L'État, Règne de la Magie Noire
Des sacrifices humains et autres superstitions modernes
Cet essai de 36000 mots [1], originalement publié en anglais sous le titre Government is the Rule of Black Magic — On Human Sacrifices and Other Modern Superstitions, développe les idées que j'ai présentées dans le discours donné le 10 novembre 2002 à la conférence Liberty 2002 organisée à Londres par la Libertarian Alliance et Libertarian International. L'intuition essentielle en avait déjà été exposée dans des articles précédemment publiés en français: L'étatisme, forme moderne de la magie noire (QL #108), et Magie blanche contre magie noire. Cependant, le présent essai est considérablement augmenté comparé aux articles précédents, et contient des développements en économie, psychologie, philosophie, épistémologie, sociologie et éthique (rien moins que ça!). Il a été publié dans sa version originale en anglais dans le Québécois Libre comme une série de trois articles: Part One (QL #126), Part Two (QL #127), Part Three (QL #128). Je me sens particulièrement honoré que Christian Michel ait sélectionné cet essai pour publication sur son site ouèbe Liberalia.com (section Connaître). Enfin, je remercie Nathalie C. pour son travail initial de traduction. Mes discours subséquents (en Anglais) aux conférences de Libertarian International pouvent être considérés comme des suites de celui-ci: The Enterprise of Liberty vs The Enterprise of Politics (Octobre 2004), Capitalism is the Institution of Ethics, (Avril 2005).
1 Introduction
1.1 Une sombre conclusion
À moins que vous n'ayez visité mon site ouèbe récemment, et voyiez par conséquent où je veux en venir [2] vous êtes probablement interloqués par le titre de mon essai: « L'État, Règne de la Magie Noire, Des sacrifices humains et autres superstitions modernes ». Vous vous demandez: « est-ce que ce mec est une sorte d'allumé? Va-t-il nous raconter que l'État n'est pas notre véritable ennemi, mais qu'il n'est que la manifestation visible de forces du Mal cachées dans l'ombre qui dominent notre monde à travers la magie noire ? » Eh bien, oui, je suis un allumé et oui ce sera plus ou moins ma conclusion. Mais je parie qu'avant d'avoir terminé la lecture de cet article, vous aussi serez allumé et brûlerez du même feu que moi. En fait, si vous êtes en train de lire cette page, c'est sans doute déjà le cas, quand bien même vous ne vous en êtes pas encore rendu compte. Pour vous convaincre, il me suffira de faire jaillir une lumière nouvelle sur ce Mal dont les manifestations ne vous sont que par trop familières [3].
1.2 L'État en question
Mais commençons par le commencement. Si je dois vous raconter le périple intellectuel qui m'a conduit à cette lugubre conclusion, autant commencer par mon point de départ. La question qui m'avait interpellée doit à un moment ou un autre interpeller tout libéral passionné par la raison. Et la plupart des activistes libéraux sont probablement le même genre de libéraux cérébraux et rationnels que moi (c'est-à-dire NT dans la Typologie de Myers-Briggs [4]). Cette question est: Y a-t-il des justifications rationnelles à l'existence de l'État? Que pouvons-nous dire des explications existantes qui servent de justifications officielles? Autrement dit: l'État est-il la solution aux problèmes qu'il prétend résoudre?
Bien sûr, la réponse à laquelle nous libéraux sommes parvenus est que non, il n'existe pas de justifications rationnelles à l'État [5], que ses explications officielles sont absurdes, et que non seulement l'État ne résout pas les problèmes qu'il prétend résoudre, mais c'est lui qui les crée, pour commencer. Cette réponse nous définit même justement comme libéraux. Mais cette réponse ne suffit pas. Ce serait une erreur que de clore le débat avec elle et de penser que nous avons résolu le problème — notre prise de conscience de ce que l'État est une erreur ne fera pas à elle seule disparaître celui-ci. Nous devons nous demander: Si ces explications sont fausses alors quelle est la véritable raison pour laquelle les gens croient en l'État? Quelle est l'explication rationnelle de ces explications irrationnelles [6]? Autrement dit: Si l'État est la réponse, alors quelle était la question?
C'est ainsi que je dévoilerai le sombre secret de l'État. Puis, je développerai le thème de la magie noire: ses principes; les principes de la magie blanche, son contraire; comment la magie noire se manifeste, etc. Je conclurai brièvement en exposant la tâche qui nous incombe à l'avenir.
2 L'État: les justifications officielles
2.1 Les biens publics
La tentative la plus répandue de justification de l'État en des termes rationnels est la théorie des biens publics et ses variantes [7], qu'elle soit présentée d'un point de vue utilitariste (souvent accompagné de sa boîte à outils économétrique), ou d'un point de vue moral: certaines activités seraient d'une nature particulière ou revêtiraient une importance stratégique et devraient par conséquent être gérées par une agence centrale « dans l'intérêt général ». Sans analyser les détails pour l'instant, qu'il suffise de dire que toutes les autres justifications de l'État se résument d'une façon ou d'une autre à un cas plus ou moins particulier ou plus ou moins général de l'argument des Biens Publics. Le « bien public » considéré peut être une certaine forme de services en rapport avec la sécurité (police, justice, armée), les infrastructures (transport, télécommunications, éducation, santé), l'« harmonisation » dans différents domaines (information, éducation, langue, normes industriels), la certification (identité, cadastre, vérification de la conformité aux normes), etc.
Malheureusement, certains libéraux concèdent aux étatistes quelques « biens publics », mais ils se trouvent alors sur une pente glissante, car il n'existe aucune raison particulière de limiter l'argument des biens publics à quelque service particulier que ce soit. Pour citer Émile Faguet: « Un libéral systématique est un anarchiste qui n'a pas tout le courage de son opinion; un anarchiste est un libéral intransigeant. [8] » En effet, en utilisant des arguments du type « biens publics », l'État peut prétendre justifier une intervention dans n'importe quel domaine — et une fois qu'il intervient, il s'assurera que ce domaine est tellement désorganisé que, grâce au même argument, il devra étendre son joug sur ledit domaine jusqu'à ce que ce dernier soit à la fois complètement sous son contrôle et complètement désorganisé — et que les domaines connexes souffrent à leur tour. Mais bien sûr, une telle intervention est fondée sur la prémisse implicite que l'intervention étatique a un effet positif — ce qui est précisément le point que les étatistes posent en pétition de principe; et ce qui est précisément le point qui mérite d'être contesté.
