L'Empire socialiste des Inka
Université de Paris — Travaux et mémoires de l'Institut d'Ethnologie — V (1928)
par Louis Baudin
Professeur à la faculté de Droit de Dijon
Chapitre XI — L'instrument d'unification : la route
| « A coup sûr cet ouvrage (la construction des routes) fut le plus grand que le monde ait jamais vu, car il dépassa sans aucun doute tous les ouvrages des Romains. » |
| (Gutiérrez de Santa Clara, Historia de las guerras civiles del Perú, t. 3, p. 539.) |
S'il est vrai, comme on l'a prétendu, que la route crée le, type social, la société péruvienne a dû être fort civilisée, car jamais nation ne disposa avant le XIXe siècle d'un pareil réseau de voies de communication. Les routes des Inka ont surpassé les fameuses voies romaines en longueur et en solidité.
Contrairement aux enseignements de l'histoire des peuples méditerranéens, l'eau n'a joué autrefois dans les régions sud-américaines du Pacifique qu'un rôle effacé. Alors qu'aujourd'hui les voyageurs et surtout les marchandises se servent du bateau pour se rendre d'un point à un autre de la c6te, les anciens habitants suivaient les chemins tracés le long du littoral.
Et pourtant quels obstacles ces chemins n'avaient-ils pas à franchir ! Il faut avoir voyagé en Amérique pour comprendre l'étonnement des conquérants à la vue de ces voies pavées tendant leurs longues lignes à travers les solitudes des punas, les pentes humides et glissantes des Andes, les sables de la côte et les boues des forêts tropicales. Les Indiens ont vaincu toutes les difficultés : ils ont élevé des murs de soutènement au flanc des collines, creusé la roche, canalisé les eaux d'écoulement, construit des chaussées remblayées dans les régions humides. Les routes qu'ils traçaient étaient vraiment ces « monuments de l'obéissance et de l'industrie humaine » dont parle Voltaire . Elles allaient, droites autant que possible, franchissant les obstacles plutôt que cherchant à les éviter, escaladant les montagnes par de grands escaliers, car à quoi bon s'ingénier à obtenir des pentes douces lorsque la roue est inconnue et l'important pour les soldats comme pour les courriers n'est-il pas d'aller vite ? Dans la sierra, elles étaient construites en pirka ; dans les régions fertiles, elles étaient bordées de petits murs pour éviter que les soldats en marche ne vinssent par mégarde piétiner les terres ensemencées ; elles avaient cinq à huit mètres de largeur dans les plaines : « Six cavaliers, dit Jerez, peuvent galoper de front » ; mais Cobo remarque qu'elles se rétrécissaient beaucoup dans les vallées, où deux à trois hommes seulement pouvaient chevaucher dans ces conditions . Aux endroits escarpés, des plates-formes avec des escaliers d'accès en pierre permettaient aux porteurs de la litière royale de se reposer, « tandis que le souverain jouissait d'une vue merveilleuse » . Parfois des bornes indiquaient les distances .
Sur la côte, les chemins étaient bordés d'arbres, qui donnaient au passant leur ombre et leurs fruits, et de canaux qui lui permettaient de se désaltérer. Dans les régions où les sables risquaient. de tout recouvrir sous leur flot mouvant, des poteaux fichés en terre indiquaient la direction à suivre, poteaux que les Espagnols arrachèrent pour en faire du feu .
L'Inka exigeait que toutes les voies fussent absolument planes, sans une dénivellation, sans un caillou, sans un obstacle qui pût faire buter le voyageur, car les Indiennes filaient souvent en marchant et ne pouvaient regarder leurs pieds .
Le tracé des routes était simple : deux grandes voies couraient l'une sur le plateau, l'autre le long du rivage ; les conquérants les ont appelées respectivement chemin de la sierra et chemin des llanos. La première descendait de Pasto par Quito, Latacunga, Tomebamba, s'infléchissait vers le littoral dans la région d'Ayavaca, passait ensuite à Cajamarca, Huamachuco, Huánuco, Jauja, Cuzco, traversait le nœud de Vilcañota, longeait la rive occidentale du lac Titicaca et, laissant à l'est Chuquiabo, se terminait vers Chuquisaca ; la deuxième venait de Túmbez, desservait les villes de la côte, Chimu, Pachacamac, Nazca, gagnait Cuzco par Vilcas, redescendait sur les bords du Pacifique par Arequipa, Arica, Tarapacá et atteignait le désert d'Atacama .
