasses en gradins, les sukre des Kičua, les andenes des Espagnols, que relient entre elles des escaliers de pierre 35.

Non seulement les Indiens augmentent ainsi la surface cultivable, mais encore ils évitent les effets dévastateurs des pluies qui entraînent les semences. Sans doute ce procédé de culture est-il antérieur à l'époque inka, puisqu'on le trouve dans des pays malayo-polynésiens et, en Amérique même, dans des régions où les souverains de Cuzco n'ont jamais pénétré, et où il parait remonter à des temps très anciens ; mais les terrasses dues aux Inka sont mieux construites que toutes les autres 36. Cette construction, quand les pentes sont raides, exige une grande habileté 37 ; Alonso Ramos raconte que les terrasses élevées dans l'île Titicaca pour y planter de la coca s'écroulèrent en ensevelissant les plantations 38. C'est encore aujourd'hui un sujet d'étonnement pour le voyageur que de voir comment la moindre parcelle de terre était utilisée et aussi quels travaux gigantesques ont été parfois accomplis pour amener l'eau dans des champs minuscules.

Ce n'est pas tout en effet de disposer d'une terre, encore faut-il se procurer l'eau nécessaire pour la féconder. On comprend quelle était l'importance de l'hydraulique quand on songe que, pour arroser les terrasses supérieures au flanc de hautes montagnes, le liquide devait être porté de fort loin à dos d'homme dans des vases 39.

Les travaux d'irrigation exécutés par les Indiens sont tels qu'ils nous paraissent fantastiques. Les canaux, dont la longueur dépasse parfois cent kilomètres, sont creusés dans le roc, passent dans des tunnels, franchissent les vallées sur des aqueducs longs de 15 à 20 mètres ; souvent des réservoirs les alimentent, tel celui de Nepeña, formé par une digue en pierre construite à travers une gorge, et qui mesure 1 200 mètres de longueur sur 800 mètres de largeur. Sur le mont Sipa, en face de Pasacancha, des canaux souterrains forment un système de vases communicants 40.

Ici encore, les Indiens avaient, bien avant les Inka, commencé à canaliser les eaux. Les Kalčaki et les Kara semblent avoir été fort experts en cette matière, de même que les Čimu, puisque les Inka pour les réduire à merci ont été obligés de détruire certains aqueducs 41.

L'usage de l'eau ainsi amenée à grands frais était sévèrement réglementé ; chaque Indien devait bénéficier du précieux liquide pendant un certain temps et à un moment fixé à l'avance ; il était puni s'il négligeait de le faire 42. Cette réglementation rappelle celle des comunidades de aguas espagnoles. « Il n'y a pas mieux à Murcie », s'écrie Acosta 43.

Les canalisations ne se rencontraient pas seulement en pays sec, elles existaient encore en pays pluvieux où elles étaient destinées à éviter les dégâts causés par les torrents. Partout l'eau, en exigeant des travaux exécutés en commun et une réglementation rigide, était un facteur de solidarité.

Une fois la surface cultivable augmentée et les terres irriguées, il était procédé au bornage. Pour éviter toute confusion, les experts envoyés par l'Inka donnaient des noms à chaque relief du sol ou confirmaient ceux qui existaient déjà ; puis ils délimitaient le territoire, de chaque communauté en plaçant dès bornes 44. Ils n'avaient plus ensuite qu'à distribuer les terres.


Le partage du sol

En principe, le territoire de chaque communauté était divisé en trois parties, la première était attribuée au Soleil, la seconde à l'Inka, la troisième à la communauté elle-même. Une telle division se rencontre également chez d'autres peuples. En Espagne même, il existait dans certaines provinces des terres royales et seigneuriales que les habitants devaient cultiver 45 et des terres consacrées au culte (hermandades ó cofradias de tierras), mises en valeur par les membres des communautés et dont les produits servaient à couvrir les frais des fêtes religieuses, à faire dire des messes et à payer les enterrements 46.

Cette division tripartite est certaine. C'est à tort que quelques auteurs, comme Reclus, Wiener, Lorente, Pret, parlent de quatre parties en ajoutant à celles que nous venons d'indiquer soit le territoire attribué aux infirmes, veuves et orphelins, soit celui attribué aux chefs locaux 47. Mais ces trois parties sont-elles égales entre elles ? Algarotti, Marmontel, Spencer, Markham, Lind­ner croient à leur égalité 48 ; Martens, plus circonspect, admet qu'elles sont d'égale importance « à peu près » 49 ; Reclus affirme que les quatre parts qu'il envisage sont égales et que l'« Inka était par conséquent le propriétaire réel de la moitié du territoire national » 50. Ces jugements nous semblent erronés.

Reportons-nous d'abord aux sources : Ondegardo affirme que les parts variaient suivant la qualité de la terre et le nombre des habitants 51 ; Cobo répète les dires d'Ondegardo 52.

En second lieu, l'inégalité des trois parties est conforme à l'esprit du système inka. La première préoccupation du souverain est en effet d'attribuer à chaque communauté un territoire suffisant pour lui permettre de vivre, et par suite, dans les pays à population abondante où la stérilité du terrain ne permet pas d'augmenter la superficie des territoires cultivables, les parts du Soleil et de l'Inka restent faible ; dans le cas contraire elles sont importantes. Acosta est très explicite : « L'Inka donnait à la communauté la troisième partie des terres. Or bien qu'on ne puisse pas dire au vrai si cette portion était plus ou moins grande que celle de l'Inka et que celle du Soleil, il est certain qu'on prenait garde qu'elle pût suffire abondamment à la nourriture des habitants de chaque agglomération 53. »

Enfin l'inégalité des parts ressort de la manière dont est partagée celle qui est attribuée à la communauté. L'étendue de terrain reconnue comme suffisante pour nourrir un homme marié et sans enfant est une unité économique appelée tupu, mot aymará qui signifie mesure. C'est donc à une répartition suivant les besoins que l'on procède, ceux-ci étant supposés uniformes ; mais cette répartition s'applique aux moyens de production et non aux produits. L'Indien reçoit un tupu le jour où il prend femme et n'est plus nourri par ses parents, il en reçoit un, autre pour chaque fils, un pour chaque serviteur et la moitié d'un seulement pour chaque fille 54.