2.2 Le sophisme ad hoc derrière tout collectivisme
Les arguments en faveur de la collectivisation de tel ou tel service en un « bien public » géré par l'État contiennent intrinsèquement un sophisme ad hoc: pourquoi choisir telle forme particulière de collectivisation plutôt que telle autre?
En effet, pourquoi collectiviser ou pourquoi ne pas collectiviser par exemple, « le papier toilette »? N'y a-t-il pas un besoin plus spécifique de collectiviser « les rouleaux papier toilette doux et vert larges de 13cm, vendus sous une marque dont le nom se termine par un S »? (Après tout, il se pourrait fort bien qu'une société détienne un dangereux monopole sur un tel produit!) Ou pourquoi ne serait-il pas plutôt nécessaire de collectiviser toutes les sortes de papier? Et pourquoi collectiviser à l'échelle de la France? Pourquoi ne pas collectiviser à une plus petite échelle, celle du 5ème arrondissement de Paris, par exemple, ou celle du pâté de maisons d'à côté? Ou à plus grande échelle, disons l'Eurasie du Nord, ou notre quadrant galactique? Et pourquoi même collectiviser sur un plan géographique? Pourquoi ne pas collectiviser pour les personnes dont le patronyme commence par un « R » ou pour les personnes portant des chaussettes noires?
Quitte à choisir l'échelle de manière arbitraire, nous pourrions tout aussi bien arguer que les services considérés sont d'une nature ou d'une importance telles pour chaque « individu » qu'il ne devrait pas être soumis à la coercition et privé de sa capacité individuelle de choisir librement comment ces services devraient lui être fournis. Ou, si nous devons considérer le point de vue contraire, pourquoi s'arrêter? Si la collectivisation du service considéré revêt une telle importance qu'il est d'une priorité absolue que tous obéissent aux mêmes ordres, et que cela justifie la coercition et la violence jusqu'à ce que tout le monde s'incline devant une même unique autorité, alors nous devrions arrêter toute autre activité, suspendre tous les droits de l'homme, et mener une guerre mondiale jusqu'à ce qu'un État mondial soit créé et que finalement, tous vivent sous la même règle. Et pourquoi même s'arrêter là? Avant que de montrer le moindre respect envers les droits individuels, il est urgent d'envoyer des vaisseaux spatiaux conquérir l'univers afin d'obliger les extraterrestres à accepter les mêmes lois sociales que sur Terre.
Les collectivistes acceptent de manière implicite que leur argument n'est pas universel: leur affirmation suppose l'existence d'importants effets contraires qui deviennent prépondérants et limitent le champ d'application de leur argument. Quels sont ces effets contraires, quelle est leur pertinence, quelles sont leurs limites? Ce n'est qu'en identifiant et étudiant ces effets contraires que l'applicabilité éventuelle de leur propre argument pourra être établi. En d'autres termes, leur affirmation contient sa propre contradiction, qu'ils refusent d'examiner par ignorance volontaire. Leur appel à la coercition étatique se fonde sur une vue à sens unique de l'État. C'est le cas de toutes les justifications invoquées par les étatistes [9].
2.3 Bref passage en revue des justifications étatistes
Voici un bref passage en revue des justifications données par les étatistes pour établir la nécessité ou l'utilité de l'État. Les autres arguments en faveur des « biens publics » peuvent également être démontés comme fallacieux [10]. Pour plus de détails, veuillez vous référer aux notes de bas de pages.
- La justification des « biens publics » par la Théorie des Externalités affirme que certaines activités impliquent de manière intrinsèque des externalités [11], et que l'État est une solution magique pour gérer ces externalités — alors qu'en fait son action est de concentrer ces externalités par la coercition; à partir de nombreuses petites externalités chacune gérable, il crée une externalité gigantesque et écrasante, celle de s'assurer que le gouvernement en place sera bon, externalité qui se révèle être totalement ingérable [12].
- La justification des « biens publics » par la Théorie des Jeux considère également l'État comme un Dieu externe bienveillant et omniscient, qui aide les gens à choisir en moyenne le meilleur scénario parmi des interactions modelées d'après des « jeux » mathématiques simples — alors qu'en réalité, l'État est constitué de personnes ayant un intérêt propre, de sorte que si nous devions employer correctement la théorie des jeux, nous devrions considérer les fonctionnaires gouvernementaux comme des joueurs intéressés parmi d'autres; l'unique caractéristique particulière de l'action politique est que les agents de l'État détiennent un pouvoir légal de coercition, qui se traduit en Théorie des Jeux par leur capacité à imposer à leur profit des jeux à somme négative de leur choix [13].
- Les Théories de l'Impossibilité d'Exclure ou de l'Impossibilité de Diviser, sont avancées par de nombreux économistes pour justifier les « biens publics » comme biens desquels il est prétendument impossible d'exclure les tierces parties, ou qu'il est impossible de subdiviser en parts individuelles. Ils introduisent alors l'idée que l'État est une solution magique pour gérer ces biens et détient un « monopole naturel » sur ces biens. Ce « monopole naturel » n'est bien sûr rien d'autre que l'exclusion bien réelle quoi que prétendument impossible de certaines personnes, à savoir celles ne respectant pas les règles établies par l'État, et l'allocation exclusive de parts du bien commun censé pourtant être « indivisible », selon les critères établis par l'État [14].
- La justification des « biens publics » par la théorie de la Prévention des Catastrophes agite l'épouvantail d'une défaillance simultanée de tous les fournisseurs d'un service en soutien de l'intervention de l'État sur le marché dudit service. Or, la seule façon de laquelle la catastrophe d'une telle défaillance simultanée peut avoir lieu est qu'il y ait une gestion centralisée simultanée de tout l'approvisionnement en un tel service par un monopole de droit — ce qui est précisément ce que l'État introduit [15].
- Les justifications des « biens publics » par les théories de « volonté collective », dans leur version démocratique de la « Volonté du Peuple », ou nationaliste de « l'Identité de la Nation », ou encore socialiste du « Bien de la Société », cherchent à faire croire que les individus doivent être contraints d'adhérer à une utopie particulière. On suppose que l'utopie est bonne en théorie, parce que de manière abstraite les gens y adhéreraient volontairement; mais en même temps, on admet qu'en pratique les gens n'y adhèrent pas volontairement, puisqu'il faut les contraindre à adhérer à l'utopie [16].