Une série de chemins secondaires reliaient entre eux ces grandes voies en traversant la Cordillère, d'autres enfin s'en détachaient pour atteindre les régions éloignées. Quelques-uns se dirigeaient à l'est vers des agglomérations aujourd'hui disparues, reconquises par la forêt.
En certaines contrées populeuses; une seconde route avait été con truite pour un nouvel Inka à côté de la première, quand le souverain avait décidé d'entreprendre quelque expédition considérable ; c'était là d'ailleurs chose exceptionnelle ; on en cite un exemple près de Vilcas, où étaient tracés trois ou quatre chemins les uns à côté des autres, chacun portant le nom d'un souverain .
Ainsi se trouvait constitué un vaste réseau routier, toile d'araignée qui emprisonnait les tribus les plus lointaines et dont le centre était Cuzco. C'était là le lien visible qui unissait les parties si dissemblables de cet immense Empire : c'était l'arme la plus puissante du chef, l'instrument le plus sûr d'unification.
Stratégiques avant tout, comme les voies romaines, les routes péruviennes répondaient, aussi à des buts politiques et économiques, car elles facilitaient les déplacements rapides de l'Inka de ses fonctionnaires, de ses courriers et le transport des marchandises.
Le parallélisme des deux artères principales sur une grande étendue permettait une ingénieuse combinaison à chaque province de la sierra correspondait une province des llanos. Chaque fois que l'Inka cheminait sur la route de la montagne, les hauts fonctionnaires de la province traversée et ceux de la province correspondante de la plaine se réunissaient en n lieu convenu sur le passage du souverain, et inversement, lorsque l'Inka prenait le chemin des llanos les grands personnages de la montagne descendaient le trouver .
Les provinces elles-mêmes devaient construire et entretenir les tronçons de route qui les traversaient. Si l'entretien était une tâche relativement légère, car les seuls passants, piétons et bétail, n'endommageaient guère la voie, la construction par contre était une entreprise gigantesque. Qu'on n'oublie pas en effet que les Indiens faisaient tout à la force des bras, avec des cordes, des pierres et des leviers, sans l'aide de chars ni d'animaux autres que les lamas.
En maints endroits du Pérou et de l'Équateur des vestiges de chaussée sont visibles aujourd'hui, vers Huamachuco, près de Huánuco et de Cajabamba , entre Cuenca et Loja , entre Quito et Riobamba , près de Lima , et ailleurs encore.
Ce n'était pas assez de créer la route, il fallait encore offrir ail voyageur des facilités de ravitaillement. C'est pourquoi, de distance en distance, s'échelonnaient les tampu, appelés par les Espagnols tambos . C'étaient de vastes édifices, tantôt n'ayant qu'une seule grande pièce, « sans aucune division en appartements, avec trois portes du même côté, placées à distance égale les unes des autres » , tantôt composés de salles pour les hommes et de cours pour les lamas ; sur les salles donnaient des pièces plus petites qui étaient sans doute réservées à des personnes de distinction . Des ruines d'une tambo de ce genre existent à Paredones entre les vallées d'Alausí et de Cañar, à plus de 4 000 mètres d'altitude, d'autres entre Cuenca et Deleg, d'autres encore entre Cuenca et Pucara .
Ces tambos renfermaient des approvisionnements souvent abondants et constituaient des places de refuge ; ainsi s'explique que l'on ait découvert des vestiges considérables dans des contrées désertiques, comme les régions de Jubones ou de l'Azuay . Des troupes nombreuses pouvaient s'abriter alors dans leurs murs et y trouver nourriture, vêtements et armes. Montaigne exagère à peine lorsqu'il écrit : « Au chef de chaque journée, il y a de beaux palais fournis de vivres, de vêtements et d'armes, tant pour les voyageurs que pour les années qui ont à y passer . »
Le préposé indien au service du tambo, fourni à titre de tribut par la province où ce tambo était situé, devait procurer la nourriture et la boisson à tout fonctionnaire, envoyé du souverain ou personne travaillant pour .!e compte du souverain, mais il n'était pas tenu de ravitailler gratuitement les autres voyageurs. Ceux-ci devaient toujours avoir sur eux des vivres-venant de leurs propres terres, ou des objets qu'ils troquaient dans les tambos contre les denrées qui leur étaient indispensables .
