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The International Civil Liberties Alliance is a project of the Center for Vigilant Freedom Inc.  We are an international network of groups and individuals from diverse backgrounds, nationalities and cultures who strive to defend civil liberties, freedom of expression and constitutional democracy.

We aim to promote the secular rule of law, which we believe to be the basis of harmony and mutual respect between individuals and groups in the increasingly globalised world, and to draw attention to efforts to subvert it.  We believe in equality before the law, equality between men and women, and the rights of the individual and are open to participation by all people who respect these principles.

We believe that freedom of speech is the essential prerequisite for free and just societies, secular law, and the rights of the individual.

We are committed to building and participating in coalitions in all parts of the world to effect significant progress in protecting rights of the individual which are sadly being eroded in many countries including those in the West.


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14 juillet 2012 6 14 /07 /juillet /2012 16:39

Révolution française et Libéralisme

Revolution-francaise-300x213.jpgAprès les décrets des 4 et 11-août sur la suppression des droits féodaux, et la Déclaration des droits de l’Homme du 26 août, le camp révolutionnaire essuie une première déchirure. Mounier, Malouet, Clermont-Tonnerre, Lally-Tollendal, souhaitaient instituer un bicamérisme à l’anglaise, et offrir au roi un droit de veto. On les appelait les Monarchiens. Mais ces modérés furent dépassés par l’élan révolutionnaire : rapidement réduits au statut de minorité, une partie d’entre eux se retirèrent, dont Mounier lui-même, qui regagna son Dauphiné natal avant d’émigrer. La Révolution avait perdu un de ses plus grands défenseurs.

C’est que la révolution n’aime pas les modérés ; elle leur préfère les fanatiques. Mirabeau n’aimait pas l’idée d’une assemblée toute-puissante. Voilà qui le plaçait dans la droite ligne de la pensée libérale. Mais sa sagesse n’était pas le bien le plus partagé sous la révolution, pourtant encore à ses débuts : c’est sa méfiance à l’égard de cette assemblée toute-puissante qui explique son rapprochement d’avec la Cour. Et rien d’autre. La Fayette subit le même sort, sous les attaques de Lameth, Duport et surtout Barnave, tous trois à l’origine du jacobinisme. Mais on trouve toujours plus exagéré que soi-même. Duport, au printemps 1791, expose : "La Révolution est finie. Il faut la fixer et la préserver en combattant les excès. Il faut restreindre l’égalité, réduire la liberté et fixer l’opinion." Barnave lui-même, que l’on ne saurait suspecter de collusion avec l’Ancien régime, dit après la fuite de Varennes : " Allons-nous terminer la révolution ? Allons-nous la recommencer ? Vous avez rendu tous les hommes égaux devant la loi ; vous avez consacré la liberté civile et politique, vous avez pris pour l’Etat tout ce qui avait été enlevé à la souveraineté du peuple. Un pas de plus serait funeste et redoutable ; un pas de plus dans la ligne de l’égalité et c’est la destruction de la propriété."

La révolution était-elle encore libérale ? Sans doute mais ces professions de foi marquent une crainte manifeste de la part de ces premiers héros de la révolution : la crainte d’être débordés par une presse et des clubs poussant à toujours plus de révolution. Dès le 16 juillet 1791, les députés — en leur quasi-totalité — abandonnèrent le club des Jacobins et fondèrent le club des Feuillants.

La nouvelle assemblée — la Législative — est rapidement devenue suspecte de modérantisme aux sections parisiennes et aux Fédérés de province ; alors est survenue l’insurrection du 10-août. La roi était désormais rayé de la carte politique. Pour le remplacer, la Législative confia le pouvoir éxécutif à un conseil de six membres, dont un seul, Danton, semblait capable de faire le pont entre l’Assemblée et la Commune de Paris. L’Assemblée était condamnée à la disparition, car elle avait elle-même, sous la pression de la foule le 10-août, décidé l’élection au suffrage universel d’une Convention nationale. Les Feuillants n’avaient plus de force réelle, après une tentative avortée de mobiliser les départements. La Fayette, réfugié chez les Autrichiens, restera enfermé pendant plusieurs années dans une forteresse. L’espoir d’un grand parti libéral s’évanouissait.

La rue avait désormais le pouvoir, ou plutôt la Commune de Paris, issue du Comité insurrectionnel du 10-août. Et ce fut pendant six semaines la "première Terreur" : invasion du territoire, massacres de septembre, et Valmy.

Le libéralisme de la révolution était déjà bien mal en point. La nouvelle assemblée, la Convention, se chargera de l’éradiquer. Certes les Girondins, au début, dominaient l’assemblée. La Plaine (Barère, Cambon, Sieyès), soutenait les Girondins dans la défense de la propriété et de la liberté, mais s’écartaient d’eux dès que la révolution était en danger et que s’imposaient, pour la défendre, des mesures d’exception. Jusqu’au 2 juin 1793, la convention resta girondine. Alors les Montagnards usèrent de la force brute pour parvenir à leurs fins, qui était la conquète du pouvoir : le 2-juin, 29 députés girondins sont décrétés d’accusation ; 75 autres signent une protestation et sont exclus de l’assemblée ; d’autres quittent leur banc pour fomenter en province l’éphémère mouvement "fédéraliste". Lorsqu’on veut conquérir le pouvoir, quel meilleur moyen que de supprimer ses adversaires ? Bien plus tard, dans ses Mémoires, le député montagnard Levasseur pourra écrire : "Oui, la Gironde était républicaine [...] Oui, sa proscription a été un malheur." Après la phase montagnarde, la dictature d’exception menée par le Comité de salut public, animé par Robespierre, Couthon et Saint-Just, la période thermidorienne ne marque en rien un renouveau du libéralisme. C’est la souveraineté de la Plaine. Puis le Directoire, régime d’assemblée, se situe bien loin de ce que recherchaient les véritables libéraux de la Révolution, les Mounier, les La Fayette, et autres Girondins, un libéralisme à l’anglaise, modéré, équilibré, et profondément moderne, comme pouvait l’être le nouveau régime américain.

Le libéralisme du 19e accepte et approuve la Révolution. Mais c’est d’un libéralisme bien différent dont il s’agit. L’expérience révolutionnaire, en établissant que le principe représentatif pouvait se retourner en despotisme, que la souveraineté du peuple pouvait être confisquée par une poignée d’hommes, montre que la conception libérale de l’ordre politique était lourde de dangers mortels pour les libertés. Les hommes du XIXe ont le sentiment de vivre dans un élément "métapolitique", qui n’est ni l’Etat ni la société civile : ils ne tarderont pas à interpréter cette nouvelle "société" en termes religieux. Mais ils font aussi instantanément du christianisme une "religion séculière", ils la courbent immédiatement vers le siècle. En termes de politique partique, cela signifie que les libéraux seront adeptes de la Révolution contre les "réactionnaires", contre ceux qui prétendent reveir à l’ancien régime, et qu’ils seront critiques de la révolution contre ceux qui l’invoquent pour la "continuer" ou l’"approfondir", et rendent ainsi impossible la stabilisation des institutions libérales impliquées par ses principes


Aujourd'hui la France commémore le 223e anniversaire de la prise de la Bastille. Cet épisode est généralement considéré comme le symbole de la Révolution française, dont il marque le commencement. Mais, comment analyser et apprécier les événements de 1789 d’un point de vue strictement libéral ?

Un article de David Boaz, traduit par l'Institut Coppet.
Traduction Marie-Adeline Rothenburger, Institut Coppet

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Prise de la Bastille

Aujourd'hui, la France commémore le 223ème anniversaire de la prise de la Bastille. Cet épisode, survenu le 14 juillet 1789, est généralement considéré comme le symbole de la Révolution française, dont il marque le commencement. Mais, comment analyser et apprécier les événements de 1789 d’un point de vue strictement libéral ?

Au sujet de la Révolution française et de ses impacts, la légende attribue à l’ancien premier ministre chinois Zhou Enlai cette célèbre citation : « il est encore trop tôt pour savoir quoi en dire». Rapportons également, pour le plaisir, les paroles d’un autre grand penseur du 20ème siècle, Henry Youngman, qui – lorsqu’on lui demandait comment était sa femme – se contentait de rétorquer « mais par rapport à quoi ? ». Et il en va finalement de même pour la Révolution qui nous intéresse ici : un véritable libéral la jugera sans doute très décevante par rapport à la Révolution américaine, mais bien plus bénéfique que la Révolution russe et, en en considérant les effets à long terme, que l’ancien régime qui l’a précédée.

Les conservateurs, eux, se retrouvent généralement dans les opinions critiques exprimées par Edmond Burke dans ses Réflexions sur la Révolution en France. Il se peut même que certains d’entre eux se plaisent à citer John Adams :

Helvetius et Rousseau ont prôné la liberté du peuple français, avant de transformer les citoyens en esclaves ; l’égalité des Hommes, avant de détruire tout principe d’équité ; l’humanité, avant de se muer en dangereux prédateurs ; et la fraternité, avant de se tourner vers l’échafaud et d’ordonner au bourreau de trancher une nouvelle tête.

Les touristes qui visitent la résidence privée qu’occupait George Washington, Mount Vernon, et qui y découvrent une clé exposée en bonne place, n’admirent rien d’autre qu’une des clés de la Bastille, que le marquis de La Fayette a offerte à Washington par l’intermédiaire de Thomas Paine. En effet, comme l’a souligné l’historien A. V. Dicey, pour les révolutionnaires français de l’époque, « la Bastille était le signe visible du pouvoir sans Loi », et par conséquent, l’appropriation de ses clés matérialisait la fin de la tyrannie.

Il arrive que certains conservateurs traditionalistes éprouvent une certaine nostalgie à l’évocation de ce « monde perdu » dont l’ordre naturel se serait trouvé bouleversé par l’avènement du libéralisme et du capitalisme. Dans ce sens, le diplomate Talleyrand se plaisait à dire que « ceux qui n’ont pas vécu au 18ème siècle, avant la Révolution, ne connaissent pas la douceur de vivre ». Cependant, tous ses contemporains étaient loin de partager cette idée. Lord Acton a ainsi décrit ces décennies qui ont précédé la Révolution en France et qui ont vu « l’Eglise opprimée, les Protestants persécutés ou forcés à l’exil, … le peuple harassé par les impôts et les guerres. » La montée de l’absolutisme ayant centralisé le pouvoir et conduit à l’expansion de bureaucraties administratives s’arrogeant l’exploitation exclusive de certaines terres et régissant les corporations.

Les causes économiques de la Révolution française sont parfois sous-évaluées. Certaines d’entre elles sont justement décrites et analysées dans l’ouvrage de Florin Aftalion, L’Économie de la Révolution Française. Ainsi, tout au long des 17ème et 18ème siècles, l’État Français s’est engagé dans différentes guerres. Pour supporter le coût de ces conflits, une fiscalité lourde et complexe fut déployée, les activités agricoles taxées, des emprunts lancés, les dettes d’État répudiées, le Franc dévalué, et les prêteurs contraints à rembourser certains intérêts… Considérant l’ensemble de ces éléments d’ordre économique, Lord Acton a estimé que le peuple français devait se préparer depuis plus d’un siècle à sa révolution avant qu’elle ne survienne réellement.

La plupart des libéraux et des libertariens ont toujours admiré les valeurs fondamentales propagées par la Révolution française. Ludwig von Mises et F. A. Hayek ont tous deux loué les « idées de 1789 » en les opposant aux « idées de 1914 » – c’est-à-dire l’exaltation de la liberté contre le dirigisme d’État.

La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, dont les articles ont été adoptés en France un mois après la prise de la Bastille, énonce des principes de liberté similaires à ceux de la Déclaration d’Indépendance :

Art 1 – Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits… Art 2 – Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression… Art 4 – La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société, la jouissance de ces mêmes droits… Art 17 – La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé…

Elle comprend néanmoins quelques paragraphes dissonants, à l’instar des suivants :

Art 3 – Le principe de toute Souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément. Art 6 – La Loi est l’expression de la volonté générale…

Une interprétation libérale de ces derniers points voudrait que la souveraineté réside dans le peuple, et non pas dans un seul individu, dans une seule famille, ou dans une classe bien particulière ; et cela selon les principes d’institution des gouvernements par les citoyens et de légitimation de leur pouvoir par le consentement des gouvernés. Mais ces articles, qui n’ont pas été pensés dans une optique véritablement libérale, sont sujets à une toute autre interprétation que celle que nous venons d’en faire. C’est d’ailleurs l’objet des griefs de Benjamin Constant contre Jean-Jacques Rousseau (souvent considéré à tort comme libéral) : et si l’orientation vague de certains articles de la Déclaration était à l’origine des graves problèmes que la France a traversés après la Révolution ? « En transportant dans nos temps modernes une étendue de pouvoir social, de souveraineté collective qui appartenait à d’autres siècles, ce génie sublime qu’animait l’amour le plus pur de la liberté, a fourni néanmoins de funestes prétextes à plus d’un genre de tyrannie », dit Constant. Cela posé, Rousseau, à l’instar de bon nombre d’autres français de l’époque, était d’avis que la liberté consistait à prendre part dans une communauté auto-gouvernée plutôt que dans l’attribution à chaque individu de droits fondamentaux : droit de commercer, de s’exprimer, d’aller et venir comme bon lui semble, de choisir son culte…

Les résultats de cette erreur philosophique  – que l’État serait l’incarnation de la « volonté générale », cette dernière étant souveraine et ne pouvant tolérer la moindre contrainte – se sont souvent révélés désastreux, et les conservateurs ne se privent pas de dénoncer la Terreur qui régna en France de 1793 à 1794 comme précurseur des régimes totalitaires, de l’Union Soviétique au Cambodge de Pol Pot.

En Europe même, les conséquences de l’instauration de tels gouvernements démocratiques ont fort varié, sans toutefois jamais satisfaire les idéaux libéraux. Comme l’a écrit Hayek dans La Constitution de la Liberté :

Le facteur décisif qui a rendu vains les efforts de la Révolution en faveur de la promotion de la liberté individuelle, fut qu’elle créa l’illusion que, dans la mesure où tout le pouvoir avait été remis aux mains du peuple, toutes les précautions contre l’abus de ce pouvoir étaient devenues sans objet.

Sur de telles bases, les gouvernements, légitimés à la fois par leur respect relatif des libertés civiles et individuelles et par de régulières échéances électorales, pourraient rapidement tendre vers la démesure, le sur-coût, le sur-endettement, l’intrusion, et la sur-imposition des administrés. Un siècle après la Révolution Française, Herbert Spencer s’inquiétait déjà du fait que le droit divin des rois avait été tout simplement remplacé par « le droit divin des parlements ».

De pareilles dérives n’entrent pas dans le cadre de la liberté telle que la concevait Benjamin Constant, et telle qu’il l’a célébrée en 1816 en Angleterre, en France et aux États-Unis :

La liberté est le droit pour chacun de n’être soumis qu’aux lois, de ne pouvoir être ni arrêté, ni détenu, ni mis à mort, ni maltraité d’aucune manière, par l’effet de la volonté arbitraire d’un ou plusieurs individus. C’est pour chacun le droit de dire son opinion, de choisir son industrie, et de l’exercer, de disposer de sa propriété, d’en abuser même ; d’aller, de venir sans en obtenir la permission, et sans rendre compte de ses motifs ou de ses démarches. C’est, pour chacun, le droit de se réunir à d’autres individus, soit pour conférer sur ses intérêts, soit pour professer le culte que lui et ses associés préfèrent, soit simplement pour remplir ses jours ou ses heures d’une manière plus conforme à ses inclinations, à ses fantaisies.

C’est en ce sens que le libéralisme aurait pu véritablement triompher de l’ancien régime monarchique, aristocratique, dirigé par des classes privilégiées, sous lequel régnaient les monopoles, le mercantilisme, l’uniformité religieuse, et le pouvoir arbitraire.

Source : David Boaz, Thinking about the French Revolution


De Wikiberal.

La Révolution française est un ensemble d'événements et de changements qui marque dans l'histoire de France le tournant entre « l'Époque moderne » et « l'Époque contemporaine ». C'est aussi la première fois, dans l'histoire de l'Europe depuis l'Antiquité, que le principe du régime monarchique a été renversé, et non simplement le monarque lui-même comme lors de la première révolution anglaise de Oliver Cromwell.

Son impact est également dû aux guerres de la Révolution et de l'Empire qui ont touché une large partie de l'Europe continentale avec la création de « républiques-sœurs » ou la fin du Saint Empire romain germanique. La période révolutionnaire commence en 1789, avec la réunion des États généraux et la prise de la Bastille, et se termine en l'an VIII (1799) avec le coup d'État du 18 Brumaire.

Le libéralisme, selon Lucien Jaume, est un mouvement d’émancipation, ce qui le lie indissolublement avec la Révolution française, de la conscience et de la société, dans sa diversité, vis-à-vis des souverainetés historiques (l’Eglise, la royauté). La Déclaration des Droits de l'Homme et du citoyen de 1789 est, par ailleurs, indubitablement un texte d'inspiration libérale, ce qui ne sera pas le cas des déclarations de 1793 et 1795.

La différence principale entre la France et l’Angleterre est que, dans un cas, celui de la Révolution française, on croit à la fécondité de la loi et des institutions représentatives contre l’Ancien Régime inégalitaire, tandis que dans le cas britannique on pense que le moteur du mouvement est dans l’ordre naturel de la société comme « civilisation » et donc comme « opinion publique ». Du coup, le levier historique et social est différent, les rapports entre l’Etat et la société sont différents, et la tendance à une logique du compromis s’oppose à la logique française de la rupture.

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Personnalités libérales de la Révolution

  • La Fayette le héros des Deux Mondes, un des inspirateurs de la Déclaration des Droits de l'Homme et du citoyen, il incarne la première phase de la Révolution, tentant un compromis entre la monarchie et la liberté.
  • Condorcet grande figure des Lumières s'est rallié au parti Girondin et est tombé victime des Jacobins.
  • Emmanuel Sieyès auteur de textes célèbres (Qu'est ce que le Tiers État ?) a connu toutes les phases de la Révolution et a contribué à son achèvement.
  • Pierre Daunou a joué un rôle important dans l'élaboration de la Constitution de l'an III.
  • Jean Étienne Marie Portalis président du Conseil des Cinq Cent et père du Code civil.

Révolution française et libéralisme

La Révolution française n'est pas une révolution purement libérale, elle est de nature duelle : libérale (fin des privilèges, droits de l'Homme, etc.), mais aussi républicaine (contrat social, "intérêt général" et avènement de l'homme citoyen). Si les contemporains de l'époque n'arrivaient pas à voir la nature duelle républicano-libérale de la Révolution, c'est parce que les républicains et les libéraux étaient liés à un même destin : celui de l'homme nouveau, deux idéologies radicales qui partageaient le point commun de faire table-rase du passé. Cependant, après la Révolution, l'influence libérale persiste mais ne s'inscrit pas dans une logique historique française, tandis que le républicanisme, par le biais du jacobinisme tout à fait logiquement, a évolué par la suite vers la social-démocratie et le socialisme (le "camarade" remplaçant le "citoyen").

Les phases de la Révolution

1789 : La victoire du Tiers

L’État étant en faillite, les paiements de l’État ont été suspendus le 16 août 1788, les États Généraux sont convoqués pour le 1er mai 1789. Intelligent mais dépourvu de caractère, Louis XVI se révèle incapable de mener les transformations inévitables qui pouvaient sauver la monarchie. La justice fiscale avec un impôt proportionnel et universel et la représentation de la Nation par des États Généraux régulièrement convoqués, réclamés par les cahiers de doléances étaient des réformes que le roi aurait du mener en 1788. En 1789, elles vont lui être imposé par la Révolution.

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Réunion des Etats Généraux

Les élections des députés du Tiers voient l’emporter les hommes de talent, les hommes de loi qui vont introduire dans les débats un juridisme tatillon. Très vite, le Tiers se considère comme représentant les 96/100e de la nation et sur proposition de Sieyès les députés se déclarent Assemblée nationale (17 juin 1789). L’épreuve de force tourne au désastre pour le roi : l’assemblée refuse de céder aux menaces de dissolution contenues dans le discours du 23 juin et deux jours plus tard, le roi invitait les députés des ordres privilégiés à se joindre au tiers.

Les mouvements de troupes dans la région parisienne inquiète l’Assemblée et le renvoi de Jacques Necker fait souffler un vent d’insurrection à Paris. A la recherche d’armes et de poudre, la foule se porte à la Bastille le 14 juillet, bientôt soutenue par les gardes françaises. Ne pouvant espérer résister, le gouverneur capitule avant d’être massacré par la populace de même que le prévôt des marchands. Le 17 juillet, le roi se rend à Paris, reconnaît la municipalité insurrectionnelle et arbore la cocarde tricolore. Le comte d’Artois et les autres chefs de la faction aristocratique émigrent. Le pouvoir monarchique s’effondrait et l’anarchie devait gagner le royaume : « il n’y a plus de roi, plus de parlement, plus d’armée, plus de police » observe un contemporain. Les rumeurs les plus folles courent évoquant le complot aristocratique, le pacte de famine, l’invasion étrangère. Des émeutes touchent les villes, la Grande Peur se répand dans les campagnes, tournant à la révolte antiseigneuriale. On s’en prend d’abord aux châteaux mais ensuite on s’en prend aux riches et aux heureux. A Versailles on panique, un député s’exclame : « C’est la guerre des pauvres contre les riches ! »

La Nuit du 4 août, le vicomte de Noailles, sans fortune, propose la destruction des corvées et servitudes personnelles et le duc d’Aiguillon, le plus riche seigneur féodal, le rachat des droits féodaux. Bientôt le clergé et les députés des pays d’État renoncent à leurs privilèges. Mouvement spontané ou manœuvre du parti avancé, cette folle séance mettait en tout cas fin à l’Ancien Régime. Une Déclaration des Droits de l'Homme et du citoyen est discutée et votée du 20 au 26 août. A l’assemblée les modérés étaient victimes de l’alliance objective du parti patriote et du côté de la reine.

Le refus du roi de sanctionner l’abolition des privilèges et la Déclaration des droits irrite. Les difficultés d’approvisionnement de Paris vont servir de prétexte à une marche peu spontanée sur Versailles le 5 octobre pour demander du pain au roi. La Fayette se montre incapable de rétablir l'ordre. Le 6 octobre, le palais est envahi et Louis XVI se trouvait contraint de gagner Paris. L’Assemblée déclarait aussitôt sa volonté de ne pas se séparer de la personne royale. Désormais prisonnier de fait aux Tuileries, le roi a du accepter la Déclaration des droits de l’homme et le veto suspensif. L’Assemblée, installée dans la salle du Manège, est tout autant exposée aux manifestations de violence de la population parisienne.

Une constitution pour la France

L’assemblée nationale constituante est partagée en tendances plus qu’en partis organisés. Les aristocrates défendaient l’ordre ancien. Les monarchiens regroupaient des nobles libéraux comme Stanislas de Clermont-Tonnerre et voulaient s’en tenir au 4 août. Les constitutionnels forment la majorité avec des hommes de lois comme Le Chapelier ou des nobles libéraux comme La Rochefoucauld-Liancourt et Talleyrand, sans oublier l’abbé Sieyès. A l’extrême gauche, quelques avocats comme Pétion ou Robespierre. Mirabeau, resté à l’écart des partis, domine néanmoins l’assemblée par ses talents oratoires. Les députés se retrouvent dans des clubs : le plus influent est la Société des amis de la Constitution dit club des Jacobins car il se réunit au couvent des Jacobins rue Saint-Honoré. Il essaime très vite en province et voit se séparer de lui le club des Feuillants plus modéré et le club des Cordeliers plus populaire. Les idées des divers courants sont défendus par une presse d’idées souvent virulente, l’Ami du peuple de Marat en offre l’exemple le plus célèbre.

L’Assemblée se trouve confrontée à la question financière : le déficit du trésor avait été accrue par l’effondrement des recettes fiscales. L’appel au patriotisme fiscal des citoyens n’ayant pas donné de résultats, Talleyrand propose la nationalisation des biens du clergé à charge pour l’État d’assurer un traitement aux prêtres. L’abbé Maury met l’Assemblée en garde : « La propriété est une et sacrée pour nous comme pour vous. Nos propriétés garantissent les vôtres. (…) Si nous sommes dépouillés, vous le serez à votre tour. » Le 2 novembre 1789 les biens d’Église sont mis à la disposition de la nation. On vise non seulement l’extinction de la dette mais aussi l’accroissement du nombre de propriétaires surtout parmi les habitants des campagnes. Ne pouvant vendre en bloc, l’Assemblée décide de créer des assignats, bons du Trésor portant intérêt à 5 %, pour alimenter les caisses de l’État. Les ventes devaient connaître un énorme succès.

Fidèles aux idées des philosophes, les députés, sur la suggestion de Sieyès, distinguent les citoyens actifs des citoyens passifs, un seuil d’imposition étant fixé. La France compte un plus de 4 millions de citoyens actifs soit 1/6 de la population. Le système anglais de deux chambres est repoussé au profit d’une seule et le droit de veto suspensif du roi, à la suggestion de La Fayette, est adopté. Louis XVI devient roi des Français. Le pays est divisé en 83 départements pour détruire toute trace de l’ancienne France. Le département et la commune deviennent quasiment indépendants par réaction face à l’œuvre centralisatrice de la monarchie. Paris est divisée en 48 sections ayant droit de réunion qui vont devenir des moteurs de la révolution. La Fête de la Fédération, célébrée le 14 juillet 1790, à Paris et dans toutes les villes du royaume paraît achever la Révolution et marquer la naissance de la nation.

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Fête de la Fédération

En réalité, la situation se dégrade rapidement. L’Assemblée suit Mirabeau qui souhaite faire de l’assignat un papier-monnaie, ce qui évite d’augmenter les impôts, mesure nécessairement impopulaire. Dans une brochure fameuse, Dupont de Nemours dénonce les périls de l’inflation et les places de commerce se montrent hostiles, en vain. La répartition de l’impôt est confié aux municipalités mais nombreux sont les officiers qui ne savent ni lire ni écrire.

L’Assemblée se mêle avec une hâte suspecte de réformes religieuses. Au nom de la liberté, les vœux des religieux sont abolis le 13 janvier 1790 et une Constitution civile du clergé est voté, évêques et curés étant désormais élus et bénéficiant de traitements élevés. Pie VI condamne le texte le 10 juillet 1790. L’obligation du serment, le 26 novembre, précipite le schisme. A l’Assemblée même, en dépit de la pression des tribunes, seuls 99 députés du clergé sur 250, jurent. Partout dans le royaume sont semées les graines de la division. L’atmosphère de guerre civile est renforcée par la tentative de fuite du roi arrêté à Varennes le 21 juin 1791. Une manifestation républicaine au Champs de Mars, le 17 juillet, est brutalement dispersée.

La Constitution est donc votée le 3 septembre et la Constituante se sépare le 30 septembre 1791 (cf. Constitution du 3 septembre 1791. Son président Thouret s’exclame : « l’Assemblée nationale a donné à l’État une Constitution qui garantit également et la royauté et la liberté ».