- Le sophisme de la Vitre Cassée suppose qu'il y a certains biens, les « biens publics », que l'État peut faire sortir de son chapeau, par son pouvoir magique de coercition. Bien sûr, quand des individus qui ne sont pas oints de ce pouvoir sacré osent commettre les mêmes destructions et atteintes aux libertés que l'État commet pour « créer » ces biens, ils sont immédiatement reconnus comme des criminels et traités comme tels, — et à juste titre [17].
- Le Sophisme Moral suppose que l'homme est trop mauvais (ou trop « quelque chose ») pour se gouverner lui-même quant à certains « bien publics » qui doivent par conséquent être confiés à l'État — mais l'État lui-même est fait d'hommes qui ne sont pas moins mauvais (ou moins « quelque chose ») que le reste de l'humanité. L'État n'est pas déterminé par quelque force extérieure supérieure, mais par des hommes parmi d'autres. En fait, son pouvoir de contrainte a une nature corruptrice qui rendra les personnes à la tête de l'État mauvaises plutôt que bonnes, en corrompant ceux qui l'emploient et en sélectionnant ceux qui le recherchent [18].
- Le Sophisme Altruiste est cette erreur conceptuelle particulière souvent utilisée conjointement avec le Sophisme Moral, pour justifier le caractère nécessaire de l'État: il affirme que les gens sont naturellement égoïstes, et qu'il faut une force extérieure pour les forcer à agir malgré eux de façon altruiste, pour qu'ils puissent survivre. Ce sophisme suppose une fois de plus l'État comme mu par une force extérieure au public, les hommes de l'État et leurs séides étant plus altruistes et moins égoïstes que les citoyens. Mais il suppose aussi l'altruisme en opposition avec l'égoïsme — ce qui est faux. Et ce qui est si évidemment faux, que c'est par un appel à l'intérêt égoïste des gens que ces altruistes auto-proclamés essaient de convaincre lesdites gens de les suivre dans leurs plans étatistes [19].
- Le Sophisme de « l'Intérêt à Long Terme » combine le Sophisme Moral et le Sophisme de la Prévention des Catastrophes: il suppose que seul l'État peut prendre en compte les intérêts à long terme des personnes. Cependant, seules des personnes réellement assurées de la continuité de leurs droits de propriétés sur le long terme peuvent s'engager et s'engageront dans des investissements à long terme. Or les gouvernements ne sont jamais assurés de rester au pouvoir, à moins qu'ils n'usent d'oppression extrême, ce qui rend parfaitement évident leur absence de bienveillance tout en dépensant les ressources nécessaires à l'investissement à long terme [20].
- Le Sophisme de l'Uniformité suppose que l'uniformité en certaines matières est un bien en soi, et que c'est un « bien public », de façon que des réglementations étatiques sur un territoire aussi large que possible sont le seul et meilleur moyen d'accomplir l'uniformité désiré en la matière. Cependant, l'uniformité n'est jamais un bien en soi; la coercition étatique n'est ni le seul ni le meilleur moyen de faire respecter des normes; de plus, les domaines que les normes réglementent au mieux sont rarement larges ni territoriaux; et ce qui est le plus important, un système coercitif empêche la découverte même de celles parmi les normes possibles qui valent d'être adoptées et respectées, parce qu'il détruit les points de comparaison, néglige la plupart des opinions sauf celles des autorités et des groupes de pression qui la courtisent, et empêche tout ajustement dynamique aux évolutions et variations individuelles des circonstances [21].
[1]: Un peu plus de 21000 mots dans le corps du texte, complétés par un peu plus de 14000 mots dans des notes de bas de page, pour un total d'à peu près 36000 mots.
[2]: Ce discours est basé sur des articles précédemment publiés: L'étatisme, forme moderne de la magie noire (in the Québécois Libre #103), et Magie blanche contre magie noire.
[3]: En fait, je me suis rendu compte après avoir rédigé cet article que cette lumière n'est pas nouvelle. En effet, Karl Hess mentionne brièvement la pensée magique en tant que force cachée derrière la politique dans la conclusion de son article The Death of Politics de 1969:
... la politique est juste une autre forme de magie résiduelle dans notre culture — une croyance selon laquelle on obtient quelque chose à partir de rien; que quelque chose peut être donnée aux uns sans avoir été prise à autrui; que les outils de la survie de l'homme sont siens par accident ou par droit divin et non par purs et simples labeur et invention.
Bastiat lui-même dans le premier chapitre des Harmonies économiques, reconnaît que l'organisation artificielle se fonde sur des tromperies qui font faussement appel à l'instinct religieux de l'homme. Ludwig von Mises traite également de la statolâtrie — adoration de l'État — dans ses œuvres sur le Socialisme. Un très bon article traitant de la pensée magique en général est Magic, de Bill Whittle. Un excellent article sur la nature superstitieuse de l'État est The Nature Of Government de Frederick Mann.
[4]: Concernant le libéralisme et les caractères psychologiques, lire le discours que j'ai tenu lors de la précédente conférence de Libertarian International en avril 2002: Reason And Passion: How To Be A Convincing Libertarian.
[5]: Une confusion fréquente à ce point est de ne pas réussir à faire la distinction entre « État » comme signifiant monopole de force et « État » comme signifiant organisation de la force. Dans cet essai, nous utilisons le terme « État » dans le premier sens, celui du monopole de la force. L'« État » entendu de l'autre manière, autrement dit organisation de la force, existe toujours de même que le marché existe toujours; il peut être simple ou complexe, structuré de manières diverses, mais il n'est pas question d'être « pour » ou « contre » lui; la question qui se pose est de savoir si sur ce point les individus sont libres ou soumis, si on y trouve monopoles et privilèges ou un marché libre. Les libéraux sont en faveur de la liberté, quant à la façon d'organiser la force comme dans les autres sujets. S'agissant de ce sujet particulier, lire par exemple Revisiting Anarchism and Government de Tibor R. Machan.
[6]: Comme Claude Bernard l'a écrit, « Il ne suffit pas de dire: « je me suis trompé »; il faut dire comment on s'est trompé. »
[7]: Le contenu de cette section a été publié en anglais sous une forme réorganisée dans un article à part, Public Goods Fallacies — False Justifications For Government.
Pour une bibliographie libérale (en anglais) sur ce sujet, voir la section Public Goods Theory de la bibliographie compilée par par Roy Halliday pour la LNF.