Qu'est-ce exactement que ce tupu ? Prescott note que, selon Garcilaso, le tupu équivaut à une fanègue et demie, et représente l'étendue de terre qu'on peut ensemencer avec un quintal de maïs 55 ; Beuchat écrit que le tupu est une mesure de superficie égale à une fanègue espagnole, soit 0 are 64 (sic56 ; J. de la Espada et Markham donnent au tupu 60 pas de long sur 50 de large 57 ; Castonet des Fosses l'évalue à 58 ares ; Perrone à 64 ares 58. Si l'on s'en tient à ces renseignements, le tupu semble être quelque peu élastique et en effet, selon nous, il l'était 59. Nous sommes persuadés que les efforts des historiens pour apprécier la surface du tupu sont vains parce que cette mesure devait être variable. Il eût été absurde d'uniformiser les superficies des lots dans des pays différents les uns des autres ; l'étendue de territoire qui aurait permis à une famille de subsister dans une région fertile eût été tout à fait insuffisante dans une région stérile. Le tupu est simplement le lot de terre nécessaire à l'entretien d'un ménage sans enfant, comme nous l'avons dit, et aucun chiffre ne doit le définir. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle Ondegardo écrit simplement que les lots n'excédaient pas beaucoup ce qui était nécessaire pour subsister 60. Nous trouvons une confirmation de notre manière devoir dans le système adopté de nos jours dans la région de Casta, au Pérou. L'objet du travail, en l'espèce un canal est divisé en un nombre de topo égal à celui des travailleurs, mais d'étendue variable suivant les difficultés du terrain et suivant l'âge et les forces de chacun. Il ne s'agit donc pas là d'une mesure fixe 61.

Ce mode de distribution par tupu montre que la communauté est en réalité servie la première, puisque sa part doit être égale au nombre de ses membres multiplié par la surface du tupu nécessaire pour faire vivre chacun d'eux. Le Soleil et l'Inka obtiennent le surplus, l'excédent du sol disponible. Il y a dans cette politique agraire une curieuse analogie avec la politique que nous appliquons nous-mêmes au Maroc et qui peut être considérée comme le dernier mot de la colonisation moderne 62. Le partage de l'excédent, ainsi obtenu, entre le Soleil et l'Inka est effectué semble-t-il sans règles précises, en s'inspirant des circonstances. Par exemple, aux abords des temples le culte reçoit la plus grande part, au contraire, dans le voisinage des places fortes, c'est l'État qui est favorisé.

Garcilaso note que la part de l'Inka consiste autant que possible en terres rendues cultivables grâce aux terrassements entrepris par les soins des conquérants, sage mesure qui montre à quel point le souverain demeure soucieux de ne pas prendre pour ses sujets figure de spoliateur 63.

Reste à savoir comment s'effectue le partage, par tupu, entre les membres de la communauté. Lorsque les terrains sont de nature variée, le tupu consiste en plusieurs lots espacés, de manière que chacun des copartageants ait des sols de qualités différentes à cultiver. Il en est ainsi de nos jours sur les bords du lac Titicaca où chaque Indien obtient en même temps une parcelle située sur les bords du lac où il sèmera du blé, une autre sur la pente des collines où le quinua pourra mûrir, et une dernière sur le sommet où seules pousseront les pommes de terre 64.

Le partage qui intervient entre les membres de la communauté est un partage de la puissance seulement. Il a lieu chaque année entre tous les chefs de famille, valides au non, c'est-à-dire entre ceux qui sont susceptibles de consommer et non entre ceux qui sont capables de produire. Cependant, si tous les auteurs sont d'accord pour reconnaître que les lots ne peuvent être au Pérou ni vendus, ni donnés, ni échangés, puisque leurs détenteurs n'en sont qu'usufruitiers, quelques-uns parmi les écrivains modernes n'ont pas admis que le partage n'ait été annuel. Prescott en particulier a voulu devancer une évolution, qui lui a semblé inévitable, en émettant une hypothèse que rien ne justifie : « Il est probable, dit-il, que sous l'influence de cet amour de l'ordre et de cette horreur du changement qui caractérisaient les institutions péruviennes, chaque nouveau partage du sol confirmait généralement l'occupant dans sa possession, et le preneur à l'année (tenant for a year) était converti en propriétaire à vie (proprietor for life65. » Mais les anciens chroniqueurs sont formels. « On partageait tous les ans les terres de la communauté », dit Acosta 66. Ondegardo le répète en ajoutant que, de son temps, ces lotissements annuels ont lieu encore « dans la majeure partie du royaume 67 ». Dans le même sens se prononcent Herrera et Garcilaso 68 ; Cobo dit avoir assisté à de tels partages dans certaines provinces 69. Il ne faut pas s'étonner de cette coutume en un pays de jachères prolongées ; quel intérêt l'Indlen aurait-il pu avoir en effet à récupérer exactement, pour le cultiver de nouveau, le lot qui lui avait été assigné quatre ou cinq années auparavant ?

Ici encore, le système péruvien ne diffère pas beaucoup de celui qui a existé chez un grand nombre de peuples anciens ; en Germanie les distributions de terres étaient annuelles, mais chaque famille obtenait la superficie qu'elle désirait, parce que la population était plus nombreuse 70. Dans l'Espagne du XIXe siècle, on trouve encore des partages périodiques de terres collectives à intervalles de temps très rapprochés, par exemple tous les deux ou trois ans dans le district de Sayago (province de Zamore) 71. Au Maroc, l'assemblée de tribu (diemâa) répartit les terres tous les quatre ou cinq ans entre les douars et chaque assemblée de douar à son tour les répartit tous les ans entre les chefs de famille.

Quand la population augmentait, où prenait-on le supplément de tupu nécessaire ? M. Trimborn, qui voit uniquement dans les Inka des conquérants prétend que les communautés étaient réduites dans ce cas à défricher ou a intensifier la culture de leurs propres terres. Dans un pays à population croissante, comme l'était le Pérou, un tel système aurait abouti rapidement à affamer les habitants. Les Inka ont donné par ailleurs trop de preuves de leurs désirs de permettre à la population de vivre pour que nous puissions le croire. Puisque, en cas d'insuffisance de nourriture, les habitants étaient alimentés grâce aux réserves accumulées dans les greniers de l'Inka, quel bénéfice y aurait-il eu à les empêcher d'obtenir les terres nécessaires quand cette insuffisance menaçait d'être permanente ? Aussi préférons-nous suivre Garcilaso et croire que les nouveaux tupu étaient prélevés sur la part du souverain 72.

