L'Empire socialiste des Inka - Chapitre 8. Le socialisme d'État (suite). La limitation de la demande
Université de Paris — Travaux et mémoires de l'Institut d'Ethnologie — V (1928)
par Louis Baudin
Professeur à la faculté de Droit de Dijon
Chapitre VIII — Le socialisme d'État (suite). La limitation de la demande
« Le capitalisme ne pourra être menacé sérieusement que par un grand mouvement ascétique qui pénétrerait dans les masses et qui les détacherait des vices et des luxes auxquels elles se sont habituées depuis un siècle. » | |
(Ferrero, Discours aux Sourds.) |
Quelques parfaites que soient les statistiques, elles ne suffisent pas en régime socialiste à suppléer au mécanisme des prix, si la demande n'est pas simplifiée à l'extrême. Précisément, au Pérou, les besoins de la population étaient très réduits, et les Inka se sont ingéniés à les empêcher de croître 1.
En fait de nourriture, non seulement les Indiens se contentaient de peu, mais encore leur cuisine demeurait des plus primitives, et il leur était interdit de la modifier: Le maïs était mangé grillé ou bouilli, quelquefois avec un assaisonnement d'herbes et de poivre rouge ; exceptionnellement il servait à faire le pain et les gâteaux destinés aux fêtes et aux sacrifices 2. Pour moudre les grains, les femmes les plaçaient sur une large dalle et les écrasaient avec une pierre pesante, longue et étroite, de forme semi-circulaire, qu'elles tenaient par les deux angles et qu'elles inclinaient tantôt d'un côté, tantôt d'un autre. Les feuilles de maïs étaient encore utilisées comme légumes et les graines non arrivées à maturité donnaient une sorte d'huile.
La viande n'était guère consommée fraîche qu'aux jours de fête ; en général on la découpait en lanières qu'on salait et que 1'on faisait sécher au soleil pour la garder sous le nom de charqui.
La pomme de terre était quelquefois mangée bouillie ou rôtie, mais le plus souvent elle était conservée grâce à un procédé encore en usage de nos jours. L'Indien l'arrose, l'expose alternativement à la gelée de la nuit et à la chaleur du soleil et la broie ; la farine ainsi obtenue s'appelle chuño et peut être gardée fort longtemps 3.
Les feuilles de quinua servaient à la fabrication des soupes et avec les graines de cette plante on faisait également une farine. Les tubercules d'oca étaient séchés au soleil et bouillis. Les autres légumes se mangeaient assaisonnés de piment, dont on usait beaucoup et dont on rencontrait plusieurs variétés. Le sel était rarement mis dans les mets, les Indiens avaient à côté d'eux une pierre à sel qu'ils léchaient de temps en temps 4. Cependant un des plats les plus communs, le tsupe, était composé d'eau, de sel, de piment et parfois de pommes de terre 5.
Les Indiennes obtenaient aussi des conserves de légumes en cuisant des herbes amères dans deux ou trois eaux et en les faisant ensuite sécher au soleil 6. De la sorte, la plus grande partie de la nourriture : charqui, chuño, légumes, pouvait être gardée et il devenait facile d'uniformiser la demande dans le temps en évitant les variations saisonnières 7.
La nourriture était préparée dans chaque maison sur un petit fourneau d'argile, dont la partie supérieure était percée de deux ou trois trous, où l'on plaçait les vases de terre 8. Le feu était obtenu par le frottement de deux bâtonnets. Jamais les Péruviens ne partaient en voyage sans avoir sur eux quelques-unes de ces allumettes primitives.
Pour manger, les Indiens se servaient de cuillères ; ils ignoraient la fourchette ; leurs ustensiles de ménage se réduisaient à des vases, des pots, des jarres de terre, des mortiers de pierre, des plats en calebasses. Les repas avaient lieu deux fois par jour, dans la matinée et au coucher du soleil ; jamais il n'y en avait d'autre. Les Espagnols eux-mêmes ont été surpris d'une telle sobriété. « Il est incroyable que ces gens arrivent à se nourrir avec si peu de chose, écrit Ondegardo, une douzaine de pommes de terre mal cuites, un peu de mais à moitié grillé sans autre condiment suffisent à alimenter toute une famille pendant une journée 9 ». Et encore un jeûne sévère, dont la durée variait de quelques jours à une année entière, était-il obligatoire en maintes circonstances; il était imposé par exemple aux gardiens des champs de maïs, aux parents qui avaient mis au monde deux jumeaux, aux familles des candidats qui subissaient les épreuves du huaraku.