[8]: La citation provient de sa biographie intellectuelle de Benjamin Constant. La dénomination technique moderne pour ce que Faguet appelle un « libéral systématique » est « minarchiste »: un libéral qui est néanmoins partisan d'un « état minimal », un monopole étatique de la violence étendu sur un certain nombre restreint de services considérés comme spéciaux, constituant ce que Faguet appelle alors un « système ».
[9]: À leur tour, les collectivistes peuvent loyalement défier les individualistes de justifier la raison pour laquelle ils acceptent l'individu comme la limite de leur théorie des droits. Remarquablement la réponse est donnée dans l'étymologie même du mot « individu »: une entité qui ne peut pas être divisée. Les individus sont par définition l'unité élémentaire à laquelle s'applique la liberté et la responsabilité. Pour ce qui est des interrelations sociales, il n'est pas possible de traiter indépendamment des parties d'un même être humain ou de traiter de manière indivise plusieurs individus — cela n'a aucun sens, ne mène qu'à des affirmations fausses. Si vous essayez, alors l'expérience vous donnera tort, car (par exemple) enseigner un comportemenet à un humain dans un groupe n'enseignera pas mécaniquement ledit comportement aux autres membres du groupe, cependant que vous ne pourrez pas influencer le comportement d'une partie vivante d'un corps humain sans affecter le reste de ce corps (ne fût-ce que parceque ledit corps doit être au même endroit que la partie que vous manipulez, ou sinon doit être conduit d'urgence dans la cellule de soin intensif d'un hôpital). Maintenant, si par quelque miracle actuellement mystérieux de la technologie ou de la psychology, vous arrivez à séparer en plusiers parties indépendantes l'individualité d'un humain, ou à trouver un lien qui fusionne les individualités de plusieurs humains, alors vous aurez déplacé les frontières de l'individualité sans en avoir invalidé le concept. Mais pour réaliser un tel exploit, il ne vous suffira pas d'un vœu pieu; Ce ne sera pas assez que de décréter par une incantation magique les parties gauche et droite d'un humain comme étant deux individus, ou une nation entière comme n'en étant qu'un: vous devrez établir de manière effective comment ces deux moitiés apprennent indépendamment à partir d'expériences indépendantes; comment cette nation a une volonté cohérente par laquelle toutes ses parties se comportent naturellement d'une façon coordonnée congruente vers une fin commune.
[10]: Lire aussi Fallacies in the Theories of the Emergence of the State de Bertrand Lemennicier.
[11]: En économie, on appelle externalité l'effet secondaire d'une action sur des tiers non impliqués dans cette action. L'externalité est dite négative si elle porte préjudice à la tierce partie, et elle est dite positive quand ses effets sont bénéfiques à la tierce partie.
[12]: C'est dans le Anarchism Theory FAQ de Bryan Caplan que j'ai pour la première fois trouvé explicitée l'idée que l'État ne résout pas les externalités mais les concentre.
En fait, les États créent de nouvelles externalités. En effet, une externalité correspond toujours soit à l'absence de définition d'un droit de propriété formel, soit au fait qu'on ne fasse pas respecter un droit de propriété existant, soit à l'application contradictoire de droits de propriété qui se chevauchent. En tant que les États imposent par la coercition leur monopole sur la définition et la mise en application des nouveaux et anciens droits de propriété, ils sont la cause de toutes les externalités qui perdurent. Les gouvernements empêchent le déroulement de tous les mécanismes naturels par lesquels les droits de propriété émergent et les externalités disparaissent: l'acquisition par première utilisation, et le droit coutumier (common law). À chaque fois que l'État définit une politique de protection des droits ou l'absence d'une telle politique, il éloigne les services de protection de ce vers quoi les forces du marché les auraient menés, surprotégeant certaines propriétés et sous-protégeant d'autres. Il crée ainsi des monopoles et des subventions protectionnistes cachées aux propriétés les plus protégées, tout en créant simultanément la « tragédie des parties communes » et une taxation secrète des victimes sous-protégées de ses politiques — dans les deux cas, il engendre une dynamique de spoliation, qui incite à l'organisation de groupes de pression en faveur d'une protection sans cesse croissante, tout en décourageant le respect des propriétés sous-protégées, de sorte que ces dernières seront de plus en plus surexploitées.
Quant à la manière dont les externalités sont gérées par les gouvernements, il faut noter que dans les démocraties, les lois protectionnistes contre la concurrence politique de la part de partis émergents sont accueillies favorablement comme une manière d'assurer que la volonté du peuple prévaudra et de garantir le « pouvoir du peuple » contre le « pouvoir de l'argent » et les groupes de pressions occultes. En fait, le protectionnisme politique accroît le pouvoir dont jouissent les partis établis au détriment du peuple, et remplace les campagnes politiques publiques fondées sur l'intérêt du peuple par des pressions occultes en privé fondées sur l'intérêt des politiciens établis et de ceux qui peuvent faire voter des lois protectionnistes en leur faveur par ces derniers (ou qui doivent payer le racket de protection des politiciens pour que les politiciens ne votent pas de lois à l'encontre de leur intérêt). Ce que les collectivistes proposent et obtiennent vraiment c'est qu'au lieu que des personnes privées lancent de façon responsable des campagnes de sensibilisation publiques, des groupes occultes font pression sur les détenteurs du pouvoir politique, et des partis politiques irresponsables assènent leur propagande au public. Notez que des annonceurs privés peuvent être poursuivis pour tromperie s'ils manquent à leur promesse; ils doivent financer leur campagne sur l'accroissement marginal attendu de leurs gains au cours de leur activité légitime. Au contraire, les annonceurs politiques mentent constamment; ils financent leur campagne avec les taxes levées sur la population et avec la vente de faveurs protectionnistes à différents lobbies politiques. Ainsi, une fois de plus, la politique ne résout pas les « problèmes » d'une société libre, mais en fait les concentre et les amplifie.
[13]: En Théorie des Jeux, des « jeux » mathématiques simples, comme le dilemme du prisonnier ou la course à la poule mouillée, modélisent des situations où il y a un bénéfice potentiel pour des joueurs si seulement ils trouvent un moyen de coordonner leurs actions. Tous les « théorèmes » valides à propos d'un tel jeu ne font que redire en des termes formels les hypothèses informelles qui ont été mises dans le modèle considéré. Il ne s'ensuit certainement pas que l'État soit la bonne façon d'accomplir cette coordination — bien que là soit précisément le sophisme non sequitur sur lequel repose la position étatiste. En fait, il est possible d'appliquer la théorie des jeux pour comparer la coordination par un État coercitif avec la coordination par la libre concurrence; et cet exercice en théorie des jeux montrera aisément à quel point les effets de l'intervention étatique sont désastreux.
