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L'Empire socialiste des Inka - Chapitre 15. L'anthithèse espagnole

L'Empire socialiste des Inka

Université de Paris — Travaux et mémoires de l'Institut d'Ethnologie — V (1928)

par Louis Baudin
Professeur à la faculté de Droit de Dijon

Chapitre XV — L'anthithèse espagnole


L'invasion des barbares

« Notre monde vient d'en trouver un autre, non moins grand, plain et membru que luy, toutesfois si nouveau et si enfant qu'on luy aprend encore son a b c : il n'y a pas cinquante ans qu'il ne sçavait ny lettres, ny pois, ny mesure, ny vestements, ny bleds, ny vignes. Il estait encore tout nud au giron et ne vivait que des moyens de sa mère-nourrice…. Bien crains-je que nous aurons bien fort hasté sa déclinaison et sa ruyne par notre contagion et que nous luy aurons vendu bien cher nos opinions et nos arts. C'estait un monde enfant. »

(Montaigne, Essais, liv. 3, ch; 6.)

 

Tandis que les deux fils de Huayna-Kapak, Huaskar et Atahualpa, luttaient l'un contre l'autre, Pizarre débarquait près de Túmbez et à la tête d'une poignée d'hommes montait à l'assaut du plateau. Heurt formidable de deux civilisations différentes, des Européens individualistes, brutaux et avides, mais pleins d'initiative et d'une merveilleuse audace, et des Indiens dont le régime socialiste avait brisé la volonté. La fortune sourit à la témérité et l'Empire croula, mais le choc devait être fatal aux vainqueurs comme aux vaincus, puisque les Espagnols rapportèrent chez eux avec l'or d'Amérique les germes de la décadence. Les événements historiques sont bien connus et il ne nous appartient pas de les raconter une fois de plus, mais il semble que les conquérants espagnols ont été souvent mal jugés.

Il serait puéril de vouloir comparer des États aussi dissemblables que le Pérou et l'Espagne, l'un avec ses statisticiens et ses fonctionnaires, l'autre avec ses inquisiteurs, ses chevaliers et ses mendiants. Dans l'un, tout était ordre et obéissance, dans l'autre tout était élan et fierté. L'Empire péruvien se résumait en un petit noyau d'intelligences qui absorbait la vie entière du pays, l'Espagne au .contraire était un fourmillement d'individus qui se heurtaient dans des luttes perpétuelles. C'est dans cette Espagne toute bouillonnante de vie qu'est né le type d'homme réunissant en lui, et portant à l'extrême les qualités etles défauts de sa race : le conquistador. Entraîné par la passion plus que par une volonté réfléchie, obéissant à l'esprit de camaraderie plutôt qu'au sentiment de la justice, mystique et sensuel, ambitieux et rusé, vaillant et tenace, il est le plus parfait représentant de ce casticismo qui concentre la valeur et la vertu de toute la Castille 1. Il regarde la vié comme une loterie, ne calcule point et risque son existence sur un coup de dés ; la conquête l'attire par ce qu'elle a de chimérique et ce n'est point là, comme on pourrait le croire, enthousiasme de la jeunesse : François Pizarre avait 58 ans environ lors de la découverte du Pérou et son frère Fernand près de 60. Jamais une déjà nation déjà modernisée, comme la France ou l'Angleterre au temps de la Renaissance, n'aurait pu produire de tels hommes, si démesurément confiants en eux-mêmes et assurés de leur destin, « des amoureux de gloire » pareils à ce Castillan dont Enrique Larreta nous a conté l'histoire 2. Qui connaît les défilés de la Cordillère peut comprendre l'état d'esprit de ceux qui osèrent s'y engager au nombre de moins de 200 en plein pays ennemi et inconnu.

Il est faux de voir dans les conquérants de simples bandits assoiffés d'or et de plaisir. Sans doute, il y eut dans la troupe de Pizarre bien des gens de sac et de corde, un, seul détail suffit à le prouver : après la capture de l'Inka, à Cajamarca, quelques soldats proposèrent à leur chef de couper les mains des prisonniers indien ; mais à côté de ces brutes, on trouve F. de Jerez, Miguel Estete, Bartolomé Ruiz, Pedro Sancho, C. de Molina, J. de Betanzos et bien d'autres qui ont su observer et raconter, et qui étaient autre chose que des « aventuriers ignorants » 3.