Les Espagnols avaient .pris l'habitude au début dé la conquête d'exiger pour eux le ravitaillement gratuit, aussi les tambos ne désemplissaient-ils plus . C'est pour mettre fin aux abus que furent édictées les Ordenanzas de tambos du 31 mai 1543. Aux termes de ces textes, les tambos devaient être placés sous la garde de préposés et pourvus de nourriture, de bois, d'eau et d'herbe ; nul ,ne pouvait y passer plus d'une nuit, les marchandises devaient être vendues d'après les tarifs fixés par le corregidor et des inspecteurs assuraient la stricte observance de ces dispositions .
Les travaux d'art les plus remarquables que nécessitait la construction des routes étaient les ponts. Il est vrai que la plupart des chemins étaient tracés de manière à passer au delà des sources en montant le long des pentes andines et en traversant les nœuds ou les plateaux froids et élevés, comme celui de l'Azuay en Équateur . Mais il n'était pas toujours possible cependant d'éviter le passage des rivières.
Pour les torrents au cours rapide et aux bords escarpés on se servait souvent du pont de bois ordinaire, en poutres et branchages liés, que le temps a fait disparaître , ou, si le lit du fleuve était extrêmement resserré, de dalles de pierre : tel était le pont de Chavin, formé de trois énormes monolithes de six mètres de longueur posés sur des piliers de maçonnerie .
Le procédé le plus commun était celui de la oroya que nous décrit Garcilaso : un câble était jeté d'une rive à l'autre et solidement assujetti à des arbres, à des rochers ou à des pylônes de pierre ; à ce câble était suspendu par une anse de bois un grand pallier capable de contenir trois ou quatre personnes et relié à la rive opposée par une corde que tirait un Indien de service. De chaque côté de la rivière, il fallait donc que se tînt en permanence un préposé, fourni par la province . Certains voyageurs arrivaient cependant à passer seuls en saisissant le câble à deux mains, en se mettant debout dans'!le panier et en le faisant glisser le long du câble par un déplacement progressif des mains . Plus simple encore était le procédé connu actuellement sous le nom de tarabita ; le voyageur ne disposait d'aucune corbeille, il était ficelé comme une volaille, suspendu au câble et tiré par l'Indien de service, ou bien il passait seul en s'aidant des pieds et des mains . Nous avons vu encore une tarabita de ce genre sur un des affluents du Pastaza, dans la Cordillère orientale de l'Équateur. On s'en tenait à ces modes sommaires de passage là où l'on craignait que des ponts trop bien faits fussent utilisés par des envahisseurs.
Plus rares étaient les ponts suspendus ou « ponts de hamac », comme disaient les Espagnols. Garcilaso parle de celui de l'Apurimac, Cieza de León et Cobo de celui du Vilcas, Calancha et Humboldt de celui de Penipe . De tels ponts se composaient de deux puissants câbles parallèles, en fibre d'agave, jetés au-dessus du torrent et attachés aux deux rives à des rochers ou à des piliers de maçonnerie. Des cordes verticales pendaient le long de ces câbles et supportaient un tablier fait de branches recouvertes de claies en bois. Ces ponts devaient être refaits tous les ans, certains atteignaient une longueur de 60 m et leur solidité était grande puisque les chevaux des Espagnols passaient dessus, quoiqu'avec difficulté , mais le fléchissement du tablier sous le poids des passagers et sa perpétuelle oscillation n'étaient pas sans faire naître quelques craintes, même chez les téméraires conquérants : « Ce n'est pas sans inquiétude que l'on passe pour la première fois sur ces ponts, avoue Estete, quoiqu'il n'y ait aucun danger . » Le mouvement oscillatoire du moins pouvait être diminué en attachant des cordes au milieu du pontet en les fixant aux rives, diagonalement, après les avoir bien tendues.
La seule vue du pont suspendu que fit construire l'Inka sur l'Apurimac remplit les tribus voisines de tant de crainte qu'elles se soumirent sans combat au maître de Cuzco .
Les ponts à piles étaient rares ; on voit encore les restes de l'un d'eux près d'Ollantaytampo sur l'Urubamba ; trois blocs roulés en amont du fleuve empêchaient l'eau de miner la maçonnerie de la pile .
Enfin, il existait toutes sorte de ponts rustiques, plus ou moins rassurants, faits de cordes et de lianes, où il rrivait fréquemment des accidents à l'époque coloniale .