La coordination n'est pas quelque chose qui se passe magiquement, sans coût, par intervention divine, seulement parce que les parties intéressées s'accordent sur le fait que cette coordination serait une bonne chose. Si c'était le cas, il n'y aurait pas le moindre besoin d'un coordinateur, pour commencer. La coordination est donc un service, et ce service vaut à hauteur des gains escomptés par les joueurs coordonnées, comparés à leur situation s'ils avaient été laissés sans coordination. Il reste à déterminer la façon la plus rentable d'obtenir cette coordination — à supposer même qu'il existe une telle façon rentable de l'obtenir.
Dans un régime de libre concurrence, les parties intéressées sont libres de choisir un coordinateur. Leur intérêt sera donc de trouver un coordinateur qui fournira le meilleur retour sur investissement pour le prix qu'il coûte. S'il se trouve un fournisseur de service effectivement à même de réaliser cette coordination à un coût moindre que ce que ne vaut ladite coordination, alors l'intérêt de toutes les parties en présence convergera avec pour résultat le fait que cette coordination aura effectivement lieu. Si les coûts pour réaliser la coordination surpassent en fait les bénéfices de cette coordination, alors les intérêts de tous les intéressés convergera avec pour résultat le fait que cette coordination n'aura pas lieu. L'un dans l'autre, la libre concurrence, c'est-à-dire la liberté de chacun des intéressés de choisir qui coordonnera si quiconque doit le faire, assure que la coordination aura lieu si elle apporte un gain, et qu'elle aura lieu au meilleur prix.
Considérons maintenant le cas où l'État est un coordinateur. Comme tout fournisseur de service privé — car l'État est fait d'individus privés, comme toute institution — l'État est un joueur qui cherchera à maximiser son intérêt. La seule chose qui distingue l'État d'un coordinateur sur le marché libre est que l'État détient les moyens de coercition, avec lesquels il peut exclure ou décourager toute concurrence à la fourniture de ses services. Ainsi, à l'équilibre, un État monopolisera la coordination d'un jeu; il pourra ainsi récolter à son profit exclusif la majeure partie des bénéfices du jeu, laissant les joueurs avec aussi peu qu'il faut pour que le jeu reste profitable. Dans une situation de choix d'entrée où il y a liberté pour les citoyens de ne pas en appeler à la coordination de l'État et de résilier cette coordination, l'État laissera aux joueurs à peine plus de bénéfices que ne l'offre le taux d'intérêt ambiant marginal (mis en rapport avec les mises investies dans le jeu) — et cela seulement si la coopération s'avère bénéfique à tous après avoir payé les coûts d'utilisation du monopole d'État. Les choses sont bien pires, quand il n'existe plus de choix d'entrée, et que l'État peut imposer ses services de protection pour un quelconque genre de services. Dans une telle situation, l'État non seulement pourra confisquer l'ensemble des bénéfices du jeu, mais pourra aussi aller plus loin et lever une surtaxe qui fera que les joueurs se porteront moins bien que s'ils n'avaient pas joué. Cette surtaxe s'accroîtra jusqu'à atteindre l'escompte au taux marginal d'intérêt pour le coût de transaction de la sortie de l'influence de l'État (par l'émigration, la désobéissance civile, la disparition dans la clandestinité, la pression sur le pouvoir politique en vue de promouvoir son intérêt, la prise de pouvoir démocratique, la révolution, ou quelqu'autre moyen). Et plus grande la puissance de l'État, plus haut aussi bien ce coût que le taux d'intérêt.
En fin de compte, ce qu'établit la théorie des jeux — s'il en était le moins du monde besoin — c'est que le pouvoir coercitif profite à quiconque le détient au détriment de quiconque le subit — ce qui n'est pas exactement une grande nouvelle. En fait, la théorie des jeux n'est qu'un moyen de formaliser les choses en termes mathématiques, et ne peut dire ni plus ni moins que ce qui peut être dit sans de tels termes. Le même raisonnement de bon sens qui est requis pour voir comment le formalisme mathématique qualitatif s'accorde ou non avec la réalité peut être utilisé directement pour raisonner sur cette réalité, sans l'intermédiaire du jargon mathématique. Comme d'habitude, les mathématiques sont utilisées de façon pseudo-scientifique pour inspirer un respect timoré aux gens à qui on assène des modèles d'apparence complexe. Cette technique d'intimidation sert à cacher le fait que ce sont les mêmes bons vieux sophismes que l'on emploie quoiqu'avec un vocabulaire différent. Oh, et puisqu'on en est à l'argument d'autorité, je suis un mathématicien né et élevé dans une famille de mathématiciens.
[14]: L'idée même que l'État répartisse des rations du bien commun, et exclue des personnes de cette répartition, est contradictoire avec les prémisses qui servaient à justifier l'intervention de l'État. L'allocation de quotas, le rationnement, les péages, etc., mis en place par l'État montrent que le « bien commun » n'était pas indivisible après tout. Les mesures d'exclusions prises par l'État, telles que le contrôle de l'immigration, le planning familial obligatoire ou les subventions sélectives en faveur des nationaux, démontrent qu'il est possible d'exclure des personnes des biens désignés. Toutes les prétendues impossibilités à propos de l'exclusivité ne sont que de mauvaises excuses pour justifier le fait de conférer à l'État un monopole sur la très possible faculté d'exclure.
Sans doute l'exclusion est-elle impossible sans l'utilisation d'une force armée; mais la seule raison pour laquelle l'usage d'une force armée semble impossible sans l'État est parce que la prémisse selon laquelle l'État doit avoir un monopole sur l'usage de la force armée a été silencieusement supposé dès le départ, dans un raisonnement monstrueusement circulaire: l'État devrait avoir un monopole sur tels biens, parce qu'il a le monopole de la force — lequel péché monopoliste originel est admis comme nécessaire sans autre forme de procès. Encore une fois, l'État est supposé être constitué de personnes supérieures, ou avoir quelque poudre de perlimpinpin qui lui permet de faire ce qui est impossible aux simples mortels. Et encore une fois, nous trouvons en fin de compte que cette poudre de perlimpinpin n'est rien d'autre que le pouvoir de coercition légale — la force brute.