Ce n'est pas que les Espagnols n'aient point commis toutes sortes de cruautés. Le testament de S. de Leguízamo et les Noticias secretas de Juan y Ulloa constituent des charges écrasantes 4. Les crimes ont été innombrables, depuis le meurtre d'Atahualpa jusqu'au viol des vierges du Soleil, à la destruction des palais, au pillage des magasins. Des .richesses ont été stupidement anéanties sans profit pour personne ; pour prendre la cannelle on coupait l'arbre, pour avoir la laine on tuait la vigogne 5. « Les Espagnols, dit Ondegardo, firent plus de mal en quatre ans que les Inka en quatre cents ans. » « Ils mirent le pays à sac », ajoute Santillán 6. ­

Sans doute, les conquérants eurent à surmonter des difficultés inouïes, à lutter non seulement contre la nature ou l'indigène, mais encore contre leurs propres compatriotes intrigants et jaloux. Ce n'est qu'à la troisième tentative et après toutes sortes de péripéties tragiques que Pizarre atteignit Túmbez. La plupart d'entre eux eurent à endurer de grandes souffrances : rappelons-nous l'expédition de Pascual de Andagoya sur les côtes de Colombie 7, celle d'Alvarado à travers les forêts équatoriennes de BahÍa de Caraques, à Riobamba 8, celle de Gonzalo Pizarre dans les forêts vierges de l'Orient équatorien, celle d'Almagro dans le désert d'Atacama au Chili 9. De tels hommes, durs pour les autres comme pour eux-mêmes, ne reculaient devant rien, et, lorsqu'ils se trouvaient enfin devant les richesses rêvées, une véritable ivresse les saisissait et ils perdaient toute retenue 10.

Le résultat fut désastreux ; les Espagnols, ne comprenant rien au système inka, le faussèrent même involontairement 11 ; les guerres civiles 12, les épidémies, les corvées excessives, le travail des mines provoquèrent une rapide dépopulation. Il n'est rien de plus triste que la lecture de certains chapitres de Cieza de León décrivant l'abandon d'anciennes vallées riches et peuplées 13. De graves conséquences en résultèrent : les charges supportées par les Indiens devinrent d'autant plus lourdes que le nombre des contribuables diminuait 14, tous les indigènes de 16 à 60 ans furent déclarés tributaires, alors qu'avant la conquête ceux de 25 à 50 ans seuls étaient regardés comme tels 15, et, le Trésor espagnol ne touchait même pas le montant intégral des impôts, car les collecteurs ne se gênaient pas pour percevoir des commisions indues 16. En outre, les chefs indigènes devenus trop nombreux 17, n'étant plus soumis au contrôle de l'inka et prenant à l'exemple des Espagnols des goûts de luxe et des désirs de jouissance, commencèrent à tyranniser les Indiens. « Aujourd'hui, dit Santil­lán, chaque cacique en sa province s'est fait Inka, » 18. Il fallut des ordres formels du Roi d'Espagne pour que l'on fixât le montant des tributs dus aux caciques par leurs sujets 19.

Les Espagnols ne sont point seuls à avoir commis dans leurs colonies des erreurs et des crimes ; plus cruels qu'eux encore, les Anglais en Amérique du Nord ont exterminé les Indiens. Il n'en reste pas moins vrai qu'on peut à certains égards comparer l'arrivée des Espagnols à une invasion de barbares. Seulement pour être équitable, il ne faut pas oublier, comme on le fait souvent, que cette époque de troubles a été de courte durée et qu'une ère de calme et d'organisation l'a suivie.


L'organisation de la colonie

« Mieux vaut arrêter une industrie que causer aux Indiens le moindre préjudice. »

Recopilación de leyes de los reinos de las Indias,
liv. IV, titre 26, loi 4.)


Depuis longtemps déjà des historiens ont cherché à rendre justice aux Espagnols, à protester contre les exagérations des trois écrivains qui, à la fin du XVIIIe siècle, ont faussé le jugement de leurs contemporains : l'abbé Ray­nal (1770) Adam Smith, l'illustre auteur de la Richesse des Nations (1776) 20, et Roberson (1777) ; mais nul ne les écoutait et c'est à peine aujourd'hui si l'on connaît les Reflexiones irnparciales sobre la humanidad de los Españoles en las Indias de Juan Nuix, écrites en italien et traduites en espagnol, et le chapitre de Colmeiro auquel nous avons fait précédemment allusion 21. Enfin, de nos jours, quelques voix sont parvenues à se faire entendre : Marius André en France22, R. Altamira en Espagne 23, C. Pereyra au Mexique 24, s'efforcent de réformer les jugements sommaires que les auteurs les plus considérables ont cru devoir porter sur l'œuvre de l'Espagne en Amérique. Une réaction se dessine contre les erreurs accumulées dans les manuels scolaires, réaction qui à son tour semble à certains égards excessive.