C'était probablement la communauté elle-même qui effectuait le partage des terres entre ses membres 73 Les tupu, une fois indiqués, étaient marqués par des entourages de pierres 74.


Le partage du bétail

Les règles applicables au bétail sont analogues à celles que nous venons d'indiquer, mais le nombre de bêtes laissé à l'Indien est minime, tandis que celui dont disposent le souverain et le clergé est considérable. Les terres de parcours sont divisées entre le Soleil, l'Inka et les communautés, cette dernière part étant moins étendue que les deux autres 75. Chaque chef de famille reçoit un couple de lamas qu'il doit soigner et qu'il n'a pas le droit de tuer, sauf quand ces animaux deviennent vieux. Cependant au Collao, où le nombre des bêtes a été toujours fort grand, cette interdiction n'existe point et les habitants peuvent préparer et échanger de la viande séchée 76. En outre quelques communautés conservent des troupeaux non sujets à partage et dont la laine est distribuée entre leurs membres. A certaines époques, des bêtes de ces troupeaux sont abattues et leur viande consommée 77.

Ne concluons pas trop vite de cet examen que l'Inka s'est taillé la part du lion surtout en ce qui concerne le bétail, car ce serait méconnaître complètement le caractère du système. Tout l'ensemble des dispositions que nous exposons constitue à proprement parler le minimum d'existence de l'Indien et l'excédent attribué à l'Inka n'est pas uniquement consommé par ce dernier ; il retourne en grande partie à l'Indien lui même par deux voies différentes : celle des donations et celle des distributions de réserves. Nous retrouverons ces deux modes de circulation des richesses, mais nous les indiquons immédiatement pour éviter de donner au lecteur une impression fausse. Ainsi l'Inka donne aux kuraka ou aux personnes de mérite des troupeaux, que l'on nomme troupeaux pauvres par opposition aux troupeaux riches du souverain 78. Ces derniers sont, en réalité, des troupeaux de l'État, affectés aux besoins de la population entière ; ce sont des entreprises nationales d'élevage.

Les troupeaux se distinguent les uns des autres par leur couleur ; quand, dans l'un d'eux, un agneau n'a pas la même teinte que sa mère, on le met dans un troupeau de couleur correspondante. La nuance de la cordelette du kipu doit être celle du troupeau.

Le plateau herbeux sert de terre de pâture, tout sol irrigable étant cultivé.


L'exploitation du sol

Une fois les grands travaux de mise en valeur effectués et les terres divisées, l'exploitation commence. A partir de la fin du mois de juillet l'Indien du plateau laboure, puis en octobre il sème, et à ce moment tous les autres travaux sont suspendus, afin que nul ne soit détourné de cette tâche. La récolte a lieu en mai ; pour être recueillis à la même date, le quinua et la pomme de terre doivent avoir été semés en août ou en septembre. En juin enfin, on rentre les récoltes dans les maisons et les greniers publics 79.

En principe, chaque famille d'Indiens cultive ses tupu, mais ses voisins lui apportent leur concours en cas de besoin. Cette aide mutuelle (minka) s'est perpétuée jusqu'à nos jours 80. Par contre, les terres du souverain et du culte sont cultivées par l'ensemble des membres de la communauté sous la conduite et conformément aux prescriptions de leur chef. Mais il faut bien faire attention que ce travail en commun donne lieu à une répartition des tâches par individu, répartition indispensable pour éviter que chacun ne compte sur le travail des autres. « Quand plusieurs groupes d'Indiens entreprennent un ouvrage, dit Ondegardo, ils commencent par se répartir la besogne qui est ensuite subdivisée entre chaque individu; la part de chacun se nomme suyo. Celui qui a fini le premier n'aide pas les autres, sans quoi ceux-ci ne feraient rien, car chacun comptant sur l'aide du voisin avancerait le plus lentement possible 81. »

Les suyo ou suyu consistent donc en étroites et longues bandes de terrain parallèles assignées aux hatunruna sur les terres de l'Inka et du Soleil. Ces lots ne doivent pas être confondus avec les tupu pris sur la terre commune et dont les produits appartiennent à ceux qui les exploitent.

Un des grands mérites de l'Inka est d'avoir fait de ce travail de la terre un véritable plaisir. « Les Inka avaient disposé et réglementé ce service de telle sorte que les Indiens le tinrent pour récréation et partie de plaisir »,dit Cobo, et plus loin : « Le travail des terres était une des plus grandes récréations et fêtes qu'ils avaient 82. » En particulier la culture des terres du souverain prenait l'aspect d'une véritable réjouissance publique ; les Indiens s'y livraient en habits de fête et chantaient en travaillant les louanges du monarque. On comprend l'étonnement des Espagnols, peu habitués à regarder le travail comme un plaisir. Jamais le « travail attrayant » rêvé par Fourier n'a trouvé en ce monde plus parfaite expression 83.


L'ordre des cultures
L'ordre des cultures indiqué par Garcilaso est le suivant 84 :

Les terres du Soleil. La divinité passe la première, c'est chose normale et c'est bien à elle que ces terres sont réservées et non aux prêtres, car ceux-ci ne peuvent user des récoltes du Soleil que pendant le temps où ils sont de service dans le temple, le service se prenant à tour de rôle, comme nous l'avons vu. Lorsque les prêtres n'officient point, ils doivent travailler leurs propres terres et reçoivent à cet effet des lots comme les autres Indiens.

Les terres du Soleil devraient s'appeler correctement terres du culte ou de la religion, car le Soleil n'en est pas l'unique bénéficiaire ; toutes sortes de dieux secondaires, d'idoles locales, de huaka, ont leur part de produits 85.

Les terres des incapables, de ceux que les Espagnols appellent impedidos (empêchés), c'est-à-dire des veuves, orphelins, infirmes, aveugles, malades, soldats partis aux armées. Elles consacrent le droit à l'assistance de tous ceux qui ne peuvent pas ou ne peuvent plus travailler. Certains Indiens désignés dans chaque communauté ont la charge de ces terres ; quand ils jugent le moment opportun, ils montent sur quelque lieu élevé et, en sonnant de la trompe, ils invitent les habitants à se rendre au travail.

Les terres des Indiens capables, c'est-à-dire des sujets aptes à travailler.

Les terres des kuraka, chefs militaires et hauts fonctionnaires.

Les terres de l'Inka. Ce travail constituait le principal tribut payé au souverain ; ce n'était pas là une innovation, car les anciens sinši l'exigeaient en général de leurs sujets 86.