La guerre et la chute de la Monarchie

La Législative était élue au suffrage censitaire indirect : elle se composait essentiellement de propriétaires et d’avocats ayant souvent exercé un mandat local ou des fonctions judiciaires. Les nouveaux députés, les Constituants s’étant volontairement rendus inéligibles, se montrent hésitants et inexpérimentés et vulnérables aux pressions. A droite, les Feuillants suivent le triumvirat, Barnave, Duport et Lameth et sont fascinés par La Fayette. Ils considèrent la Révolution terminée. A gauche, les Jacobins subissent l’ascendant de Brissot, ce sont les Brissotins ou Girondins, dont la conscience est Condorcet et l’égérie Madame Roland. A l’extrême gauche, les Cordeliers étaient complétés par Couthon et Carnot. Le Marais, au centre, dont Rivarol disait « une cervelle de renard dans une tête de veau » décide des majorités.

Après la fuite du roi, les clubs glissent vers des idées de plus en plus républicaines. La révolte des Noirs et métis de Saint-Domingue en août 1791 pose la question de l’esclavage et contribue à la hausse du prix des denrées coloniales, source de nouveaux mécontentements. Le conflit religieux persiste. A la cour de Turin, autour du comte de Provence et à Coblence avec le comte d’Artois, l’émigration essaie de s’organiser mais se perd en querelles de personnes. Le roi oppose son veto aux décrets de l’Assemblée contre les émigrés et les réfractaires. Les princes européens s’inquiètent de l’annexion d’Avignon et du Comtat Venaissin et de la spoliation des princes possessionnés allemands en Alsace.

Un courant se développe en France en faveur de la guerre, le roi tout comme la gauche espérant y trouver avantage. Isnard, député du Var, lance le 29 novembre : « Un peuple en état de révolution est invincible, l’étendard de la liberté est celui de la victoire (…). Disons à l’Europe que nous respecterons toutes les constitutions des divers empires, mais que, si les cabinets des cours étrangères tentent de susciter une guerre des rois contre la France, nous leur susciterons une guerre des peuples contre les rois ». Hérault de Séchelles soutient d’ailleurs que l’état de guerre permettra d’appliquer des mesures contre la contre-révolution intérieure que l’état de paix pourrait faire trouver trop rigoureuses. Les ministres Feuillants sont écartés et le roi doit accepter une formation girondine, dont Dumouriez résolu à faire la guerre.

Le 20 avril 1792, le décret décidant la guerre contre le roi de Bohème et de Hongrie ne rencontre que sept opposants. Condorcet lance le mot d’ordre : « Paix aux chaumières, guerre aux châteaux ! ». L’armée n’était pas prête à la guerre : les deux tiers des officiers avaient émigré et l’amalgame entre les troupes anciennes et les volontaires se faisait mal. La question du sort de la Pologne et les hésitations du duc de Brunswick, général en chef des troupes austro-prussiennes, allaient sauver la Révolution.

Les Girondins, affaiblis par les débuts désastreux de la guerre, organisent en liaison avec les Jacobins et la municipalité Pétion une marche sur les Tuileries le 20 juin 1792. La misère fournit aux démocrates des troupes combatives armées de la pique, symbole de la force populaire. L’assemblée est envahie par la foule avinée qui investit ensuite les Tuileries. Le roi porte le bonnet rouge et boit un verre de vin mais refuse de retirer son veto aux décrets sur la déportation des réfractaires et la formation d’un camp de fédérés à Paris. La Fayette rentre de l’armée mais la reine est hostile à tout coup de force militaire organisé par le général. Louis XVI avait laissé passer sa dernière chance : il est injurié lors de la fête du 14 juillet. Les fédérés réunis à Paris réclament la suspension du roi. Le manifeste du duc de Brunswick menaçant Paris si on touchait à la famille royale servit de prétexte au coup de force. Le 10 août 1792, les sections menaient l’assaut contre les Tuileries. Le roi, qui s’était réfugié à l’Assemblée, était livré à la Commune insurrectionnelle le 12 et enfermé au Temple. Danton devient l’homme le plus puissant de Paris.

Les Prussiens prennent Verdun qui leur ouvre la route de Paris le 2 septembre. Le même jour commencent les massacres de septembre à l’initiative de la Commune : pendant 4 jours, les prisonniers des prisons parisiennes sont égorgés, faisant de 1000 à 1400 victimes, pour la plus grande part des droits communs. Les élections se déroulent dans cette atmosphère troublée. La Convention est élue au suffrage universel masculin indirect mais l'abstention est massive. Près du tiers des conventionnels avait siégé dans l’une des deux assemblées précédentes. Les Girondins se voulaient légalistes et partisans de la décentralisation. La Montagne, avec Robespierre, Danton et Marat, représentait les Jacobins et les Cordeliers. La majorité se rassemblait au sein du Marais ou Plaine. Le 20 septembre, à Valmy les Prussiens reculent et le lendemain la Convention abolit la royauté. Désormais l’initiative appartient aux Français qui envahissent la Savoie annexée le 27 novembre et les Pays-Bas autrichiens.

Les 16 et 17 janvier, les conventionnels se prononcent sur le sort du roi, la mort obtient juste la majorité absolue. Louis XVI est exécuté sur la place de la Révolution le 21 janvier 1793. L’annexion de la Belgique (2 mars) et divers territoires allemands est précédée d’une déclaration de guerre à l’Angleterre le 1er février. Une coalition européenne se met désormais en place sous l’égide de Pitt. La Convention vote une levée de 300 000 hommes et l’émission de 3 milliards d’assignats (24 février 1793).

La guerre civile et la Terreur
Searchtool-80%.png Article détaillé : Terreur.

La levée en masse est mal accueillie dans l’Ouest et le Midi. La Vendée connaît une insurrection armée en mars 1793 : mouvement populaire spontané qui se transforme en armée catholique et royale en plaçant des nobles à sa tête. La trahison de Dumouriez, qui a vainement tenté de faire marcher son armée sur Paris, renforce dans le même temps le climat de défiance général. Le décret du 6 avril 1793 crée le Comité de salut public à l’initiative des Girondins et de Danton. Il s’inscrit dans un ensemble de mesures d’exceptions contre les ennemis de la Révolution, le Tribunal révolutionnaire voyant son rôle s’accroître. A la conférence d’Anvers, les puissances se proposent de réduire la France à un « néant politique » mais la Russie et la Prusse étaient davantage intéressés à un partage de la Pologne qui présentait moins de risques.

Les Girondins, attachés au libéralisme économique et à la séparation des pouvoirs sont abandonnés par le Marais qui se tournent vers les Montagnards partisans de mesures autoritaires. Maladroitement, les Girondins attaquent Danton ce qui accentue leur isolement. Les Jacobins utilisent la misère ambiante pour dénoncer les « culottes dorées ». Les sections tentent un premier coup de force le 31 mai puis le comité révolutionnaire obtient l’arrestation de 29 députés girondins le 2 juin. Désormais le salut public prime le droit. Ce coup de force provoque une nouvelle révolte en province : l’insurrection fédéraliste touche les grandes villes du sud et près de 60 départements tandis que la Vendée triomphe. Aux frontières, la guerre tourne mal. Barère proclame à la Convention : « la République n’est plus qu’une grande ville assiégée ».

La Constitution du 24 juin 1793 ou de l’an I est soumise à referendum mais les 3/4 des électeurs vont s’abstenir : elle ne devait de toute façon jamais être appliquée. Le 10 octobre, les conventionnels décrètent que « le gouvernement provisoire de la France serait révolutionnaire jusqu’à la paix », officialisant la Terreur. Robespierre déclare : « il faut organiser le despotisme de la liberté pour écraser le despotisme des rois ». Il entre fin juillet 1793 au Comité de salut public au moment où Danton en sort. Un Comité de sûreté générale est constitué en octobre. La loi des suspects du 17 septembre permet l’essor du tribunal révolutionnaire. La centralisation triomphe : la Convention envie ses membres en mission pour reprendre les départements en main.

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Exécution de Marie-Antoinette le 16 octobre 1793

La reconquête est féroce : Lyon tombe le 9 octobre et Fouché fait condamner 2000 personnes dont beaucoup sont mitraillés, la guillotine étant trop lente. Toulon est la dernière ville à résister en décembre : sa population tombe de 30.000 à 7000 habitants. La Vendée succombe dans le même temps. La répression est épouvantable. Le général Turreau, qui dirige les colonnes infernales, s’exclame : « la Vendée doit être un cimetière national ». A Nantes, Carrier fait noyer les prisonniers dans la Loire. Un habitant sur huit a sans doute péri dans l’ensemble des 4 départements. A l’extérieur, les armées révolutionnaires sous la conduite de nouveaux généraux, Hoche et Jourdan, utilisent leur supériorité numérique pour balayer les armées de mercenaires. Les coalisés avaient également commis l’erreur de disperser leurs forces.

Les victoires provoquent la division de la Montagne, ensemble hétéroclite unifié par son hostilité à la Gironde. L’accroissement de la misère donne une coloration sociale aux revendications populaires à la grande indignation de Robespierre. Le maximum des prix de toutes les denrées provoque le rationnement. Les hébertistes mènent une violente campagne contre les accapareurs et se montrent de fervents partisans de la déchristianisation qui atteint son apogée à la fin de 1793. Hébert et ses amis sont arrêtés et guillotinés le 24 mars 1794. Desmoulins dans son Vieux Cordelier, soutenu par Danton, mène campagne pour dénoncer les excès de la Terreur. Les Indulgents sont arrêtés à leur tour et exécutés le 5 avril, la tête de Danton tombant la dernière.

A l’étranger, on parle désormais du « gouvernement de Robespierre ». Il domine le Comité de salut public et contrôle la Commune de Paris. Il veut moraliser la Terreur en rappelant les représentants trop zélés (Fouché, Carrier) mais en même temps lui donne une plus grande extension par la loi du 10 juin (22 prairial an II). Le nombre des exécutions s’accélère. Il proteste contre la déchristianisation et fait adopter par la Convention le décret où elle reconnaît l’existence de l’Être suprême et l’immortalité de l’âme. Président de la Convention, Robespierre paraît triompher lors de la fête de l’Être suprême (8 juin 1794). Face à l’hostilité grandissante des comités à sa tutelle, il appelle à de nouvelles épurations dans un discours du 8 thermidor mais il refuse de nommer ceux qu’il accuse. La Convention se ressaisit et le fait arrêter avec ses amis le 9 thermidor an II (27 juillet 1794). Il est libéré par la municipalité de Paris mais les forces de la Convention investissent l’hôtel de ville dans la nuit. Les robespierristes sont exécutés le lendemain. La Terreur est terminée.

La république thermidorienne et le Directoire

La réaction est d’abord morale : à la vertu fondée sur la guillotine succède un net relâchement des mœurs, surtout à Paris. La réaction politique est d’une autre ampleur. Sous la pression de la rue, les conventionnels remanient le gouvernement, le pouvoir se dispersant entre 12 comités, et mettent fin à la Terreur en faisant disparaître le Tribunal révolutionnaire. Une « terreur blanche » se développe surtout dans le sud menées par des bandes appelées compagnons de Jésus (plus que de Jéhu) ou du Soleil. Pour raison d’économie, le budget de l’église

assermentée est supprimée, ce qui rapproche jureurs et réfractaires mais l’exercice du culte reste soumis à de nombreuses vexations. Des pacifications sont signées avec les chefs vendéens (février 1795) et chouans (avril 1795).

A la fin de l’année 1794, le maximum est supprimé et l’on revient au libéralisme économique. L’assignat n’avait plus aucune valeur et les paysans refusant d’être payer en papier monnaie, la disette touche durement les villes avec un hiver 1794-1795 particulièrement rigoureux. Les ouvriers des faubourgs envahissent le 12 germinal an III (1er avril 1795) puis le 1er prairial (20 mai 1795) la Convention sans autre résultat que l’arrestation des survivants de la Montagne et le désarmement des sections. La mort annoncée du petit dauphin au Temple le 8 juin 1795 fait du comte de Provence le prétendant au trône. Son intransigeance à vouloir rétablir l’ancienne monarchie désespère les partisans d’une monarchie constitutionnelle.

La Convention accouche enfin d’une nouvelle constitution dite de l’an III, œuvre d’anciens Girondins tel Pierre Daunou et de modérés (Boissy d’Anglas, Thibeaudeau). Elle est beaucoup plus longue que les deux précédentes et commence par une Déclaration des droits et des devoirs de l’Homme et du citoyen. Le suffrage censitaire est rétabli car selon Boissy d’Anglas, « nous devons être gouvernés par les meilleurs, les meilleurs sont les plus instruits et les plus intéressés au maintien des lois. » Ce discours donne l’esprit des Thermidoriens : « un pays gouverné par les propriétaires est dans l’ordre social, celui où les non propriétaires gouvernent est dans l’état de nature ». Les pouvoirs sont nettement séparés avec deux assemblées formant le corps législatif et un pouvoir exécutif confié à un Directoire de 5 membres, autant de précautions contre la dictature d’un homme comme d’une assemblée unique. Tous les ans, chaque conseil devait être renouvelé partiellement.

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Conseil des Anciens

Mais la Convention décide que 500 de ses membres assureront la continuité, seuls 250 députés nouveaux seront élus. Ce décret provoque la journée du 13 vendémiaire (5 octobre 1795) : la dernière insurrection parisienne est pour la première fois un mouvement contre-révolutionnaire. Barras secondé par Bonaparte écrase l’émeute. L’armée apparaît pour la première fois sur la scène politique. Cette même année 1795 des traités étaient signés entre la France victorieuse et quelques-uns de ses adversaires : les Provinces-Unies, la Prusse, la Toscane et l’Espagne.

Aux élections de l’an IV, le tiers laissée à la volonté des électeurs est composée essentiellement de royalistes, signe de l’incontestable impopularité de la Convention. Le trésor étant vide, un emprunt forcé est mis en place. La planche aux assignats est cependant officiellement détruite le 19 février 1796. La bonne monnaie ne réapparaît pas faute de confiance, l’économie de troc se développe. A la fin de l’année 1797, une banqueroute des 2/3 permet d’assainir la dette publique en ruinant les rentiers de l’État. Fin 1798 les quatre principaux impôts sont fixés pour plus d’un siècle : foncière, mobilière, patente et portes et fenêtres.

La vie chère et la misère favorisent un mouvement communiste : la conjuration des égaux à l’initiative de Gracchus Babeuf qui voit dans la Révolution « une guerre entre les riches et les pauvres ». Le temps des insurrections étant passées, les conjurés préparent un coup d’état. Les conjurés sont arrêtés en mai 1796. Les élections de l’an V renforce le poids des royalistes dans les deux conseils qui espèrent restaurer la monarchie en l’emportant lors de la prochaine élection annuelle. Soutenu par l’armée, le directoire fait le coup d’état anti-royaliste du 18 fructidor (4 septembre 1797) : les élections sont cassées dans 49 départements et les principaux chefs du courant réacteur sont déportés sans jugement.

La guerre n’a pas cessé, la Convention ayant fixé la fin de la Révolution et la paix à « l’établissement définitif de la République dans ses limites naturelles » c’est à dire les Pyrénées, les Alpes et le Rhin. L’Angleterre ne pouvait accepter la France installée définitivement en Belgique. L’Autriche reste la principale puissance continentale à combattre la France. Barras nomme Bonaparte à la tête de l’armée d’Italie le 3 mars 1796. Maître de l’Italie du Nord, le général victorieux dicte lui-même les conditions de l’armistice le 7 avril 1797. Il transforme la république de Gênes en république ligurienne et crée la république cisalpine. Par le traité de Campoformio (17 octobre 1797), l’Autriche reconnaît l’annexion de la Belgique, la frontière sur le Rhin et la possession des îles ioniennes. Bonaparte est désormais immensément populaire et peut compter sur le dévouement de son armée.

Après le coup d’état du 18 fructidor, la violence redevient la règle de gouvernement. Le royalisme est pourchassé et la terreur anticléricale renaît. On tente de mettre en place des cultes de substitution : la théophilanthropie et surtout le culte décadaire. Rome étant occupée par les troupes françaises en janvier 1798, le pape Pie VI est déporté en Toscane puis transféré en France en 1799. L’église catholique paraît anéantie. Les élections de l’an VI voit une forte poussée à gauche mais le Directoire impose une révision des résultats pour assurer une majorité favorable au « juste milieu ». C’est un nouveau coup d’État en dépit des apparences plus légales qu’au 18 fructidor. Mais suite aux élections de l’an VII, Sieyès, ennemi avoué de la constitution, entre au Directoire, et les néo-jacobins paraissent l'emporter. Sous prétexte de couper la routes des Indes, Bonaparte, en dépit des réserves du Directoire, organise une expédition en Egypte. La création et la subordination des républiques sœurs à la Grande Nation empêche un accord général avec les puissances européennes. L’Angleterre réussit à constituer une deuxième coalition profitant du mécontentement autrichien et du changement de souverains en Russie et en Prusse. La meilleure armée française étant coincée en Egypte, la reprise de la guerre en mars 1799 tourne mal pour la république. L’Italie est perdue mais la ligne du Rhin résiste et la Suisse sont préservées.

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Cependant le Directoire paraît complètement discrédité et le pays est las des affrontements. Sieyès soucieux de mettre en application ses idées constitutionnelles cherche un sabre pour faire un coup d’État. De retour en France, Bonaparte est acclamé. Le 18 Brumaire (9 novembre 1799), les conseils sont transférés à Saint-Cloud par crainte d’un coup de force tandis que les directeurs démissionnent de gré ou de force. Mais le lendemain, le général est bousculé aux Cinq Cents et la salle est vidée par la troupe. Le dernier mot revient au sabre et Sieyès se voit évincé par Bonaparte. La Révolution est terminée.

Bibliographie

  • Bruce A. Ackerman, Au nom du Peuple : Les fondements de la démocratie américaine, Calmann Lévy, Paris, 1998
  • Florin Aftalion, L’Économie de la Révolution Française, Paris, Hachette, 1987.
  • Florin Aftalion, The French Revolution - An Economic Explanation, Cambridge, Cambridge University Press and Paris, Éditions de la Maison de l’Homme, 1990.
  • François Furet, Penser la Révolution française, 1978
  • Jean Tulard, Jean-François Fayard, Alfred Fierro, Histoire et Dictionnaire de la Révolution française 1789-1799, Robert Laffont Bouquins, 1987
  • François Furet, Mona Ozouf (dir.), Dictionnaire critique de la Révolution française, Champs Flammarion, 1992
  • Serge Bernstein et Michel Winock (dir.), L'Invention de la démocratie 1789-1914 volume 3 de l' Histoire de la France politique, Points Histoire 2002, 620 p.
  • Jacques de Saint-Victor, Les racines de la liberté, Perrin, 2007, 354 p, ISBN 2262023794
  • Pierre Chaunu, Jean Tulard, Emmanuel Leroy-Ladurie, et Jean Sévillia : Le livre noir de la Révolution Française, Cerf (21 janvier 2008), 900 p, ISBN 2204081604

Voir aussi

Liens externes

(fr)Wikipédia

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14 juillet 2012 6 14 /07 /juillet /2012 15:18

"La Révolution est un bloc". On cite souvent ce mot de Clemenceau, qui n’était peut-être qu’une boutade. Le président de la République, François Mitterrand, l’avait repris, il y a quelques années, lors d’une cérémonie en l’honneur du regretté Robert Maxwell. Pour ma part, je préfère dire que la Révolution est une auberge espagnole, où l’on trouve ce que l’on apporte, en matière d’a priori idéologiques, de préjugés, d’intentions polémiques. Cette conception est particulièrement appropriée dans le cas de l’école qui a dominé l’histoire de la Révolution française au XXe siècle, et que l’on appelle jacobino-marxiste ou jacobino-léniniste, et qui, dans certains cas, fut carrément jacobino-stalinienne. Ecole dont les grands prêtres ont été successivement Jean Jaurès, Albert Mathiez, Georges Lefebvre, Albert Soboul, et présentement Michel Vovelle.

Par François Crouzet (*)

DDHC-1789-227x300.jpgCes historiens ont en fait cherché dans la Révolution française une justification du socialisme et surtout de la Révolution russe, du régime bolchevik, voire des purges staliniennes et des procès de Moscou. Ils ont fait de la Terreur l’élément central de la Révolution, reflétant "le temps des anticipations", selon l’expression d’Ernest Labrousse ; et en particulier, sur le plan économique et social, une anticipation du socialisme, durant « l’éphémère et prophétique an II » (Labrousse). Par conséquent, tout ce qui avait précédé la dictature montagnarde n’était vu que comme sa préparation, par la radicalisation progressive du mouvement révolutionnaire : et tout ce qui avait suivi la Terreur n’était vu que comme la déplorable liquidation d’un grand rêve, qui pourtant, comme l’a dit à nouveau Labrousse, « laisse sur l’avenir un reflet grandiose dont tout le XIXe siècle se trouve illuminé ». En fait, ce n’était là que divagations (inspirées chez certains par une évidente nostalgie de la guillotine), et l’historiographie récente, depuis le livre pionnier de François Furet et Denis Richet (1965), a ramené l’épisode montagnard à ses justes proportions. On y voit le résultat d’un "dérapage" - le terme est maintenant consacré - de la Révolution, qui a commencé en 1792, s’est accentué en 1793 et a pris fin à la chute de Robespierre, le 28 juillet 1794. Dans ces conditions, l’épisode dirigiste, voire socialisant, n’est plus qu’un bref intermède - il a duré treize mois - dans une Révolution dont le principe fondamental sur le plan économique est le libéralisme.

La Révolution, fondamentalement libérale

Il faut le savoir, il faut le dire et le redire aux hommes de gauche, qui en tant d’occasions se réclament de la Grande Révolution et qui ont utilisé son bicentenaire pour se refaire une virginité fort éprouvée. N’essayez pas de trouver dans la Révolution française une justification du socialisme ; si vous en voulez une, allez la chercher dans les "grandes réalisations soviétiques", comme l’on disait, voire dans les goulags staliniens. la Révolution a été fille du mouvement des Lumières, qui était fondamentalement libéral (l’un de ses sommets n’est-il pas I’oeuvre d’Adam Smith ?). Les députés des assemblées révolutionnaires n’étaient pas dépourvus de culture économique ; nombre d’entre eux avaient lu les économistes du xviii’ siècle - en particulier les physiocrates, certains avaient lu Adam Smith, qui avait déjà été traduit en français. Il est vrai qu’ils étaient souvent aussi teintés de rousseauisme, ce qui les portait à nier l’autonomie du domaine économique, à croire que la volonté générale pouvait être plus forte que les lois économiques. Néanmoins, leur oeuvre économique a été profondément libérale, et même libératrice, selon une logique que je vais essayer d’analyser. Certes, cette libération de l’économie française avait été souhaitée par beaucoup de bons esprits depuis le milieu du xviii’ siècle et même avant ; de hauts fonctionnaires, des ministres de l’Ancien Régime avaient tenté de réformer dans ce sens. Mais la Révolution a accompli en quelques mois une oeuvre d’une tout autre ampleur ; elle est un moment de rupture libérale décisive dans l’histoire économique de la France. Au point qu’il faudra presque un siècle et demi pour que l’on essaie de revenir sur ce que l’on appelle ses "acquis" ou ses « conquêtes ». Mon intention n’est nullement de faire l’apologie de la Révolution. Mais la Révolution s’est produite, elle est un événement incontournable et capital de notre histoire. Ayons une pensée pour ses victimes, et pour la destruction de la plus grande partie de notre patrimoine artistique, mais présentement considérons ses aspects positifs, et cette logique libérale qui peut se résumer en trois mots : liberté, égalité, bien entendu, mais aussi et surtout propriété.

La libération de la propriété

Chacun sait que les hommes de 1789 ont voulu donner la liberté à la France d’abord, au monde ensuite. Mais les falsificateurs de l’histoire dont je parlais au début ont presque réussi à dissimuler qu’à leurs yeux liberté et propriété étaient indissolublement liées. Pourtant l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen définit comme « droits naturels et imprescriptibles de l’homme », la liberté en première position, la propriété en seconde, puis la sûreté, la résistance à l’oppression. L’article 17 pose : « La propriété est inviolable et sacrée ». Il y a là une liaison qui remonte au Hollandais Grotius, à l’Anglais Locke, puis aux physiocrates français (ceux-ci voulaient un code de la nature, et à sa base ils plaçaient la propriété, premier des droits naturels). Et c’est par l’intermédiaire de Condorcet et de nombreux autres constituants qui avaient lu les physiocrates que cette idée est passée dans la « Déclaration », malgré les disciples de Rousseau qui soutenaient que la propriété est créée par les lois et n’est donc pas un droit naturel. En revanche, pour les rédacteurs de la Déclaration, l’homme est d’abord propriétaire de sa personne, et c’est pourquoi il est libre ; le droit à la propriété foncière et mobilière est la conséquence directe de la propriété de l’individu. J’ajoute que la Déclaration des droits de juin 1793, celle de la Constitution montagnarde de 1793, placera à nouveau la propriété parmi les droits de l’homme, et sera même plus explicite que celle de 1789 : « Le droit de propriété est celui qui appartient à tout citoyen de jouir et de disposer de ses biens et de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie. » Et à l’article 17 elle définit la liberté économique : « Nul genre de travail, de culture, de commerce ne peut être interdit à l’industrie des citoyens. » Quant à la déclaration, plus bourgeoise, de l’an III, elle enfonce le clou dans son article 8 : « C’est sur le respect des propriétés que reposent la culture des terres, toutes les productions, tout moyen de travail et tout l’ordre social. » Bien avant d’ailleurs, l’Assemblée constituante avait réalisé la libération de la propriété. Sous l’Ancien régime, celle-ci était souvent partagée ou collective ; des seigneurs - laïcs ou ecclésiastiques - avaient sur beaucoup de terres une « propriété éminente », dont l’origine était une concession faite à un tenancier, à titre perpétuel et transmissible ; si bien que les descendants ou successeurs du tenancier originel étaient propriétaires de fait, mais ils devaient verser au seigneur diverses redevances dites « féodales » (c’est le terme de l’époque, mais celui de « seigneurial » est plus approprié). Par ailleurs, d’autres et vastes étendues de terre - pâturages, landes, forêts notamment - dites biens communaux, appartenaient aux communautés de villages. La Constituante voulut que la propriété fut entièrement libre et individuelle, et le droit de propriété absolu, quiritaire, comme le disaient les Romains. Le principe en fut adopté durant la nuit du 4 août 1789 et les détails précisés par des décrets qui suivirent ; le 3 novembre 1789, la Constituante posa : « Le régime féodal est entièrement aboli. »

On été, en fait, supprimés sur-le-champ et sans indemnités les droits dits "personnels", tels que le servage, les corvées, les droits de justice, les monopoles seigneuriaux (du four, du moulin, de la chasse). N’était-ce pas une violation de la propriété ? On passa outre, en considérant que ces droits avaient été usurpés sur l’État ou établis par la violence. On abolit aussi les dîmes payées à l’Église, sous prétexte qu’elles n’étaient pas une propriété, mais un impôt, révocable, comme tout impôt. Par contre, on admit que les droits « réels », qui pesaient sur les terres étaient la contrepartie d’une concession faite par le propriétaire primitif, le loyer d’une location perpétuelle, et par conséquent devaient être rachetés au seigneur par les cultivateurs. Les conditions de ces rachats donnèrent lieu à de longs débats et à une succession de décrets. En fait, beaucoup de paysans refusèrent de verser quoi que ce soit, et les jacqueries continuèrent dans les campagnes. Finalement, le 17 juillet 1793, la Convention, qui, menacée de tous côtés, voulait se concilier les paysans, supprima sans indemnités toutes les redevances dites féodales. Ainsi les assemblées révolutionnaires n’abolirent le régime dit féodal que sous la pression de la « révolution paysanne » de l’été 1789, consécutive à la « grande peur », et de ses prolongements dans les années suivantes. Par ailleurs, tout en proclamant la propriété inviolable et sacrée, les Assemblées n’hésitèrent pas à exproprier les seigneurs, sans indemnités en fin de compte. La contradiction fut encore plus patente lors de la nationalisation - c’est-à-dire la confiscation - des biens du clergé, en novembre 1789, dans l’espoir que leur vente permettrait de rétablir l’équilibre des finances de l’Etat. Il est vrai qu’on peut y trouver un aspect de libération de la propriété, dans la mesure où ces vastes biens, dits de mainmorte, c’est-à-dire inaliénables, étaient ainsi mis en circulation. En revanche, la Convention décida le 18 mars 1793 la peine de mort contre ceux qui proposeraient « la loi agraire », c’est-à-dire le partage des terres ; et mis à part des velléités sous la Terreur, les révolutionnaires ne firent rien pour que la vaste redistribution de la propriété par la vente des biens du clergé et des émigrés s’opéra de façon égalitaire et au bénéfice des paysans pauvres. Quoi qu’il en soit, le résultat final fut la libération de la propriété des "chaînes féodales" et l’égalité des propriétaires, car il n’y a plus de distinction entre terres nobles et roturières. Cette libération fut étendue à d’autres domaines.