Il n'est plus permis d'ignorer à présent ce que les vainqueurs ont donné aux vaincus : les cultures européennes 25, les animaux utiles 26, les connaissances scientifiques, ni surtout de méconnaître les efforts tentés par le roi, les hauts fonctionnaires et le clergé pour améliorer le sort des Indiens. Rarement plus grands administrateurs ont dirigé les destinées d'un peuple que le président de La Gasca ou le vice-roi F. de Toledo, et comment ne pas admirer le licencié honnête et pauvre, Juan de Ovando, président du Conseil des Indes, qui élabora ce « monument de justice, et de sagesse », que l'on nomme « les Lois des Inde »27 ? Dans chaque province un fonctionnaire royal remplissait les fonctions de « protecteur des Indiens », et la traite des nègres ne fut pas autre chose qu'une mesure humanitaire destinée à éviter aux indigènes les travaux les plus pénibles 28.

Ce qui est particulièrement remarquable dans l'organisation espagnole, c'est qu'elle s'est inspirée à maints égards de l'ancienne organisation péruvienne. Toute l'œuvre d'Ondegardo est un vibrant plaidoyer en faveur du retour aux institutions précolombieimes (services personnels, répartition, réductions, suyu). Matienzo, quoique parlant sans cesse de la tyrannie des Inka, calque les articles des lois qu'il propose sur les coutumes existant avant la conquête 29. Si le vice-roi F. de Toledo mérita d'être nommé un « second Pačakutek » 30, c'est qu'il refit l'œuvre de ce monarque : il rassembla les peuplades éparpillées, désigna des fonctionnaires, répartit les tributs, régla le service des courriers et des tambos.

Seulement toute cette réglementation arriva trop tard, les blancs ne pouvaient se plier à la discipline ancienne ; les règlements furent imparfaitement appliqués ou même tournés, et l'ensemble du système prit l'aspect d'une caricature plutôt que d'une copie du modèle antique. Pereyra, parlant des lois des Indes, déclare « qu'il ne manquait à ce répertoire de charité qu'une loi qui fit appliquer les autres » 31.

Ce qui a subsisté surtout de l'ancienne organisation, c'est justement ce qui n'était pas l'œuvre des Inka : la communauté agraire. La conquête a jeté bas le plan rationnel, la superstructure édifiée par le législateur de Cuzco, et le fondement ancestral seul est demeuré.

La « paix espagnole » régna en Amérique : Le vice-roi F. de Toledo refusa d'entreprendre de nouvelles expéditions, alléguant qu'il vaut mieux conserver et faire fructifier ses domaines que conquérir de nouvelles terres impossibles à exploiter, faute d'hommes 32. Des colons s'établirent, des villes prospérèrent, les Espagnols furent cultivateurs, éleveurs, constructeurs, savants et non pas seulement ces chercheurs d'or que la légende et la poésie ont maintes fois décrits. Ici encore l'action tutélaire de l'État se fit sentir en écartant du continent américain par des prohibitions d'immigration les indésirables : vagabonds, criminels, juifs ou maures.

Pas plus que le régime colonial ne fut un régime d'oppression systématique, la guerre de l'indépendance ne fut un mouvement de révolte populaire des Indiens. La « mystique révolutionnaire » a falsifié l'histoire. Ce furent les grands propriétaires, le haut commerce et le clergé qui menèrent la lutte, tous désireux avant tout d'autonomie, et ce fut un « grand aristocrate », Bolivar, qui triompha 33.


« Cristóforo Colombo, pobre Almirante,
Ruega á Dios por el mundo que descubriste ».

(Ruben Dario, A Colón.)

 

Que sont devenus aujourd'hui les descendants de ceux qui adoraient le Soleil ? Les statistiques incomplètes ne permettent pas de répondre avec précision. Nous avons vu que la population du territoire soumis autrefois à l'Inka atteint probablement vers 1914 le même chiffre qu'à l'arrivée de Pizarre ; mais combien dans ce chiffre y a-t-il d'Indiens, de métis et de blancs ? Même quand, par extraordinaire, les statistiques distinguent les races, elles demeurent suspectes, car souvent en Amérique du Sud, tout Indien vêtu à l'européenne et parlant espagnol est classé comme blanc par l'administration.