Sur les rivières calmes, on utilisait le pont flottant. Le tablier de celui qui traversait le Desaguadero, canal naturel, situé au sud du lac Titicaca reposait sur des flotteurs en jonc et en chaume et devait être reconstruit tous les six mois, car il pourrissait .
On se servait aussi, soit d'un radeau composé de plusieurs troncs assemblés avec des cordes et que l'on tirait vers la rive opposée à l'aide d'un câble, soit d'une petite barque de jonc individuelle que le passager étendu à plat ventre dirigeait avec les bras comme avec des rames ou qu'il enfourchait en laissant pendre ses jambes dans l'eau et en pagayant.
Les chroniqueurs parlent encore de calebasses assemblées sur lesquelles étaient placés passagers et marchandises et que les Indiens en nageant tiraient avec des cordes, tandis que d'autres les poussaient par derrière, ou montés sur le radeau le faisaient avancer en appuyant sur le fond du lit de la rivière avec une perche .
A l'entrée des ponts, des Indiens de garde étaient chargés non seulement d'e percevoir des droits, comme nous l'avons vu, mais encore de s'assurer que les passants étaient autorisés à circuler et qu'ils ne transportaient aucun objet dérobé. Ces Indiens devaient toujours avoir à leur disposition du bois et des cordes, pour effectuer les petites réparations.
Le sens de la hiérarchie était tel qu'en plusieurs endroits il existait un double pont, l'un d'eux étant réservé à l'Inka seul, ou à l'élite, ou à l'élite et à l'armée ; les avis diffèrent sur ce point .
Les routes étaient parcourues par des courriers dont l'organisation était remarquable, mais ne saurait être comparée à celle de notre service postal, car elle était établie au profit de l'Inka seul .
Les courriers ou časki étaient depuis leur plus jeune âge nourris avec du maïs grillé et entraînés à boire une fois par jour seulement ; ils assuraient un service continu d'un mois par roulement ; ils habitaient des abris nommés par les Espagnols chozas ou également tambos, disposés le long des routes à des distances variables les uns des autres suivant la topographie des lieux et construits sur des hauteurs, de telle manière que de l'un quelconque d'entre eux on pût voir les environs immédiats de l'abri précédent et de l'abri suivant, sinon ces abris eux-mêmes .
Ces habitations primitives, simples cabanes, étaient généralement groupées deux par deux et dans chacune d'elles vivaient deux Indiens. Chaque couple assurait le service dans une direction . Les messages étaient transmis de la manière suivante : un courrier partait en courant aussi vite que possible sur la route ; un des courriers de l'abri suivant devait faire le guet devant son poste et observer cette route, dès qu'il apercevait l'Indien courant de la sorte, il allait à sa rencontre, puis, étant arrivé auprès de lui, revenait sur ses pas en l'accompagnant et en recevant le message, sans cesser de courir, après quoi il continuait seul sa course vers le poste suivant où la même scène se renouvelait, Ces courriers s'appelaient časki, parce qu'au moment où deux d'entre eux se joignaient, l'un criait à l'autre : časki, c'est-à-dire: reçois (le message). Tout était ainsi combiné pour ne pas perdre une seconde. Comme il y avait deux Indiens par abri, un deuxième message pouvait arriver immédiatement après le premier et être aussi transmis de suite .
Grâce, à cette organisation, les messages ordinaires mettaient pour aller de Quito à Cuzco 15 jours suivant Morua, 10 suivant Ondegardo. Ce dernier auteur a vu lui-même des ordres transmis en quatre jours de Lima à Cuzco, de son temps, par une route particulièrement difficile .
En prenant comme moyenne de distance entre 2 tambos 5 kilomètres et en supposant une route dont les 2/3 ou les 3/4 sont en palier, on peut estimer la vitesse d'un coureur entraîné à 18 minutes sur 5 kilomètres. Nurmi, champion du monde, couvre cette distance en 14 minutes 30 secondes, et Guillemot, champion de France, en 15 minutes 8 secondes. Etant donné que la route de Quito à Cuzco devait mesurer environ 2 400 kilomètres, et tenant compte de ce fait qu'elle faisait des détours, et en prenant pour base de calcul 18 minutes aux 5 kilomètres, on trouve qu'un message pouvait aller en 6 jours de l'une à l'autre de ces villes. Si l'on remarque d'une part que la route franchissait les nœuds et les contreforts de la Cordillère et d'autre part que la vitesse devait être moins grande de nuit que de jour, on voit que le chiffre de 6 jours est un minimum et que celui de 10 indiqué par Ondegardo est vraisemblable .