La Révolution contre la propriété collective

Les révolutionnaires étaient hostiles à la propriété collective, à l’existence des biens communaux, qui rappelait à leurs yeux le système seigneurial, et qui était contraire à l’unité et à l’indivisibilité de la propriété. En août 1792, la Légisiative décida le principe du partage obligatoire des biens communaux entre les habitants de chaque commune. En juin 1793, la Convention précisa que ce partage interviendrait si un tiers des habitants le demandait. Il y eut également une offensive contre les droits d’usage et les ontraintes collectives, c’est-à-dire notamment la vaine pâture (droit pour les habitants d’un village d’envoyer leurs animaux pâturer sur les jachères et sur les terres cultivées après la moisson), et la contrainte de sole : l’obligation - dans beaucoup de régions - de pratiquer la même récolte dans toutes les parcelles d’un même bloc du terroir ; il en découlait l’interdiction pour un propriétaire de clore son ou ses champs. Ces pratiques très anciennes étaient des obstacles à l’amélioration des techniques agricoles, et les gouvernants de l’Ancien Régime avaient cherché à les abolir, avec peu de succès. Elles paraissaient aux révolutionnaires une atteinte intolérable à la liberté et à la propriété individuelle. En juin 1791, la Constituante abolit la contrainte de sole et l’assolement obligatoire ; elle déclara que chaque propriétaire était libre de cultiver ses terres à son gré ; en septembre elle autorisa les clôtures dans toute la France, posant que « le territoire de la France, dans toute son étendue, est libre comme les personnes qui l’habitent ». La Convention devait confirmer ces libertés de culture et de clôture et les inscrire dans la Déclaration des droits montagnarde de 1793. En avril 1794, le Comité de salut public lui-même annula toutes les décisions des autorités locales qui avaient voulu limiter la liberté de clôture. En revanche, on n’osa pas supprimer la vaine pâture et le droit de parcours, auxquels les paysans étaient très attachés. De toute façon, ces décisions libérales venues de Paris restèrent lettre morte, vu le morcellement des sols qui rendait quasiment impossible à un propriétaire de clôturer sa parcelle et de se soustraire aux servitudes collectives. Il aurait fallu un remembrement général, quasiment impossible. Malgré tout, continuant les efforts de l’Ancien Régime, les Assemblées révolutionnaires orientèrent l’agriculture française vers un régime plus individualiste, qui devait progresser, mais trop lentement, au xix’ siècle. Reste à mentionner trois points intéressants qui montrent que le libéralisme révolutionnaire était prêt à des compromis, si cela semblait nécessaire. Le souci de respecter le droit de propriété amena la Constituante à modifier la législation minière de l’Ancien régime, laquelle conférait à l’Etat la propriété du sous-sol, dont il concédait l’exploitation à des compagnies. Ces dernières étaient vues conune des monopoles, mais l’Assemblée n’osa pas faire du propriétaire du sol celui du sous-sol jusqu’au centre de la terre, comme en droit anglais. La loi minière de mars 1791 fut donc un compromis, qui s’avéra d’ailleurs peu satisfaisant. Compromis aussi en matière de droit successoral, qui était très varié et compliqué, et que la Constituante voulut unifier. Elle se basa sur le droit coutumier qui régnait dans la France du Nord et institua le partage égal du patrimoine entre les héritiers naturels (donc abolition du "droit d’ainesse", qui d’ailleurs n’était pratiqué que dans la noblesse). Le principe d’égalité l’emporta sur celui de la liberté, au contraire du droit anglais, où un propriétaire dispose en toute liberté de ses biens, y compris de déshériter ses enfants ou certains d’entre eux. Aussi beaucoup d’Anglais au XIXe siècle considéraient que le partage des successions en France était une violation du droit de propriété. Mais Robespierre avait déclaré que ce droit cessait avec l’existence, et qu’un propriétaire ne pouvait donc disposer de ses biens après sa mort. En fait les familles bourgeoises ont pu souvent éviter le partage des entreprises grâce aux sociétés de commerce ou à la pratique de l’indivision. Enfin, l’Etat pouvait procéder à des expropriations pour cause d’utilité publique, quand la nécessité en avait été légalement constatée, et sous condition d’une juste et préalable indemnité.

La loi d’Allarde et la liberté d’entreprendre

En matière de législation sur l’artisanat et l’industrie, la volonté de liberté l’emporta très nettement, renforcée par le souci d’égalité : d’où une politique dirigée contre les monopoles et les privilèges (le monopole était dans ce domaine la forme principale du privilège économique), et contre les corps intermédiaires haïssables pour une philosophie qui ne reconnaissait d’existence qu’à la Nation et au citoyen, entre lesquels aucun groupement ne devait s’interposer. Sous l’Ancien régime, la production artisanale et industrielle était assez largement, mais pas totalement, réglementée. les maîtres artisans (et les commerçants) de chaque métier étaient dans la plupart des villes groupés en corporations et y avaient le monopole de l’exercice de leur métier. Quant aux grandes entreprises, elles avaient souvent reçu du roi des "privilèges exclusifs" (exemple : pour Saint Gobain le privilège exclusif de fabriquer des miroirs). Enfin des règlements minutieux sur la fabrication visaient à assurer la qualité des articles manufacturés. Cependant, la totalité de l’industrie n’était pas soumise à la réglementation, et en plus, à la fin de l’Ancien régime, ce système réglementaire s’était effrité. D’ailleurs, un courant hostile s’était développé, y compris parmi les fonctionnaires chargés d’appliquer ce système. En 1776, Turgot avait aboli les maîtrises et jurandes, c’est-à-dire les corporations ; mais cette mesure avait été rappelée après sa chute. De fait, les corporations étaient acceptées par une partie de la bourgeoisie, le capitalisme commercial s’étant infiltré dans le système corporatif et l’utilisant. Ce qui fait que les cahiers de doléances de 1789 montrent l’opinion divisée sur ce problème ; et l’abolition des corporations ne devait pas être accueillie avec un enthousiasme général, nombre d’hommes d’affaires étant aussi soucieux d’ordre que de liberté. En principe, les corporations, en tant que corps privilégiés, avaient été abolies ipso facto dans la nuit du 4 août, mais les décrets qui suivirent ne les mentionnèrent pas explicitement. Le problème ne fut abordé qu’au début de 1791 et incidemment, à l’occasion de la création de la patente, l’une des trois nouvelles contributions directes, lequel frappait les revenus des commerçants et industriels. le rapporteur était le baron d’Allarde, noble devenu négociant (il allait traverser sans accroc la Révolution, se fit banquier mais fit faillite). Il proposa en compensation de décharger les commerçants et artisans des droits de réception en maîtrise qu’ils payaient à leurs corporations, et, en tant que privilèges exclusifs, d’abolir purement et simplement ces demières. Sa proposition fut adoptée sans opposition ; elle est connue comme la lui d’Allarde, du 2 mars 1791. Elle abolit tous les offices pour l’inspection des arts et du commerce, tous les brevets et lettres de maîtrise, tous les privilèges de profession et l’article 7 déclare : « A compter du ler avril prochain, il sera libre à toute personne de faire tel négoce ou d’exercer telle profession, art ou métier qu’elle trouvera bon », sous seule condition de se pourvoir d’une patente et d’en acquitter le prix. On fit ensuite des retouches de détail concernant des professions particulières (les pharmaciens ne pourraient s’établir sans diplôme, les orfèvres seraient surveillés pour le titre des objets d’or et d’argent, etc.), mais l’organisation corporative était définitivement abolie et les tentatives ultérieures pour la rétablir partiellement, notamment sous la Restauration, avortèrent. Cette abolition fut stipulée dans la Constitution de 1791 ; ainsi la liberté d’entreprendre était instituée. Dans tout le royaume et dans toutes les branches d’activité, de nombreuses entreprises nouvelles furent créées - souvent par des compagnons des anciennes corporations. Certes beaucoup furent éphémères, mais la mortalité infantile des entreprises est partout et toujours fort élevée, et il faut reconnaître que la conjoncture des années suivantes ne fut pas bonne. Il est vrai que la loi d’Allarde ne concernait ni la réglementation des fabrications, ni l’administration de l’industrie qui s’était développée depuis Colbert. Mais l’une et l’autre furent abolies par des lois de septembre et d’octobre 1791 : on supprima les emplois de directeurs, inspecteurs et administrateurs des manufactures, les bureaux de visite et de marque où on apposait une marque sur les marchandises. Tout cela était vu par les constituants comme des obstacles « au génie inventif du citoyen ». Il est vrai qu’un des buts des privilèges accordés par le roi avait été de protéger ceux qui faisaient des inventions nouvelles. La Constituante adopta donc une loi sur les brevets d’invention. une invention était la propriété de son auteur et il devait en avoir jouissance, mais pour éviter de rétablir des privilèges excessifs, la durée des brevets fut limitée à quinze ans maximum. Cette loi sur les brevets était la seule survivance du régime compliqué de réglementation que la Monarchie avait imposé à l’industrie. Le laissez-faire triomphait.

La loi Le Chapelier et la liberté du travail

D’autant plus que la Constituante avait affirmé aussi la liberté du travail. Mais à nouveau, ce fut incidemment - au printemps de 1791, les ouvriers qualifiés parisiens s’étaient agités, et des grèves avaient éclaté, pour obtenir des hausses de salaires. Il y avait en effet une certaine reprise d’activité, et les prix des subsistances, qui avaient fortement baissé en 1790, tendaient à remonter. Les charpentiers voulaient qu’un salaire journalier minimum soit fixé, ils élaborèrent une sorte de contrat collectif et demandèrent à la municipalité de Paris de le faire accepter par leurs patrons. La municipalité refusa et sollicita l’intervention de la Constituante. Ce fut l’occasion du vote de la loi Le Chapelier, le 14 juin 1791. Son auteur, ancien avocat au parlement de Bretagne, avait présidé l’Assemblée lors de la nuit du 4 août ; c’était un libéral convaincu, ennemi de tout particularisme et de tout corps intermédiaire : il devait être guillotiné en 1794. L’article 1 pose : « L’anéantissement de toutes les espèces de corporations des citoyens du même état et profession, étant une des bases fondamentales de la Constitution française, il est défendu de les rétablir de fait, sous quelque prétexte et quelque forme que ce soit. » D’où l’article 2, qui interdit aux « citoyens d’un même état ou profession, aux entrepreneurs et boutiquiers, aux ouvriers et compagnons d’un an quelconque », de se constituer en sociétés, avec président, secrétaire, etc., de « prendre des arrêtés ou délibérations... sur leurs prétendus intérêts communs ». L’article 4 ajoutait : « Si, contre les principes de là liberté et de la Constitution, des citoyens attachés aux mêmes professions, arts et métiers, faisaient entre eux des conventions tendant à refuser de concert ou à n’accorder qu’à un prix déterminé le secours de leur industrie ou de leurs travaux, les dites délibérations et conventions... sont déclarées inconstitutionnelles, attentatoires à la liberté et à la Déclaration des droits de l’homme et de nul effet. » Les auteurs et instigateurs de ces "coalitions" seraient passibles de lourdes amendes, ainsi que de trois mois de prison en cas de menaces contre les employeurs ou les autres ouvriers. Ceux qui useraient de violences « contres les ouvriers usant de la liberté accordée par les lois constitutionnelles au travail et à l’industrie » seraient traduits devant les tribunaux criminels et sévèrement punis. Peu après on étendit ces dispositions aux campagnes, parce qu’on craignait des grèves des ouvriers agricoles au moment de la moisson. J’ai cité cette loi un peu longuement, parce qu’on y voit remarquablement apparaître la logique libérale, qui va des droits de l’homme à l’abolition des corps intermédiaires, puis à l’interdiction des grèves et des associations professionnelles - ce que l’on a appelé depuis des syndicats ; il en existait d’ailleurs à ce moment-là, les compagnonnages, semi-clandestins, et dont nombre d’ouvriers avaient pensé qu’ils seraient légalement reconnus à la suite de l’abolition des corporations. Il est possible que la loi Le Chapelier ait été aussi inspirée par la volonté de contrecarrer une agitation politique du « peuple », qui semblait devenir dangereuse. Mais le point essentiel pour nous est que le contrat de travail doit se faire de gré à gré, entre individus. Bien entendu, cette loi - qui devait rester en vigueur jusqu’en 1864 (et 1884 pour certains aspects) - a été dénoncée avec violence par la gauche (mais bien après, car sur le moment, aucun Constituant, même pas Robespierre, ne fit opposition). « Loi terrible », a dit Jaurès ; « loi bourgeoise », qui « ravalait l’ouvrier au rang d’esclave... [le] vouait à la misère perpétuelle », ont surenchéri de récents historiens. En fait, on oublie qu’elle interdisait aussi les ententes entre employeurs ; les chambres de commerce furent d’ailleurs abolies en septembre 1791.. D’autre part, elle ne supprimait nullement les compagnonnages, qui continuèrent dans la semi-clandestinité comme sous l’Ancien Régime, et elle n’empêcha pas des grèves. En tous cas, je ne vous présente pas la loi Le Chapelier comme un modèle valable pour nous : autres temps, autres moeurs. Je ne propose pas son rétablissement, mais je rappelle seulement qu’en brisant un pouvoir syndical devenu abusif, Mrs Thatcher a permis un certain relèvement de l’économie britannique.

La liberté de circulation des marchandises

Du laissez-faire, venons en maintenant au laissez-passer. Vous savez tous qu’on en était loin sous l’Ancien Régime. D’une part, le commerce extérieur était soumis à un protectionnisme poussé, de l’autre, le commerce à l’intérieur même du royaume se heurtait à de nombreux obstacles, si bien qu’il n’existait pas de marché national unifié (indépendamment du coût élevé des transports qui devait en retarder la réalisation concrète jusqu’au milieu du xix’ siècle). Des douanes intérieures divisaient la France en plusieurs zones douanières. Colbert avait réussi à créer ce que l’on pourrait appeler une « zone de libre- échange » assez vaste : « les cinq grosses fermes », correspondant en gros au Bassin parisien, mais les provinces périphérique en étaient séparées par des barrières douanières. A ceci s’ajoutaient de multiples péages sur les ponts, les rivières notamment, les octrois à l’entrée de la plupart des villes, des droits à payer sur les foires et marchés (il est vrai que les gouvernements du XVIIIe siècle avaient réussi à supprimer les deux tiers des péages). Particulièrement surveillé, pour des raisons évidentes d’ordre public, était le commerce des céréales ; je n’entrerai pas dans le détail, mais la circulation des grains n’était autorisée qu’à l’intérieur de chaque province. A plusieurs reprises au XVIII’ siècle, le gouvernement, conscient des conséquences fâcheuses de cette réglementation, avait essayé d’établir la libre circulation des grains à l’intérieur du royaume, mais l’opposition violente d’une partie de la population, animée par la terreur ancestrale de la famine, avait fait échouer ces projets. Pourtant, dès le 29 aoùt 1789, malgré les hauts prix et les troubles qui avaient sévi depuis des mois, la Constituante déclara la circulation des grains complètement libre à l’intérieur du royaume (leur exportation restant interdite). Cette décision fut confirmée par de nombreux décrets ultérieurs. Il est vrai que l’Assemblée législative dut céder aux pressions populaires pendant la première Terreur, après la chute du roi : en septembre 1792, elle autorisa la réquisition des grains, d’abord pour l’armée, puis par les autorités départementales pour ravitailler les populations. Puis, le 5 novembre 1792, le ministre Roland, pourtant très libéral, créa le « directoire des achats », c’est-à-dire une administration centrale des subsistances, notamment pour les achats à l’étranger. Mais c’étaient des mesures de circonstance : le 8 décembre 1792, la Convention les abrogea et proclama solennellement la « liberté la plus entière » de circulation des grains. La peine de mort était prévue pour ceux qui s’opposaient à cette circulation des subsistances. Certes, quelques mois plus tard, la Convention devait adopter le système dirigiste du maximum des prix et des réquisitions, qui régna pendant la Terreur. Et s’il fut aboli après la chute de Robespierre, une réglementation assez contraignante du commerce des grains fut maintenue jusqu’à la fin de la Convention. Mais le Directoire établit la liberté de circulation des grains et en conséquence l’abondance et les bas prix des subsistances régnèrent à partir de l’été 1796 (on peut noter que les historiens jacobins, ne pouvant plus pleurer sur les hauts prix dont souffraient les pauvres des villes, gémissent désormais sur les bas prix que recevaient les paysans pour leurs produits !). Quant aux douanes intérieures, elles avaient été abolies par la Constituante le 31 octobre 1790, et les douanes reportées aux frontières ; les octrois eurent le même sort en février 1791, tout comme la réglementation des foires et marchés, sauf les privilèges de quelques grandes foires ayant un caractère international, telle celle de Beaucaire. Quant aux péages, assimilés d’abord aux droits féodaux rachetables, ils furent presque tous abolis par la Législative en août 1792. La liberté de commencer triompha à l’intérieur de la France. Mais qu’en fut-il en matière de commerce extérieur ? Il y a là un problème, car la Révolution ne fut pas libre-échangiste. La Constituante et ses comités compétents-(où il y avait des libéraux notoires : La Rochefoucauld-Liancourt, Talleyrand, Du Pont de Nemours) étudièrent longuement le problème douanier, et finalement deux lois furent votées en décembre 1790 et février 1791. Les marchandises importées étaient divisées en onze groupes ; celles du 1" entraient en franchise, les autres payaient des droits croissants, mais dont le maximum était 15 % ad valorem ; vingt-deux articles seulement étaient prohibés (il y en avait des centaines auparavant). A l’exportation, seules quelques marchandises payaient des droits. C’était un tarif « modérément protectionniste » (Godechot), « relativement libéral » (Labrousse) - jugement que je partage, d’autant plus qu’à cette date un protectionnisme rigoureux régnait presque partout, et notamment en Angleterre, qui n’adoptera le libre-échange que dans les années 1840. Il faut tenir compte aussi des circonstances, de la crise économique qui avait contribué au déclenchement de la Révolution : dans les milieux industriels, on attribuait une bonne part de la responsabilité de cette crise au traité de commerce avec la Grande-Bretagne qui avait été conclu en 1786, grâce auquel de grandes quantités d’articles manufacturés britanniques avaient été importés. Aussi les cahiers de doléances avaient été presque unanimes à réclamer le maintien du protectionnisme. En revanche, on peut citer comme mesure libérale l’abolition par la Constituante des privilèges des compagnies de commerce, notamment la Compagnie des Indes orientales, une sorte d’Air France du XVIII’ siècle, un dinosaure non rentable, qui avait le monopole du commerce au-delà du Cap de Bonne Espérance. Il est donc injuste de reprocher aux constituants d’avoir repoussé le libre-échange, pour défendre les intérêts égoïstes de classe de la bourgeoisie négociante et industrielle, et d’affirmer en conséquence que leur libéralisme n’était que d’opportunité et de surface. Il est vrai qu’à partir de 1792, la guerre, avec presque toute l’Europe, et notamment avec l’Angleterre, qui était maîtresse des mers, créa des conditions tout à fait anormales pour le commerce extérieur français pendant la plus grande partie de la Révolution et aussi de l’Empire. Le régime assez libéral dont j’ai parlé, n’a fonctionné que peu de temps, et des mesures de guerre économique contre l’Angleterre lui ont succédé, notamment la prohibition de toutes les marchandises anglaises, un projet d’acte de navigation réservant aux navires français le commerce dans nos ports, etc. Mais on se trouve ici dans les dérapages et déviations que la guerre entraîne.

La liberté bancaire

A la liberté du commerce s’ajoute celle des activités financières : les bourses de commerce et des valeurs, les professions d’agent de change et de courtier cessèrent d’être réglementées et surtout la liberté régna dans le domaine bancaire au début et à la fin de la Révolution. Remarquez que la profession de banquier était libre sous l’Ancien Régime, mais à la fin de ce dernier, une seule banque, la Caisse d’escompte fondée en 1776, avait le privilège d’émettre des billets. En 1790 l’Etat commença à émettre des assignats, mais ceux-ci étaient d’abord de forte dénomination, cependant que la petite monnaie métallique disparaissait de la circulation. Pour remédier à la pénurie de moyens de paiement, il se fonda des établissements, appelés en général « caisses patriotiques », qui échangeaient les assignats contre des billets de petite dénomination qu’elles émettaient et qu’on nomma « billets de confiance ». Certaines caisses devinrent de véritables banques d’émission, qui mettaient en circulation des billets au-delà du montant de leurs réserves, qui étaient en assignats. Ces caisses proliférèrent, il y en avait 1 600 à la fin de 1792, la plupart toutes petites, mais quelques-unes importantes. Une preuve de la tradition étatiste et centralisatrice de l’historiographie française est qu’elle a soit ignoré ces caisses, soit repris contre elles les accusations des sans-culottes, de malversations, de responsabilité dans l’inflation, accusations qui amenèrent la Convention à ordonner la fermeture de ces caisses en novembre 1792. Même Marcel Marion, dans son ouvrage classique et d’inspiration libérale, Histoire financière de la France, a tonné contre l’anarchie monétaire qu’engendraient ces caisses. Il a fallu attendre les travaux tout récents d’un Américain, Eugene White, pour que ces caisses soient réhabilitées : il a constaté qu’elles étaient presque toutes gérées de façon saine, qu’elles fonctionnèrent « raisonnablement bien » et rendirent de réels services, et qu’elles étaient tout à fait comparables aux nombreuses petites banques d’émission, qui existaient alors en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Non contents de cette suppression, la Convention, dans sa période montagnarde, devait aussi interdire et dissoudre toutes les sociétés par actions au porteur, puis toutes les sociétés de capitaux. Mais ces mesures turent abrogées par le Directoire en décembre 1795 : « Il faut que les citoyens aient la faculté de réunir leurs efforts soit de talents, soit pécuniaires. » Cette décision ouvrit une seconde période de liberté bancaire (free banking), pendant laquelle un certain nombre de banques en sociétés par actions et émettrices furent créées, sans aucune intervention, appui ou autorisation de l’État. La plus importante fut la Caisse des comptes courants, fondée à Paris en juin 1796, et qui en 1800 se transforma en Banque de France. Mais la création de cette dernière, sous les auspices et avec l’appui financier du régime consulaire, sonna le glas de la liberté : en 1803 elle reçut le privilège d’émission à Paris. En somme, jamais la France n’a eu un régime aussi libéral en matière de banques que sous la Révolution - excepté pendant trois ans de fin 1792 à fin 1795, quand on jugea utile en plus de guillotiner quelques banquiers. Ajoutons qu’à partir de 1795, et jusqu’en 1807, il y eut liberté complète pour les sociétés, tandis que le Code de commerce allait exiger l’autorisation du gouvernement pour fonder une société anonyme.

L’échec du dirigisme montagnard

Vous vous demandez probablement si mon propos est de présenter la période révolutionnaire comme un paradis du libéralisme. Je vous rassure. telle n’est pas mon intention, et je suis tout prêt à reconnaître que les grands ancêtres ont commis de sérieux péchés antilibéraux. Certains véniels - j’ai fait allusion à quelques-uns - par opportunisme, pour raisons politiques, ce qui montre d’ailleurs que leur libéralisme n’était pas rigide et doctrinaire. Mais aussi un péché mortel au sens littéral : l’Ancien Régime était mort de ses finances ; il en a été de même de la Révolution. Ce péché a été la création des assignats et leur multiplication, conduisant à l’inflation et finalement à l’hyper-infiation. Je ne développerai pas ce problème, prenant la liberté de vous renvoyer au livre de Florin Aftalion et au mien. Je dirai seulement que ce fut une faute capitale que de vouloir baser la restauration des finances sur la confiscation des biens du Clergé, en violation flagrante du droit de propriété que l’on venait de proclamer avec tant d’energie. Seconde faute capitale : émettre une "monnaie forcée", une fiat money (qui devint funny money, une monnaie de singe), en affirmant aux citoyens qu’elle était aussi bonne que l’or ou l’argent et qu’on pouvait en émettre sans conséquences fâcheuses tant qu’elle était prétendument couverte par les biens nationaux. Florin Aftalion a parfaitement démonté le mécanisme inexorable par lequel les émissions d’assignats ont engendré l’inflation, laquelle a provoqué la radicalisation de la Révolution et finalement fait triompher la Terreur. Bien entendu, la Terreur est la phase non libérale, même antilibérale de la Révolution : maximum, c’est-à-dire blocage autoritaire et contrôle des prix, d’abord pour les grains (mai 1793), puis pour presque toutes les marchandises et pour les salaires (septembre), réquisition des denrées par la force armée, exécutions pour délits économiques, rationnement des consommateurs, étatisation du commerce extérieur, contrôle des changes, manufactures d’État nationalisées pour fabriquer les armes, etc. On a là, selon l’expression d’un admirateur, une « gigantesque expérience d’étatisme ». Mais elle appelle deux remarques : d’abord cette expérience a été désastreuse, le dirigisme montagnard n’a jamais bien fonctionné, il a souffert de dysfonctionnement généralisé. Notamment après une brève amélioration, le ravitaillement de Paris et des autres grandes villes était redevenu déplorable, des semaines avant la chute de Robespierre, cependant que l’assignat piquait à nouveau du nez rapidement. Si bien qu’à la veille de leur chute, Robespierre et Saint-Just s’étaient persuadés que le maximum avait été proposé par des agents des ennemis de la Révolution - et notamment par des agents de l’Angleterre, pour provoquer sa perte. Bien plus, maximum et réquisitions découragèrent les cultivateurs, qui réduisirent une production qui était payée en papier inutilisable. Avec en plus des accidents météorologiques, le résultat fut la famine qui dévasta une bonne partie de la France pendant l’hiver 1794-1795 - la dernière famine au sens propre de notre histoire. le dirigisme montagnard en était largement responsable. La catastrophe économique a frappé la Révolution quand elle s’est écartée du libéralisme. Seconde remarque : « C’est à son corps défendant que la Convention s’est engagée dans la voie de l’économie dirigée » (Godechot). Les montagnards eux-mêmes, y compris la plupart des membres du Comité de salut public, n’ont accepté le maximum et les autres mesures dirigistes que sous la pression de la rue, des sans-culottes parisiens, qui avaient une conception passéiste, quasi médiévale, de l’économie (anti-marché, anticoncurrence, antinégociants, anticapitalisme). Et ils n’ont accepté ces mesures que comme des expédients provisoires. A cet égard, on peut leur reprocher leur lâcheté devant la populace, elle-même animée par un égoïsme à court terme : les sans-culottes, qui se disaient si attachés à la Révolution et à la République, refusaient de se serrer un peu la ceinture pour les défendre. Comme l’écrit Labrousse tristement, après le 9 Thermidor, les conventionnels sont redevenus ce qu’ils n’avaient jamais cessé d’être : des individualistes à la manière de leurs aînés de la Constituante. Ils ont donc liquidé le dirigisme - le maximum fut aboli le 24 décembre 1794 ; le Directoire s’est ensuite débarrassé du papier-monnaie. La France est revenue à une économie de marché et à une monnaie saine. Transition qui n’est pas sans ressembler à celle que connaissent les pays de l’Est, mais le régime montagnard avait duré un peu plus d’un an, et non pas des dizaines d’années... Néanmoins, le passif de la Terreur et des guerres de la Révolution fut lourd ; il explique certaines déficiences de l’économie française au XIX’ siècle.