 

Il semble au total que les blancs dans les États andins soient en minorité, non seulement par rapport aux rouges, mais encore relativement aux métis. Le recensement de 1896, accuse 57,6 % d'Indiens purs au Pérou et celui de 1914, 50,9 % de ces Indiens en Bolivie. D'après Wolf, on compte seulement un blanc pur par 100 habitants dans les campagnes de l'Équateur et les Indiens purs représentent 50 % de la population équatorienne 36. Suivant Garcia Calderón, sur la population totale du Pérou et de l'Équateur, l'élément blanc n'atteint que la faible proportion de 6 %, contre 76 % à l'élément indien pur 37. Means donne pour le Pérou les pourcentages suivants : Indiens purs 50 %, métis 30 à 35 % , blancs 15 à 20 %, dont 5 % purs 38. Récemment, M. V. Sapper a estimé que plus de 6 millions de purs Indiens vivent dans les pays andins 39 ; le docteur Rivet parle de 5 millions 40. Tous ces chiffres sont très approximatifs. D'une manière générale, on peut dire que les blancs occupent la plupart des situations importantes dans ­les Républiques sud-américaines, que les métis constituent la majeure partie de la classe moyenne et que les rouges forment la masse de la population.

 

Intelligents et imitateurs, les blancs et les métis s'inspirent d'idées démocratiques incompatibles avec leur degré de civilisation et s'obstinent à maintenir – des institutions « à l'européenne », qui ne sont pas faites pour eux. Aussi des révolutions incessantes entravent-elles le développement économique et les peuples passent-ils par de continuelles alternatives de dictature et d'anarchie. Le calme ne se rétablit qu'au moment où le pouvoir tombe aux mains d'un de ces chefs énergiques que l'on nomme des caudillos, tels Porfirio Diaz, Guzmán Blanco, García Moreno, le docteur Francia, le général Roca. Alors le pays peut entrer dans la voie du progrès, mais bientôt monte la clameur des libéraux indignés, le caudillo est balayé par l'émeute et le désordre recommence 41. Quant à la situation de la grande masse du peuple, elle est ce qu'elle a toujours été. Les derniers descendants des Inka, de l'ancienne élite exterminée par Atahualpa et par les Espagnols, sont tombés dans l'oubli 42 et « les Indiens, comme le dit Tschudi, sont aujourd'hui plus arriérés qu'au moment de la conquête espagnole » 43. Ils restent soumis, méfiants et superstitieux ; la paresse mentale constitue leur caractéristique la plus marquée et se traduit par la débilité de la volonté, le goût de l'alcool, l'absence d'hygiène, le manque de nourriture convenable et des connaissances culinaires les plus sommaires, l'insuffisance de l'habitat et du vêtement 44. La plupart d'entre eux vivent dans des cabanes de pierres sèches et de torchis, sans fenêtre : ils continuent de dormir tout habillés, de s'accroupir sur le sol pour manger, de se servir comme ustensiles de ménage d'écuelles, de vases, de coupes, de cuillères. Ils ne sont pas attirés par les grandes villes et ne forment point, comme tant d'autres miséreux de nos pays, un prolétariat urbain, sauf à Lima 45. Ils conduisent leurs troupeaux de lamas, comme faisaient leurs aïeux, en modulant sur la flûte les chansons d'autrefois. Leur langue est celle de leurs anciens maîtres, le kičua, leurs mœurs sont celles de leurs ancêtres, leur droit coutumier subsiste en marge du droit écrit, leur christianisme même n'est qu'un paganisme déguisé. Notre civilisation a passé sur leur âme comme le vent passe sur la Cordillère. Tels ils sont aujourd'hui, tels ils étaient lorsqu'ils accouraient en foule le long des routes pour acclamer le fils du Soleil.

Les Européens s'imaginent volontiers que les Indiens ne sont plus qu'un souvenir, qu'ils existent seulement dans les romans de Fenimore Cooper, dans les poèmes de Longfellow ou dans ces « Réserves » où les Américains du Nord les ont parqués comme des bêtes curieuses. Et pourtant, ce sont ces hommes rouges qui tiennent en leurs mains l'avenir des États du Pacifique. Le nombre de ceux d'entre eux qui sont de race pure aurait diminué, il est vrai, de près de moitié depuis la conquête espagnole, si l'on en croit Von Sapper, mais l'Immigration blanche est faible dans ces pays qui demeurent séparés du monde « par les mêmes barrières naturelles qu'au temps de l'Inka 46 » et dans le cours de ces dernières années là population indigène semble avoir augmenté rapidement 47.