Cet ordre des cultures est très remarquable, puisqu'il fait passer les invalides avant les valides et les Indiens du peuple avant les chefs et le monarque ; mais plusieurs chroniqueurs ne sont pas d'accord avec Garcilaso. Ondegardo prétend que les Indiens travaillent leurs terres après celles des dieux et du souverain, et Cobo répète la même affirmation. Suárez, au contraire, écrit que les terres des particuliers sont cultivées avant celles de l'Inka et du Soleil. Ces divergences ne nous permettent pas de conclure 87.

Pendant le temps que ces travaux s'accomplissent, les travailleurs sont nourris aux frais du bénéficiaire. Ce principe est absolu et nous le retrouverons dans tous les domaines de la production. Quiconque travaille pour un tiers, serait-ce pour un dieu, doit être4 entretenu par ce tiers.


Les modes de culture

Les Inka s'efforcent non seulement d'étendre la culture, mais encore de l'intensifier. Lorsqu'ils soumettent une province, ils prescrivent de rechercher quelle est la nature des terres pour savoir quelle culture leur convient le mieux. Malheureusement le sol ingrat du plateau doit souvent rester en jachères fort longtemps ; actuellement, dans la région du lac Titicaca, les terres se reposent trois, quatre, sept ou dix ans 88. Dans le district de Carangas, en Bolivie, ces chiffres atteignent vingt et même trente ans 89.

Les instruments agricoles sont fort primitifs ; le sol (takl'a) consiste en un morceau de bois dur, d'un mètre environ de longueur, aplati à une de ses extrémités près de laquelle sont fixés deux bâtons en croix. Le laboureur pose le pied sur ces bâtons pour enfoncer la partie plate dans le sol. Comme le remarque Beuchat, c'est en réalité une sorte de bêche 90. La laya qu'utilisent les Basques espagnols est semblable à cet instrument aratoire, sauf qu'elle est en métal 91. La femme suit le laboureur en enlevant les cailloux et en brisant les mottes soit à la main, soit avec un pieu recourbé, soit avec une masse de pierre ou de métal. Les Indiens avec leur takl'a ne tracent pas un sillon ; comme le dit le Père Cobo, ils creusent des camellones 92, expression pittoresque et bien connue de tous ceux qui ont parcouru les forêts vierges sud-­américaines : on appelle camellones les trous réguliers et profonds creusés par les pieds des bêtes le long des pistes détrempées ; ils sont à l'animal ce qu'est l'ornière à la voiture. L'Indien aligne donc une série de trous avec une habileté qui surprend les Espagnols 93.

Ce travail, comme la plupart des travaux au Pérou, se fait en chantant ; la mélodie rythme le mouvement, le coup d'enfoncement dans le sol marquant la mesure. Quand les Indiens labourent ensemble, ils se mettent tous sur une même file, chacun dans son suyo, s'il y a lieu, et enfoncent leurs pieux en cadence. Bingham nous fait le tableau de ce labour en commun tel qu'il l'a vu près de la Raya, dans le Haut-Pérou : « Les hommes travaillent à l'unisson et sont placés sur une longue ligne, chacun armé d'une bêche primitive ou « charrue à pied » (foot plough) au manche de laquelle des points d'appui pour les pieds sont fixés ; ils bondissent en avant avec un cri à un signal donné et plongent leurs bêches dans le sol. Faisant face à chaque couple d'hommes, se trouve une femme ou une jeune fille qui doit retourner les mottes avec la main 94. »

Les autres travaux agricoles : buttage des pommes de terre, sarclage des champs ensemencés, se font à la main ou avec une sorte de houe 95.

Seuls les hommes de 25 à 50 ans sont astreints au travail agricole, exception faite pour les orejones, kuraka et yanakuna. Les enfants ont mission de protéger les semences en chassant les oiseaux. Pour écarter les animaux sauvages, les Indiens entourent leurs champs d'une bordure de quinua, et pour éviter la gelée ils brûlent des feuilles et des plantes sèches, de manière que la fumée soit rabattue par le vent sur toute la culture 96.

Les anciens Péruviens n'ignorent point l'usage des engrais. Les excréments humains et le fumier de bétail servent d'abord à féconder le sol, mais, lorsque les Inka conquièrent les rivages du Pacifique, ils ont à leur disposition les fameux guano, encore aujourd'hui si appréciés, et ils les exploitent avec cet esprit de méthode et ce souci de ménager l'avenir qui les caractérisent et que l'on trouve rarement chez les gouvernements actuels. Les îles Chincha, où se trouve le précieux fumier d'oiseau, sont partagées entre les différentes pro­vinces de l'Empire, de sorte qu'aucun monopole ne puisse s'établir au profit de l'une d'elles. Il est défendu sous peine de mort de tuer les oiseaux ou même de les déranger en allant dans les îles au temps de la ponte 97.

Une autre engrais très usité dans les provinces côtières est le poisson qui se trouve en abondance le long des rivage 98. La culture se fait alors en creusant des excavations profondes jusqu'à ce que l'on rencontre une couche d'humidité ; on maintient la terre par des murs en brique et on sème en faisant avec un pieu effilé des trous dans chacun desquels on enterre deux ou trois grains de maïs avec quelques têtes de poisson 99.


Les traces de propriété individuelle

Tel est dans son ensemble ce système agraire que le comte de Carli et Florez Estrada regardent comme le meilleur système connu et qui n'est nullement communiste, ainsi gue l'ont affirmé tant d'auteurs 100. Mieux vaudrait le qualifier de collectiviste, puisque l'Indien possède privativement la récolte de son tupu.

Les autres biens faisant l'objet d'une propriété privée sont la maison, l'en­clos, les arbres fruitiers, quelques animaux domestiques et les meubles qui consistent surtout en ustensiles de ménage. La propriété immobilière limitée à l'habitation et au jardin attenant se rencontre chez beaucoup de peuples anciens, dans la Rome antique, chez les Germains, à Java, en Russie 101.

Tous ces biens ne forment sans doute qu'un misérable pécule, comme le dit Lorente 102, mais d'autres plus importants peuvent s'ajouter à eux par la volonté du souverain.