Or, comme l'a bien remarqué Pascal Salin, avoir le monopole de décider qui accepter ou exclure à propos de l'usage d'un bien, c'est par définition même le droit de propriété sur ladite chose; ce que l'État revendique sous de faux prétextes est donc l'expropriation hors de leurs biens des propriétaires légitimes, pour confier ces biens à un corps politique illégitime. Les allégations d'impossibilité ne sont qu'un tour de passe-passe, et il ne s'agit même plus d'externalités qui ont été déplacées et concentrées: il s'agit de droits de propriété qui ont été spoliés et concentrés dans les mains des politiquement puissants du moment.
[15]: Le sophisme consiste à prétendre lorsqu'une catastrophe extraordinaire a lieu dans un domaine particulier, que l'intervention de l'État est nécessaire pour sauver ce domaine, du moins jusqu'à ce que les choses se tassent, et alors d'intervenir de façon permanente pour empêcher des catastrophes prochaines. Mais en quoi la coercition légale aiderait-elle dans la pratique à sauver quiconque ou à sortir quiconque d'un quelconque pétrin? Si l'État existait déjà et disposait de pouvoirs de clairvoyance, pourquoi n'a-t-il pas empêché la catastrophe précédente, pour commencer? Et s'il n'a pas pu la prévenir, comment compte-t-il mieux éviter la prochaine? Enfin, si certaines catastrophes occasionnelles dans le secteur privé justifient de retirer la gestion des mains des personnes privées, est-ce que les catastrophes permanentes dans le secteur public ne justifient pas de retirer la gestion des mains des fonctionnaires de l'État? Et alors, dans quelles mains confier les choses? Les mains d'un super-État? Les mains de Dieu?
Une variante de l'argument affirme que c'est leur importance spéciale pour la collectivité (indépendance nationale, auto-suffisance nationale et autres), qui rend nécessaire la gestion collective des biens par peur de mauvaise gestion. Mais en considérant n'importe quel bien ou service collectivement, plutôt qu'individuellement, à peu près tout peut être d'« importance nationale ». Rothbard a montré dans Power and Market, que c'était le sophisme du choix collectif moyen substitué au mode de raisonnement correct en termes de choix individuel marginal: si soudain il n'y avait plus d'ampoules électriques, plus de papier toilette, plus de blé, ou plus de coiffeurs, plus d'opérateurs de ponts, plus de nettoyeurs de toilettes, alors la nation serait certainement dans une situation catastrophique. Mais cela ne veut pas dire qu'il faille collectiviser aucune de ces opérations. En effet, la disparition soudaine de tous ces biens et services ne correspond pas à aucun événement pratique imaginable dans un marché libre. Tant que chaque consommateur patronnant chacune de ces activités est prêt à payer un prix marginalement profitable pour un incrément marginal de l'activité considérée — c'est-à-dire tant que l'activité en vaut le coup —, alors il y aura des gens prêts à fournir ce service pour le profit en question. Au contraire, la seule façon pour que ces opérations soient mises collectivement en danger est précisément qu'elles soient collectivement gérées, de façon que des mauvaises décisions d'un administrateur central puisse ruiner l'industrie entière.
[16]: Par exemple, dans les démocraties, « le peuple » doit être contraint à faire ce qu'il est censé vouloir faire mais est immédiatement reconnu comme ne voulant pas faire du tout (sinon, il n'aurait pas à être contraint). En effet, si, disons, 50.1% de la population voulait financer telle ou telle assurance, charité, recherche, armée, etc. alors il ne fait aucun doute que ladite assurance, charité, recherche, armée, etc., serait abondamment financée, sans qu'il soit besoin de la moindre coercition. Dans une société libre, chacun des biens « publics » qu'une majorité des gens veut financer, et même ces biens que seule une minorité veut financer, sera financé, par les personnes qui s'en soucient, confiant leur argent à des gens qu'elles, — personnes soucieuses de ce bien — estiment capables de fournir le mieux ces biens. Ainsi, chaque « bien public », charité, ou autre, sera contrôlé par ces personnes responsables qui y sont le plus intéressées. Au contraire, dans une démocratie, ces biens seront effectivement contrôlés par une classe de politiciens et d'administrateurs publics, qui ne sont pas responsables devant ceux qui se soucient de la chose, mais devant une vaste masse de gens qui n'en ont cure; chaque cause « publique » particulière désintéresse la plupart des gens, et ne pèsera pas pour grand'chose dans la décision de mettre au pouvoir l'un ou l'autre des deux principaux partis (ceux qui ont une chance de former un gouvernement). Enfin, le coût élevé d'accession à la connaissance d'un problème sur lequel ils n'ont quasiment aucun contrôle fait que la plupart des gens cessent de se soucier de ces biens publics: ils sont rendus irresponsables, privés de toute volonté, par le système même qui prétend tirer sa légitimité de leur responsabilité et de leur volonté.
De même, une nation ou une collectivité ne peut être bonne qu'en tant que ses membres s'y identifient de coeur joie; soumettre par la force ces membres à telle politique les oppose ipso facto à cette entité: bien qu'ils se soumettront au jeu de rôle obligatoire du patriotisme abstrait, les gens se retireront en fait dans leur intérêt personnel, et couperont leurs liens directs avec les personnes réelles de leur entourage proche et lointain. Les formes obligatoires de nationalisme et de collectivisme ne font que remplacer une affection pure et concrète de son prochain par l'apparence hypocrite d'un amour pour une entité abstraite, qui ne fait que cacher la crainte du Pouvoir, et l'indifférence ou la haine pour les autres personnes.
[17]: Quelques exemples qui rendent évidents ces deux poids deux mesures des étatistes: arrêter les gens à des points arbitraires sur la route, les forcer à s'humilier, leur « taxer » une partie des biens qu'ils transportent ou les renvoyer d'où ils viennent; imprimer des billets de banque qui n'ont pas réellement la contre-valeur indiquée; menacer de dépouiller, emprisonner ou tuer ceux qui n'obéiraient pas en toute chose, et mettre ses menaces à exécution à l'encontre de ceux qui résistent; faire des « offres que vous ne pouvez pas refuser » pour vendre des services dont le client ne veut pas, avec une qualité peu satisfaisante, à un prix non négociable; obliger les gens à dépenser leur argent, à risquer leur vie, etc., dans une guerre dont ils ne veulent pas, menée d'une façon qu'ils désapprouvent. La seule différence entre ces criminels et les agents de l'État est le sceau officiel, cette poudre de perlimpinpin qui crée la légitimité quand on en saupoudre les pires crimes, y compris les tueries en masse. Cette superstition a été bien résumée dans le cas de la démocratie dans le bon mot connu suivant:
Majorité, n. f.: Cette qualité qui distingue un crime d'une loi.