La boisson nationale était identique à la chicha actuelle et se nommait alors aka. Quelques grains de maïs mâchés par les femmes et par les vieillards étaient jetés dans de l'eau, de préférence dans des mares stagnantes et recueillie dans des vases que 1'on gardait au chaud en les enterrant 10. L'aka devenant aigre au bout de huit jours, devait être pr éparée chaque sernaine 11. Les Indiens malheureusement abusaient de cette boisson ; l'ivrognerie a toujours été leur vice dominant. Tous les chroniqueurs nous en parlent 12, et, depuis l'établissement de la République, le mal n'a fait qu'empirer. Les Inka eux-mêmes, malgré tous leurs efforts, ne sont point parvenus à faire disparaître ce fléau ; du moins ont-ils enrayé sa marche en laissant à la disposition des Indiens des boissons les plus inoffensives seulement, telles que celle dont nous venons de parler ou celles que l'on fabriquait avec des grains de quinua, des grains de mulli ou des feuilles de maguey 13. Ils avaient prohibé les boissons dangereuses, comme la sara ou vinapu, et ils punissaient ceux qui s'enivraient jusqu'à en perdre la raison 14.
L'usage de la coca était également interdit en principe, sage mesure car c'est l'abus de cette plante qui a contribué à abrutir aujourd'hui les Aymará. Seul l'Inka pouvait en distribuer des feuilles à titre de récompense. Ces feuilles, préalablement séchées, étaient empilées dans des paniers et l'Indien les mâchait en les mélangeant avec de la lypta 15. Le tabac était connu, mais n'était utilisé que comme plante médicinale.
Les besoins de logement étaient aussi restreints que ceux de nourriture. Les habitations des Indiens étaient jadis ce qu'elles sont aujourd'hui : de simples maisonnettes de pierre, de brique ou de terre battue, au toit de chaume, sans fenêtres ; parfois une cloison intérieure de brique ou de roseau séparait de la pièce centrale un, réduit destiné à servir de chambre à coucher ou de cuisine 16. En certaines régions les Indiens habitaient des huttes arrondies, couvertes tranchages et de terre 17. Toutes ces demeures étaient autrefois comme maintenant, petites, obscures et sales ; les cochons d'Inde y vivaient pêle-mêle avec les habitants 18.
Le mobilier était des plus sommaires 19 ; les vêtements étaient suspendus à des saillies du mur ou du toit, ou jetés sur des cordes tendues en travers de la pièce, ou encore conservés dans des jarres 20 ; des couvertures de laine ou des peaux étendues sur le sol, ou chez les kuraka de la paille, servaient, de lits ; sur la côte on utilisait le hamac ; il n'y avait de sièges que dans la maison des principaux personnages ; l'Indien du vulgaire s'accroupissait à terre, les jambes repliées, les pieds joints, les genoux levés jusqu'à hauteur de la bouche 21.
Comme objets de toilette, nous pouvons citer des miroirs en pyrite ou en obsidienne pour les femmes 22, des épingles de métal, des couteaux à cheveux en silex, des peignes en bois. Enfin, en mentionnant quelques pendeloques de pierre, de métal, de graines, de flocons de laine, et quelques figurines religieuses, notamment l'enka ou petit lama de pierre creux dans lequel on déposait une offrande de coca ou d'alcool et qui est caractéristique de la civilisation inka 23, nous terminerons l'inventaire de tout le mobilier de l'Indien.