Conclusion

La Révolution a été pour l’essentiel une période de libéralisme offensif, qui a balayé tout un bois mort, toute une masse d’institutions et de pratiques contraires à la liberté de travailler, d’entreprendre, de commercer. « Du passé faisons table rase », aurait pu être sa devise. Institutions et pratiques qui avaient gêné le développement de l’économie française au XVIIIe siècle et contribué à ce qu’elle prit du retard sur l’Angleterre. Je voudrais terminer sur le caractère durable de I’oeuvre de la Révolution en matière de libéralisme économique. Elle a été bien plus qu’un moment. Il est vrai que Napoléon a apporté quelques retouches étatiques et autoritaires, mais, finalement, il a été beaucoup plus libéral qu’on ne le dit souvent. Quant à la France du XIX’ siècle, elle n’a jamais été aussi libérale que l’Angleterre et les États-Unis - en particulier elle n’a jamais adopté le libre-échange intégral, et l’Etat est largement intervenu dans le domaine des transports et notamment dans la construction des chemins de fer. Mais pour le reste, on peut dire qu’il a « fichu la paix » aux créateurs de richesses. C’est dans un cadre libéral, créé par la Révolution, par la logique liberté-égalité-propriété, que l’économie française, malgré toutes sortes de handicaps et de malheurs a quintuplé son produit intérieur brut de Napoléon à la Belle Époque, et plus que triplé le produit par tête de ces citoyens.

(*) Agrégé d’histoire. Professeur d’histoire de l’Europe du Nord à l’Université de Paris IV-Sorbonne et directeur du Centre de recherches sur la civilisation de l’Europe moderne. Derniers ouvrages parus : Histoire de l’économie européenne, 1000-2000, Albin Michel, 2000.


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26 août 1789

La Déclaration des Droits de l'Homme et du citoyen est un des textes fondateurs de la démocratie et de la liberté en France. Elle a été proposée à l'Assemblée nationale française par le Marquis de La Fayette, un des inspirateurs avec Sieyès et Mirabeau. Elle est ensuite placée en tête de la Constitution du 3 septembre 1791.

Elle a pour fondement, énoncés dans les deux premiers articles, les cinq droits suivants :

Histoire

Le concept de droits de l'Homme est ancien, mais il a évolué pendant l’Histoire. Des droits naturels, intrinsèques à l'Homme, sont mentionnés dans des textes religieux (comme les Dix Commandements qui reconnaissent le droit à la vie, à l'honneur, etc.), littéraires (comme la pièce de théâtre Antigone de Sophocle, ou purement philosophiques (comme dans les textes de l’école de pensée du Stoïcisme).

Un événement marquant dans cette évolution a été la Magna Carta (1215), considéré dans le monde Anglo-Saxon comme la base du concept actuel de droit de l'Homme.

La première déclaration de droits de l’homme de l’époque moderne est la Déclaration des droits de Virginie (EEUU), écrit par George Mason et adopté par la Convention de Virginie le 12 juin 1776 (appelé en anglais le Bill of Rights).

Elle a été largement copiée par Thomas Jefferson pour la déclaration de droit de l’homme contenue dans la Déclaration d’Indépendance des États-Unis (4 juillet 1776), par les autres colonies pour la rédaction de leurs déclarations de droits de l’homme, et par l’Assemblée Française pour la Déclaration Française de Droit de l’Homme et du Citoyen.

Le texte

26 août 1789

Les représentants du peuple français, constitués en Assemblée nationale, considérant que l'ignorance, l'oubli ou le mépris des droits de l'homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements, ont résolu d'exposer, dans une déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés de l'homme, afin que cette déclaration, constamment présente à tous les membres du corps social, leur rappelle sans cesse leurs droits et leurs devoirs ; afin que les actes du pouvoir législatif et ceux du pouvoir exécutif, pouvant être à chaque instant comparés avec le but de toute institution politique, en soient plus respectés ; afin que les réclamations des citoyens, fondées désormais sur des principes simples et incontestables, tournent toujours au maintien de la Constitution et au bonheur de tous.

En conséquence, l'Assemblée nationale reconnaît et déclare, en présence et sous les auspices de l'Être Suprême, les droits suivants de l'homme et du citoyen.

Article premier - Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune.

Article 2 - Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l'oppression.

Article 3 - Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d'autorité qui n'en émane expressément.

Article 4 - La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi.

Article 5 - La loi n'a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société. Tout ce qui n'est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu'elle n'ordonne pas.

Article 6 - La loi est l'expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement ou par leurs représentants à sa formation. Elle doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse. Tous les citoyens, étant égaux à ces yeux, sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents.

Article 7 - Nul homme ne peut être accusé, arrêté ou détenu que dans les cas déterminés par la loi et selon les formes qu'elle a prescrites. Ceux qui sollicitent, expédient, exécutent ou font exécuter des ordres arbitraires doivent être punis ; mais tout citoyen appelé ou saisi en vertu de la loi doit obéir à l'instant ; il se rend coupable par la résistance.

Article 8 - La loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu'en vertu d'une loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée.

Article 9 - Tout homme étant présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait été déclaré coupable, s'il est jugé indispensable de l'arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s'assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi.

Article 10 - Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, mêmes religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi.

Article 11 - La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi.

Article 12 - La garantie des droits de l'homme et du citoyen nécessite une force publique ; cette force est donc instituée pour l'avantage de tous, et non pour l'utilité particulière de ceux à qui elle est confiée.

Article 13 - Pour l'entretien de la force publique, et pour les dépenses d'administration, une contribution commune est indispensable ; elle doit être également répartie entre les citoyens, en raison de leurs facultés.

Article 14 - Les citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d'en suivre l'emploi, et d'en déterminer la quotité, l'assiette, le recouvrement et la durée.

Article 15 - La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration.

Article 16 - Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution.

Article 17 - La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité.

L'interprétation

La déclaration n'institue pas mais expose ou rappelle les droits de l'homme qui ont été oubliés ou ignorés : ils existent donc déjà, étant inhérents à la nature humaine. Elle s'appuie donc sur une conception du droit naturel : les articles exposent des droits-libertés et non des droits-créances. L'État doit donc accepter tels quels ces droits antérieurs à la société politique. La société peut en revanche s'imposer des devoirs à l'égard de telle ou telle catégorie (assistance, éducation gratuite…) mais ceux-ci relèvent d'un autre texte, la constitution. La déclaration distingue les hommes des citoyens, les droits naturels des droits politiques. Les droits affirmés sont essentiellement individuels : pas de droit naturel pour la famille ou les collectivités professionnelles.

La liberté est initiale, antérieure à toute action d'un pouvoir politique quelconque. Les interdits sont des exceptions qu'il faut justifier (art. 4 & 5). La formulation tout ce qui ne nuit pas à autrui est cependant maladroite car elle peut justifier l'interdiction de la concurrence par exemple ou le protectionnisme. Les libertés publiques sont explicitées : liberté individuelle (art. 7,8,9), d'opinion (art. 10) et d'expression (art. 11).

Comme le précise l'art. 2 la société n'a pas de fins propres qui puissent justifier le sacrifice des droits mais elle est au service du droit naturel. La souveraineté réside dans la nation et la loi est l'expression de la volonté générale (art. 3 & 6). La loi est par ailleurs omniprésente, ce qui suppose une grande confiance en son égard. La Constitution de 1791 montrera plus de réserve en interdisant au pouvoir législatif de faire aucune loi qui porte atteinte aux droits naturels et civils.

L'égalité est une égalité en droits : la loi doit être la même pour tous (art. 6). Il ne s'agit pas évidemment d'une égalité des situations qui dépendent des capacités et des talents.

Cette déclaration expose partiellement les thèses libérales. Comme la Révolution française elle-même, elle reflète un compromis entre les idées libérales et les idées démocratiques.

Voir aussi

Bibliographie

2008, George H. Smith , "Declaration of the rights of Man and of the Citizen", In: Ronald Hamowy, dir., "The Encyclopedia of Libertarianism", Cato Institute

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21 juin 2012 4 21 /06 /juin /2012 21:07

De la justice privée

 

par François-René Rideau

 

 François-René Rideau  

 

François-René Rideau est l'administrateur du site Bastiat.org. C'est un fin connaisseur de la philosophie libérale du droit. Ce texte, qu'il vient de publier sur Le Québécois Libre, est une remarquable critique libertarienne du fonctionnement de la justice moderne, en référence notamment à l'actualité française.

 

 


          Il y a quelques années (en 2000), les politiciens français, « de gauche » et « de droite », se sont déchirés autour d'une loi « sur la présomption d'innocence ». En fait de débat d'idée, il n'y a eu qu'insultes, invectives et appels corporatistes, et les Français ignorent toujours tout du contenu de cette loi. Derrière le simulacre démocratique, les simples citoyens sont complètement dépossédés de la gestion de leur propre sécurité, effectuée en leur propre nom mais en dépit de leurs opinions. Leurs droits élémentaires peuvent être discutés, aménagés ou jetés aux orties, sans qu'ils n'en sachent ni ne comprennent jamais rien. Là comme ailleurs, la législation a pour principe l'oppression des faibles par les puissants, qui imposent arbitrairement leurs règles au nom d'une « majorité » parlementaire qui ne fait que cacher le fait que l'écrasante majorité des citoyens sont impuissants.

 

1) La législation, négation et caricature du droit 

          La législation n'est en fin de compte qu'un travestissement par lequel les escrocs politiques donnent à leur prédation l'apparence du Droit pour tromper le public plus facilement. C'est bien la conclusion de Christian Michel qui dans son essai Faut-il obéir aux lois de son pays? distingue brillamment quatre catégories de règles de conduite trop souvent confondues: morales, contrats, Droit, et législation. Toutes les « lois » émises par les États ne peuvent ni créer, ni modifier, ni complémenter, ni même préciser le Droit, mais seulement le contredire. Elles ne sont que des moyens détournés que les puissants d'aujourd'hui ont d'exercer un pouvoir usurpé et de s'enrichir.

          En effet, le Droit consiste à respecter la vie, la liberté et la propriété d'autrui. Le Droit reconnaît que chacun est propriétaire de son propre corps et de son propre esprit, et possède légitimement tout ce qu'il n'a pas pris de force ou par ruse à autrui, y compris tout ce qu'il a créé ou obtenu par un échange mutuellement consenti. Le Droit consiste donc à bannir le meurtre, l'asservissement, le vol, qu'ils soient accomplis par violence ou par tromperie. Dès lors, que peut donc décréter l'État qui ne soit pas une violation patente de cette vie, liberté et propriété?

          Toute déviation entre le Droit et la législation est une violation du droit des personnes que la législation oblige à agir contre leurs préférences. Toute interdiction d'une action honnête, d'une transaction consensuelle, etc., viole le droit de tous ceux qui voient leur action prohibée. Toute obligation viole de même le droit de ceux qui se voient forcer à agir, à parler, à payer, à l'encontre de leur conscience. [1]

          Même lorsque par hasard la législation coïnciderait avec le Droit, non seulement cette législation serait inutile car redondante, elle serait néfaste car le décret d'un texte grossier et immuable empêche la découverte dynamique des véritables et subtiles règles du Droit. Le principe même d'une législation comme règles imposées par un corps d'êtres supérieurs est incompatible avec les principes du Droit comme règles de découvertes par les citoyens égaux pour vivre ensemble paisiblement.[2]

 

2) Pacification contre réglementation

          Car quel est donc le but de la justice? De permettre aux hommes de vivre ensemble en paix, de résoudre leurs différends et de rétablir cette paix quand elle a été troublée. Une véritable justice est donc une entreprise de pacification de la société, qui cherche à résoudre les conflits existants, en évitant d'en introduire de nouveaux.

justice-privee09b.jpg          C'est ainsi que le meilleur système de justice possible est un système de justice privée: celui où les individus sont libres et responsables des choix relatifs à leur propre sécurité et à la résolution des conflits qui les concernent. Cette liberté-responsabilité, ou propriété, à la fois leur permettra de rechercher et les poussera à recherche les moyens de régler leurs différends au moindre coût. Et ce moindre coût sera dans l'arbitrage par un juge respecté par toutes les forces de police privées en présence, qui accepteront de faire respecter ses décisions plutôt que de se battre inutilement.[3]

          Un tel système de justice privée n'est pas une chimère utopique, mais une réalité plus que millénaire. Depuis plus loin que le Moyen-Âge, l'arbitrage par des tribunaux privés librement consentis est une pratique commerciale courante dans les pays libres (où le monopole et autres privilèges n'empêchent pas leur émergence) et tout particulièrement dans le commerce international (où il n'y a fort heureusement pas d'État mondial pour imposer un monopole). Voir par exemple des entreprises et associations actuelles comme l'AAA, le BCICAC, ou le BBB.

          À l'opposé, le mythe d'une « justice » venant « d'en haut » signifie qu'en fin de compte il y aura bien un tel « en haut »: un establishment de politiciens, bureaucrates, chefs de grandes entreprises, syndicalistes, journalistes et universitaires s'empare des rênes du pouvoir et fait valoir ses préférences et ses intérêts au détriment de ceux du public désorganisé et impuissant, en écrasant tout dissident.

          Derrière les beaux prétextes du bien commun, de l'ordre public, etc., invariablement avancés pour justifier leur usage, réglementation, administration et « justice » d'État sont des agressions qui violent la paix publique. Le moyen même sur lequel elles reposent trahit leur nature réelle de contrainte imposée aux uns en faveur des autres:

          Il se rappela qu'il y a à Paris une grande fabrique de lois. Qu'est-ce qu'une loi? se dit-il. C'est une mesure à laquelle, une fois décrétée, bonne ou mauvaise, chacun est tenu de se conformer. Pour l'exécution d'icelle, on organise une force publique, et, pour constituer ladite force publique, on puise dans la nation des hommes et de l'argent. – Frédéric Bastiat

          Pire encore, la possibilité même de législation favorable ou défavorable jette tous les citoyens les uns contre les autres dans une bataille politique permanente et sans merci de tous contre tous pour le contrôle de la législation, faisant de chaque électeur à chaque instant l'ennemi de tous les autres, troublant ainsi la paix civile.

          Enfin, comme le résume fort humoristiquement la loi d'escalade éristique, et comme le démontre formellement la loi de Bitur-Camember, toute tentative d'imposer un ordre artificiel venu d'en haut n'aboutit en fin de compte qu'à créer un désordre plus grand, auquel s'ajoute toutes les souffrances dues à cette imposition.

 

3) La collectivisation de la justice

          Dans un système de justice privée, il n'existe pas de crime sans victime « contre la société ». S'il n'y a pas de victime, alors il n'y a pas de crime; s'il y a des victimes, alors c'est à elles, et non à « la société » qu'il faut apporter réparation, faire amende honorable, etc., et c'est aux causeurs de tort, et non pas à des tiers innocents, d'apporter ces réparations. La seule conception de la justice compatible avec le Droit, c'est donc la justice rétributive: ceux qui ont causé du tort sont tenus de le réparer, dans la mesure de leurs moyens, quitte à s'endetter, à vie s'il le faut. Il s'agit d'une relation interpersonnelle privée entre des causeurs de tort et leurs victimes.[4]

          Au contraire, la législation crée de toute pièce de nombreux « crimes » et « délits » qui ne sont que les actions innocentes d'individus tous volontaires. La fausse notion de crime « contre la société » fait que l'on condamne des gens pour des faux crimes dont ils sont innocents, tout en laissant les vrais coupables impunis des crimes qu'ils commettent effectivement – contre d'autres individus. Le monopole « public » confisque aux victimes et les moyens d'obtenir justice, et les réparations que leur doivent les coupables. Les coupables mêmes sont dépossédés de leur liberté et de leur responsabilité et ainsi traités en sous-humains; loin d'être réhabilités, ils sont avilis et entraînés dans un cycle de violence et de criminalité. Quant aux innocents condamnés, ils sont les victimes les plus complètes du système. Toute cette soi-disant justice pénale n'est qu'une collectivisation de la justice au détriment de tous les individus concernés.

          Bien sûr, dans les cas où un causeur de tort n'est pas attrapé, ou a dilapidé ses biens mal acquis, il n'est pas possible d'obtenir de lui réparation. Dans un système de justice privée, les victimes potentielles ont donc intérêt à s'assurer; mais l'assurance est là encore une affaire privée entre les assurés qui se prémunissent des risques et les éventuels assureurs qui les couvrent – rôles confondus dans les mêmes personnes dans le cas de mutuelles, ou séparés dans le cas de compagnies d'assurances.[5] À l'opposé, dans un système de monopole « public », les victimes se retrouvent souvent sans compensation même quand le coupable est pris; et quand compensation il y a, c'est souvent le reste du public qui se retrouve comme autant de victimes innocentes forcées de payer à la place des coupables, en sus de devoir financer le fonctionnement de ce système inique.

 

4) Le monopole de la justice

          Les hommes de l'État se sont assurés le monopole de la justice, en absorbant ce qui était autrefois des systèmes de justice privés et en réprimant violemment toute concurrence émergente. Ainsi, les règlements privés par des juges librement consentis sont réprimés, leurs décisions bafouées au profit des parties en tort. Même les juges de paix, les prud'hommes et autres tribunaux d'arbitrage civils, autrefois institutions privées librement choisies par les parties, sont maintenant des monopoles territoriaux d'État, jouets dans les mains des syndicats et autres groupes de pression politiques.

          Ce monopole de la justice est non pas au service des citoyens, mais au service du pouvoir politique. Les dossiers ouverts ou clos au gré de l'administration sont autant de dénis de justice envers ceux que l'on ne protège pas, et de privilèges en faveur de ceux que l'on protège. Ceux mêmes auxquels ont dénie la justice doivent payer grassement en impôts pour la protection des privilégiés du pouvoir politique.

          Si on entend beaucoup de critiques vagues du système judiciaire, on entend par contre rarement parler de cas concrets: c'est parce que la « justice » censure systématiquement toute contestation d'une décision, toute mise en cause de ses membres, toute remise en question du système, avec des pseudo « délits » tels que diffamation envers un fonctionnaire, un dépositaire de l'autorité publique ou un citoyen chargé d'un service public par parole, image, écrit ou moyen de communication audiovisuelle, atteinte à l'autorité judiciaire par discrédit jeté sur une décision de justice. Les maîtres du système sont juges et partie, toute dissidence est impossible.

          D'ailleurs le monopole ne cherche absolument pas à faire régner la justice. Dans un réel système de justice, la justice privée, l'objet d'un jugement est la pacification des relations entre les parties engagées, aussi bien les éventuelles victimes et que les coupables. Avec la justice « publique », l'objet d'une condamnation est une déclaration de guerre de « la société » contre le coupable désigné.

          Dans les médias français, les avocats parlent du tribunal comme un lieu non pas pour faire régner la justice, mais pour « faire éclater la vérité » et permettre aux familles des victimes de faire leur deuil. Bref, dépenser les millions des contribuables en frais de justice, à nourrir des parasites d'avocats, juges et greffiers, pour faire le travail de l'église et de la religion, plutôt que celui de la justice, dont on admet que les institutions ne la recherchent pas. L'État a créé sa nouvelle religion officielle, son opium du peuple athée: la recherche d'une « vérité » officielle.

 

5) Choisir ses propres juges

          Les juges sont choisis par l'État, irresponsables, inamovibles. Ils ne sont pas impartiaux; ils ne sont pas indépendants; ils ne sont pas compétents (aux sens commun autant que juridique du terme); ils ne sont pas librement consentis. Les lois qu'ils font respecter sont des fausses lois. La soi-disant « indépendance » des juges vis-à-vis du pouvoir n'est que leur irresponsabilité, leur impunité.[6] En fait d'indépendance, les juges sont nommés par le pouvoir politique. Grimpent dans la hiérarchie ceux qui plaisent, ou du moins, qui ne déplaisent pas. Ceux qui déplaisent sont poussés plus ou moins fermement vers la sortie, ou sinon rangés dans un placard. De toute façon, ne sont admis que ceux qui acceptent le système, ne restent que ceux qui s'en accommodent.

          Parmi les mythes de la « démocratie », on fait souvent valoir un jury populaire comme solution de rechange aux juges d'un monopole. Mais si un jury populaire est le plus souvent plus impartial que juge d'État, n'étant manipulé qu'indirectement par l'État via l'Éducation nationale et les mass-médias, il est aussi plus ignorant, plus incompétent, et tout aussi irresponsable. Et il reste « guidé » par un juge de monopole qui présidera à ce que le jury pourra entendre ou ne pas entendre, et interprétera le verdict à sa guise.

 

« La législation n'est en fin de compte qu'un travestissement par lequel les escrocs politiques donnent à leur prédation l'apparence du Droit pour tromper le public plus facilement. »

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          Seul le libre choix de ses propres juges garantit que chacun aura affaire à des juges compétents, responsables, et surtout, respectés par les deux parties. C'est une condition nécessaire de toute pacification.

          Dans un système de justice libre, où les parties se mettent d'accord sur un juge, quid si une partie refuse de se soumettre à l'arbitrage, ou de se mettre d'accord sur un juge acceptable? Alors, elle doit alors faire face à des représailles. Ceux qui refuseraient les procédures admises pour régler pacifiquement les conflits perdraient le concours de leur police privée, qui ne voudra pas couvrir des forcenés: les contrats de défense par des polices privées contiendront des clauses spécifiant les juges dont la police s'engage à respecter et faire respecter les jugements. Dans le cas où une partie joue le jeu et l'autre ne le joue pas, les rapports de force donneront immédiatement raison à celle qui se montre honnête, via les forces de police. Dans le cas plus épineux où chacune des deux parties pense honnêtement jouer le jeu, mais rejette le principe de jeu de l'autre partie, alors, il y aura guerre, froide ou chaude.

          Encore une fois, aucun de ces cas épineux n'est éliminé par le monopole de la justice, qui ne fait dans chacun de ces cas qu'imposer le choix du politiquement plus fort sur le plus faible.

 

6) Prescription naturelle vs prescription artificielle

          Dans un système de justice privée, il y a une prescription naturelle, qui n'est pas autre chose que l'application du principe de présomption d'innocence: quand, les témoignages ayant disparu, il devient impossible d'établir avec certitude un crime, ou, ce qui revient au même, quand il n'est plus possible d'avoir confiance en ces témoignages qui sont encore disponibles, parce qu'on ne peut plus les recouper avec des données sûres, alors il devient ipso facto impossible qu'aucune poursuite aboutisse. Les coupables n'en sont pas moins coupables, mais il est devenu impossible de les identifier à coup sûr pour les faire payer.

          Bien sûr, si un élément nouveau apparaît auquel on ne s'attendait pas, qui permet de relier une personne identifiée à un acte établi comme ayant causé un dommage mesuré à une autre personne non moins identifiée, alors il est possible qu'une agression qu'on croyait naturellement prescrite s'avère réparable. C'est encore une fois une chose naturelle qui ne dépend pas de la moindre législation, ni du bon vouloir d'un parquet possédant le monopole de la réouverture de poursuites.

          La prescription artificielle, celle décrétée législativement, qui amnistie certains crimes, n'est rien d'autre qu'un déni de justice envers ceux qui sont privés d'une juste réparation. À moins que, quand les « crimes » amnistiés sont de faux crimes créés de toute pièce par l'appareil étatique, il ne s'agisse de l'affranchissement de victimes promises du système judiciaire. Dans les deux cas, c'est le signe d'un grave dysfonctionnement du monopole du système judiciaire vis-à-vis de son objectif avoué de faire régner la justice.

          Mais en fait, ce dysfonctionnement apparent n'est que le fonctionnement normal de cet appareil judiciaire dont la réalité effective est d'opprimer les individus au bénéfice de la classe des privilégiés de l'État. En matière de justice comme ailleurs, la réalité n'est pas dans le discours, mais dans les faits. Le discours, qui n'est pas nécessairement véridique, même s'il est le plus souvent sincère (car le bon escroc croit à son boniment), est là pour manipuler les autres individus vers une collaboration passive ou active avec le système que défendent les discoureurs à leur profit (ou du moins ce qu'ils pensent être leur profit).

 

7) Le mythe d'une justice préventive

          De prohibitions en soi-disant « principe de précaution », le monopole d'État se réclame souvent d'une soi-disant justice préventive. Or, la prévention ne relève pas de la justice, mais de la police.

          Prévenir des crimes qui n'ont pas été commis, cela ne peut pas être du ressort de la justice, car la seule vraie justice est rétributive. Dans un système privé cette prévention n'est donc pas du ressort de la justice, mais de la police et de l'assurance: c'est une affaire de police que d'arrêter les forcenés qui mettent la vie d'autrui en danger; c'est une affaire d'assurance que certaines personnes apportent des garanties de non-nuisance, ou de solvabilité en cas de nuisance, à d'autres personnes qui exigent une telle assurance comme préalable pour traiter avec ces premières en confiance. Ainsi, si des criminels préparent un mauvais coup, il n'y a rien là du ressort de la justice, puisqu'aucun crime n'a été commis; mais il y a tout du ressort de la police, pour éviter qu'un crime ne le soit.

          Bien sûr, l'action de la police pourra elle-même faire l'objet d'un règlement en justice, si elle fait objet d'une objection valable de la part des personnes improprement arrêtées par la police, ou dans le cas contraire de la part des citoyens que la police a omis de protéger comme elle s'y engageait. Mais il s'agit alors d'une affaire différente, d'une éventuelle contestation au regard de ce qui est reconnu comme étant du domaine de la police.

          Même la police la plus honnête et la plus efficace fera des erreurs, et paiera des réparations, à l'amiable ou après jugement, réparations qui entreront sur la facture des usagers, qui seront incités à rechercher la police commettant le moins d'erreurs et d'abus (voir mon article précédent sur les polices privées). A fortiori, les criminels notoires, les personnes peu fiables, etc., verront leur police d'assurance augmenter. Ils devront, pour pouvoir commercer avec autrui, donner des garanties, se soumettre volontairement à la prison, à la surveillance, ou toute autre mesure qui rassurera toutes les honnêtes gens qui sans cela refuseront d'avoir à faire à eux. Et ce sont ces criminels eux-mêmes qui paieront ce service, et non pas les contribuables!