La principale source de propriété individuelle consiste dans les donations de l'Inka. Le souverain seul peut greffer sur les régimes existants qu'il n'a pas modifiés un mode nouveau de posséder qui est son œuvre. Ces dons consistent en femmes, terres, lamas, vêtements, objets précieux ; ils sont destinés à récompenser des services rendus : brillante conduite à la guerre ou construction de grands travaux 103 ; ils peuvent aussi avoir un but politique lorsqu'ils sont faits à des kuraka 104. Les terres reçues en donne sont pas aliénables ; elles sont transmissibles par héritage, mais ne peuvent être divisées entre les héritiers ; ceux-ci les possèdent collectivement, l'un d'eux est chargé de la direction des biens, c'est lui qui « représente le défunt », comme le dit Onde­gardo 105, et qui répartit les produits par tête de manière que chaque descendant ait une part égale. Ce mode de transmission est caractéristique 106. Les enfants du défunt sont considérés comme ayant des droits égaux, mais l'idée ne vient pas de découper pour ce motif le bien en parts égales et de les distribuer ; tout demeure commun, les fruits seuls sont partagés et ils le sont obligatoirement, même si les descendants deviennent si nombreux que chacun n'obtient qu'un épi de maïs. Ce système ne porte pas d'ailleurs préjudice à la règle que nul ne peut profiter d'un fruit qu'il n'a pas contribué à produire, sauf les exceptions prévues par la loi de l'Inka. Celui qui est absent au temps des semailles n'a droit à aucune portion de la récolte 107.

Comme l'Inka était surtout fort généreux à l'égard de ses orejones, qui habitaient en majeure partie Cuzco, il en résultait que la terre était d'autant plus individualisée que l'on approchait de la capitale. Les Inka n'avaient donc aucune sympathie particulière pour le collectivisme agraire.

Le système péruvien, à l'inverse du système platonicien, réservait le droit de propriété à l'élite.

 

Il est possible que la propriété privée ait eu une autre source. Chez les Indiens modernes, comme chez les Germains, celui qui défriche une terre inculte et non appropriée à le droit d'en jouir à titre privatif 108. Mais cet constitution de propriété individuelle par voie d'occupation a dû être rare au Pérou où le sol cultivable manquait. Les chroniqueurs n'en parlent pas. Latcham la note comme survivance actuelle du passé 109. Enfin, d'après le même auteur, une propriété foncière, individuelle aurait commencé de se constituer au profit des Kuraka, avant la conquête des Inka ; elle aurait naturellement subsisté sous la domination de ces souverains.

 

La propriété provenant de donations est bien une propriété individuelle, mais elle se présente avec des caractères spéciaux qui la distinguent de la propriété quiritaire du droit romain, puisqu'elle n'est pas absolue. Elle demeure pourtant très différente de la propriété collective : les terres qui en font l'objet sont soustraites aux partages périodiques et transmises aux descendants au propriétaire.

Il y a deux écueils à éviter quand on examine l'histoire du droit de propriété au Pérou ; celui de vouloir à toute force découvrir dans les faits une application de la loi classique d'évolution : propriété commune, collective, familiale, individuelle, chaque forme succédant à l'autre harmonieusement, et celui de nier l'existence d'une telle loi sous prétexte qu'elle ne se vérifie pas clairement ni toujours. A tout prendre, il semble que cette évolution soit exacte dans son ensemble, mais qu'elle se réalise par à coups, qu'elle soit coupée de reculs partiels 110. V. de la Torre, défenseur de la thèse classique, note que dans la province de Huanuco le droit d'héritage était plus étendu que dans les provinces de Cuzco ou de Charcas 111. Qu'est-ce à dire, sinon que dans la première de ces régions, conquise tardivement par les Inka certaines institutions avaient continué d'évoluer, tandis que cette évolution se trouvait suspendue dans les autres territoires soumis à la domination des souverains péruviens ?

La tendance à l'individualisation a été arrêtée par l'application du système socialiste Inka et la « quasi-propriété » constituée par donations est demeurée une exception 112.

Il serait intéressant, pour confirmer cette manière de voir, d'établir que d'autres peuples sud-américains du plateau avaient atteint le stade de la propriété individuelle. Le régime inka apparaîtrait bien alors comme une régression. Malheureusement les documents nous font défaut.

 

Velasco prétend que les terres étaient propriétés individuelles et se transmettaient par héritage chez les Kara de l'Équateur, mais il se borne à l'affirmer à deux reprises sans donner aucune explication. Nous considérons ce renseignement comme suspect. L'auteur ne s'est visiblement pas aperçu de l'importance de ses affirmations ; il cherche à établir un contraste entre les Kara et les Inka. Voici les deux passages : « Le droit de propriété était habituel et les meubles et immeubles se transmettaient par héritage. » « Dans le royaume de Quito, les terres étaient jadis appropriées et l'on y voyait les mêmes inégalités et les mêmes misères que dans le monde entier, c'est pourquoi les habitants se conformèrent à la nouvelle institution, non seulement sans répugnance, mais encore avec plaisir » 113. La deuxième partie de cette dernière phrase est manifestement tendancieuse, car les Équatoriens ont opposé au contraire une résistance acharnée aux Inka et ne s'étaient même pas réconciliés avec eux au temps de la conquête, aussi est-il vraisemblable que la première partie ne vaut pas mieux que la première. Au reste, si la propriété avait été individuelle chez les Kara, les Inka ne l'auraient pas rendue collective, puisqu'ils laissaient subsister les coutumes locales. Les Quiténiens n'auraient donc pas eu à se « conformer à une nouvelle institution ».

Cevallos 114 et Suárez reproduisent, les affirmations de Velasco, mais le premier manque en général de sens critique, et l'attitude du second peut s'expliquer par la confusion qu'il fait entre le collectivisme agraire et l'organisation socialiste établie par les derniers souverains de Cuzco. Il lui semble que les Kara, avant la conquête Inka, devaient naturellement tout ignorer du système socialiste organisé par ces derniers et qu'à défaut de preuves contraires nous devons croire à l'existence de la propriété privée chez eux. C'est du moins ainsi que nous expliquons l'adverbe indudablemente, « sans aucun doute », que contient la phrase de l'éminent historien 115.

D'après V. Restrepo, la propriété individuelle des terres existait chez les Čibča de Colombie ; les meubles et immeubles se transmettaient par héritage aux femmes et aux fils, les bois seuls restaient communs 116. Piedrahita ajoute que le souverain de Bogota héritait des biens appartenant à ceux de ses sujets qui mouraient sans héritiers légitimes 117 ; mais ces indications sont insuffisantes, car les historiens espagnols, comme le remarque Beuchat 118, ne s'occupent guère que des « caciques » et le droit de propriété individuelle et d'héritage pourrait bien n'avoir existé que pour la caste supérieure.