Derrière ces deux poids, deux mesures, est le sophisme de ce qu'on voit et ce qu'on ne voit pas: les étatistes ne comptent que les « effets positifs » d'une intervention sur les gens qui en bénéficient, et font attention à ne surtout pas compter les effets négatifs de la même intervention sur les gens qui en souffrent — sophisme qui marche parce que les bénéfices sont concentrés, tandis que les coûts sont largement répartis. Bien que les étatistes utilisent le plus souvent ce sophisme dans sa forme la plus crue, quand on les confronte à sa substance, ils iront à de nouvelles extrémité pour cacher ce sophisme sous un voile de complexité.
Par exemple, confrontés à l'absurdité de leur argument de la vitre cassée, ils se retireront bien vite derrière une version « différentielle » de l'argument. Dans cette version différentielle, ils reconnaissent que l'État n'institue pas une génération spontanée de biens gratuits, et que les services de l'État auront été payé au prix fort; mais ils rajoutent promptement que les irresponsables fonctionnaires de l'État doués du pouvoir de contrainte publique peuvent toutefois prendre de meilleures décisions que des citoyens responsables (sans doute par quelque purification morale magique que leur apporte leur pouvoir coercitif). L'argument sous-jacent est toujours exactement la même création magique de richesse par la destruction coercitive — mais il a été repoussé derrière un voile sans cesse épaissi de complexité. Et bien sûr, quand une complexité croissante aura rendu les arguments peu concluants de part et d'autre, ils prétendront victorieusement avoir établi leur propos, par pétition de principe.
Les keynésiens font évoluer ce sophisme à un stade supérieur: confrontés aux arguments imparables qui contredisent leurs thèses (qu'ils n'ont jamais l'honnêteté intellectuelle d'être les premiers à mettre en avant), ils ne nient pas la façon par laquelle leurs équations sont un tissu d'absurdité quand on les applique à des quantités dont le sens est immédiatement compréhensible. Ils esquiveront juste la fausseté évidente de leurs équations appliquées à des mesures pleines d'un sens compréhensible en prétendant que leurs équations ne devraient être appliquées qu'à des mesures spéciales d'« agrégats » ayant reçu la bénédiction les faisant tels par les économistes keynésiens. En d'autres termes, ils se prétendent les grand'prêtres d'une religion, dont les dogmes sont des absurdités évidentes quand on les inspecte, mais ils revendiquent un monopole sur l'interprétation de leurs équations magiques, et esquivent toute critique en complexifiant la question.
[18]: En effet, le pouvoir, par sa nature corruptrice même, attirera à lui ceux qui auront le moins de scrupules à l'employer, et conduira même les chefs les plus honnêtes à devenir des tyrans aristocratiques imbus d'eux-mêmes. Ce processus fut remarquablement décrit par Friedrich A. Hayek dans son excellent ouvrage La route de la servitude. Durant ce processus, la coercition ne répand pas seulement la souffrance, mais aussi l'apathie physique et mentale, le retrait mental et psychologique, parmi ceux qui sont privés du choix de leur vie, ainsi que l'hypocrisie et la servilité auprès de ceux qui sont en contact avec leurs maîtres et avec l'administration faisant respecter l'ordre des maîtres.
On reproche souvent à tort aux libéraux de cultiver le mythe du bon sauvage — bien au contraire, ce sont les étatistes qui cultivent le mythe du bon homme de l'État. Pour citer Edward Abbey,
L'anarchisme est fondé sur l'observation que puisque peu d'hommes sont assez sages pour se gouverner eux-mêmes, bien plus rares encore sont ceux assez sages pour en gouverner d'autres.
En fait, c'est un motif récurrent chez les étatistes que de reprocher aux libéraux ce qui en fait est un échec retentissant de leur propre mode de pensée.
[19]: L'égoïsme, souci de soi, ne s'oppose pas à l'altruisme, souci des autres. En effet, le souci des autres ne peut rien vouloir dire d'autre qu'un soutien à ces autres personnes dans leur propre souci de soi; l'altruisme présuppose donc dans son principe même, requiert, respecte et soutient l'égoïsme chez d'autres personnes. De plus, les fondements psychologiques du comportement altruiste ne peut être que l'auto-satisfaction égoïste obtenue par la coopération avec les autres. Certaines formes de coopération peuvent apparaître comme pleines d'« abnégation » à des observateurs extérieurs qui négligent de prendre la psychologie en compte; mais pour un utilitariste cohérent, même les attitudes de plus pleines d'« abnégation » sont en fait tout à fait égoïstes une fois les satisfactions immatérielles prises en compte, (et en fin de compte, toutes les satisfactions sont psychologiques, et non pas matérielles).
Ainsi, ce sophisme est fondé sur une compréhension profondément fausse de l'utilitarisme. Cette méprise sépare l'altruisme des gens de leur « intérêt personnel », et prétend que seul l'État peut tirer avantage de cette altruisme et limiter le « mal » inhérent à l'intérêt personnel. Mais dans un cadre proprement utilitariste (par opposition aux caricatures qui en sont faites et qui sont employées par les philosophes et économistes étatistes), l'« intérêt personnel », prendra déjà en compte les interactions avec d'autres personnes. Pour une « utilité » personnelle donnée, une personne ne veut en sus ni l'utilité ni la disutilité pour une autre personne; les amours et haines possibles sont déjà inclus dans les fonctions d'utilité personnelle; l'utilité inclut déjà les bénéfices physiques et psychologiques provenant de la coopération avec d'autres personnes et autres comportements « altruistes ». La position utilitariste correcte est celle du mutualisme, où chacun peut adopter, adoptera, a effectivement adopté, adopte, et continuera d'adopter des règles de conduite coopérative par pur intérêt personnel. Tout le lot usuel de sophismes sur le sujet a été bien traité et démonté par Henry Hazlitt dans son livre: The Foundations of Morality, qui extrait la quintessence des accomplissements des moralistes classiques anglo-saxons, et corrige leurs erreurs.