          A posteriori, il est évident que tout ceci n'a aucun rapport avec la justice. Mais justement, le pouvoir de l'État repose non seulement sur la confusion entre police et justice, mais sur l'incapacité généralisée des citoyens à faire la distinction conceptuelle entre justice et injustice. Avec leurs faux concepts « sociaux » et leurs sophismes, les étatistes empêchent les citoyens de penser clairement la police, la justice et tout autre « bien public » monopolisé par l'État; les puissants peuvent alors subordonner ces « biens publics » à leurs propres intérêts privés et en déposséder ainsi le véritable public sans que celui-là ne soit capable d'articuler une opposition.

 

8) Les hors-la-loi

          Il y aura toujours des gens malhonnêtes, des psychopathes et autres forcenés, qui ne respectent pas autrui, et ne cherchent pas à résoudre et éviter les conflits mais au contraire s'entêtent à les aggraver et à en créer de nouveaux. Ces hors-la-loi ne seront pas plus arrêtés par une « justice » publique que par la justice privée. Seule une action de police les arrêtera, et comme nous l'avons vu précédemment (voir mon article sur les polices privées), la police privée serait plus efficace.

          Or, refuser de se plier aux sanctions, agresser des innocents pour obtenir leur soumission par la force, etc., c'est déclarer la guerre à la société. Et déclarer la guerre à une société d'hommes libres et armés, c'est la perdre, car ces hommes s'organiseront librement en de nombreuses associations qui rivaliseront d'efficacité jusqu'à mettre l'ennemi public hors d'état de nuire.

          Par contre, une fois les hommes soumis et désarmés par l'État, il devient possible à des criminels de prospérer, dans les zones de « non-droit » délaissées par la justice et la police. L'État est donc un facteur majeur de criminalité, par la désorganisation qu'il induit chez les citoyens.

          Pire encore, en collectivisant la justice, le monopole d'État transforme des conflits privés en conflits publics. Nombreux sont les criminels qui se justifient comme rebelles « contre la société », alors que chacune de leur victime est un individu privé.

          Un véritable système de justice privée ne permettrait pas la création de cette caste de criminels. Tous les conflits resteraient délimités; les agresseurs prendraient nécessairement conscience du caractère interpersonnel de leurs actes; une agression ne transformerait pas le transgresseur en criminel, mais en débiteur.

 

9) La prison, école du crime

          En prison, les criminels en herbe deviennent des criminels patentés. Entre les prisonniers, c'est la loi du crime qui règne. C'est la loi du crime qu'apprennent les incarcérés. Les faibles sont victimes des sévices des criminels.

          Empêcher les prisonniers de travailler, c'est les priver des moyens d'acquérir et de préserver leur dignité. Le principe du système carcéral est l'humiliation des coupables: les maintenir moins qu'humains. Ce principe est en contradiction totale avec leur réhabilitation, qui consiste à les rendre humains à nouveau. La prison et les autres peines du système de « justice pénale » répondent à la violence illégale par la violence institutionnelle.

          Avec la justice rétributive, les coupables ne seraient pas sortis de la société pour devoir y rentrer de nouveau. Ils seraient plus complètement intégrés qu'ils ne l'étaient auparavant (à moins d'être des hors-la-loi forcenés, qui seront mis hors d'état de nuire). Ils ne seraient pas ennemis de la société entière, mais des causeurs de torts devenus débiteurs de leurs victimes. Ils seraient confrontés au mal qu'ils ont fait, et n'auraient pas de prétexte pour se retourner contre des tiers innocents. Leur condamnation aurait pour but et pour effet de faire retrouver la paix aux parties engagées et de diminuer la violence de la société.

 

10) La peine de mort

          En l'absence de justice pénale, il n'y aurait pas de peine capitale, pas plus qu'aucune autre peine. La mort, la peine, n'a jamais rien réparé. Tuer ne peut donc jamais être un acte de justice. Dans un système de justice libre, une peine de mort ne peut pas être prononcée. Par contre, tuer peux être un acte de police, ou peut être un acte de guerre – d'ailleurs les deux activités ne se distinguent que par le consensus censé entourer la première, tel que l'implique sa dénomination. Dans un système libre, il n'y a pas de distinction de droit entre police et guerre; la seule distinction de droit se trouve entre action violente légitime (arrêter un agresseur, neutraliser un hors-la-loi) et action violente illégitime (s'en prendre à des innocents, abuser de sa force, commettre une bavure, faire des victimes collatérales, etc.).

          Ainsi, face à un agresseur et autre ennemi qui refuse de faire la paix, voire face à un hors-la-loi forcené qui nie le Droit lui-même, il n'y a parfois pas d'autre moyen que d'user de violence. Et compte tenu de la résistance de l'ennemi, tuer est parfois nécessaire. Il n'est pas forcément choquant qu'un assassin soit exécuté, si rien d'autre ne l'empêche immédiatement et durablement à la fois de commettre ses forfaits. Plus tôt un assassin récidiviste forcené comme Marc Dutroux ou Saddam Hussein est mis hors d'état de nuire, plus de vies innocentes sont sauvées. Plus longtemps on le laisse agir sans résister, plus de vies innocentes sont perdues.

          Cependant quand apparaît la triste nécessité de tuer un ennemi autrement irréductible, la justice est orpheline. Il n'y a aucune justice à supprimer un être humain; les victimes n'ont été en aucune mesure compensées par le coupable. Cette mesure de police pourra éviter bien des désagréments, et bien des crimes futurs envers des victimes potentielles; mais la justice ne peut sanctionner que des faits avérés, et présume un homme comme innocent jusqu'à preuve du contraire – preuve qui ne peut pas exister pour un crime futur qui est forcément virtuel.

 

11) Le monopole procédurier

          Les procédures sont un outil par lequel est censément garanti le respect des droits des individus confrontés à l'appareil policier et judiciaire. Le problème est qu'il y a actuellement un monopole; ce qui implique qu'il n'y a pas d'ajustement dynamique des procédures et de leur application aux besoins du public, mais un contrôle de ces procédures à l'avantage des puissants.

          Ainsi, lors d'une poursuite judiciaire, les procédures alourdissent un processus qui pourrait sinon être simple, et rendent la justice peu rentable. C'est un déni de justice envers les victimes et les agresseurs qui auraient pu chercher une solution si elle avait été moins chère; c'est aussi une lourde charge pour le contribuable, innocent écrasé par l'impôt. Pire encore, un vice de forme annule actuellement toute la procédure, unique du fait du monopole, et constitue alors un déni de justice envers les victimes qui ne sont pas responsables des fautes des agents de l'« ordre » qui ont commis le vice de forme.

          Dans une justice libre, il n'y a pas de monopole de la justice, ni de monopole pour définir les procédures et les imposer à des parties non consentantes. Par contre, il y a un marché libre de la justice, qui punira ceux qui useront de moyens universellement réprouvés, et refusera toute validité aux preuves obtenues dans le mépris des formes reconnues comme nécessaires pour établir leur authenticité.

          Ainsi, un policier brutal, un avocat malhonnête, un procureur indélicat, sera poursuivi en justice et devra réparer les conséquences de ses abus ou délits. D'ailleurs, les désagréments imposés sans brutalité excessive et de bonne foi à des personnes avérées innocentes seront aussi l'objet de réparations. Un innocent pourra réclamer compensation pour le temps perdu; un coupable même pourra réclamer compensation pour toutes mesures excessives et inutiles prises à son encontre.

          Ainsi, un agent de l'ordre verra sa police d'assurance augmenter au point que s'il est trop brutal ou malhonnête, ou simplement peu perspicace dans le choix des personnes qu'il importune, il sera inemployable comme agent de l'ordre. Chaque entreprise de police, chaque assurance spécialisée pour policiers, pourra définir des règles de procédure dans le sein desquelles elle s'engage à défendre et couvrir ses employés ou souscripteurs, même s'ils sont reconnus « coupables » au cours d'opérations respectant ces règles. Le coût de cette couverture retombera bien sûr sur les souscripteurs du service de police, et ne sera donc pas externalisée sur les victimes de bavures, comme c'est le cas actuellement. Enfin, chaque propriétaire pourra aussi définir des règles de police auxquelles se soumettre pour la traverser de son domaine, pour éviter de rendre des coûts de police trop élevés.

          Les droits des individus faisant face aux forces de l'ordre seront donc préservés de façon efficace. Et en même temps, cela n'aboutira pas à relâcher le moindre criminel pour vice de forme. Car si un abus policier, un vice de forme judiciaire, etc., peut mener à des réparations envers un prévenu (coupable ou innocent) ou à l'annulation d'une procédure à son encontre, cela ne mènera pas forcément à l'annulation de toute procédure à son encontre. Comme il n'y a pas monopole de la procédure, une autre procédure peut concurremment être lancée, contenant toutes les pièces sauf celles invalidées. L'agent de l'ordre incriminé devra répondre de ses actes, mais le criminel n'échappera pas à sa responsabilité parce qu'un agent de l'ordre aura mal fait son travail.

          Ainsi, dans un système de justice libre, chacun peut financer les actions qu'il juge utile, en en assumant les conséquences; alors que dans un monopole de la justice, il y a nécessairement abus policiers impunis et criminels notoires relâchés.

 

12) Le clientélisme des hommes de « loi »

          Le monopole de la justice donne l'occasion à toute une clique de parasites de s'installer dans les coulisses du pouvoir et de vendre leur influence à ceux qui ont les moyens et l'absence de scrupule nécessaires pour les acheter. Ce sont des notables (non, pas « les » notables) qui fréquentent les mêmes écoles et les mêmes cercles sociaux que les avocats, les juges, les législateurs, et leurs syndicats et bénéficieront d'un traitement de faveur, ne fût-ce que par la familiarité que les uns auront pour la cause des autres, leur façon de penser, leur intérêt.

          « Indépendants », c'est-à-dire irresponsables, les hommes de loi sont payés non plus pour réconcilier les intérêts des parties, mais pour les opposer. Ils ne servent aucun autre intérêt que le leur propre, celui de l'idéologie qu'ils font leur, et par laquelle ils sont sélectionnés. Les juges d'un monopole peuvent être aussi partiaux, iniques et incompétents qu'ils le souhaitent, et ne s'en priveront pas, tant que cela ne nuit pas au pouvoir en place.

          Dans un système de justice privée, au contraire, chaque juge, chaque avocat (il n'y aurait pas de procureur), chaque greffier, etc., serait directement responsable devant ses clients. Ainsi par exemple, un juge prendrait-il des décisions non respectables, elles ne seraient pas respectées, car il y aurait un appel; les parties ne prendraient même pas la peine de consulter un juge réputé peu fiable sur le sujet qui les concerne, car ce ne serait que perte de temps et d'argent. Un mauvais juge perdrait bientôt ses clients, pour faire place à de meilleurs juges. Comme l'application de leurs décisions dépend du bon vouloir de forces de police privées, elles-mêmes contrôlées par les usagers qui choisissent de les financer, les juges ne pourraient pas se contenter de donner des opinions arbitraires, mais devraient pouvoir les articuler de façon assez convaincante pour qu'il n'y ait pas appel. Étant pleinement responsables de leurs décisions, ils pourraient eux-mêmes être jugés et condamnés si au cours d'un appel, d'une révision du procès, ou d'une plainte ultérieure, ils ont mal fait leur travail.

          Dans le système de monopole public, les hommes de « loi » sont des prédateurs, juges et parties pour créer toujours davantage de lois, de réglementations, de conflits artificiels qu'ils seront payés à la fois à créer et à réparer, dans un immense racket légal. Un exemple « patent » des résultats de ce lobbying législatif, les brevets, piège dont le seul effet économique certain est d'engraisser les avocats spécialistes en propriété industrielle aux dépens du public. Dans un système de justice privé, il n'y aurait pas de législation, et donc pas de la création possible de tels conflits artificiels, pas d'inflation réglementaire, pas de rente légale; les hommes de loi devraient gagner leur vie honnêtement à résoudre les problèmes des gens plutôt qu'à les prolonger.

 

13) Conclusion: la justice privée est la justice responsable

          Un système de « justice » dit « public » n'est rien d'autre que le monopole des services de justice; et en matière de justice comme en toute autre matière, le monopole c'est la déresponsabilisation des fournisseurs et la spoliation de tous les usagers. Les fournisseurs de service sont alors incités à se montrer incompétents et à suivre leur propre intérêt au détriment du public qu'ils prétendent servir, mais dont le monopole a précisément pour effet de l'empêcher d'être servi selon sa propre volonté. La véritable justice émerge de la liberté pour chacun de choisir quelles lois il veut faire respecter; liberté qui rend à chacun la liberté-responsabilité de ses actes, c'est-à-dire sa propriété de soi-même comme agent moral et légal.

 

[1]: Toute intervention dans la vie d'autrui se fait forcément au détriment des préférences des citoyens opprimés, que le principe même de l'intervention consiste à écraser – à commencer par les citoyens taxés pour payer la coûteuse intervention dont ils se seraient bien passés (preuve en étant que la législation doit les forcer à payer). Toute réglementation économique n'est que le moyen pour les politiciens de donner un avantage aux grands groupes industriels établis au détriment des concurrents potentiels et des petits entrepreneurs, la réglementation du travail servant surtout à enfermer la majorité dans le carcan du salariat. Tout « sauvetage » financier n'est que le transfert direct de richesse dépouillant les travailleurs productifs pour engraisser les actionnaires « sauvés » et donner du pouvoir aux administrateurs « publics » qui vont gérer la manne.
[2]: On lira utilement ce court mais éclairant texte de Pierre Lemieux, Why Should We Follow Rules? From shaving in the morning to restraining Leviathan. Pour une étude approfondie du sujet, La liberté et le Droit de Bruno Leoni explique comment le Droit fonctionne largement en absence de législation, et comment la législation contredit les autres principes du Droit. Si ce livre ne tente pas de réfuter complètement toute légitimité à la législation, il n'en sape pas moins tous les prétextes habituels par lesquels celle-ci est présentée comme la source du Droit.
[3]: Comme théoricien de la justice comme équilibre de forces notamment Émile Faguet.
[4]: Voir, de Christian Michel, Faut-il punir les criminels? et autres articles sur liberalia.com.
[5]: Au sujet de la mutualisation des risques, et de ce progrès qu'est la spécialisation des tâches dans la couverture des risques, voir Des salaires de Bastiat.
[6]: Lire par exemple de Claude Reichman Il faut en finir avec l'impunité des magistrats.

 

François-René Rideau est un informaticien français qui vit désormais aux Etats-Unis..Parmi les sites qu'il anime, Bastiat.org est consacré à l'oeuvre de l'économiste libéral Frédéric Bastiat, Le Libéralisme, le vrai contient ses essais, et Cybernéthique est son blog apériodique.


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La Justice Dans Une Anarchie Capitaliste (for)





Définition

La justice peut être définie comme le fait de rendre à chacun ce qu'il mérite et de traiter chacun comme il le mérite.

Dans l'optique libérale classique, la justice est rendue par une institution judiciaire qui veille à l'application des lois.

Dans l'optique libertarienne, la justice est rendue par un arbitre (qui peut être privé) dans le but de régler pacifiquement un conflit entre individus ou groupes d'individus (associations, entreprises).

Deux concepts

Selon Aristote, puis Saint Thomas d'Aquin[1], il existe deux concepts de Justice : la justice commutative et la justice distributive.

La justice commutative se préoccupe des relations entre individus dans une même communauté (elle préconise l'échange, le contrat, et tend vers le principe : à chacun selon son mérite).

La justice distributive se préoccupe des relations de la communauté considérée comme un tout à l'individu (elle tend vers la redistribution autoritaire selon le principe : à chacun selon ses besoins). La question difficile du choix du critère de distribution n’est pas tranchée, ou plutôt est tranchée de façon arbitraire.

  1. ^  « La distinction entre ces deux espèces fondamentales de la justice se rattache étroitement à la distinction que nous avons établie entre la justice légale et la justice particulière. La justice particulière vise en effet une personne privée, qui n'occupe d'autre place dans la communauté que celle qu'occupe une partie quelconque à l'intérieur d'un tout. Or si l'on considère l'une de ces parties par rapport à une autre partie, on voit naître un simple rapport entre deux personnes privées, et les rapports de ce genre sont régis par la justice commutative, régulatrice des échanges qui s'établissent entre deux individus. Mais on peut considérer au contraire l'ordre qui s'établit entre le tout et ses parties, c'est-à-dire l'ordre qui répartit entre les différents individus ce qui leur appartient en commun; les rapports de ce genre sont régis par la justice distributive, qui veille à ce que chaque membre de la communauté reçoive la part proportionnelle des biens communs à laquelle il a droit (Sum. theol., lIa Ilao, 61, 1. Concl.). Dans l'un et l'autre cas la justice demeure fidèle à sa fonction propre, qui est d'assurer le juste milieu et de maintenir l'égalité entre les deux parties en présence, mais cette égalité n'est pas de même nature selon qu'il s'agit de justice commutative ou de justice distributive. » (Saint Thomas, Textes sur la morale, traduits et commentés par Étienne Gilson, éd. Vrin)

Justice libérale

Le libéralisme fait de la justice le point central de ses réflexions : qu'est-ce qu'une société juste, où ne règne pas la loi du plus fort et où les droits de chacun soient respectés ? On peut dégager deux tendances :

Voir aussi

Citations

  • La privatisation des tribunaux civils est tout à fait concevable et réaliste. Il existe présentement aux États-Unis des milliers d'arbitres privés auxquels les parties à un contrat peuvent librement recourir pour régler un litige, et pareil recours est souvent prévu à l'avance dans les contrats. Devant l'inefficacité des tribunaux de l'État, observe Rothbard, les sociétés d'arbitrage privées sont florissantes. (Pierre Lemieux, l'anarcho-capitalisme)
  • Dans une telle société (anarcho-capitaliste), la loi est un produit du marché. Une cour de justice vit de la facturation des services d'arbitrage qu'elle rend. Son succès dépendra de la réputation qu'elle obtiendra du point de vue de l'honnêteté, de la fiabilité, de la promptitude et de l'attrait auprès de ses clients potentiels de l'ensemble des lois qu'elle applique. Les clients immédiats sont les agences de protection. Mais une agence de protection elle-même vend un produit à ses clients. Dans ce produit entrera le ou les systèmes juridiques des cours de justice dont elle est cliente, et sous lesquels ses clients seront par conséquent jugés. Chaque agence de protection essayera d'entrer en affaires avec les cours de justice dont le système juridique plaira le plus à ses clients. (David Friedman, Vers une société sans État)
  • Au cours de l'histoire, les hommes de l'État ont confisqué les droits de la victime. Ils vont jusqu'à inventer des victimes, comme "l'ordre public" que personne n'a jamais vu et mais qui est toujours prêt à se dire agressé. Le danger dont l'histoire révèle la manifestation constante est que la technique pour accéder au pouvoir et s'y maintenir est la fabrication de délits dont le pouvoir peut ensuite dénoncer les auteurs. Lorsque les hommes de l'État ont la faculté de déclarer que "la société" est une victime, chacun de nous devient un criminel potentiel. Retirer l'administration de la justice aux hommes de l'État est essentiel à notre liberté. (Christian Michel)
  • Justice : un produit plus ou moins frelaté que l'État vend au citoyen pour le récompenser de son obéissance, de ses impôts et des actions civiles qu'il exerce[2]. (Ambrose Bierce, Le dictionnaire du diable) (humour)
  1. ^  La fin de la phrase essaie de rendre le jeu de mots intraduisible "personal service" (assignation en justice). Citation originale : Justice: a commodity which is a more or less adulterated condition the State sells to the citizen as a reward for his allegiance, taxes and personal service.

Autres sources

  • 1983, Jerold S. Auerbach, Justice Without Law? Resolving Disputes Without Lawyers, Oxford: Oxford University Press
  • 1997, Steven Lukes, “Social Justice : the Hayekian Challenge”, Critical Review, 11, 1 : 65-80

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19 juin 2012 2 19 /06 /juin /2012 23:06

DOIT-ON OBEIR AUX LOIS ?

Christian Michel

Doit-on obéir aux lois ? Il y a quelques années, ma réponse à cette question était très indulgente : Si obéir aux lois vous fait plaisir, si vous avez l’impression que cette soumission favorise votre épanouissement personnel, il ne faut pas vous priver. Soyez respectueux des lois de votre pays.

 

Je dois ajouter qu’en ce qui me concerne, l’obéissance aux lois ne m’apporte aucune satisfaction. Au contraire. Pour la plupart, les lois de mon pays et de ceux où j’ai résidé me paraissent arbitraires, stupides, contradictoires, humiliantes pour ceux auxquels elles s’appliquent et singulièrement partiales en faveur de ceux qui les font.

 

Mais enfin, pensais-je à l’époque, s’il y en a à qui ça convient d’être asservis, qu’ils le soient ; tout ce que je leur demande est de me laisser tranquille. Aujourd’hui, mon point de vue a changé. La tolérance envers ceux qui se soumettent aux lois ne me paraît plus une position moralement défendable. C’est l’évolution de ma réflexion à ce sujet que je voudrais partager avec vous ce soir.

 

Dans notre quotidien, nous en faisons tous l’expérience, nous sommes tenus de nous plier à une série de règles. Je vous suggère de les classer en 4 catégories.

  1. Les morales, comme celles que nous proposent d’anciennes sagesses, des religions, des philosophies, mais pas seulement elles
  2. Les contrats, qui créent des obligations entre les parties, et ces formes particulières de contrats que sont les règlements des différentes associations, [1] au sein desquelles nous passons la plus grande partie de notre vie, que ce soit une entreprise, un club sportif ou de bridge, ou une co-propriété d’immeuble
  3. Le Droit, qui est comme la trame de fond de tous ces contrats et règlements
  4. Et enfin, la législation des différents pays

 

Chacun de ces ensembles de règles remplit une fonction différente.

 

1.  Les morales

Une morale est comme notre législation personnelle. Nous effectuons des choix en fonction de nos valeurs et nous établissons une hiérarchie entre ces valeurs. Le désir d’argent ou de pouvoir polarise l’activité de certains, d’autres trouvent leur vocation dans la famille, la culture, la spiritualité… Nous ne faisons pas l’économie d’une morale, même si elle est souvent lourde d’exigences, car nous avons conscience que notre existence, à l’instar de tout système, doit être organisée selon des lois. Sans elles, nous vivrions dans la dissipation, de même que trop de rigidité dans leur application nous ferait manquer tout ce que la vie dans son imagination nous offre de chances.

 

Une longue tradition de sagesses nous est transmise pour nous aider dans nos choix de vie. Les familles d’abord en sont les vecteurs, mais aussi de façon plus élaborée, les églises et la philosophie. Aucune de ces traditions, ne s’est développée en vase clos.[2]  Toutes se sont enrichies de la rencontre avec d’autres sagesses (le christianisme juif avec la philosophie grecque, le bouddhisme avec les cultures d’Extrême-Orient…), et cette fertilisation croisée ne cesse de s’accélérer. Une poignée seulement d’européens avaient eu l’occasion de suivre l’enseignement d’un gourou indien ou de maîtres soufis avant le 19ème siècle, peu aujourd’hui échappent à l’influence de sagesses venues d’ailleurs.

 

Le dialogue avec de multiples traditions nous aide à prendre conscience de ce que pourrait être la « bonne vie ». Les grecs l’appelaient  eudaimonia et elle était pour Socrate une existence consciente, réfléchie,intégrée à la Cité. Les chrétiens, eux, nous parlent d’une toute autre « bonne vie » que celle idéalisée par les grecs, un pèlerinage terrestre illuminé par l’amour pour le Christ. Et celle-là même n’est pas non plus la vie libérée des passions et des entraves terrestres à laquelle aspirent les bouddhistes, ni celle des humanistes, des objectivistes (et finalement aucune n’est la course quotidienne des travailleurs/consom­mateurs endettés et stressés que mène la majorité de nos contemporains).

 

La Vérité ne donne aucun droit

Toute grande morale se présente comme la Vraie Voie. Si elle se donnait d’emblée comme fausse, quelle serait son attrait ? Néanmoins, nos modernes maîtres à penser soutiennent qu’il ne faut tenir aucune de nos convictions morales pour vraies, ce serait de l’intolérance.  Ce relativisme est logique dans le contexte du paradigme politique dominant à notre époque. Lorsque tout est politique, c’est-à-dire lorsque des hommes et des femmes, au nom de quelque institution appelée l’État, s’arrogent le monopole légal de nouer et dénouer les relations au sein de la société, lorsque nous avons besoin de leur autorisation pour passer un contrat d’achat, d’embauche, de location, même de mariage, le contrôle de l’État est un enjeu vital. La possession de la Vérité devient l’argument de choix pour légitimer la conquête du pouvoir. Tout se passe alors comme si nos contemporains craignaient tant la résurgence des atrocités perpétrées au cours de l’Histoire par les porteurs de Vérité qu’ils en venaient à commettre une erreur de logique. Car le danger n’est pas, comme ils l’estiment, que certains se proclament détenteurs de la Vérité, mais que l’organisation politique leur en confère le monopole et interdise aux autres de vivre dans l’erreur. Posséder la Vérité m’oblige en conscience à la révéler, rien de plus, et si d’aucuns préfèrent persister dans l’erreur et en supporter seuls les conséquences, qui d’autre est lésé, et qui donc serait fondé à s’y opposer et au nom de quoi ?

 

Il faut bien qu’il en soit ainsi. Ce ne pourrait pas être notre vie si les lois qui lui donnent du sens nous étaient imposées de l’extérieur. La recherche de l’ eudaimonia requiert notre engagement personnel. Celui qui n’agit pas de son propre chef, mais sous la contrainte d’autrui, c’est-à-dire sans être responsable de ses actes, ne saurait être récompensé ni condamné. Car ce n’est pas l’acte qui fait de nous un sujet moral, mais la liberté de le poser. C’est pourquoi nous ne jugeons pas un otage qui emmène des terroristes dans sa voiture sous la menace d’une arme ; bien qu’il ait aidé ces criminels, ce n’était pas son intention. Et de même, le musulman de La Mecque n’est pas vertueux pour être tempérant. Grand au contraire doit être le mérite aux yeux d’Allah de celui qui respecte les interdits du Coran en terres infidèles, où la tentation est permanente. Et on ne reconnaîtra non plus aucune générosité à l’acte du contribuable qui règle ses impôts. Ainsi les politiques  « d’ordre moral » aboutissent paradoxalement à étouffer la vertu, puisqu’il ne saurait y avoir de vertu sans la liberté de choisir le vice.  

 

La spécificité des lois morales est de se présenter comme universelles, mais de ne s’appliquer qu’à ceux qui les désirent. Car les lois morales sont un don. Elles nous sont proposées, élaborées par une longue tradition de sagesses pour éclairer notre vie, et comme n’importe quel don, il nous appartient de nous l’approprier ou de le refuser.

 

2.  Les règlements

Souvent ceux qui partagent les mêmes convictions souhaitent se relier au sein d’une association. Elle leur facilite la pratique d’une vie disciplinée au milieu de gens qui en partagent l’idéal et peuvent s’entraider. Les exemples caractéristiques de ce type d’associations sont les syndicats, les églises, les organisations humanitaires et militantes, les entreprises… Mais en fait il est peu de projets que nous pouvons mener en solitaire, c’est pourquoi il existe une telle diversité d’associations, depuis la famille jusqu’aux groupes ethniques, aux cercles culturels et aux clubs de loisirs. Certaines associations, plus ou moins structurées, peuvent compter des millions de membres de par le monde, comme celles que forment les grandes religions, l’internationale socialiste, les diasporas juive et chinoise, et nous en recenserions bien d’autres si l’organisation forcée des sociétés humaines en États, et même en États-nations, n’en avait empêché l’émergence.