Dans de nombreuses régions, les. Indiens et les descendants d'Espagnols n'ont point de contact entre eux, « spectacle unique de deux races, vivant côte à côte depuis trois siècles sans fusionner » 48. Dès l'époque coloniale, les lois des Indes, en cherchant à protéger les indigènes par des dispositions particulières, ont contribué à les tenir à l'écart des envahisseurs 49. Cet isolement a persisté ; de nos jours les rouges opposent aux blancs une incroyable force d'inertie. Là même où des fusions se produisent, il reste à savoir laquelle des deux races l'emporte. Faut-il croire avec Payne et avec Mendieta y Nuñez que les éléments mixtes retournent peu à peu au type indien 50, ou avec Von Sapper que dans deux ou trois cents ans la race rouge, par suite des croisements qui ne sauraient manquer de se produire malgré tout à la longue, aura entièrement disparu  51 ? Quoi qu'il en soit, actuellement le statut des indigènes est dans les États andins la plus grave question que les gouvernements aient à résoudre ; et, de temps à autre, des révoltes viennent rappeler aux descendants des vainqueurs que les fils des vaincus n'ont pas tous oublié leurs anciennes gloires 52.

A la fin de la guerre de l'Indépendance, au congrès de Tucuman, un certain nombre de délégués demandèrent la restauration de l'Empire des Inka, avec Cuzco comme capitale. C'était un bel hommage rendu au passé, mais, si l'Indien. semble avoir peu changé, le blanc et le métis ont apporté dans la vie sociale trop d'éléments nouveaux pour que l'ancienne organisation péruvienne puisse revivre sans être déformée.

L'étonnante histoire des Inka ne peut plus avoir de suite.

 

Notes

1 Altamira, Psicologia del pueblo español. Oviedo, 1902. – Unamuno En torno al casticismo. Salamanque, 1902. – Navarro y Ledesma, Vida del ingenioso hidalgo Miguel de. Cervantes Saavedra, Madrid, 1905. – Blanco Fombona, El conquistador del siglo XVI. Madrid, 1922.

2 Dans son célèbre roman : La gloria de Don Ramiro.

3 L'expression est de Robertson (V. Velasco, Historia, t. I, p. 175). La race des conquistadores s'étiola rapidement en Amérique, elle donna naissance à des créoles impressionnables, aimables, capricieux et superstitieux : qui ne rappelaient en rien leurs ancêtres. « Il semble que la mollesse et la fainéantise est attachée au pays, peut-être parce qu'il est trop bon, car on remarque que ceux qui ont été élevés au travail en Europe deviennent lâches en peu de temps, comme les créoles » (Frézier, Relation, p. 227). Aujourd'hui cependant on pourrait retrouver plusieurs des traits distinctifs du conquistador dans les caudillos sud-américains, ces dictateurs audacieux qui ont fait l'Amérique latine moderne.

4 Calancha; Corónica moralizada, liv. l, p. 98. – Marcos de Niza (Relation... Trad. franç, p. 309 et suiv.) parle avec détails des crimes des Espagnols. Pour les horreurs commises pendant l'expédition du Chili, v. C. de Molina, Relación de la conquista..., p. 166, et pour celles commises sur les côtes de l'Equateur, v. la lettre de Diego de Almagro, du 8 mai 1534 (Colección de documentos del archivo de Indias, vol. 42, p. 104). Pereyra (L'œuvre de l'Espagne en Amérique, p. 242) estime que les Noticias secretas ne sauraient être utilisées contre l'Espagne, car « elles mettent à nu les vices d'une société, vices indépendants du lien politique de cette société avec l'Espagne » ; pourtant, si le Gouvernement de Madrid doit être mis hors de cause, les Espagnols sont bien responsables de la naissance et du développement de ces vices.

5 Juan y Ulloa, Noticias secretas. Deuxième partie, ch. 9.

6 Ondegardo, Relación, p. 72. – Santillán, Relación, par. 60.

7 Noticia biográfica del adelantado Pascual de Andagoya. Anonyme, Op. cit.,.p. 552.

8 Marshall Saville, A letter of Pedro de Alvarado, relating to his expedition to Ecuador. New York, 1917.

9 Oviedo y Valdés,.Historia general, t. 4, liv. XLVII. – Herrera, Historia general, déc. 5, liv. 10, ch. 2.

10 Pour Juan Nuix, étant données les tentations auxquelles furent soumis les conquérants, il est remarquable que les désordres n'aient pas été pires (Reflexiones imparciales sobre la humanidad de los Españoles en las Indias. Madrid, 1782, p. 225).