Les gens du commun recevaient chacun le jour de leur mariage deux vêtements de laine ou de coton pris dans les dépôts 24, un pour les jours ordinaires, un pour les jours de fête, plus une mante de travail en cabuya destinée au, transport des matériaux ; ils devaient garder ces vêtements jusqu'à leur usure complète : « ils évitent ainsi les ennuis d'avoir une garde-robe fournie », remarque Ondegardo 25 ; Le poncho, aujourd'hui si répandu qu'on a peine à s'imaginer un habitant du plateau qui en serait privé, est postérieur à la conquête espagnole 26. Autrefois, l'Indien portait la kušma ; c'était une « pièce d'étoffe repliée sur elle-même avec les bords cousus jusqu'à 10 ou 15 cm du pli de façon à laisser deux orifices par où passaient les bras ; à la partie supérieure une fente perpendiculaire au bord supérieur entamait les deux épaisseurs du tissu et permettait le passage de la tête 27 ». La kušma était donc une sorte de chemise sans manches. Sur elle, on jetait la yakol'a, qui servait de cape 28. Pendant le travail, les deux coins de cette cape étaient attachés ensemble sur l'épaule gauche.
Les Indiennes portaient l'anaku, tunique tombant jusqu'aux pieds, attachée par une épingle à grosse tête (tupu), et la likla, mante ou châle jeté sur les épaules, croisé sur la poitrine et retenu aussi par une épingle. Parfois elles enroulaient autour de leur ventre, une large bande d'étoffe, le čumpi 29.
Tous, hommes et femmes, marchaient pieds nus ; les personnages importants chaussaient la sandale (usuta) dont la semelle tressée en cuir ou fibre de maguey (agave) était retenue par deux lanières. Pour dormir, les hommes quittaient seulement la yakol'a et les femmes la likla. 30.
En somme les Indiens étaient faciles à satisfaire. « Le soleil les réchauffe, la rivière les désaltère, la terre leur sert de lit », dit Morua 31. En empêchant par leurs lois somptuaires la multiplication de ces besoins, si peu nombreux, les Inka ont grandement facilité leur tâche et permis à la production qui menaçait d'être insuffisante de s'adapter à une consommation étroitement limitée 32.
1 Aujourd'hui les socialistes ne cherchent nullement à limiter la demande, ils admettent que les désirs et besoins des consommateurs doivent être le principal facteur de détermination de la production (Webb, lndustrial Democracy. Londres, 1897, t. 2, p. 818). Mais aussi, cette liberté du consommateur donne à leur système un caractère utopique.
2 Garcilaso, Comentarios, liv. 8, .ch. 9.
3 « Avec une poignée de cette farine et un peu de charqui dissous dans l'eau bouillante on a un brouet excellent. » Monnier, Des Andes au Para, p. 277, n. 1.
4 Cobo, Historia, liv. 14, ch. 4.
5 Tschudi, Contribuciones,p. 64. – Bushan, Die Inka und ihre Kultur, op. cit.,p. 434. Sans pommes de terre, ce devait être vraiment un bien médiocre brouet.
6 Garcilaso, Comentarios, liv. 6, ch. 6.
7 Ce n'était pas encore là cet aliment curieux dont parle Leadbeater, qui aurait été fait de farine de maïs comprimée et dont une mince tranche aurait suffi à nourrir un homme pendant un jour entier (Le Pérou antique, p. 409).
8 Garcilaso, Comentarios, liv. 4, ch, 14.
9 Ondegardo, Copia de carta, p. 165. Et pourtant en Espagne à la même époque la masse de la population se contentait de peu. Quelques fruits et un morceau de pain suffisaient au pays de la huerta de Valence.
10 Zarate, Historia, ch, 8. Durret rapporte qu'au début du XVIIIe siècle, des hommes et des femmes se louaient pour mâcher les grains de maïs ; il ajoute : « Celui [le breuvage] qui est fait avec de l'eau dormante est estimé plus fort et meilleur que si on le faisait avec de l'eau courante, comme il se pratique en Flandres à l'égard des bières qu'on y fait avec de l'eau croupie et puante, qu'on estime beaucoup plus pour cet usage » (Voyage de Marseille à Lima, p. 192).
11 Cobo, Historia, liv. 14, ch. 4.
12 Gómara, Historia general, ch. cxcv. – Relación anonima (in Tres relaciones), p. 190.
13 Garcilaso, Comentarios, liv. 8, ch. 12 et 13.
14 Garcilaso, Comentarios, liv. 8, ch. 9. – Relación anonima (in Tres relationes), p. 200, loi X. – L'Inka Roka ordonna aux Indiens que pour boire ils se réunissent en un lieu public, car il craignait les excès qui résultaient de ces orgies et pouvait ainsi mieux les prévenir (Morua, Historia, p. 16).