Les messages étaient oraux ou consistaient en kipu, accompagnés quelquefois d'un signe de reconnaissance tel qu'un fil rouge de la borla de l'Inka ou un bâton portant certaines rnarques . Les courriers, comme nos agents des Postes, étaient tenus au secret .
En outre, à côté de chaque abri, était dressé un bûcher prêt à être enflammé et qui devait être visible de l'abri suivant. En cas de rébellion, la nouvelle était transmise par le signal de feu avec une incroyable rapidité, et l'Inka préparait immédiatement l'expédition de répression, avant même d'avoir reçu des informations détaillées.
Parfois des marchandises empruntaient la voie des courriers : pierres ou métaux précieux, tissus, vases, fruits des tropiques et même poisson de mer. Ce dernier mettait deux ou trois jours pour aller de la côte à Cuzco . Un des dessins du manuscrit de Poma de Ayala, découvert à Copenhague, représenté un časki soufflant de la trompette et portant un panier de poissons pour l'Inka .
Il est difficile de se faire une idée de l'importance de là' circulation sur les routes péruviennes. Sans doute aux abords des marchés locaux devait régner une grande animation, mais sur les voies immenses qui traversaient des régions désolées les voyageurs devaient être rares : courriers, commerçants, pèlerins en petit nombre, autorisés à s'absenter quand leur travail n'était plus nécessaire à la communauté, mitimaes se rendant à leur nouveau domicile, armées en campagne, fonctionnaires surtout, soit allant à Cuzco trouver le souverain, soit effectuant des tournées en province, enfin l'Inka et son escorte. Le monarque voyageait dans une litière d'or massif, il demeurait constamment caché aux yeux du vulgaire par des tentures et cheminait lentement et majestueusement, ne couvrant pas plus de 4 lieues par jour ;les porteurs, choisis parmi les Indiens de certaines tribus et spécialement entraînés à cet effet, devaient éviter de buter et de tomber, car c'était là un mauvais présage, et la mort punissait toute chute ; aussi les gouverneurs des provinces que le cortège devait traverser faisaient-ils niveler la route avec le plus grand soin .
Seuls quelques grands seigneurs étaient autorisés par l'Inka à circuler en hamac ou en litière .
Au temps de la conquête, le nombre des voyageurs s'accrut prodigieusement ; les Espagnols se faisaient suivre d'un grand nombre d'hommes et de femmes qui portaient leurs bagages. Les ordenanzas de tambos spécifièrent qu'un cavalier ne pouvait exiger dans chaque tambo que 5 Indiens et un piéton 3 Indiens, que ces porteurs ne devaient pas dépasser la limite du tambo le plus voisin, que la charge de chacun d'eux devait être au plus égale à 30 livres, que tous devaient être payés. Nul enfin n'était autorisé à voyager en hamac, sauf maladie notoire .
Au reste, malgré toutes les dispositions législatives, les routes ont beaucoup souffert à l'époque coloniale. Certaines ont été détruites pendant les guerres civiles , d'autres très fréquentées et endommagées n'ont pu être suffisamment réparées, les Indiens des régions voisines s'étant enfuis pour éviter ce travail qu'ils jugeaient excessif . Les vice-rois donnèrent en vain l'ordre de reconstruire les ponts, les routes et les tambos ; les blancs ne purent point maintenir ce que les rouges avaient fait.
Aujourd'hui les routes sont rares et mauvaises dans les États du Pacifique. Dans les vallées où le trafic est intense, il n'existe que des pistes, ailleurs il n'y a rien. Les chemins qui relient entre elles les grandes villes datent du temps des Inka . A la fin du siècle dernier, Squier affirmait que « les moyens de communication de l'Empire des Inka étaient infiniment meilleurs qu'ils ne sont aujourd'hui » , et de nos jours, P. Walle écrit à propos du Pérou : « On peut dire en principe qu'il n'y a pas de route . »
Il est vrai qu'actuellement des voies ferrées desservent certaines régions de l'intérieur, mais elles n'ont été établies qu'en un très petit nombre de points et c'est tout récemment que les ingénieurs ont pu vaincre la Cordillère. Il est encore moins coûteux aujourd'hui d'importer du charbon étranger au Callao par voie de mer que de faire venir du charbon péruvien de la sierra voisine .