11 Nicholson écrit : « L'apport des idées de valeur d'échange (au Pérou) fut pareil à l'introduction chez un peuple primitif d'une maladie dont les anciennes nations civilisées ne souffrent point, étant immunisées par une longue habitude » (The revival of marxism, op, cit., p . 67). Ceci n'est pas exact, puisque, comme nous l'avons vu, il existait un système de troc et de monnaie.

12 Les luttes entre conquistadores revendiquant des terres attribuées par la Couronne et dont les limites étaient forcément très imprécises, le pouvoir central ignorant leur situation géographique exacte, sont une des pages les plus extraordinaires de l'histoire du monde.

13 Crónica. Primera parte, ch. LX-LXX-LXXV, etc. Les Indiens qui ne moururent point s'enfuirent en grand nombre dans les montagnes (Lettre du licencié Gasca au Conseil des Indes, 28 janv. 1547. Colección de documentos in ditos para la historia de España, t. 50, p. 27). V. P. de Ribera et A. de Chaves y Guevara, Relación de la ciudad de Guamanga (Relaciones geográficás, t. I, p. 110). – Calancha, Corónica moralizada, t. I, liv. I, ch. 16. – Bollaert, Antiquarian ethnological, p. 133. – ­Pereyra, dans son désir d'innocenter les Espagnols, va trop loin. Il prétend que la dépopulation était inévitable l'indigène ne pouvant supporter aucun travail, même sous le régime le plus bienveillant (L'œuvre de l'Espagne en Amérique. Trad. fr., p. 328) ; si cette observation est vraie pour les habitants des terres tropicales, en particulier pour les Antilles, auxquelles l'auteur fait allusion, comment le serait-elle pour les Kičua du plateau, habitués depuis longtemps à exécuter de durs travaux ? Juan Nuix va plus loin encore en niant la dépopulation (Reflexiones, op. cit., p. 120 et suiv.), mais il fonde son raisonnement sur la situation du Mexique. Nous avons vu plus haut que la dépopulation était un fait indéniable. Colmeiro, dans son Historia de la economia politica en España (Madrid, 1863, t., 2, ch. LXXVIII), dresse la liste des causes de cette dépopulation : il indique notamment les épidémies et le système colonial lui-même, mais ce système n'était nullement propre aux Espagnols ; avant eux, les Portugais l'avaient appliqué aux Indes d'Asie et toutes les nations européennes avaient suivi leur exemple. M. Sobreviela et Narcisso y Barcelo insistent sur les ravages, causés par les épidémies (Voyages au Pérou, L II, p. 369). De même Lozano (Historia del Paraguay, Madrid, 1754, t. 1, liv. 1, ch. 13 et 14). Montesinos va jusqu'à prétendre que les anciens souverains avaient prohibé l'écriture parce que les feuilles servant de tablettes propageaient les maladies (Memorias, chap. 15).

14 « Dix Indiens v. suprà, p. 182, sont parfois taxés aujourd'hui comme l'étaient cent autrefois » (Santillán, Relación, par. 53).

15 Herrera, Historia general, déc. 5, liv. 10, ch. 8.

16 Juan Y Ulloa, Noticias secretas, 2e partie, ch, 1.

17 Santillán, Relación, par. 25. – Les fonctionnaires espagnols aussi étaient trop nombreux (Juan y Ulloa, Noticias secretas, 2e partie, ch. 7).

18 Relación, par. 58. « Quand un Indien doit 2 pesos, le cacique en prend 8 ou 10 » (Santillán, Relación, par. 57). De même D. de la Bandera écrit : « A l'arrivée des Espagnols, chaque cacique prend les pouvoirs de l'Inka. » (Relación, p. 99) « Les Indiens ne savaient ni n'osaient refuser aux caciques les biens, femmes et filles que ceux-ci demandaient » (Mémoire de F. de Toledo adressé à Philippe II in Relaciones geográficas, t. I, app. 3, p. CLIII.).

19 Cédule royale du 27 nov. 1560, Colección de documentos del Archivo de Indias, t. 18, p. 489.

20 « Le Gouvernement d'Espagne lui-même, tout arbitraire et violent qu'il est, a bien été obligé, en maintes occasions, de révoquer ou de modifier les ordres qu'il avait donnés pour le régime de ses colonies, et il a cédé à la crainte d'exciter une insurrection générale » (Wealth of Nations, liv. V, ch. 7. Trad. franç., op. cit., p. 177). Pourtant A. Smith reconnaît les progrès accomplis par les colonies espagnoles d'Amérique.