Dans certaines régions du Chili, une certaine propriété foncière individuelle s'était constituée avant la conquête inka, mais elle n'était pas absolue, car le propriétaire ne pouvait vendre sa terre qu'à un autre membre de la communauté. Latcham cite de curieuses déclarations de témoins, lors d'un procès qui eut lieu vers 1560 et qui se rapportait à des aliénations effectuées antérieurement à l'arrivée des Espagnols. Cette propriété s'était maintenue, comme les autres institutions locales, sous le règne des Inka 119.

 

Ce système péruvien dans son ensemble est fort complexe. Les Espagnols n'ont dû être nullement surpris de trouver des terres collectives en Amérique, puisqu'il en existait chez eux à cette époque, mais ils ont dû être parfois embarrassés, dans les débuts tout au moins, devant cette multiplicité de droits. Un certain nombre d'entre eux se sont demandé si, en définitive, ce n'était pas l'Inka qui était le véritable propriétaire de tout le sol de l'Empire, retenant le domaine éminent et concédant le domaine utile. Cette théorie avait l'avantage de permettre au gouvernement espagnol de considérer, après la mort de l'Inka, toutes les terres comme des biens vacants et par suite d'en disposer comme il l'entendait. Elle a été naturellement soutenue par F. de Toledo, et est exposée dans les résultats de l'enquête que ce vice-roi fit entreprendre 120. Un grand nombre d'auteurs l'ont reproduite, simplement parce qu'elle cadrait bien avec une conception d'un État autocratique, tels Anello Oliva, Beuchat et Brehm. Hanstein écrit que « toute terre, toute propriété, tout produit du sol appartenaient à l'Inka », et de même Ch. Mead : « Tout dans l'Empire appartenait à l'Inka 121. » Mais d'autres écrivains, soucieux de montrer que les droits antérieurs subsistaient et que l'Inka avait pour seul objectif de percevoir des tributs, estiment que les véritables propriétaires de tout le sol péruvien étaient les ayl'u, tels Cunow et Trimborn 122.

Il semble bien en premier lieu que les terres communes appartenaient à l'ayl'u. Cobo pense que l'Inka a la propriété et le peuple l'usufruit seulement de ces terres 123. Mais le licencié Fa

lcón est tout à fait affirmatif : « Ils se trompent, écrit-il, ceux qui prétendent que l'Inka donnait et retirait les terres à qui il voulait », et plus loin, le même auteur remarque que si les communautés indiennes n'avaient pas été propriétaires de leurs terres, il n'y aurait pas eu de conflits entre elles à ce sujet et de procès soutenus devant les juges de l'Inka 124. Ondegardo fait observer également qu'aux premiers temps de la conquête des conflits relatifs à la propriété foncière surgissaient entre les communautés de village (pueblos125.

Pour les autres terres, en second lieu, nous trouvons une indication très nette dans la relation de Damián de la Bandera. D'après lui, les terres dites de l'Inka n'appartenaient nullement au monarque, elles étaient la propriété des communautés de village 126. P. Rodríguez de Aguayo déclare que les tributs payés à l'Inka n'étaient pas dus en raison d'une propriété légitime du souverain, car celui-ci n'était pas propriétaire du sol, qui appartenait aux caciques et aux Indiens 127. Ondegardo affirme également que les terres dont les produits servaient à payer tribut étaient propriété des habitants et déclare injuste l'attribution de ces terres aux Espagnols 128.

C'est seulement lors de l'arrivée des Européens que la question de savoir s'il existait au profit de l'Inka une sorte de domaine éminent pouvait présenter quelqu'intérêt. Tant que régnaient les souverains de Cuzco, leur droit de propriété, s'il existait, restait aussi théorique qu'en Angleterre le principe que toute la terre appartient à la Couronne. Il n'était sans doute même pas défini et par conséquent les controverses sur ce point risquent d'être vaines 129.

En résumé, une triple propriété immobilière coexistait, la troisième étant de beaucoup la moins importante :

Propriété nationale (de l'Etat) : édifices publics, terres, pâturages, forêts en pays peu boisés, plantations de coca, mines.

Propriété collective (des communautés), soit avec exploitation commune (terres de parcours, forêts en pays très boisés), soit avec exploitation familiale (terres cultivables) 130.

Propriété privée : maison, endos et terres provenant de donations 131.


La communauté agraire après la conquête espagnole

Au moment où Pizarre découvrait le Pérou, se constituait en Espagne une école qui cherchait à faire reconnaître un droit éminent de l'État sur tout le territoire relevant de la Couronne. Gregori López, Pedro Belluga, Jacobo Cancer admettaient le droit d'expropriation par le souverain sans indemnité ; Sepúlveda, Herrera, Cevallos, appliquant leurs doctrines aux nouvelles possessions d'outre-mer, proclamaient la terre péruvienne propriété du Roi d'Espagne, et c'était en vain que Covarruvias, Acosta et Las Casas faisaient remarquer que la bulle du pape Alexandre VI conférait aux Espagnols le droit de convertir les Indiens et non celui de les déposséder de leurs ­biens 132.

Le Roi, propriétaire de toute terre, conformément aux dispositions de.la cédule du 1er novembre 591, édicta cependant des règles d'une grande modération. En principe, il garda les domaines de l'Inka et remit à l'Église catholique ceux du Soleil, division qui a subsisté jusqu'à nos jours dans le département de Puno, sous le nom d'aymas del Estado, aymas de Iglesia 133. Quant aux terres et pâturages des communautés, ils leur furent laissés 134.

En fait, l'institution des repartimientos vint tout bouleverser. Le Roi d'Espagne répartit les terres entre ses sujets à charge par ceux-ci de les faire cultiver par les indigènes.