15 « La coca développe ses qualités essentielles quand elle est mélangée avec du carbonate de soude ; c'est ce que faisaient les quichuas en la mélangeant avec la llypta » (Deuxième lettre de F. López au Dr. von Tschudi, in Deux lettres à propos d'archéologie péruvienne. Buenos-Aires, 1878). .Les distances se mesurent encore parfois aujourd'hui en cocadas, temps mis à mâcher une boulette de coca.
16 Squier, Peru, p. 74, N'oublions pas qu'à la même époque en Europe les habitations ouvrières ou paysannes avaient aussi des dimensions minuscules.
17 D'Orbigny, L'homme américain, t. I, p. 131. Dans les régions sèches de la côte, les maisons étaient fréquemment construites en roseaux et en branchages ( F. Pizarre, Carta. Trad. angl., p. 122). Elles se réduisaient parfois à de simples abris, formés d'un toit incliné porté par des piliers et adossé à un mur ou à un rocher. C'est ainsi qu'elles sont représentées sur certaines poteries.
18 Del Hoyo, Estado del Catolicismo, ch. 2, par. 59 – Lorente, Historia antigua, p. 332.
19 Où Brehm a-t-il pris que les gens du commun avaient des tables, des chaises de bois et vivaient dans des demeures dont la porte était fermée par des clefs à dents ? (Das Inka-Reich, p. 85). Hanstein répète ce que dit Brehm (Die Welt des Inka, p. 55).
20 Cobo, Historia, liv. 14, ch. 4.
21 Ils peuvent rester ainsi un jour sans se lever (Cobo, Historia, liv. 14, ch. 5).
22 La famille royale seule se servait de miroirs en argent (Garcilaso, Comentarios,_liv. 2, ch. 28). Les miroirs étaient en général convexes parce que cette forme permettait malgré leur petite dimension, de réfléchir la figure entière. Les dames aujourd'hui aussi emploient des miroirs de poche convexes pour qu'ils tiennent le moins de place possible dans leur sac à main (Nordenskiöld, Miroirs convexes. et concaves en Amérique. Journal de la société des Américanistes de Paris, 1926, p. 107) ; « La Condamine assure que les miroirs étaient aussi bien travaillés que si ces gens avaient eu les instruments les plus parfaits, et avaient connu les règles les plus précise de l'optique » (De Carli, Delle lettere americane. trad. franç., t. I; p. 353).
23 Verneau et Rivet, Ethnographie ancienne, p. 187.
24 Betanzos, Suma y Narración, ch. XIII. Les-vêtements en plumes d'oiseau, qui sont si remarquables et qu'on voit dans les musées, n'ont été portés que par de grands personnages. Quant aux vêtements en poils de chauve-souris, dont parle Garcilaso, on n'en a trouvé de vestiges nulle part.
25 De la orden..., p. 104.
26 Plusieurs auteurs parlent à tort de ponchos au temps des Inka, par exemple C. Mead, Old Civilizations...,p. 19, 33 et G. Buschan, Illustrierte Völkerkunde,op. cit., t. I, p. 393.
27 Mme A. Barnett, A propos des cushma péruviennes. Journal de la Société des Américanistes de Paris, 1914.
28 « Como capa », dit Las Casas (Apologetica, ch. CCLVII).
29 Zárate, Historia, liv. I, ch. 8.
30 Cobo, Historia, liv. 14, ch. 4. Nous savons que les coiffures différaient suivant les provinces (v. suprà, p. 78).
31 Historia, p. 114. – P. de Ribera et A. de Chaves. Relación de la ciudad de Guamanga, Relaciones geográficas, t. I, p. 113. – D. Cabeza de Vaca, Descripción y relación de la ciudad de la Paz, op. cit., p. 72.
32 De Carli a vu juste sur ce point : « Les Incas, dit-il, parvinrent... surtout à faire disparaître ces besoins factices qui deviennent les agents destructeurs de toutes.les sociétés civiles. » (Delle lettere americane. Trad. franc., t. I, p. 258). On voit combien Nicholson est téméraire quand il parle du « haut degré de confort matériel » des anciens Péruviens (The revival of marxism. Londres, 1921, p. 67).