21 V. suprà, p. 238. n. 9.

22 La fin de l'Empire espagnol d'Amérique. Paris, 1922. – Bolivar et la démocratie. Paris, 1922. – Les guerres civiles et le césarisme en Amérique espagnole. La Revue universelle, 15 décembre 1925.

23 Resultados generales en el estudio de la historia colonial americana, criterio histórico resultante. 21eCongrès international des Américanistes. La Haye, 1924, p. 425.

24 L'œuvre de l'Espagne en Amérique, op. cit. – Historia de la América española, 2 vol. Madrid, 1920-24.

25 Comme le remarque J. Prado y Ugarteche, il ne serait pas juste d'exiger que les Espagnols aient fait au bénéfice de l'Amérique ce qu'ils n'avaient pas fait dans leur propre patrie et il ne faut pas oublier qu'en Espagne l'agriculture n'était guère florissante (Estado social del Perú, op. cit., p.41).

26 V. Friederici, Der Charakter der Entdeckung, Op. cit, p. 426.

27 J. de la Espada, Relacines geográficas, t. I. Introduction, p. LVIII. – Recopilación le leyes de los reinos de las Indias (Madrid, 1841). – Gómara, Historia general, ch. CLI. – V. une liste des mesures protectrices des Indiens : Colección de documentos del Archivo de Indias, t. 6, p. 118, les instructions données aux corregidors en 1574 et 1597 (Même collection, t. 21, p. 301), le Códice de leyes y ordenanzas para la gobernación de las Indias y buen tratamiento y çonservación de los Indios, 24 sept. 1571 (Même collection, t. 16, p. 376), la lettre de protestion de l'évêque de Cuzco à l'Empereur (Même collection, t. 3, p. 92), le Ordenanzas que mandó hacer D. García Hurtado de Mendoza, marquis de Cañete, para el remedio de los excesos que los corregidores de los naturales hacen en tratar y contractar con 1os Indios, i otras cosas dirigidas al bien de ellos. Lima, 1594.

28 Le protecteur des Indiens fut supprimé par la suite, car il coûtait très cher à ceux mêmes qu'il était chargé de défendre (Cédules de 1582 et 1584.,Colección de documentos dei Archivo de Indias, t. 18, p. 533 et 340). V. Memorias de los vireyes que han gobernado en Perú durante el tiempo del coloniaje español, op. cit., t. 2, p. 98. Pour la traite des nègres, v. G. Scelle : Histoire politique de la traite négrière aux Indes de Castille. Paris, 1906, t. 1, p. 135 et suiv. Les Indiens, dans les transactions, étaient regardés par la loi comme des mineurs (Solórzano, Politica indiana, op. cit., liv. 2, ch. 28. – Helps, The spanish conquest, t. 4, p. 246).

29 Latcham, La existencia, p. 52, n. 1.

30 Garcilaso, Comentarios, liv. 6, chap. 36. Ce vice-roi avait songé à créer un Musée des Indes, mais il ne put mettre ce projet à exécution (J. de la Espada, Tres relaciones, p. XIX).

31 L'œuvre de l'Espagne en Amérique, tr. fr., p. 242. Mais il est certain qu'en quelques cas les Espagnols et particulièrement les ecclésiastiques sont tombés, dans l'excès contraire; à force de protester contre les agissements de leurs compatriotes, ils ont fait croire aux Indiens que toute perception d'impôt était un vol (Estado de un parecer dei Doctor Vazquez sobre los repartimientos enco­miendas y aprovechamientos de las Indias. Colección de docutmentos del Archiva de Indias, t. 4, p. 141).

32 J. de la Espada, Relaciones geográficas, t. 4, app., p. CXIV.

33 Jean Terral, L'œuvre de l'Espagne en Amérique. Revue des études historiques, janvier 1926. Il y eut guerre non pas entre deux peuples, ni entre indigènes et créoles, mais bien entre deux politiques (R. Altamira, Resultados generales..., op.cit., p. 434).

34 L'expression est de M. Garcia Calderón, Le Pérou contemporain, op. cit., p. 328.

35 « Christophe Colomb, pauvre amiral, / Prie Dieu pour le monde que tu as découvert. »

36 Ecuador, p. 525.

37 Les démocraties latines..., p. 332.

38 Race and society in the andean countries, op. cit, p. 419. – Du même auteur: Breves apuntes sobre la sociologia campestre del Perú. Mercurio peruano, août 1921, p. 45. De même au Mexique, les Indiens et les métis forment la majeure partie de la population ; on compte 3 millions de des­cendants d'Espagnols sur un total de 13 ou 14 millions d'habitants (Universal, 7 décembre 1924).