 

Chacune de ces associations édicte des règles. Contrairement aux lois morales, ces règles peuvent être imposées.

 

Des règles contraignantes sont justifiables en effet au sein d’une association, puisqu’elles ont été acceptées par tous les membres et dans tous leurs effets. Adhérer en fin de compte n’est rien d’autre qu’approuver le règlement. Chaque candidat appose sa signature aux statuts, ou à un bulletin qui leur fait référence, ou à une lettre d’embauche. [3]  Selon l’expression consacrée, une association est un « nœud de contrats », liant des adultes consentants entre eux, et liant l’association et le monde extérieur. Il est bien clair que de tels contrats dûment souscrits sont aussi réels et valides que le mythique « Contrat social » est bidon.

 

L’adhésion libre et volontaire à l’association est le critère de légitimité de son règlement. On peut encore discuter à l’infini de savoir ce qu’est un consentement « libre et volontaire ». L’amoureux qui dit « oui » consent-il aux obligations du mariage ou est-il ensorcelé par la femme qu’il aime ? Disons que le fait de s’engager par écrit pour qui n’est ni un enfant ni mentalement déficient constitue une preuve suffisante d’accord, ou alors rien ne saurait l’être.

 

Le règlement peut prévoir des sanctions en cas de manquement à ses obligations. Suivant la nature de l’association, un club de bridge n’ayant pas les mêmes exigences qu’une milice, le candidat à l’adhésion s’assurera prudemment que les sanctions sont raisonnables. Il les voudra proportionnelles à la faute commise. Il s’assurera qu’une procédure indépendante et contradictoire est prévue avant tout jugement. Les journalistes, les juristes, les syndicats, entre autres observateurs de la société, comptent parmi leurs attributions de repérer et mettre en garde l’opinion devant les pratiques déraisonnables et dangereuses de certaines associations.

 

Le nouvel adhérent accepte les contraintes d’un règlement tout simplement parce qu’il leur reconnaît une certaine efficacité dans la réalisation de son projet. La vocation du comédien étant de monter des spectacles, celle du pompier d’éteindre des incendies, ils se soumettent à la discipline d’apprendre leur texte et d’entretenir le matériel.

 

Puisque toute association est constituée volontairement par ses membres dans le seul but de réaliser leur projet, la contrainte du règlement peut être levée dans nombre de cas, notamment lorsque le but de l’association est atteint, ou devient hors de portée, ou lorsqu’un membre déclare qu’il ne veut plus être soumis au règlement. Ce retrait de l’association est parfois coûteux moralement et financièrement, à la mesure de la solennité de l’engagement pris. Un mariage, une entrée en religion, un contrat d’emploi, ne seraient pas la conséquence de décisions graves et responsabilisantes si les remettre en cause ne provoquait pas un déchirement. La faculté pour chaque être humain de se plier à des règlements lorsqu’une association peut faire aboutir son projet, et de se défaire de ces mêmes règlements pour ne plus connaître que les disciplines de la morale et du Droit, cette faculté s’appelle tout simplement la liberté.

 

3.  Le Droit

 

Surplombant la mise en œuvre des lois morales et des règlements, le Droit établit le cadre général des relations humaines. En effet, au sein d’une association, les relations sont limitées à la coopération nécessaire pour faire aboutir le projet commun. Or notre vie ne se limite pas aux activités professionnelle et associatives.[4]

 

 Il existe un très grand nombre d’individus (en fait, quelques 6 milliards) avec lesquels nous n’entrerons jamais en relation. Nous ne le souhaitons d’ailleurs même pas. Le hasard seul nous les fera un jour coudoyer. Ce sont les passants, les étrangers, héritiers parfois des traditions les plus éloignées des nôtres. Aucun règlement ne naîtra d’un projet avec eux. C’est pourquoi en leur présence nous nous référons à une règle donnée d’avance, une loi valable pour tous les humains, qui assure au moins la sécurité de ces rencontres aléatoires.

 

En la qualifiant d’universelle, nous comprenons que cette règle prévaut aussi sur les règlements des associations. En effet, que pourrions-nous opposer au règlement d’une milice qui réclamerait de ses membres qu’ils aillent tabasser régulièrement quelques allogènes, ou aux diktats d’un État racketteur et expansionniste ?

 

Nous appelons cette méta-règle : le Droit, et les caractéristiques du Droit nous apparaissent alors clairement :

 

  • Il doit être universel, applicable à tous les humains
  • Pour être recevable universellement, les jugements rendus selon le Droit doivent se référer à des critères objectifs, connus d’avance, vérifiables, indépendants de la culture et du degré de développement économique des populations

Droidloms

Le Droit dont nous venons de définir les caractéristiques ne se confond donc nullement avec les chimériques « Droits de l’Homme », tels ceux proclamés par l’Assemblée Constituante de 1789 et ceux (encore plus fantaisistes) de l’ONU. Les rédacteurs de ces textes (en tous cas, celui de 1789) avaient pourtant bien vu deux éléments essentiels. Ils avaient compris que le Droit prévaut sur tous les règlements, y compris sur ceux de ces organisations particulières qu’on appelle les États. Chacun doit pouvoir faire appel au Droit contre les lois de son propre pays qui ne s’y conformeraient pas. Ils avaient correctement perçu en outre que le Droit est déjà là, il n’est pas l’œuvre d’un juriste inventif ou de quelque assemblée démocratique, il est « déclaré » à un moment de l’Histoire, mais il existait de tout temps (comme existent d’autres lois, celles de la physique ou de l’hérédité, avant qu’elles ne soient reconnues par les scientifiques et énoncées de plus en plus finement à mesure de l’avancement de leur connaissance du sujet).

 

Mais ce tâtonnement dans la découverte du Droit que représente la Déclaration de 1789 trahit encore la confusion des juristes de la Constituante entre morale, règlement et Droit. Ils ne pouvaient accepter de perdre le contrôle sur la société. La liberté qu’ils nous proposent n’est pas celle des hommes et des femmes, mais celle du « peuple », sous la houlette de ses guides. Il suffit de lire quelques articles de ce texte pour comprendre que les droidloms [5] ne remplissent aucunement les critères d’universalité et d’objectivité que nous attendons :

 

  • Article 10 : « Nul ne peut être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi. »
  • Article 11 : « … tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. »
  • Article 17 : « La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige absolument... »

 

Il existe donc des lois supérieures à ces « droits » si solennellement proclamés, puisque ces lois peuvent les rogner, voire les annuler, selon le bon plaisir du législateur. En termes clairs, cette majestueuse et universelle Déclaration ressasse à chaque article la définition pernicieuse de Montesquieu, que n’aurait pas désavouée Staline : « La liberté consiste à faire tout ce que les lois permettent », [6] ­­et si elle ne le permettent pas, c’est le même prix.

 

Quant aux « droits » énumérés par la Déclaration des Nations Unies de 1948, ils ont encore plus l’allure d’une lettre au Père Noël et écrite par quelqu’un qui aurait l’âge mental d’en envoyer. Comment garder son sérieux quand une assemblée de diplomates, dont la moitié vient de pays où l’on meurt de faim et où l’on persécute avec enthousiasme les minorités ethniques, affirme « le droit à une nationalité », « le droit à la sécurité sociale » et autres « droits sociaux », comme l’hilarant « droit à des congés payés » ?

 

Le principe de non-agression

Il faut donc revenir à la raison d’être du Droit, qui est de garantir à chaque homme et chaque femme, seul ou en association, la poursuite de ses projets. Or, pour que chacun puisse poursuivre ses projets, il est au moins nécessaire qu’autrui ne l’en empêche pas. En d’autres mots, la liberté de chacun de mener ses projets et sa vie selon sa loi morale est garantie si nul ne l’agresse physiquement dans sa personne et dans ses biens.

 

La non-agression par autrui est une condition nécessaire de la « bonne vie » et de la réalisation de nos projets. Nous savons qu’elle n’est pas suffisante. Par exemple, en hiérarchisant nos valeurs, nous pouvons nous tromper. Beaucoup ont ainsi consacré leur existence à la quête du pouvoir et des plaisirs, en découvrant trop tard leur caractère trompeur. Mais pour nous qui sommes adultes, serait-ce encore notre vie si quelqu’un dictait nos actes, même dans l’intention de nous protéger contre nous-mêmes ? Vivre, n’est-ce pas prendre le risque de vivre ? Il est évident aussi que la poursuite de nos projets serait facilitée (sans être garantie) par la mise à disposition de moyens matériels et l’assistance d’autres personnes. Mais si nous avions le droit d’exiger de tels moyens de ces autres personnes, c’est nous qui interviendrions dans leur vie, en les empêchant de poursuivre leurs projets, ou à tout le moins en les gênant. Le critère d’universalité serait violé puisque certains jouiraient d’une créance sur les ressources d’autrui qu’autrui n’aurait pas acceptée.[7]

 

En revanche, le caractère d’universalité est pleinement respecté par une règle énoncée sur le mode négatif, du type : « Nul ne prendra l’initiative d’une agression physique contre autrui ou ses biens ». En effet, il est à la portée de n’importe quel être humain, jouissant de ses facultés mentales, de ne pas agresser physiquement ses semblables. Ne pas agresser autrui, contrairement aux droidloms, est une règle simple, compréhensible par les représentants de toutes les cultures, et qui ne dépend pas de leur standard de vie.[8]

 

Formulée ainsi, la règle : « Nul ne prendra l’initiative d’une agression physique... » reconnaît à l’agressé le droit de légitime défense. La loi morale de beaucoup de gens ne leur permet pas l’usage de la violence, même pour se défendre. Mais si nous avons un droit, alors nous avons aussi la faculté d’y renoncer. Cependant, si nous-mêmes pouvons renoncer à notre Droit de légitime défense, pouvons-nous accepter sans intervenir que soit violé celui de personnes qui n’y renoncent pas ou, plus grave encore, qui ne sont pas en mesure d’en juger, comme les enfants ? C’est pourquoi le Droit, si fort que nous le souhai­tions, ne peut pas prohiber toute violence physique, mais seulement le premier recours à celle-ci.

 

La menace d’une violence physique est déjà une violation du Droit. En effet, si celui qui la profère n’a pas l’intention ou les moyens de la mettre à exécution, elle ne mérite qu’un haussement d’épaules ; mais  comme nous avons généralement lieu de croire que ceux qui nous menacent ne sont pas dénués de raison, la certitude du passage à l’acte va nous contraindre à modifier nos projets (si notre intention était de faire ce qu’exige l’agresseur, la menace eut été inutile). Nous sommes donc fondés de déclarer illégitimes autant la menace d’une agression physique que sa réalité.

 

Le Droit de l’être humain

Le commandement : « Nul ne prendra l’initiative d’une agression physique... » est une garantie que chaque être humain reçoit de tous les autres, mais cette formulation sous forme d’interdiction ne constitue pas à proprement parler un droit. Le juste énoncé, qui est le mode positif de la non-agression, dirait plutôt : « Chacun peut faire ce qu’il veut avec ce qui lui appartient, et seulement avec ce qui lui appartient ».

 

A la suite de beaucoup de libéraux conséquents, nous venons de déclarer le seul Droit de l’Homme. Il n’existe fondé en raison qu’un seul Droit de l’être humain, prévalant universellement, et c’est celui-là : Chacun peut faire ce qu’il veut avec ce qui lui appartient et seulement avec ce qui lui appartient. Tous les autres prétendus droits, proclamés ici ou là, dans le meilleur des cas, ne déclinent que des applications particulières de ce Droit fondamental, et plus souvent, ne font que le restreindre ou l’invalider.

Nous pouvons tout de suite écarter l’objection que ceux qui ne possèdent rien ne pourraient rien faire. Car chaque être humain possède au moins une chose, et c’est la plus précieuse : la capacité de modifier ce qui existe pour le mettre au service d’autrui (une activité que nous appelons l’économie). Ainsi ce qui existe prend plus de valeur. Et partout dans le monde les propriétaires recherchent les hommes et les femmes qui par l’intelligence et le travail peuvent donner plus de valeur à leurs biens. C’est pourquoi nous n’agissons pas seulement avec ce que nous possédons mais avec ce qu’on nous a confié, si bien que ceux qui méritent cette confiance jouissent de plus de moyens d’action et d’autonomie que bien des propriétaires.

 

Justice et Paix 

Les associations possèdent des biens à leur nom, mais qui sont en réalité le bien commun de leurs membres. La saine gestion de ce bien commun est en fait le but de l’association. L’humanité aussi possède un bien commun, et c’est le Droit. La bonne gestion de ce bien commun produit un certain type d’ordre que nous appelons indifféremment la Justice ou la Paix.

 

La Paix exclut la violence physique, certes, mais elle n’est pas l’harmonie béate du jardin d’Eden. C’est un fait de notre condition humaine, tous les projets ne sont pas compatibles. Werther aime Charlotte, mais n’a-t-elle pas le droit d’en épouser un autre, même si Werther en mourra ? Lorsque Octave Mouret ouvre son grand magasin Au Bonheur des Dames, il gêne les petits commerces déjà installés, mais pourquoi n’aurait-il pas le droit lui aussi d’offrir ses idées et ses produits aux clients ?  L’innovation et la concurrence, qui font fluctuer les prix, reflètent que le Droit nous rend propriétaires de choses, mais jamais de leur valeur (la valeur étant la rencontre des désirs d’un acheteur et d’un vendeur, comment pourrions-nous être propriétaires de ces désirs ?). L’ordre qu’instaure le Droit est donc celui de l’humanité vivante et non des choses figées, il est mouvements, tensions, ouverture à l’imprévu. Le Droit n’est qu’une règle, il n’est pas un état. Il ne dit pas comment les choses doivent être, mais comment nous pouvons légitimement les changer. Sa fonction se limite à créer des espaces où chacun, préservé de la violence,  peut faire l’expérience de ses convictions et de ses relations.

 

Tout le monde n’est pas pacifique et n’observe pas le Droit. Il existe des agresseurs et des tricheurs qui doivent réparer. Et même sans qu’il y ait agression délibérée, des malentendus peuvent se produire, qui doivent être arbitrés. C’est pourquoi à toute société humaine il faut une instance de Justice. 

 

 La Justice consiste à rendre « à chacun le sien ». Les romains la définissait déjà ainsi.[9]  La Justice n’est donc pas une vague aspiration à un idéal inaccessible. En effet, une société est réputée juste lorsque toutes les relations y sont conformes au Droit. Comme le Droit est fondé sur une règle simple, à la portée de tous, dont le respect peut être vérifié objectivement (quelqu’un a-t-il violé le droit de propriété d’autrui sur sa personne et ses biens ?), il n’est pas déraisonnable de vouloir instaurer une société juste ici et maintenant. Ainsi qu’à toute institution humaine, il lui manquera l’infaillibilité. Il pourra se trouver qu’un juge soit trompé par quelque stratagème. Il pourra arriver que des parties agissent de bonne foi dans un litige complexe en réclamant ce qu’elles croient leur appartenir. Le Droit n’en reste pas moins une science fondée sur l’analyse d’éléments objectifs, donc il est possible d’établir un monde où chacun « aura le sien », où les structures d’injustice auront été identifiées et abolies.

 

Le Psalmiste chantait : « Justice et Paix s’embrassent ».[10]  Elles sont sœurs, en effet, la Paix n’étant pas l’absence de conflits, mais l’absence de sources de conflits, c’est-à-dire que la Justice régnant, personne n’a de grief à faire valoir en Droit contre autrui.[11]

 

Une société conforme à la Justice n’est pourtant pas en soi la société douce et chaleureuse à laquelle nous aspirons. Car le Droit peut nous être imposé, et rien de ce qui nous est imposé ne saurait causer notre bonheur. Exercer la Justice consiste à appliquer le Droit dans toute sa rigueur, quels que soient les sentiments que nous éprouvons. Les pauvres peuvent avoir tort, les salauds avoir raison, le coupable être mon frère… C’est pourquoi les morales nous enjoignent la pratique d’autres vertus, telles la compassion et la générosité, qui tempèrent ce que la Justice a d’inflexible. Il va sans dire que la pratique volontaire et responsabilisante de ces vertus morales ne se confond en rien avec une politique de « justice sociale », qui ne saurait être juste puisqu’elle repose sur l’arbitraire, et ne saurait être morale puisqu’elle est un racket.

 

Droit et morales

Robinson dans son île a besoin d’une morale, il se pose chaque jour la questions des valeurs et de leur hiérarchie, à commencer par la question essentielle : vaut-il la peine de lutter pour sa survie ? Mais aussi, quel est le sens à donner à la vie dans cette solitude ? Est-ce une épreuve divine ? Est-il permis de se masturber ? En revanche, Robinson n’a pas besoin du Droit, le Droit n’a pas de sens pour lui.

 

Vivre implique d’agir sur la nature, la transformer, la consommer. Ainsi Robinson établit un lien entre lui et divers éléments de la nature : les pièces de bois qu’il taille et qu’il assemble, qui vont former une hutte ; le lopin de terre qu’il va planter…  Ce bois, cette terre, ne sont plus indifférenciés, ils ne sont plus naturels, ils ont été sortis de leur état d’origine pour recevoir le projet de Robinson. Et ce projet n’aura pas le même effet sur la nature selon la vie morale de son auteur, s’il est végétarien, gaspilleur, paresseux, économe… Robinson, comme chacun de nous, imprime la marque de sa conscience morale dans la nature.

 

Débarque Vendredi. Dès que deux personnes se rencontrent, le Droit est là, entre elles. A l’instant où Vendredi pose le pied sur la plage, le Droit délimite deux espaces dans l’île, celui de Robinson, imprégné de ses projets, et celui, encore vierge, que Vendredi pourra faire sien. En attendant l’installation de Vendredi, Robinson peut l’inviter chez lui, partager, lui offrir ce qu’il a, mais Vendredi n’a aucun droit à aucune des ressources de Robinson. La faim ne donne aucun droit. Si c’était le cas, Vendredi pourrait exiger un repas, le jeter à la mer, et ayant toujours aussi faim, exercer son droit à une nouvelle ration, et ainsi de suite, jusqu’à l’avant-dernière réserve de Robinson, qu’il pourrait alors dévorer, avant de repartir rassasié, et en laissant juste assez à son hôte pour qu’il ne puisse pas clamer famine à son tour. Ce n’est pas parce que les socialistes nous habituent à cette pratique qu’elle est fondée en Droit.

 

En revanche, si Robinson a promis sa hache contre trois poissons, dès que Vendredi apparaît chargé de sa pèche, il a droit à la hache. Robinson et Vendredi ont créé du droit, comme nous le faisons tous, comme il en naît de chaque contrat et de chaque promesse. Les politiciens français ont une hantise, celle du « vide juridique ». Les biotechnologies, Internet, la propriété intellectuelle des logiciels… seraient perdus dans ces limbes du Droit, d’où il urgerait de les faire sortir. Or, il n’existe jamais de « vide juridique ». Le Droit est toujours présent. L’îlot de Robinson, sans démocratie et sans drapeau, est déjà un espace de Droit. Ce que les politiciens veulent dire est qu’il existe parfois des vides législatifs, c’est-à-dire des espaces de liberté. Et c’est cela qui est leur hantise.

 

Le Droit est conforme à la morale, mais c’est une règle morale imparfaite, incomplète. Le Droit interdit d’agresser, c’est-à-dire de commettre le Mal ; il ne nous dit pas de faire le Bien. Encore moins comment il faudrait le faire. C’est pourquoi une société conforme au Droit – une société d’hommes libres – donne tant le vertige à ceux qui n’ont pas développé une conscience morale.

 

Morale, règlements, Droit

Parvenus à ce stade de notre réflexion, nous pouvons récapituler les caractéristiques de ces trois ensembles de règles : les morales, les règlements et le Droit.[12]

 

  • Les morales appellent les projets au travers desquels l’humanité s’accomplit dans chaque être humain.
    Les contrats et les règlements visent à la coopération et à l’efficacité dans la réalisation de ces projets.
    Le Droit définit la norme permettant la coexistence des projets individuels et associatifs.[13]

  • Le Droit est universel.
    Les morales et les règlements, même lorsqu’ils ont vocation d’universalité, ne sont applicables qu’à ceux qui en souhaitent la discipline pour eux-mêmes.

  • Les morales et les règlements sont prescriptifs ; ils obligent à faire.
    Le Droit oblige seulement à ne pas faire (ne pas agresser physiquement autrui), ce qui est à la portée de tous les humains.

  • L’obligation, née des traditions morales et des contrats, tire sa légitimité de son acceptation.
    Le Droit n’a pas besoin d’être accepté ; l’obligation de non-agression est une conséquence de la nature sociale de l’être humain.

 

4.  Les lois

A la fin de cet inventaire des figures du Droit et des règlements, constatons une absence : et les lois ? Nous avons posé la question des lois de chaque pays et de l’obéissance que nous leur devrions en tête de cette intervention, et voilà que nous ne voyons plus à quoi les appliquer. Car les règles que nous avons énoncées structurent déjà adéquatement la vie en société. Le Droit nous apporte la Justice et la Paix ; les morales nous montrent les gestes à faire avec autrui, les plus démunis, et sur la nature ; les contrats et les règlements assurent la coopération et l’efficacité dans la réalisation des projets, qu’ils soient communautaires, culturels, professionnels… Quelle place reste-t-il donc aux lois ?  A quoi servent-elles ?

 

Alors que les champs d’application du Droit, des règlements et des morales sont bien délimités, les lois les confondent. Parce qu’elles ne naissent pas spontanément de la relation de l’homme et de la nature, qui est la source du Droit et des morales, ou de la volonté même des hommes, qui fonde les règlements, les lois doivent s’imposer en usurpant la légitimité d’un type de règles pour faire accepter les contraintes d’un autre type :

 

  • Ainsi, nous avons vu que le Droit est universel. Les lois aussi se veulent applicables à tout le monde, au moins dans une juridiction nationale, personne ne peut se dire au-dessus des lois. Mais le Droit n’oblige à rien, il ne fait que permettre. Les lois ordonnent. C’est pourquoi l’universalité du Droit est légitime et celle des lois inacceptable.

 

  • Dans la société aussi, il existe des règles qui ordonnent. Ce sont les règlements et les contrats. Mais ils sont formellement approuvés par les parties. Ce n’est pas le cas des lois. L’escroquerie intellectuelle est flagrante qui veut nous faire croire que les lois sont l’expression de la « volonté collective ». Ou bien je ne fais pas partie de la collectivité, et ces lois ne me concernent pas, ou bien je veux voir ma signature sur le document où je les aurai approuvées, comme elle figure au bas des contrats qui me lient.

 

  • Les lois prétendent agir pour le Bien et lui donnent différents contenus. La « justice sociale » est le plus à la mode aujourd’hui. Mais il appartient à la morale, pas aux lois, de nous conduire vers le Bien, et en rendant la morale obligatoire, les lois ne créent que l’apparence du Bien, le pharisaïsme, l’hypocrisie, que tous les sages tiennent pour la plus méprisable des perversions morales.

 

Nous repérons les idéologies nauséabondes tapies derrière cette confusion des lois avec les autres règles de la vie en société. Confondre tout à la fois les lois avec les règlements et la morale est le totalitarisme.

 

Confondre les lois avec les règlements, traiter la société humaine comme une organisation toute entière mobilisée en vue d’un grand dessein, c’est le fascisme. [14]

 

Confondre les lois et la morale, vouloir réaliser le Bien sur terre par l’action politique (et non par la conversion des esprits), c’est le fondamentalisme.[15]

 

Les lois ne sont pas seulement redondantes lorsqu’elles ne font que décliner le Droit dans ses applications particulières : à quoi sert une loi pour prescrire « Tu ne tueras pas », « Tu ne voleras pas » ? (Certes, en usurpant la prérogative de légiférer, les politiciens peuvent se réserver des exceptions : ne pas tuer, sauf raison d’État ; ne pas voler, sauf par le fisc…). Les ne sont pas seulement étouffantes lorsqu’elles nient la volonté des adultes : quel mépris pour leur capacité de jugement que de leur interdire de se marier, de tester, d’éduquer leurs enfants, de prendre un emploi, de se soigner, de commercer, de publier et de lire… autrement que selon la loi ?  Les lois exercent en plus une fonction bien précise qui est de consolider les rapports d’exploitation. Les marxistes ont correctement décelé comment les lois protègent la classe dominante, aujourd’hui celle des hommes de l’État.[16]  Mais le matérialisme de Marx lui a caché l’enjeu au-delà de la lutte des classes : les lois sont la manifestation du Mal dans le monde. Suprême ruse du diable, les lois institutionnalisent le Mal en lui donnant l’apparence du Bien. 

 

Car il ne saurait exister de bonnes lois. Il a semblé à certains que faute de pouvoir surpasser Dieu en recréant les lois de la Nature, ils pouvaient au moins L’égaler en promulguant celles de la société. A l’évidence, il y a des ratés. Car la seule mission légitime de la puissance publique doit rester frustrante dans son manque d’ambition. Elle est de faire respecter le Droit. Gouverner implique de renoncer à faire le Bien et se contenter d’éviter le Mal. Ne pas agresser, ne pas tuer, ne pas voler. Gouverner consiste à ne pas faire de lois afin de laisser sa place à ce qui n’est pas la politique, aux morales, aux contrats et au Droit, c’est-à-dire à la sagesse et à la liberté.

 

Le paradigme politique

L’affirmation que les lois, dans leur essence même, sont l’expression du Mal demande une explication. Selon la définition classique, l’État est l’institution qui détient le monopole de la violence sur un territoire donné. Pourquoi penser un monopole de la violence (et pas sa prohibition),[17] et pourquoi en termes de territoire ? L’idée qu’un homme doit obéir à un gouvernement parce que le hasard l’a fait naître au milieu d’un certain peuple sur une certaine terre est bonne pour des manants. N’est-il pas temps de sortir du Moyen-Age ? Notre technologie et notre économie sont planétaires, mais notre philosophie charrie encore les valeurs du paysan attaché à son champ et débiteur de son  seigneur. Le seul gouvernement nécessaire est celui d’une association. Peu importe alors la forme qu’il prend – monarchie héréditaire ou élective, démocratie, tirage au sort des dirigeants… - puisque ne seront sujets de ses lois que ceux qui le souhaitent. Si le caprice du pouvoir devient insupportable, la démission y mettra fin. Ainsi il existe deux moyens de mettre fin à aux excès du pouvoir : soit les dirigeants se retirent, soit leurs sujets se retirent.

 

Cette faculté toujours ouverte de dire : « Sans moi ! » [18]  transforme les lois en règlement, l’État en association d’hommes libres, et rend caduque la notion même de politique. Le gouvernement d’une association la gère en vue d’un objectif extérieur à lui, qui est le but de l’association (monter des spectacles, éteindre des incendies, honorer Dieu…), et la mesure de son efficacité est dans la réalisation de cet objectif. Le gouvernement d’un État exerce le pouvoir pour lui-même, sans autre objectif (car quel pourrait être l’objectif d’un pays ? De la France, de la Norvège.. ?). Si efficacité il y a, elle mesure la seule capacité de ce pouvoir à se projeter partout, à ne laisser personne lui échapper.