Dès avant la découverte du Pérou, ce système fut remplacé par celui de l'encomienda, cession faite par le Roi de ses droits et de ses devoirs à des privilégiés à titre de récompense. L'encomienda était une véritable collaboration entre l'Espagnol et l'indigène ; le premier devait instruire le second dans la foi catholique, le défendre et le diriger, le second devait travailler pour le premier. Cette délégation royale était temporaire, elle ne pouvait durer que pendant la vie du titulaire et celle de son héritier, « la encomienda era por dos vidas » disait-on, et ne devait être attribuée qu'à des personnes de mérite 135. L'encomendero devait résider sur le territoire qui lui était assigné, son privilège lui était retiré s'il maltraitait les Indiens 136. Ce système, importé au Pérou lors de la conquête, fut maintenu pendant le XVIe siècle, malgré deux abolitions momentanées en 1523 et en 1542. En fait, les encomenderos abusaient de leur situation, pour réduire les Indiens en servitude, en dépit des mesures protectrices prises par la Couronne et des efforts du clergé. François Pizarre donna à Gonzalo, son frère, en repartimientos le district entier de Charcas qui comprenait les mines de Porco et de Potosi ; d'où les ordres des rois d'Espagne de réduire les repartimientos d'une importance exagérée 137. L'encomendero tendait à avoir la pleine propriété de la terre, les Indiens étaient assimilés à des biens meubles qu'on louait ou vendait avec elle 138. Par suite, les communautés étaient absorbées.par les grands propriétaires espagnols et voyaient leur droit de propriété se transformer en un droit de jouissance collectif 139 ; mais elles subsistaient et restaient attachées au sol qui les avait vu naître 140.

Cependant, il arrivait fréquemment que l''encomendero profitait de sa situation pour s'emparer d'une fraction du domaine collectif en écartant complètement les légitimes propriétaires ; il ne manquait pas de le faire quand un Indien venait à mourir sans héritier, usage qui se perpétua, malgré les dispositions formelles de la cédule du 2 juillet 1720. Dans ce cas, les empiètements des blancs pouvaient aboutir à un démembrement de la communauté.

Plus destructeur a été le système de la mita, qui consistait dans l'établissement d'un service personnel obligatoire, par roulement, d'ou son nom de mita qui en kičua veut dire fois. En principe, le septième des habitants, quelquefois le sixième ou le cinquième, pouvait être employé à tour de rôle pour un an au maximum 141. Le mitayo servait dans les mines, les postes, les plantations de coca ; il ne pouvait pas être employé à, plus d'une certaine distance de son domicile et devait être payé et renvoyé une fois son temps accompli ; mais souvent, on le gardait abusivement sous un prétexte quelconque, son salaire était absorbé par le prix excessif de la nourriture fournie par l'entrepreneur – ce que nous appellerions aujourd'hui le truck-system – et les pires conséquences en résultaient : mortalité exagérée dans les mines, fuite des Indiens , dépopulation et destruction.de la communauté agraire 142.

La mita tomba assez rapidement en décadence par suite de la négligence des fonctionnaires espagnols, mais les vice-rois s'efforcèrent toujours de maintenir cette institution qu'ils jugeaient d'une importance vitale ; le marquis de Montesc1aros; en 1608, exigea que les corrègidors remissent aj1 chef de chaque groupe de mitayos qui quittait leur circonscription une liste signée par eux de ces mitayos, afin de permettre le contrôle.

Malgré tout, la communauté subsista sous la domination espagnole. Le vice-roi F. de Toledo la reconnut formellement en 1581 143.

C'est la République péruvienne qui a porté au système indien les coups les plus rudes. Une tendance individualiste extrême se fit jour dès l'époque des guerres de l'Indépendance, et les communautés furent abolies par Bolivar (décrets du 8 avril 1824 et du 4 juillet 1825), mais le grand homme d'État américain n'ignorait pas les dangers que comportait une telle mesure. L'indigène brusquement sorti de tutelle, imprévoyant et ébloui par sa propre fortune, est une proie facile pour le spéculateur étranger. Tous les partages ont prouvé qu'à côté des esprits réfléchis qui trouvent dans la propriété un motif d'effort et un moyen de progrès, il y a les faibles, les indolents, le incapables qui vendent leurs lots et, une fois détachés du sol, partent à la dérive dans la Vie comme des navires qui ont rompu leurs amarres. La propriété individuelle, comme la liberté, exige un apprentissage et ne peut que provoquer des désastres chez les peuples qui ne sont pas prêts à la recevoir 144.

Aussi, Bolivar limitait-il le droit de propriété des Indiens en leur interdisant d'aliéner les terres pendant 25 ans, mesure analogue à celle que nous avons appliquée aujourd'hui au Maroc, après avoir fait en Algérie de cruelles expériences 145. Mais les Péruviens ne comprirent pas combien les dispositions du Libérateur étaient prudentes ; une loi du 23 mars 1828 déclara que les Indiens sachant lire et écrire pouvaient vendre leurs terres librement et le Code Civil de 1852 établit la propriété quiritaire et le partage égal des héritages. Aussi des abus ne manquèrent-ils pas de se produire, provoquant des plaintes et même des menaces de révolte. Il faut reconnaître qu'à cet égard les vice-rois d'Espagne ont été infiniment plus sages que les assemblées républicaines du Pérou.

Heureusement, la force de la tradition en Amérique du Sud est telle que les communautés ont subsisté en dépit des textes qui les condamnaient à disparaître. A la fin du XIXe siècle, la loi continuait d'ignorer ces groupements, mais le Gouvernement ne s'acharnait plus à les détruire. Aussi a-t-il pu se former un droit coutumier indien que les juristes ont étudié : la famille est restée une entreprise de travail collectif dans laquelle les enfants, même majeurs, dépendent du père tant qu'ils sont célibataires.

Cependant peu à peu les théories ont dû céder devant les faits ; les comuni­dades de indígenas ont bénéficié de jugements favorables (arrêts de la Cour Suprême des 31 mars 1909, 1er juillet 1911, 2 avril 1912, 6 décembre 1917. 1er mai 1918), des lois spéciales les ont visées (art. 235 du Code des Eaux), enfin article 58 de la Constitution de 1920 a reconnu leur existence et l'article 41 du même texte a déclaré l'imprescriptibilité de leurs biens 146. Depuis lors, les mesures qui les concernent se sont multipliées : un décret du 24 juillet 1925 a ordonné de procéder à l'établissement de plans cadastraux des propriétés collectives, un décret du 28 août de la même aimée a établi un registre officiel des communautés et un décret du 8 janvier 1926 a réglementé l'irrigation des terres appartenant à ces groupements 147. Aucun texte cependant n'a encore prévu la représentation légale de ceux-ci ; une action contre la communauté doit être dirigée contre tous ceux qui la composent et aucun membre ne peut passer contrat pour le compte des autres : par exemple, nul ne saurait obtenir un emprunt hypothécaire gagé sur la terre commune. Par suite, lorsqu'un désaccord surgit entre les membres, le groupe se trouve paralysé et des querelles intestines s'élèvent dont les étrangers tentent de profiter pour s'approprier des lots de terrain 148. .