Ainsi, l'altruisme, dans sa forme mutualiste, est déjà inclus dans l'intérêt personnel de chacun. Non seulement l'État ne peut pas augmenter l'utilité totale en débridant par magie une source secrète d'altruisme chez les gens; mais l'État n'agit et n'agira de façon altruiste que s'il est effectivement contrôlé par les tendances altruistes des gens, qui doivent préexister à tout altruisme de la part de l'État. L'État n'est pas une source surhumaine d'altruisme, mais ne peut rendre que l'altruisme humain qui en participerait avec succès. Et là encore, rien ne garantit que ce sera cet altruisme plutôt qu'un antagonisme qui dominera l'appareil coercitif de l'État. Bien au contraire, en concentrant le pouvoir de contrainte, l'État est une gigantesque incitation pour toutes les personnes sans scrupules pour s'efforcer en vue de s'emparer du pouvoir, tandis que les personnes vraiment altruistes ne prendront pas part à la lutte pour le pouvoir.
[20]: Ainsi, contrairement au préjugé implicite derrière ce sophisme, les gouvernements ne gèrent jamais rien que pour le court terme. En effet, l'horizon de prévision de tout parti politique est le prochain mandat électif. Si un politicien voulait voir plus loin que les autres, son parti le rappellerait à ses devoirs envers lui; un parti qui ne forcerait pas ses politiciens à penser à court terme serait vite balayé hors de toute place significative par les partis qui le font; les politiciens sans parti ne se font tout bonnement pas élire; et puisque les « bons » partis politiques ne peuvent pas rester longtemps au pouvoir, même celles de leurs politiques qui seraient orientées vers le long terme seraient changées par le gouvernement suivant. En conclusion, la politique implique que tout ce qui est géré politiquement sera mené par la démagogie à court terme.
Les administrations technocratiques, en tant qu'elles durent plus longtemps que les gouvernements, peuvent agir sur le long terme — mais alors, n'étant pas soumises à un « contrôle démocratique », et ballottées par des directives gouvernementales contradictoires pour ce qui concerne leur rôle officiel, la seule direction cohérente dans laquelle elles agissent sur le long terme est l'intérêt propre des membres de l'administration eux-mêmes: salaires excessifs et « conditions de travail » outrageuses, mesures protectionnistes contre tout changement et toute concurrence d'origine intérieure ou extérieure, pouvoir politique conféré aux syndicats officiels, extensions indéfinie des « devoirs » (c'est-à-dire pouvoirs) de l'administration, etc. Tout cela au détriment du public auquel on « sert » ce qu'il ne veut pas, des contribuables qui doivent financer une administration qu'ils n'aiment pas, des concurrents potentiels et innovateurs, mis en faillite ou empêchés d'exister (si extérieurs) ou obligés de suivre la voie imposée par la hiérarchie (si intérieurs) — et même des membres de l'administration, qui doivent subir une hiérarchie rigide qui les rend aussi malheureux qu'inutiles.
La vraie force en faveur de plans positifs pour le long terme a toujours été l'intérêt privé des personnes prévoyantes. Les fonds de pension privés considèrent typiquement leurs intérêts sur les décades à venir (et il est typique que les collectivistes soient remontés contre les fonds de pensions, parce que ceux-ci sont précisément la façon par laquelle la liberté fait des salariés la plus grande force capitaliste du monde, au lieu des esclaves que les collectivistes veulent que les travailleurs demeurent). Les banques, malgré qu'elles aient été rendues en grande partie irresponsables par le système étatiste de banques centrales, investissent aussi typiquement avec des dizaines d'années de prévision, et autrefois investissaient couramment sur un siècle. Les familles établies investissaient typiquement plusieurs siècles à l'avance, avant que les États ne détruisent complètement les incitations: l'impôt sur les successions a détruit tous les plans familiaux sur le long terme pour la propriété physique, cependant que l'éducation étatisée détruit toute tradition intellectuelle familiale.
[21]: Par exemple, considérons les limites de la juridiction d'un État. Les étatistes affirmeront que c'est le nombre de personnes auxquelles s'applique une loi qui donne leur efficacité aux lois et qui limite leur utilité; ils en déduisent primo que l'uniformité est bonne, secundo que les États sont la seule bonne façon d'obtenir l'uniformité, et tertio que les États doivent être aussi larges que possible.
D'abord, ils supposent que les lois sont forcément bonnes — alors que les lois peuvent être mauvaises. Mais, supposons que pour quelque raison, telles lois puissent être considérées comme bonnes. Maintenant, elles ne sont pas un bien si absolu que tout doit être sacrifié devant elles, y compris la vie d'absolument tous les hommes, femmes et enfants sur terre. C'est un bien comparable à d'autres biens, et les coûts impliqués dans l'accomplissement de ce bien sont comparables aux coûts impliqués dans l'accomplissement d'autres biens. Ainsi, ce bien n'est pas sacré, et choisir s'il faut ou ne faut pas poursuivre ce bien, et de quelle façon, n'est qu'un parmi les choix moraux qui sont le lot de la vie de chacun. Que ce bien soit plus urgent ou moins urgent que d'autres buts est une question qui mérite un examen. Et une autre question digne d'un examen simultané est la façon d'accomplir ce bien.
Une mention spéciale doit être faite sur la notion d'uniformité souvent invoqué par les étatistes à un tel moment. L'uniformité n'est pas bonne en soi. Une mauvaise loi uniformément appliquée sur le monde entier est extrêmement mauvaise. Un changement vers plus d'uniformité peut être mauvais, s'il provient d'un empirement de la loi en quelque point du globe pour la rendre conforme à une mauvaise loi largement acceptée. Un changement vers moins d'uniformité peut être bon, s'il signifie une meilleure loi quelque part qui libère certaines personnes d'un asservissement universel. L'uniformité ne compte pas directement; ce n'est pas un but digne d'être poursuivi, et n'est même pas l'approximation d'un but digne d'être poursuivi. De même, un changement vers l'égalité par la dissémination de la pauvreté est un mal, tandis qu'un changement vers l'inégalité par la création de richesse est un bien.
Ensuite, même si certaines lois étaient bonnes, cela ne justifie pas la coercition pour les imposer à d'autres. En effet, l'emploi de la contrainte étatique suppose qu'un mal bien plus grand que le bien répandu est à l'œuvre dans cette contrainte — et ce mal déclenché est enclin à faire respecter des lois mauvaises et à corrompre