39 Die Zahl und die Volksdichte der indianischen Bevölkerung in Amerika, 21eCongrès international des Américanistes, op. cit., p. 103.

40 V. suprà au ch. 4, p. 49, n. 1.

41 Depuis quelques années la situation s'est beaucoup améliorée et un état d'équilibre semble enfin avoir été atteint. Une ère de calme et de prospérité s'est ouverte pour l'Amérique du Sud.

42 D'après Garcilaso, en 1603, moins d'un siècle après la conquête, les derniers descendants des Inka présentèrent une humble pétition à leurs vainqueurs pour demander un allègement des charges qu'ils supportaient, et à cette époque ils étaient au nombre de 567 (Comentarios, liv. 9, ch. 40). Frézier raconte qu'il existait à Lima, au début du XVIIIe siècle, une famille de la race des Inka dont le chef se nommait Ampuero. Le vice-roi, à son entrée dans la capitale du Pérou, ne manquait pas de lui rendre une sorte d'hommage public (Relation, p. 249).

43 Contribuciones..., p. 38. Nous ne prétendons nullement que les Indiens ne soient pas perfec­tibles ; plusieurs parmi eux se sont illustrés dans les arts, dans la science ou dans la politique, et l'on peut croire que la masse prendra un jour conscience d'elle-même, – c'est. à cet égard qu'il serait intéressant de savoir si les Inka étaient de même race que leurs sujets, – mais les rouges aujourd'hui encore persistent à se regarder eux-mêmes comme inférieurs aux blancs, à tel point que ceux d'entre eux qui sont parvenus à occuper une certaine situation sociale s'empressent bien souvent de renier leur passé et de mépriser leurs frères de couleur.

44 Means, Breves apuntes..., op. cit., p. 45.

45 C. Ugarte, El problema agrario peruano. Mercurio peruano, septembre 1923, p. 138.

46 Payne, History, t. I, p. 247, n. 2.

47 En Equateur, le recensement de 1915 indique un excédent de 16,4 par 1 000 habitants des naissances sur les décès, chiffre considérable qui n'est dépassé en Europe que par la Russie, la Roumanie et la Bulgarie (Annuaire international de statistique de la Haye, 1919, t. 4), mais les recensements en Équateur ne sont que des évaluations, forcément très approximatives. Les mariages sont généralement féconds chez les Aymará et les Kičua, mais un grand nombre d'enfants périssent en bas âge, faute de soins (Rouma, Les Indiens Quitchouas et Aymaras, op. cit., p. 59).

48 Rivet, Etude sur les Indiens de la région de Riobamba, op. cit., p. 64. – J. Prado y Ugardeche souligne la « séparation profonde » qui existe entre la race européenne et la race indigène (Estado social del Perú, op. cit., p. 160).

49 E. Rabasa, L'évolution historique du Mexique, tr. fr., Paris, 1924, p. 24.

50 Payne, History, t. I, p. 246, n. 1. – Mendieta y Nuñez, Situación de las poblaciones indigenas de América ante el derecho actual, Mexico, 1925, p. 9, « On a constaté que le type de la mère aymará se maintient mieux que celui du père espagnol ; après plusieurs générations successives d'unions mixtes, on retrouve toujours l'Aymará sous le prétendu Hispano-Américain. » Recles, Géographie universelle, t. XVIII, p. 654).

51 Die.Zahl und die Volksdichte..., op. cit.

52 Par exemple, les révoltes de 1570, 1743, 1780 que nous avons déjà citées, celle de Condorcanqui au siècle dernier et celles d'Azángaro et de Huancane tout dernièrement en décembre 1923. A propos de trois congrès indigènes tenus à Lima, le journal El Comercio explique que le caractère de crainte, de timidité et de jalousie de l'Indien vient de l'exploitation dont celui-ci continue à être l'objet de la part des blancs. Il préconise l'établissement pour l'indigène d'une législation spéciale fondée sur le respect des anciennes coutumes (El Comercio, 27 sept. 1923). Means craint que ces peuples, dépourvus de toute instruction, se laissent contaminer paf les idées bolchévistes, raison de plus pour s'occuper d'eux activement (Race and society..., op; cit., p. 424).


 

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