Par une réaction complète contre la politique antérieurement suivie, le Gouvernement actuel cherche à reconstituer les domaines collectifs en réincorporant les fractions individualisées. Il va jusqu'à exproprier des haciendas pour les répartir entre les communautés 149. Nous assistons ainsi à un curieux retour à l'économie primitive.

Le fondement de ces communautés, c'est toujours l'ayl'u. Quoique maintenant son caractère propre, il a subi un certaine évolution interne en raison de l'extension du principe électif 150. Ce sont le plus souvent des autorités lues qui répartissent chaque année les terres, mais en réservant parfois certaines fractions pour des buts nouveaux, par exemple pour couvrit les frais des procès. Les lots ne sont pas toujours égaux, les plus importants étant attribués aux copartageants qui ont rendu des services à la communauté. Tous sont cultivés par le chef de famille, assisté de sa femme er de ses enfants, et aidé, s'il y a lieu, par ses voisins (minka). Bien souvent, lors de la répartition, l'Indien demande à cultiver le même lot qui lui était antérieurement attribué et ainsi se constitue une sorte d'usufruit à vie, parfois transmissible aux héritiers; mais la communauté garde toujours le droit de propriété.

Cisneros estime que le nombre de ces groupements, sur tout le territoire de la République, est de près de 1 500 et que, sur 616 000 Péruviens formant la population de 12 provinces du plateau, 219 000 soit plus du tiers, vivent aujourd'hui en communauté 151.

En Bolivie, les communautés ont été également abolies en 1866, mais la loi est restée lettre morte dans bien des districts. Mc. Bride calcule que 67 % des Indiens des hauts plateaux de Bolivie, c'est-à-dire des cinq provinces de La Paz, Potosi, Oruro, Cochabamba et Chuquisaca, vivent en communauté et qu'ils cultivent le vingtième du territoire de la République 152.

 

Sur les bords du lac Titicaca, en région aymara, le chef de famille transmet à ses héritiers son lot de terre qui reste indivis entre eux 153. A Susques, dans l'Ata­cama, la terre est propriété de la communauté, mais c'est peut-être là une création des Jésuites 154. Bandelier rapporte que chaque famille indienne de l'île Titi­caca reçoit du cacique un lot de terre qu'elle cultive pendant un an et qui est laissé ensuite en jachère rendant plusieurs années 155. Mc. Bride constate l'existence de communautés avec culture de la terre en commun au nord-ouest du lac Titicaca et il signale à la Collana, près de la Paz, dans un site peu accessible, un groupement dont le régime foncier est identique à celui que nous venons d'étudier : terres communes pour la pâture, répartition, périodique des terres labourables 156. Suivant Tello et Miranda, dans la région de Casta, l'ayl'u demeure très vivant, mais le tupu, appelé čurka, est héréditaire par famille. La réparation des canaux se fait en commun, les habitants se rassemblent musique en tête, en habits de fêtes, et leur travail est coupé par des danses et des chants 157. Dans le district de Coporaque, au bord de l'Apurimac, les terres sont réparties par roulement tous les 5, 8, 10 ou 12 ans suivant leur qualité 158. En somme, nous trouvons sur le plateau toute une série de modes d'appropriation correspondant à des étapes différentes d'évolution, s'étageant entre le collectivisme et l'individualisme 159.

 

Est-ce à dire que le système des communautés agraires soit supérieur à tout autre ? En aucune façon. Au Pérou même, les terrains appartenant à des collectivités sont toujours moins bien cultivés que ceux qui font l'objet d'une propriété privée 160. Le proverbe : « Bien communal, bien condamné » est vrai en tout lieu. Les possesseurs temporaires n'améliorent pas les lots qu'ils reçoivent, étant peu soucieux de construire des terrasses ou de creuser des canaux dont d'autres profiteront. Le système communautaire favorise grandement la paresse naturelle des indigènes ; elle maintient dans le désœuvrement une partie de la population, tandis que l'industrie sud-américaine manque de bras. Cette conséquence est d'autant plus redoutable que celui dès Indiens qui est parvenu par le travail et par l'épargne à se constituer un petit capital est tenu de supporter les frais des fêtes religieuses 161. Privées du stimulant de l'intérêt personnel, les communautés demeurent arriérées, incapables d'adopter des systèmes de culture moderne et se perpétuent surtout dans les pays pauvres, dans la puna. Mais ces arguments ne nous permettent pas d'établir la supériorité de la propriété individuelle sur la propriété collective en pays sud-américain, car il faut tenir compte de la mentalité des populations. Les Indiens livrés à eux-mêmes ne savent pas se défendre, et la propriété collective offre ce grand avantage de les empêcher de tomber dans le prolétariat. Elle seule est capable d'arrêter les empiètements et les usurpations des blancs et surtout des métis, toujours prêts à profiter de l'inexpérience et de la nonchalance de l'indigène pour lui arracher son lopin de terre ; elle est une garantie de vie et d'indépendance pour le paysan du plateau. « La question indienne au Pérou, dit Means, est celle de la communauté indigène 162. » Tous les auteurs reconnaissent que le système communautaire présente des inconvénients, mais tous admettent qu'il serait imprudent de le supprimer purement et simplement et que les vice-rois d'Espagne ont été bien inspirés de le maintenir 163. On serait tenté de répéter à propos du Pérou ce que disait Sumner Maine des communautés qui existent aux Indes anglaises : « Les conquêtes et les révolutions semblent avoir passé sur elles sans les troubler ni les déplacer, et les systèmes de gouvernement les plus bienfaisants pour l'Inde ont toujours été ceux qui les ont prises pour base de leur administration 164. » Les Inka n'ont pas agi autrement, mais la question ne se posait pas de la même manière de leur temps ; les inconvénients de la propriété collective, prime à la paresse, épuisement du sol, n'existaient pas à une époque où le travail était obligatoire et strictement surveillé ; ils sont la conséquence d'un régime de liberté.

Reconnaissons donc la sagesse de la politique agraire des anciens souverains du Pérou. En vain Cunow essaye-t-il d'arracher aux Inka un peu de leur gloire en expliquant que les fondements de leur organisation si vantée existaient avant eux ; c'est un grand mérite au contraire que d'avoir maintenu dans le cadre d'un Empire les institutions établies dans des sociétés restreintes.

Mais il y a autre chose que ces survivances dans le système péruvien.


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