 

Or, l’unique façon de limiter le pouvoir est de s’y soustraire. Le droit de sécession, comme tous les autres, n’est pas celui des peuples, mais des individus. Pour entraver l’absolutisme, la philosophie politique depuis le 17ème siècle, à l’exception de quelques anarchistes cohérents, n’a su proposer que des contre-pouvoirs. Mais combat-on le mal par le mal ? Arrêter le pouvoir par le pouvoir ne mène qu’au conflit. Incapable de s’extraire de cette conception moniste des relations humaines, la philosophie politique, précisément parce qu’elle est politique, n’a jamais pu penser ce qui n’était pas elle : le non-pouvoir.[19]

 

Le paradigme politique inverse le sens de la relation entre l’être humain et la société. Au lieu que l’être humain se joigne à une société, dans un mouvement de confiance, et puisse s’en retirer si cette confiance est brisée, la société politique s’empare de chaque nouveau-né, en fait un sujet, et si elle ne l’a pas causée dans quelque aventure guerrière, ne le laisse à sa mort qu’après l’avoir dépersonnalisé, enrégimenté et taxé.

 

Ainsi la société politique est un lieu de tragédie, on ne peut pas plus s’y soustraire qu’aux verdicts des dieux. Parce que la sécession n’est pas permise, toute question politique se pose nécessairement en termes de vie et de mort, de vainqueurs et de vaincus, de dominants et de dominés.

 

L’État, parce que telle est sa nature, ne peut pas éviter l’affrontement entre socialisme et capitalisme, monarchie et démocratie, fondamentalisme religieux et laïcité… Chaque option exclut l’autre. Car c’est le but même des lois que de transformer une association en monopole et d’interdire tout autre projet de société que le sien. Une société régie par le Droit accueille la coexistence des modes de vie, toutes les fins y sont acceptables pourvu qu’elles respectent le moyen, qui exclut la violence. La société politique n’admet qu’une seule fin et ne connaît pour y parvenir qu’un seul moyen, la violence policière ou la menace de cette violence. Ainsi la guerre n’est pas « la continuation de la politique par d’autres moyens », comme le notait Clausewitz dans une formule célèbre.[20]  Les moyens de la politique sont déjà ceux de la guerre ; lorsqu’elle n’éclate pas, c’est seulement que l’un des adversaires a déposé les armes avant de combattre. Mettre la violence hors-la-loi passe par l’abandon de la res publica, la dissolution de la « chose publique » dans la sphère privée.

 

Faire des lois est donc l’activité la plus malfaisante au sein de la société, puisqu’elle est toute entière recherche du pouvoir à exercer sur autrui, sans autre contrepartie que de dire : « Si ce n’est pas moi qui prend le pouvoir sur lui, ce sera lui sur moi ». A ce stade de l’évolution de l’humanité, n’est-il pas temps de dépasser cette conception primaire des rapports humains ? Pourquoi imposerais-je mes lois à ceux qui souhaitent vivre autrement ? [21]  Je leur demande seulement de ne pas m’infliger les leurs. Ce qu’aujourd’hui, ils ne feront pas, évidemment, ce serait insupportable. La souffrance d’avoir fait le choix de la servitude serait trop douloureux si d’autres avaient le droit de vivre libres.

 

Citoyenneté

 

La production de lois participe d’une pédagogie de la citoyenneté. Le citoyen n’est pas l’homme du dialogue, mais du militantisme. Son intégration à la société n’est pas celle, horizontale, du marché, où clients et fournisseurs traitent entre eux, sans autre médiation que le Droit. La société du citoyen est verticale, hiérarchique. Elle n’est pas structurée par des accords, mais des ordres. Chaque citoyen y apprend à faire appel au législateur (« il faut des lois contre ça… »), et à ne pas négocier lui-même avec ses pairs la résolution des problèmes. La paix sociale ne passe que par la soumission. Ainsi se consolide le pouvoir des hommes de l’État.

 

Il est certes plus facile quand on est une bande d’hommes armés face à des citoyens désarmés de commander plutôt que de négocier. Il est plus spectaculaire d’imposer une unique solution, surtout lorsqu’on y trouve un intérêt personnel, que d’en laisser plusieurs en concurrence. D’où cette fonction des lois : elles ne doivent pas laisser apparaître qu’une autre solution que celle imposée par les hommes de l’État était meilleure. Plus le champ politique est élargi, par exemple à travers la coordination de législations entre États, moins la possibilité existe pour le public de comparer les décisions de ses politiciens avec celles prises dans d’autres lieux. Par son ampleur même, la « Politique agricole commune », première expérience de législation paneuropéenne, est une calamité économique et écologique, qui préfigure celle à venir de la « Charte sociale ».

 

Une raison de l’attrait des sociétés politiques sur les esprits sans scrupules est de faire partager par tous le coût de leurs préférences.[22]  Le mécanisme est patent dans le cas des paiements directs. Fonctionnaires, agriculteurs, nombre d’industriels et d’intellectuels subventionnés, vivent sans honte d’argent volé. Il est plus subtil lorsqu’il s’agit de déresponsabiliser, c’est-à-dire d’effacer la différence entre le bien et le mal. Donner aux pauvres me coûte l’argent que je donne. Il peut y avoir deux raisons de le faire. Soit je suis vertueux, et je m’enrichis de la joie de donner, et il m’est assez égal que les radins ne connaissent pas cette joie. Soit je donne aux pauvres par devoir, ce qui veut dire que je n’ai aucun plaisir à aider les pauvres, et il est insupportable que je sois seul à me sacrifier et que les autres utilisent leur argent pour partir en vacances. Je réclame donc un impôt. Ainsi, tout le monde étant obligé de donner, il n’existe plus de généreux ni d’avares.

 

Immigration

Le processus véritablement satanique par lequel les lois brouillent la perception du bien et du mal se repère dans celles contrôlant l’immigration. Elle est le thème de votre conférence, que je n’ai pas encore traité, mais je l’aborderai ici, car il est exemplaire de mon propos sur les lois.

 

L’idée reçue est qu’en l’absence d’un pouvoir d’État, les pays les plus prospères seraient envahis par tout ce que le globe compte de traîne-misère. C’est d’ailleurs une incohérence que ses détracteurs croient repérer dans le libéralisme : nous mondialisons en accordant moins d’égards aux humains qu’aux marchandises.[23]  Mais les anti-mondialistes n’ont compris ni la loi de l’inertie des corps, ni le Droit. Car les marchandises ne viennent pas se poser toutes seules dans les magasins d’Oslo et de Paris. Pour qu’elles fassent le voyage, il a fallu qu’elles soient désirées. Un importateur ou un client a pris la peine de les acheter, de les transporter, de les installer. Et de même, pour que moi, l’étranger, je pose mon sac chez quelqu’un, c’est que l’amitié, le travail, le talent peut-être, m’ont valu cette invitation.

 

Mais le raciste ne tolère pas que l’étranger soit invité par d’autres. Il ne veut pas l’employer dans son magasin, ni même le servir, encore moins que sa fille l’épouse… Mais perdre des clients, faire le malheur de sa fille, a un coût. La haine a un coût. Tout ce qui est en conflit avec la nature et avec autrui cause des pertes d’énergie. Les animaux connaissent d’instinct le rapport juste à la nature, les humains le découvrent à travers un apprentissage, que les économistes appellent le marché, et qui est tout simplement la vie selon le Droit. Subir un coût élevé est la tape sur les doigts que nous flanque la nature pour nous signifier que nous ne sommes pas dans un rapport juste avec elle. Mais le raciste ne veut pas subir seul le coût de sa haine. Les politique­ment puissants ne veulent pas subir seuls le coût de leur injustice. Ensemble, ils réclament des lois qui répartiront les conséquences de la haine et de l’injustice sur toute la société. 

 

Alors… ? 

Alors, doit-on obéir aux lois ? Elles ne sont pas seulement inutiles, puisque le Droit, les morales, les règlements, ordonnancent déjà la société ; elles ne sont pas seulement, dans le cas de « mauvaises lois » et de « mauvais régimes », le surgissement de violences pathologiques (et il n’est pas fortuit que tant de psychopathes se lancent en politique) ; elles sont la nouvelle ruse du Mal dans le monde. En feignant de satisfaire des aspirations légitimes, la défense des droits humains, des pauvres, de la culture, les lois institutionnalisent la violence pure et l’hypocrisie. Quand on a vu la vraie figure de cette violence, on ne peut plus répondre : « Obéir aux lois, pourquoi pas, si ça vous plaît ? ».

 

De même qu’il n’existe pas une seule voie vers l’accomplissement du Bien, notre engagement dans la lutte contre le Mal peut prendre plusieurs formes. Elle sera pour chacun celle que lui souffle sa conscience. Appelés à la résistance, jusqu’à quel point sommes-nous prêts à mettre en jeu notre situation personnelle et celle de notre famille pour vivre honnêtement et hors-la-loi ? Sommés de collaborer avec le Mal, jusqu’où acceptons-nous de chercher le pouvoir sur autrui dans le jeu démocratique ? De bénéficier du produit de la violence en étant receveur net d’argent volé ? De faire porter par d’autres le coût de notre injustice et notre imprévoyance ?

 

Certains actes de dissidence ne réclament pas d’héroïsme, et ils maintiennent l’exigence de vigilance : refuser les fonctions citoyennes, ne pas voter, ne pas être complice du pouvoir, tromper le fisc à la première occasion... Le devoir moral pour nous qui avons compris le méca­nisme de la violence légale est de le dénoncer. C’est à cette seule exigence qu’est tenu le Rebelle.

 

Car que pourrait la violence contre la violence ? On ne la combat pas sur les barricades, mais là où elle règne, dans les consciences. C’est par la prise de conscience de tout ce qui est violence dans notre relation aux autres et à la nature que l’humanité devient plus humaine.

Emporter la victoire contre le Mal, c’est d’abord le démasquer.

 

Texte adapté d’une conférence donnée à Oslo, dans le cadre d’un séminaire organisé par les FRIdemokratene et Libertarian International, le 1er octobre 2000

 

Texte disponible sur www.liberalia.com

cmichel@ cmichel.com

 


[1]

   J’utilise le mot association ici dans le sens qu’Hayek donne à celui d’organisation. Friedrich Hayek, Droit, Législation et Liberté, Trad. de Raoul Audouin, PUF, 1983.

[2]   Sauf peut-être celles, inassimilables par d’autres, de quelques tribus primitives.

 

[3]   Certaines communautés aux contours flous sont identifiées clairement par des signes d’appartenance, bien qu’elles ne fassent pas l’objet d’un contrat d’adhésion. Citons une communauté linguistique, telle la francophonie, ou bien la « bonne société », dans laquelle on est admis par ses alliances, son éducation, la fréquentation de certains cercles… Mais si ces communautés existent réellement même sans adhésion formelle, elles ne lient pas non plus leurs membres par des obligations exécutables en droit. Les usages en vigueur dans le monde des Guermantes ne sauraient prévenir le mariage de Swann avec Odette de Crécy, et si la sanction de cette mésalliance est de lui fermer les salons du Faubourg Saint Germain, la règle applicable à ce cas est moins le règlement, tout virtuel, de cette aristocratie que le droit bien réel qu’a chacun de recevoir ou ne pas recevoir quelqu’un sous son toit.

[4]  La convivialité occupe une part importante dans notre vie, mais on pourrait soutenir que les relations entre amis constituent une sorte de règlement souple d’association, fixant la fréquence et la nature des rencontres, les échanges de cadeaux, les interdits (on ne pique pas la copine d’un copain !), etc.

 

[5]   J’ai noté l’expression chez François Guillaumat.

 

[6]   Montesquieu, De l’esprit des lois, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. Pléiade, 1964.

 

[7]  Bien différente donc est la situation où Pierre accepte d’aider Paul à charge de réciprocité, ou parce que Pierre est tout simplement bon, car il s’agit là d’un accord entre eux, en d’autres termes, d’une association, même informelle et transitoire, à deux. Pour que ceux qui ne peuvent pas les produire ni les acheter aient accès à certains biens et services, il faut que d’autres aient la générosité de les leur fournir ou soient contraints de le faire par la puissance publique. Dans les deux cas, cette mise à disposition n’est pas garantie. On peut même constater que lorsque la contrainte est trop sévère, elle décourage la production au détriment des plus démunis.

 

[8]   Contrairement à d’autres formes d’agression, comme l’injure verbale, l’atteinte à l’intégrité physique est objective et vérifiable. Certes, d’aucuns soutiennent que « le mot peut tuer ». On entend proférer cette ineptie par les censeurs des associations anti-racistes et autres gardiens de la rectitude politique. J’insiste sur cette grave confusion qu’ils entretiennent en prétendant que l’injure, le blasphème, le récit historique, même le plus délirant, la littérature, le cinéma… peuvent tuer. Car si : « les mots = les balles », celui qui a été injurié serait en état de légitime défense en répondant aux mots par des balles. On verrait alors, mais un peu tard, lequel du stylo ou du fusil est mortel. Encore une fois, il n’y a d’agression que le Droit peut connaître que l’agression physique.

 

[9]   « Suum cuique tribuere ». D’aucuns usent la formule « à chacun son dû », qui est ambiguë. En effet, soit ce qui est « dû » à quelqu’un est déjà « le sien » : lorsque Sganarelle réclame ses gages à Dom Juan, cet argent est toujours en possession de Dom Juan, mais il n’est plus sa propriété, il appartient déjà à Sganarelle ; soit on entend par « dû » l’évaluation de quelque mérite ou titre moral. Ainsi Don Diègue s’emportant contre le Comte : « .. la faveur du Roi / Vous élève en un rang qui n’était dû qu’à moi ». Mais voilà l’intéressé qui juge ses propres mérites ! N’ayant rien promis, le Roi ne doit rien. Qui calculera que l’étudiant issu d’un milieu social déshérité, mais naturellement doué, a plus ou moins de mérite à réussir un examen que le fils de famille moins intelligent, mais travailleur ? Le professeur, lui, se contentera de noter les copies.

 

[10]     Psaumes, 85/11-12. L’Église catholique romaine a institué des commissions sous le nom de « Justice et Paix » pour la conseiller sur les problèmes économiques. Dans la plupart des pays, ces commissions se signalent par l’incompétence de leurs membres en matière économique.


[11]   D’autres violences peuvent surgir entre les humains, ainsi les crimes passionnels et pathologiques...  Ils n’entrent pas dans notre propos (nous pouvons nous borner à constater qu’ils n’ont jamais représenté qu’une infime proportion des violences dans l’histoire humaine ; aucun serial killer ne tuera autant qu’un général, aucune mafia ne volera autant que le fisc).

 

[12]    Ceux qui sont familiers avec les travaux de Georges Dumézil sur les trois fonctions qu’il repère dans toutes les sociétés indo-européennes les retrouveront dans la classification des règles sociales que je viens de donner. La fonction spirituelle des prêtres et des sages est d’approfondir et enseigner les lois morales ; la fonction martiale des guerriers consiste à faire respecter le Droit ; la fonction des producteurs s’exerce au travers des obligations et des droits nés des contrats et des règlements. (Pour une présentation de l’œuvre de Georges Dumézil, voir son Mythes et Dieux indo-européens, Champs-Flammarion, 1992). Ajoutons ceci : tous les enfants savent que les seuls guerriers qui s’acquittent honorablement de leur fonction – et c’est pourquoi ils sont si populaires dans notre imaginaire – sont les chevaliers errants et les héros de bandes dessinées, Tintin, Superman, Lucky Luke… Ils se contentent de faire respecter le Droit. Dès que les guerriers ne sont plus solitaires, mais se constituent en armée et en État, la tentation est irrésistible de racketter ceux qu’ils ont pour fonction de défendre.

[13]     Les règles morales se disent à la première personne du singulier, sur le mode du « je ». Les  contrats et règlements utilisent le « nous ». Le Droit, qui fait « acception des personnes », prend donc la forme du « il » impersonnelle.

[14]   Mais quel pourrait être ce Grand Dessein ?  Les désabusés répètent à l’envi : « Mon idéal de société est une société sans idéal ». Toute société dense, frémissante, est toujours tendue vers un idéal, autour duquel ses membres se rassemblent et que ses règlements facilitent. C’est exactement pourquoi les êtres humains forment des associations. Mais comment un pays, n’importe lequel, pourrait-il viser un objectif que ne rejetteraient pas nombre de ses habitants, et quelle justification pourrait avoir la puissance publique de les y contraindre ?

 

[15]   Les ayatollahs n’ont pas l’exclusivité du fondamentalisme. Soljenitsyne nous explique que la légitimité du droit est dans « la tentative de l’homme pour fixer dans les lois cette réalité morale qui nous transcende ». Alexandre Soljenitsine, Discours américains, Le Seuil, 1981.

 

[16]   Voir mon texte : La lutte des classes n’est pas finie, disponible sur  www.liberalia.com

 

[17]  A tout le moins, la prohibition du premier recours à la violence.

[18]  La seule relation entre le démissionnaire et l’association n’est plus que celle des obligations consenties qui courent encore, le démissionnaire doit-il de l’argent à l’association ? S’est-il engagé à peindre les volets de la co-propriété ?

 

[19]  Il existe au sein de la société d’autres formes de pouvoir, notamment le pouvoir de rendre service. Mon banquier et la femme que j’aime exercent tous deux sur moi un pouvoir considérable, mais seulement dans la mesure où j’attends leurs faveurs. Le moment où je ne désire plus ce qu’ils peuvent m’offrir, leur pouvoir s’évanouit. En revanche, je n’ai absolument pas besoin des hommes de l’État, et pourtant leur pouvoir ne cesse pas. Car le pouvoir des hommes de l’État est celui des armes, et sa limite est la mort de ses victimes ; le pouvoir économique est celui de rendre service, et sa limite est notre désir pour ce service.

 

[20]   « La guerre est seulement la continuation de la politique par d’autres moyens ». Cette citation bien connue forme le titre du §24 du chapitre introductif  « Qu’est-ce que la guerre ? »  in Carl von Clausewitz, De la guerre, Editions de Minuit, coll. Arguments.

[21]   Ma philosophie est la plus haute incarnation du Bien et du Vrai, n’est-ce pas, sinon pourquoi l’adopterais-je ? Mais si les autres préfèrent vivre dans l’erreur, par exemple dans le socialisme ou l’islam, pourquoi devraient-ils en être privés ?

 

[22]   cf. Frédéric Bastiat : « L'État, c'est la grande fiction à travers la quelle tout le monde s'efforce de vivre aux dépens de tout le monde ». (L’État, composition parue au Journal des Débats, numéro du 25 septembre 1848, disponible sur l’excellent site consacré au plus grand économiste français : www.bastiat.org )

 

[23]   Remarquons toutefois qu’à l’époque du premier libéralisme, au 19ème siècle, la situation était inverse. Le protectionnisme fermait les frontières aux marchandises, mais les gens étaient libres de les traverser sans contrôle et de s’installer où ils voulaient. (Le seul pays à exiger un passeport était la Russie, et Balzac, en apprenant qu’il devait en faire établir un s’il voulait y retrouver  Madame Hanska, ne se prive pas d’écrire à l’ambassadeur à Paris en termes virils ce qu’il pense des méthodes policières du régime tsariste).


De Wikiberal.

Le libéralisme insiste sur la nécessité de règles, au sein desquelles les initiatives humaines peuvent se déployer, mais de sorte à avoir une ensemble social non-conflictuel. Une formule célèbre de John Locke est que «là où il n’est pas de loi, il n’est pas de liberté».

La question est de savoir d’où viennent ces règles. Ici le libéralisme peut être partagé en deux grandes tendances : soit l’ordre spontané, soit la loi comme norme artificielle.

Les règles issues de l'ordre spontané

La première tendance se trouve principalement dans l’école anglaise et surtout écossaise : ordre spontané dans l’économie de marché selon David Hume et selon Adam Smith, ordre spontané dans la morale sociale selon Smith encore, car nous nous forgeons à nous-mêmes la norme du « spectateur impartial » (Théorie des sentiments moraux) ; enfin, l’ordre spontané c’est aussi le rôle des hiérarchies sociales, des influences, du patronage : réalité très forte en Angleterre, mais directement mise en cause par la Révolution en France.

Les règles issues de la loi, norme artificielle

L’autre tendance du libéralisme, très différente, fait l’éloge de la loi : la loi est un principe d’action, pour l’homme, qui est soumis à des conditions institutionnelles de fabrication (Montesquieu, Blackstone : séparation des pouvoirs, checks and balances), et la loi est également une forme d’obligation reconnue par la raison. De ce point de vue, Locke, puis Kant diront que l’homme est «un être capable de lois», c’est-à-dire de faire la loi et de se soumettre à la loi. En fait, l’éloge de la loi relève plutôt de la culture française (malgré le cas, là encore assez original, de Locke), la loi devant être ce qui remplace le pouvoir personnalisé, l’incarnation monarchique de l’État.

Dans la culture anglo-saxonne, ce n’est pas la loi, produit du législatif, qui est essentielle, mais le droit de common law, c’est-à-dire fondé sur la jurisprudence, un droit résultant de l’interprétation par le juge des droits tels qu’ils sont mis en pratique.

Voir aussi : droit, loi, justice, droit naturel.

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11 juin 2012 1 11 /06 /juin /2012 23:00

Ayn Rand, une aventure littéraire et intellectuelle américaine hors du commun

Félicitations aux Belles Lettres pour leur initiative de publier enfin une traduction complète de "Atlas Shrugged" (sous le titre "La Grève"), ainsi qu'une biographie originale d'Ayn Rand par Alain Laurent  - dont nous reproduisons, ci-dessous, avec leur aimable autorisation le chapitre introductif.

 

Comment, aux États-Unis, pays du « In God we trust », du charity-business ostentatoire et du dévouement public à la « community » que sont les États-Unis, a-t-il été possible à une femme, Ayn Rand, de devenir l’une des plus célèbres figures des années 1940-80 tout en professant fièrement un athéisme rigoureux et en élevant l’égoïsme à la dignité de plus haute vertu morale ? 

Comment, alors qu’à l’époque rien ne paraissait pouvoir y contrarier l’irrésistible ascension de l’intervention gouvernementale et du Welfare State, comment donc a-t-elle pu amorcer le reflux idéologique de ce qui paraissait s’inscrire définitivement dans le sens de l’Histoire en redorant le blason du capitalisme et du « moins d’État » ?

Deux faits conjoints et inattendus expliquent ces prouesses paradoxales. Tout d’abord, Ayn Rand a été l’auteure de deux romans, The Fountainhead (1943) et Atlas Shrugged (1957), que leurs qualités littéraires ont peu à peu rangés parmi les plus grands best-sellers jamais parus — autour de sept millions d’exemplaires vendus chacun actuellement, dont l’immense retentissement fit d’Ayn Rand une icône de la vie publique américaine, et pour longtemps.

Cependant, si une telle success-story résulte en premier lieu de l’exceptionnel talent de la romancière à créer des intrigues fertiles à souhait en rebondissements épiques et servies par des personnages sortant résolument des sentiers battus, un autre facteur a au moins autant joué. L’un et l’autre de ces récits de fiction sont imprégnés d’une vision morale héroïque et individualiste, anti-collectiviste, sans équivalent ailleurs. Et cette apologie du « seul contre tous » et du « vivre par soi et pour soi » a emporté l’adhésion enthousiaste de la mouvance conservatrice et plus largement de la partie de l’opinion publique nostalgique des rudes vertus de l’époque de la « frontière » et du « rêve américain » bâti sur la réussite individuelle et le « self-made man ».

C’est ainsi que forte de ses deux romans-culte, auto-promue en « philosophe » et convertie en intellectuelle engagée de choc et dotée d’une aura charismatique hors du commun, Ayn Rand a pu être reconnue en éveilleuse nationale de conscience, capable de s’imposer malgré les réticences provoquées par ses transgressions de l’ordre moral établi.

Comme si cela ne suffisait pas, il faut dire que sa trajectoire singulière digne d’un roman d’aventure n’a pas peu contribué à en faire un personnage quasi-mythique. Arrivée avec quelques dollars en poche et dans le plus total anonymat d’Union soviétique en 1926 sous le nom d’Alisa Rosenbaum, la jeune femme est presque aussitôt devenue scénariste à Hollywood grâce à un mentor de renom, Cecil B. de Mille.

Sous le nouveau patronyme à consonance plus américaine d’Ayn Rand, elle vivote ensuite de petits jobs, s’essaie au théâtre non sans quelque succès (Night of January 16th), puis se tourne vers l’écriture en publiant trois romans dont le deuxième, The Fountainhead, lui vaut de fréquenter le célèbre architecte Frank Lloyd Wright avant de revenir au cinéma à l’occasion de l’adaptation du titre à l’écran par King Vidor avec Gary Cooper dans le rôle principal — tandis que le troisième, Atlas Shrugged, la fait comme on la vu accéder à une franche popularité.

Dans le même temps, elle s’aventure à plusieurs reprises aux marges de la politique. Elle fait campagne pour les candidats républicains aux élections présidentielles de 1940 et de 1964 ou est sollicitée lors de la traque des activités communistes en 1946-47. Après le formidable succès d’Atlas, l’écrivaine abandonne la fiction pour se métamorphoser dans les années 1960 en « philosophe » et passionaria de l’égoïsme et du capitalisme qu’elle justifie moralement en élaborant une doctrine rationaliste d’un genre inédit baptisée l’ « objectivisme » et exposée dans plusieurs essais.

Elle fascine alors la grande presse (son entretien à Playboy en 1964 fera date), met sur pieds un mouvement idéologique défendant et diffusant la pensée objectiviste, enflamme toute une génération d’étudiants avec d’innombrables conférences sur les campus (Hilary Clinton dira : « Et naturellement, j’ai eu ma période où je lisais Ayn Rand… », propos rapporté par William Powers dans le Washington Post du 25 août 1996), avant de devenir l’égérie d’une escouade de disciples dévoués dont le plus connu n’est autre qu’Alan Greenspan.

Elle contribue amplement à l’émergence et au développement du courant de pensée libertarien ainsi qu’au retour en grâce du « free market » sur lequel surfera Reagan en 1980, pour enfin défrayer quelque peu la chronique par ses frasques extraconjugales qui se retournent contre elle et l’empêchent de finir en beauté une vie bien remplie.

Rien d’étonnant, dès lors, à ce que l’audience d’Ayn Rand se soit étendue bien au-delà des frontières américaines. L’essentiel de son œuvre, et d’abord Atlas Shrugged, est traduit dans plus d’une douzaine de langues, en espagnol, en italien et en allemand bien sûr, mais également en bulgare, danois, néerlandais, suédois, polonais, chinois, japonais, vietnamien ou turc.

Et lorsqu’il a commencé à être question en 2007 d’adapter Atlas à l’écran, la nouvelle a figuré en première page de grands quotidiens indiens. L’acteur anglais Michael Caine, par exemple, est un tel fan d’Ayn Rand qu’il a prénommé sa fille « Dominique » en hommage à l’héroïne de The Fountainhead, tandis que le récent Prix Nobel de littérature Mario Vargas Llosa la cite avec admiration dans son roman Les cahiers de Don Rigoberto. Quant à Andréi Illarianov, conseiller économique de Vladimir Poutine, n’a-t-il pas lancé en octobre 2004 à Alan Greenspan qui le rapporte dans Le temps des turbulences : « La prochaine fois que vous viendrez à Moscou, accepteriez-vous que nous nous réunissions…pour discuter d’Ayn Rand ? »

Mais dans ce tableau international, un pays brille superbement par son dédain : la France, où le nom de l’écrivaine et philosophe américaine est quasiment inconnu (cf. en annexe de mon livre, Ayn Rand ou La passion de l'égoïsme rationnel, le maigre et significatif corpus de la littérature qui la mentionne) et où son œuvre n’était jusqu’à présent que fragmentairement traduite et la plupart du temps passée sous silence quand elle l’était.