Que l'on songe également à l'état des chemins en Espagne au moment où les conquérants découvraient les grandes voies péruviennes. « En vérité, écrit Fernand Pizarre à propos de ces dernières, on ne trouve pas d'aussi belles routes dans toute la Chrétienté . » Y a-t-il rien de plus mélancolique que l'aveu de Cieza de León, si fier cependant de ses origines : « Je crois que si l'Empereur voulait faire construire un autre chemin royal pareil à celui qui va de Quito à Cuzco ou qui part de Cuzco pour aller au Chili, malgré tout son pouvoir, il ne pourrait pas y parvenir » ? A cette époque, en effet, la grande route qui reliait Madrid à Irun était difficilement praticable pendant une grande partie de l'année et il faut attendre la fin du XVIIIe siècle pour trouver dans la péninsule des chemins dignes de ce nom .
Si secondaire que fût jadis la route fluviale et maritime, elle eut pourtant une certaine influence sur le développement économique de l'Empire des Inka. Ici aussi, les Indiens ont réalisé des prodiges avec des moyens fort primitifs. Ils utilisaient la pirogue dans la région des forêts, la barque proprement dite en roseau (totora) sur le lac Titicaca et ailleurs presque exclusivement le radeau, tel que celui rencontré par le pilote Ruiz dont nous avons parlé. Ce radeau se composait de plusieurs troncs de bois léger, amarrés ensemble par des cordes et disposés de manière que le tronc du milieu fût le plus long, la longueur des autres allant en diminuant comme les doigts d'une main ouverte . Au-dessus était placé un léger plancher que surmontait parfois un abri de roseau destiné à l'équipage. Un mât était fixé sur l'embarcation et quelquefois un second plancher permettait d'éviter que les marchandises ne fussent mouillées. La voile était de coton, l'ancre consistait en une grosse pierre, attachée à un câble. Les grands radeaux' pouvaient porter 4 à 500 quintaux ; Pizarre se servit d'eux pour le transport des Espagnols et grâce à la clérnence du Pacifique, les Indiens purent s'aventurer fort loin de la côte. C'est une flotte ces radeaux, sous la direction de l'Inka Tupak-Yupanki, qui découvrit les deux îles Avačumbi et Ninačumbi, que l'on n'a pas encore réussi à identifier .
Les navigateurs les plus habiles étaient à coup sûr les indigènes vivant sur les rives de l'estuaire du Guayas ; de nombreux radeaux de commerce, de pêche et de guerre sillonnaient cette vaste baie et de véritables batailles navales eurent lieu à maintes reprises entre les insulaires de Puná et les habitant de Túmbez. Le tyran de Puná, pour conserver son indépendance, tendait un piège ingénieux aux conquérants étrangers qui arrivaient sur la côte : il leur prodiguait des démonstrations d'amitié et leur proposait de faire passer leurs armées sur ses propres radeaux ; au milieu de l'estuaire les marins de Puná dénouaient les cordes qui liaient les bois de ces radeaux et tout le monde tombait à l'eau, mais les insulaires bons nageurs se sauvaient, tandis que leurs adversaires se noyaient. La première fois que l'Inka voulut soumettre Puná, il fut victime de cette trahison et perdit un grand nombre d'hommes ; mais il ne se découragea pas ; avec une admirable patience il entraîna ses Indiens à naviguer et, le temps venu, passa dans l'île et vengea sa défaite. Les Espagnols à leur tour auraient subi le sort de l'armée du premier conquérant péruvien, si Pizarre prévenu n'avait donné ordre à ses soldats d'exercer une étroite surveillance sur les Indiens pour les empêcher de délier les cordes.
Exclusivement réservée à la pêche était l'embarcation sommaire désignée par les Espagnols sous le nom de : petit cheval de roseau (caballito de totora).Elle consistait en une botte de roseaux, assemblés en forme de cigare et relevés à une extrémité. Le pêcheur l'enfourchait comme un cheval, les jambes immergées et la dirigeait avec une pagaie .
Enfin, les Čango uti1isaient des outres gonflées, surmontées d'une plate-forme de bois. Frézier et Durret au début du XVIIIe siècle, Stevenson et Lesson au début du XIXe siècle décrivent des embarcations qu'ils ont vues sur les côtes du Chili et qui se composaient de deux peaux de veau marin gonflées et cousues ensemble .
Notes