Il serait illusoire d’incriminer une hypothétique barrière culturelle séparant les univers latins et anglo-saxons : l’heureuse réception d’Ayn Rand en Italie, en Espagne et plus largement dans le monde sud-américain le dément. Le traditionnel « provincialisme » intellectuel français n’en est pas non plus la cause puisque, pour s’en tenir au plan des idées, Galbraith, Rorty et surtout John Rawls sont plus que les bienvenus dans notre pays.

L’explication la plus évidente est que la pensée d’Ayn Rand contredit frontalement l’exception culturelle française et sa matrice idéologique ultra-dominante pour laquelle hors de l’État et du « social » il n’est point de salut. Et il n’y a en conséquence pas de droit reconnu à l’existence pour un suppôt de l’individualisme et du capitalisme.

Pourtant, à l’heure où, grâce au spectaculaire rebond des ventes de ses deux grands romans et d’abord d’Atlas Shrugged (500 000 exemplaires en 2009), la sortie de l’adaptation si longtemps attendue de ce dernier au cinéma en avril 2011 et la parution des deux premières véritables biographies la concernant, Ayn Rand fait plus que jamais l’actualité aux États-Unis trente ans après sa mort (1982), le moment semble venu de combler cette béance en proposant cette biographie intellectuelle francophone de cette femme à la personnalité fascinante mais controversée, dont les magnétiques yeux noirs transperçaient littéralement ses interlocuteurs.

L’aspect spécifiquement biochronologique de cette enquête ne livrera aucune révélation bouleversante mais bénéficiera beaucoup des investigations fouillées de ses deux récentes et excellentes biographes américaines de 2009, Anne C. Heller (Ayn Rand and the World She Made) et Jennifer Burns (The Godess of the Market — Ayn Rand and the American Right), dénuées de toute tentation hagiographique ou de tendances au règlement de comptes comme ce fut trop souvent le cas antérieurement.

Le propos du présent ouvrage est effet fondamentalement d’ordre intellectuel, les matériaux biographiques exposés visant principalement à établir une généalogie de la pensée randienne et à souligner la remarquable continuité qu’Ayn Rand a manifestée dans ses romans puis ses essais et conférences, en cherchant sans relâche à reformuler, à théoriser, à expliciter et à développer sa précoce et séminale intuition individualiste.

Comment, alors qu’à l’époque rien ne paraissait pouvoir y contrarier l’irrésistible ascension de l’intervention gouvernementale et du Welfare State, comment donc a-t-elle pu amorcer le reflux idéologique de ce qui paraissait s’inscrire définitivement dans le sens de l’Histoire en redorant le blason du capitalisme et du « moins d’État » ?

En fin de parcours, sa doctrine  « objectiviste » et son rapport à la philosophie comme aux philosophes (Aristote, Kant, Nietzsche en particulier) seront soumis à un questionnement critique sans concession — une tâche dont les biographes précitées se sont délibérément désintéressées.

Avec en toile de fond cette interrogation : Rand a-t-elle été une philosophe qui a d’abord choisi de s’exprimer dans des romans à thèse au risque de les rendre parfois pesants, ou une romancière qui aurait dû s’en tenir au domaine de la fiction, tant sa pratique de la philosophie peut paraître problématique?

Au-delà d’un indispensable « Connaissez-vous Ayn Rand ? »  ou plutôt d’un « Who was Ayn Rand ? » faisant écho au si connu outre-Atlantique « Who is John Galt ? » qui scande Atlas Shrugged en renvoyant au nom du personnage central du récit, la préoccupation majeure est donc ici de répondre à la question: que pensait donc vraiment Ayn Rand ? Ce qui mènera entre autres choses à dissiper le malentendu faisant d’elle avant tout « la déesse du libre marché » sinon « la Jeanne d’Arc du capitalisme », alors qu’elle se voulait d’abord la philosophe de l’esprit, de la raison, du bonheur et de l’égoïsme, bien plus focalisée sur ce qu’elle appelait la « métaphysique », l’épistémologie et l’éthique — la politique et l’économique n’en étant que des conséquences induites.


La longue gestation d’une œuvre polymorphe

 

Entretien avec Sophie Bastide-Foltz, traductrice de La Grève, et Alain Laurent, éditeur, essayiste et philosophe, directeur de la collection Bibliothèque classique de la liberté, aux Belles Lettres.

Quelle a été la genèse de l’édition française d’Atlas Shrugged ? Pourquoi les lecteurs francophones ont-ils dû attendre si longtemps ?

Sophie Bastide-Foltz, traductrice : À l’origine, Andrew Lessman, membre actif de la fondation Ayn Rand et passionné par le livre, a acquis les droits de traduire en français et de distribuer Atlas Shrugged. Son but, au départ, était de pouvoir le faire lire à ses amis français. Il m’a donc contactée, ainsi qu’une bonne cinquantaine d’autres traducteurs professionnels. Il envisageait de le faire traduire par une équipe de plusieurs traducteurs pour gagner du temps et être synchrone avec la sortie du film. Quelques échanges plus tard, des affinités philosophiques et politiques ainsi qu’un essai concluant ont débouché sur un accord avec moi. Je l’avais convaincu qu’il valait mieux qu’une seule personne traduise… pour l’homogénéité du texte.

J’ai mis plus de deux ans à traduire le livre. Andrew, au départ, voulait le publier lui-même. Mais je l’ai convaincu de le faire en co-édition avec une maison d’édition française. J’ai d’abord tenté de faire publier le livre chez Gallimard. C’était en bonne voie, jusqu’à ce qu’au dernier moment Antoine Gallimard finisse par reculer. Je n’ai jamais su quelle en était la véritable raison.

Une œuvre polymorphe, à la fois roman, essai philosophique et politique (Sophie Bastide-Foltz, traductrice)

Mon mari, Philippe Bastide, connaissait bien Bill Bonner qui avait racheté les Belles Lettres. Nous lui en avons donc parlé, d’autant plus que nous avions découvert qu’Alain Laurent avait publié La Vertu d’Égoïsme chez eux. Et, de fil en aiguille, la présidente des Belles Lettres, Caroline Noirot, a pris la décision de le publier.

Je pense que si les lecteurs francophones ont dû attendre si longtemps, c’est que la première tentative (suisse) avait avorté après refus de la traduction par Ayn Rand elle-même et qu’ensuite, plusieurs facteurs se sont conjugués : le poids combiné de l’anti-américanisme, anti-libéralisme marxisant dans les milieux intellectuels français, l’importance de la pagination (une traduction coûte cher à l’éditeur, surtout pour un livre aussi gros), le caractère polymorphe de l’oeuvre, à la fois roman, essai philosophique et politique.

les convictions politico-philosophiques de Rand contredisent radicalement l’exception idéologique française du tout-État et du tout-social (Alain Laurent)

Alain Laurent, éditeur : Nous avons été contactés il y a deux ans par un businessman francophone et francophile américain, Andrew Lessman, grand admirateur d’Ayn Rand qui avait décidé de faire de la traduction d’Atlas Shrugged en français puis de sa diffusion en France une affaire personnelle. Ayant déjà traduit The Virtue of Selfishness, les éditions des Belles lettres lui ont semblé les mieux en mesure de coopérer avec lui dans cette opération. Quand je l’ai rencontré début mai 2010, on s’est d’autant mieux mis d’accord que j’étais déjà très engagé alors dans la préparation de la biographie intellectuelle d’Ayn Rand que je viens de publier. Si les les lecteurs francophones ont dû tellement attendre, c’est principalement parce que les convictions politico-philosophiques de Rand contredisent radicalement l’exception idéologique française du tout-État et du tout-social…

Quelle a été la nature des négociations avec les ayant-droits ?

Alain Laurent : Andrew Lessman porte en lui une telle force de conviction qu’il a immédiatement obtenu l’accord de Ayn Rand Institute (ARI) quand il s’est présenté pour obtenir la cession des droits de traduction en français. C’est lui qui s’est ensuite chargé de faire procéder à cette traduction.

La traduction (inachevée) de Jeheber – datant de 1958 – vous a-t-elle été utile ou a-t-elle plutôt été un frein ?

Sophie Bastide-Flotz : J’ai préféré, après lecture de quelques pages, ne plus du tout consulter la première traduction de 1958. C’est un choix de ma part. Je voulais être libre d’en donner ma propre interprétation.

Alain Laurent : Ni utile, ni frein: on n’en a pas tenu compte, tant elle était défaillante (Rand, qui lisait parfaitement le français, l’avait sur le champ répudiée dès qu’ elle en avait lu les premières pages).

Que pensez-vous de la traduction collective engagée par des internautes il y a une dizaine d’années ? Pourquoi a-t-il été stoppé en 2006 ?

Sophie Bastide-Foltz : La traduction collective engagée il y a dix ans était respectable pour son exactitude littérale, mais peu satisfaisante sur le plan esthétique et stylistique. Mais c’est normal puisque la traduction est un métier à part entière. La traduction pirate parue l’an dernier sur le net est tout aussi peu satisfaisante du même point de vue à mes yeux.

Alain Laurent : Je n’ai pas été mêlé à cette affaire. Mais je crois savoir que cette initiative, heureuse en soi, n’avait pas pris en compte le problème de la cession des droits : lorsqu’enfin Andrew Lessman a été contacté, il a refusé de les céder, bien décidé à s’en occuper lui-même. De plus, une bonne traduction ne peut pour d’évidentes raisons de cohérence être l’œuvre que d’un seul individu. Et vu l’ampleur de la tâche, mieux vaut aussi un professionnel.

Quelles sont les principales difficultés rencontrées par à la traduction de cet OVNI littéraire ?

Sophie Bastide-Foltz : La principale difficulté pour moi a été la nature hétérogène de l’œuvre, passer successivement du style du roman avec les rebondissements et les descriptions d’une scénariste de talent à celui des envolées philosophiques. Sinon, les difficultés rencontrées ont été les mêmes que tout traducteur qui se respecte se doit de surmonter pour n’importe quel ouvrage (contextualisation dans l’époque sur le plan de l’environnement technologique et politique).

Alain Laurent : l’anglais pratiqué par Rand est très particulier : quand on la la fait lire « en aveugle » à un angliciste, il s’aperçoit aussitôt qu’elle n’est pas américaine d’origine. Et il a d’autre part fallu prendre soin de bien restituer l’inspiration aristotélicienne du lexique théorique employé dans La Grève, en particulier dans le discours de Galt.

Au-delà du volume imposant du roman, une difficulté ne réside-t-elle pas dans la « traductibilité » de l’ouvrage ? Non pas du point de vue de la langue, mais de la culture : par exemple, le train a à la fois une symbolique pionnière et celle d’un système nerveux pour Rand ; les francophones peuvent-ils percevoir la même chose ?

Rand n’a fait que prolonger la logique d’une réalité qui la scandalisait (Alain Laurent)

Sophie Bastide-Foltz : Passer d’une culture à une autre fait partie de mon métier. Mais il est vrai que cette œuvre comporte une spécificité: le fait que l’héroïne Dagny Taggart soit héritière et à la tête d’un réseau de chemins de fer n’est pas innocent. Au-delà de la symbolique du système sanguin et de l’irrigation physiologique, les chemins de fer constituent historiquement un élément fondateur et fédérateur de l’histoire et du développement des États-Unis. Certains spécialistes des réseaux ferroviaires sont d’ailleurs capables de comprendre la nature politique et organisationnelle d’un pays en regardant simplement la structure de son réseau ferré.

Alain Laurent : Je ne crois pas que ce soit là la vraie difficulté, tant par exemple les westerns ont habitué le public français à saisir l’importance du train en effet pionnière du train aux États-Unis. La difficulté se tient plutôt dans la méconnaissance des côtés sombres de l’histoire politique américaine des années 1940-50, imprégnée de pro-soviétisme et de « welfarisme » : Rand n’a fait que prolonger la logique d’une réalité qui la scandalisait.

Sophie Bastide-Foltz a notamment traduit aux éditions Florent Massot The Gentleman, Martin Booth, (Angleterre) 2010 ; chez Actes Sud Thé au Trèfle, Ciaran Carson, (Irlande) 2004, Il faut marier Anita, Anita Jain, (Inde) 2010 ainsi que, aux éditions Joëlle Losfeld/ Gallimard L’Ange de Pierre (réédition), Margaret Laurence (Canada) 2007 et Les Devins, Margaret Laurence, 2010.

Philosophe et essayiste, déjà auteur aux Belles Lettres de La Philosophie libérale (2002 – ouvrage couronné par l’Académie française) et du Libéralisme américain. Histoire d’un détournement (2006 – prix du livre libéral), Alain Laurent dirige les collections « Bibliothèque classique de la liberté » et « Penseurs de la liberté » aux Belles Lettres. Il coordonne en outre l’Anthologie des textes libéraux (Robert Laffont, « Bouquins », à paraître).

À voir également : 

Nous profitons de la présence d’Alain Laurent pour l’interroger également sur l’essai qu’il publie, cette semaine aussi, aux Belles Lettres et consacré à la pensée de Rand : Ayn Rand, la passion de l’égoïsme rationnel (coll. Les Penseurs de la liberté, 240 p., 25 €).

De quelle manière La Grève s’inscrit-elle dans le parcours intellectuel de Rand ? Quel est l’apport spécifique de ce roman à sa pensée ?

Alain Laurent : La Grève est véritablement l’œuvre de maturité, celle où s’accomplit tout le cheminement intellectuel de Rand. C’est là qu’elle intègre (comme elle aimait tant à dire !) toutes ses conceptions en une perspective cohérente globale. Ensuite, elle n’a guère fait que gloser sur la thématique du discours de Galt.

Rand a été la seule a vraiment vouloir faire reposer l’économie politique classiquement libérale sur une « métaphysique » et surtout une éthique (Alain Laurent)

Est-ce l’œuvre qui a véritablement façonné la pensée objectiviste ? Qui a soudé ses innombrables admirateurs ?

 Sans aucun doute, pour les raisons que je viens d’indiquer. Mais ce serait trop dire que l’objectivisme « soude » tous les admirateurs de Rand : on peut l’admirer sans souscrire à tous les articles de foi du discours de Galt, comme c’est mon cas…

Quel regard peut-on porter sur la philosophie de Rand ? Est-ce une romancière qui s’essaie à la philosophie, ou une philosophie qui écrit des romans ?

Elle a plutôt été une romancière puissamment portée par une « philosophie » au sens d’une vision fondamentale du monde – mais pas vraiment une philosophe avec toute la rigueur critique, la culture et la patience qu’impliquent cette qualité. Sa très grande trouvaille a été de d’abord privilégier la fiction pour illustrer sa conception des choses : d’où l’immense succès de de ses romans.

Dans l’histoire intellectuelle du libéralisme, quelle place tiennent La Grève et Ayn Rand ? En quoi sont-ils si particuliers ?

C’est une place paradoxale, à la fois marginale (elle n’apporte rien de vraiment nouveau au paradigme du libéralisme classique) et…centrale, dans la mesure où elle a été la seule a vraiment vouloir faire reposer l’économie politique classiquement libérale sur une « métaphysique » et surtout une éthique, une vision forte de la nature de l’homme – la plupart du temps ignorées par les penseurs libéraux.

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11 juin 2012 1 11 /06 /juin /2012 02:00
Objectivisme ou réalisme métaphysique 

Métaphysique et épistémologie chez Ayn Rand

 

par Edward W. Younkins

 

 

Traduit par Vincent Jappi

 

 

Les trois axiomes fondamentaux de la métaphysique sont l’existence, la conscience, et l’identité.

 

La métaphysique est la première branche philosophique de la connaissance. Au niveau métaphysique, l’objectivisme de Ayn Rand commence par des axiomes — vérités fondamentales ou primaires irréductibles, qui vont de soi du fait de la perception directe — point de départ de toute connaissance ultérieure, et qu’il est impossible de contester sans se contredire soi-même.  

Les axiomes ne peuvent pas se réduire à d’autres faits ni se décomposer en éléments constitutifs. Ils n’ont nul besoin d’aucune démonstration ni explication. Les trois axiomes philosophiques fondamentaux de l’objectivisme sont l’existence, la conscience et l’identité – qui sont présupposés par tout concept, et par toute affirmation.

L’existence existe, et elle englobe tout, y compris l’ensemble des états de la conscience. Le monde existe indépendamment de l’esprit, et il est là pour que celui-ci le découvre. Pour être conscients, il faut que nous soyons conscients de quelque chose : de conscience, il ne peut pas y en avoir s’il n’y a rien qui existe. La conscience, faculté de percevoir ce qui existe, c’est la capacité de découvrir les objets, non celle de les créer. La conscience, concept relationnel, présuppose l’existence de quelque chose qui lui est extérieur, quelque chose dont on puisse être conscient. C’est d’emblée que nous percevons quelque chose qui se trouve hors de notre conscience et c’est seulement ensuite que nous prenons conscience d’être conscients, en examinant le processus qui nous a permis de le percevoir.

Ayn Rand explique que ce qui est métaphysiquement donné (c.-à-d. toute réalité inhérente à l’existence qui n’est pas due à l’action de l’homme) est absolu et se contente d’être, tout simplement.

Ce qui est métaphysiquement donné comprend les lois de la science et les événements qui échappent à l’influence des êtres humains. Le métaphysiquement donné doit être accepté, on ne peut pas le changer.

Elle explique, cependant, que l’homme a la capacité d’adapter la nature pour qu’elle réponde à ses demandes. L’homme a la faculté de réorganiser de façon créative la combinaison des éléments naturels en mettant en œuvre la causalité exigée, celle que nécessitent les lois immuables de l’existence.

Ce qui est fait par l’homme inclut tout objet, toute institution, toute procédure ou règle de conduite créés par l’homme. Pour leur part, les réalités causées par l’homme sont le produit de choix et on peut les évaluer et les juger, puis les accepter ou les rejeter et les modifier en cas de besoin.

L’épistémologie se réfère à la nature et au point de départ de la connaissance, à la nature de la raison et à son exercice approprié, à ses rapports avec les sens et avec la perception, à la possibilité d’autres sources de connaissance, ainsi qu’à la nature de la certitude et à la possibilité d’y accéder.

Ayn Rand explique que la raison est la faculté cognitive dont l’homme dispose pour, en se servant des principes de la logique, organiser en termes de concepts les données de la perception. Et la connaissance naît lorsqu’une personne aborde la réalité des faits soit par l’observation des réalités perçues, soit par la conceptualisation.

Si l’épistémologie existe, c’est parce que l’homme est un être limité et faillible, dont l’apprentissage progresse par des étapes élémentaires disjointes, et qui a de ce fait besoin d’une procédure adaptée à l’acquisition de connaissances nécessaires afin d’agir, de survivre et de prospérer.
Aucun homme ne possède de connaissance innée, ni des instincts qui iraient automatiquement et infailliblement dans le sens de son bien-être. Ce n’est pas nécessairement qu’il sait ce qui va promouvoir ou entraver son existence. C’est pour cela qu’il a besoin de savoir comment acquérir des connaissances fiables et objectives sur la réalité. Et c’est pour vivre qu’un individu se doit d’acquérir des connaissances de ce type. Une personne ne peut acquérir de connaissances qu’à partir de la manière humaine de connaître. Enfin, étant donné que les êtres humains ne sont ni omniscients ni infaillibles, tout savoir est de nature contextuelle.

Or, alors que les concepts (c.-à d., les universaux) sont des abstractions, tout ce que l’homme appréhende est au contraire spécifique et concret. La formation des concepts se fonde sur une reconnaissance des ressemblances entre les existants que l’on classe dans ces concepts. Rand explique que l’individu, par sa perception, détache et distingue les entités spécifiques de leur milieu ainsi que les unes des autres. Il regroupe ensuite ces objets à raison de leurs ressemblances, considérant alors chacun d’entre eux comme une unité. Puis il intègre ce regroupement d’unités en une entité mentale unique que l’on appelle « concept ».

La capacité de percevoir des entités ou unités est la méthode spécifique de la cognition de l’homme, et le point d’entrée vers le niveau conceptuel de la conscience humaine.

D’après Ayn Rand, un concept est une intégration mentale de deux ou plusieurs unités qu’on a isolées en raison d’une ou de plusieurs de leurs caractéristiques [communes], et rassemblées sous une définition spécifique.
Une définition représente [de ce fait] la condensation d’une grande masse d’observations ; et on le conserve à l’esprit en s’y référant par un concret perceptible (en l’espèce, par un mot). Un mot transforme un concept en entité mentale dès lors qu’une définition lui aura donné une identité.

Les caractéristiques essentielles d’un concept sont ne sont pas métaphysiques, mais épistémologiques. Ayn Rand explique que les concepts ne reflètent ni des entités abstraites intrinsèques qui existeraient indépendamment de l’esprit d’un individu, ni l’invention nominale de sa conscience sans rapport aucun avec la réalité. Non : les concepts sont épistémologiquement objectifs, en ce sens qu’ils ont été choisis par la conscience de l’homme conformément aux lois de la réalité.

C’est une donnée de fait que les concepts représentent une intégration mentale ; ils sont le produit d’une méthode cognitive de classification dont il faut bien que la mise en œuvre soit faite par un être humain, mais dont c’est la réalité qui détermine le contenu : pour Ayn Rand, donc, les essences sont épistémologiques et non métaphysiques.

Par conséquent Ayn Rand affirme que, bien que les concepts et les définitions se trouvent dans notre l’esprit, ils ne sont pas arbitraires dans la mesure où ils reflètent la réalité, laquelle est objective.

Tant la conscience en métaphysique que les concepts en épistémologie sont réels, et font partie de la vie quotidienne — l’esprit fait partie de la réalité.
Elle envisage les constructions conceptuelles comme des classifications ouvertes, qui incluent toute l’information concernant leurs référents, y compris celles qu’on n’a pas encore identifiées. Des faits nouveaux, de nouvelles découvertes développent et étendent les concepts que l’on a, mais ils ne les révolutionnent pas ni ne les réfutent. Les concepts doivent être conformes aux faits de la réalité.

Afin de demeurer objectif dans ses entreprises conceptuelles, l’être humain doit totalement coller à la réalité en se conformant à certaines règles méthodologiques déduites des faits et appropriées à la manière de connaître des êtres humains.

Pour l’homme, être de conscience rationnelle, la méthode appropriée pour se conformer à la réalité objective s’appelle logique et raison. Pour survivre l’homme a besoin de connaître, et la raison est l’outil qui le lui permet.

Pour Ayn Rand, la qualification d’ »objectif » se rapporte aussi bien au processus de formation des concepts qu’au résultat de ce processus lorsqu’il a été correctement mené à bien.

La conscience humaine peut acquérir une connaissance objective de la réalité en se servant des outils propres à la raison dans le respect des règles de la logique ; et quand un processus cognitif correct a été respecté, on peut dire que le produit de ce processus est objectif.

En retour, lorsque l’esprit se conforme à la réalité qui en est indépendante, on peut dire de la théorie du fonctionnement conceptuel que l’on a suivie qu’elle est objective. Le terme « objectif » s’applique donc aussi bien à la méthode qu’à son objet.

Pour Ayn Rand, toute connaissance authentique est liée aux autres, cette interrelation étant la seule à pouvoir rendre compte de cet ensemble unique qu’est l’univers.

La clé en est sa conviction que le rapport de la conscience humaine avec l’existence est un rapport d’objectivité : au moyen de la raison, et de ses méthodes, ce sont des concepts objectifs que l’on peut former, et regrouper en fonction des relations objectives entre la multiplicité des existants.

Acquérir la connaissance objective est un processus métaphysiquement fondé parce que tous les êtres concrets sont différents et reliés à tous les autres, ainsi qu’à cette totalité qu’est l’univers.

 

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11 juin 2012 1 11 /06 /juin /2012 00:05
Ayn Rand, une grande dame du Libéralisme
Comment doit-on comprendre la pensée politique d'Ayn Rand ? Pour Jennifer Burns, Rand fait avant tout partie de la grande tradition libérale classique. Ses romans, dont La Grève (Atlas Shrugged) et La Source Vive (The Fountainhead), mettent en avant l'individualisme, un thème fondamental pour la pensée libérale et libertarienne. Rand a également contribué à cette grande tradition libérale en modernisant et en popularisant les idées à la base de toutes les luttes pour la liberté.

Jennifer Burns est professeur d'histoire à l'Université de Virginie et auteur de Goddess of the Market : Ayn Rand and the American Right
Ayn Rand, sur les chemins de traverse du libéralisme
   
Elle est l’auteur de deux best-sellers monumentaux aux États-Unis et dans le monde Anglo-Saxon, fondatrice d’un des plus actifs mouvements de la pensée libérale et dont l’œuvre connaît un regain tout à fait singulier outre-Atlantique. Reconnue comme l’une des plus grandes romancières du XXe siècle, elle est en revanche parfaitement inconnue en France : je parle bien entendu d’Ayn Rand, intellectuelle américaine disparue en 1982 dont la pensée a profondément marqué les philosophes aux États-Unis.
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Selon une étude réalisée en 1997 par la Bibliothèque du Congrès américain, son ouvrage, Atlas Shrugged, serait le livre qui a le plus influencé les Américains après la Bible. Tout un symbole. Depuis le début de la crise, ses différents livres se vendent plusieurs centaines de milliers d’exemplaires chaque mois aux États-Unis et l’on peu résumer sa pensée autour de deux grands principes : « vive le capitalisme », « mort au collectivisme ». égoïsme versus altruisme. C’est la pensée d’Ayn Rand qu’Alain Laurent a choisi d’exposer jeudi soir dans le cadre de la série de conférence sur le thème : « chemins de traverse du libéralisme ». Cet exposé était d’autant bienvenu que deux biographies extrêmement rigoureuses et détaillées de l’intellectuelle américaine viennent de paraître en anglais récemment. Fondatrice du mouvement de l’Objectivisme aux États-Unis dans les années 70, elle a toujours fait le choix de la fiction. C’est la raison pour laquelle, avant d’être philosophe, elle est avant tout romancière. D’origine russe, elle est née à St Petersburg le 2 février 1905 sous le nom d’Alissa Rosenbaum dans une famille juive. Grâce à sa mère, elle bénéficie très tôt d’une ouverture sur le monde et apprend le français. Elle lira les auteurs français et entretiendra une admiration sans borne pour Victor Hugo. Le romantisme aura une forte influence sur son œuvre et elle érigera sa philosophie sur la base d’un Homme individualiste et héroïque, seul contre tous et refusant toute compromission.

A 13 ans, elle assiste à la prise de pouvoir par les communistes à St Petersburg et elle est très marquée par les massacres de masse que perpètrent les bolcheviques dès le coup d’Etat. Dépossédée de tous ses biens, sa famille, doit fuir pour ne pas être inquiétée. La jeune Alissa entame malgré tout des études d’Histoire et de Philosophie. De cette période, elle conservera une haine tenace de Platon ainsi qu’une intérêt fort pour la philosophie aristotélicienne. Très influencée par la figure de son père, pharmacien et entrepreneur, elle développera assez tôt un intérêt pour les États-Unis. Elle abandonnera peu à peu la philosophie pour se consacrer au Cinéma, fenêtre sans limites sur le modèle de vie américain. En 1924, elle part en voyage et réalise son rêve : elle débarque à Chicago chez une amie de la famille et travaille dans un cinéma. C’est à cette période qu’elle abandonne le nom d’Alissa Rosenbaum pour s’appeler Ayn Rand. Elle a à cœur de se forger une identité américaine et décide de ne pas rentrer en URSS. Elle passe donc sa vie dans les salles obscures à voir des films et quitte les grands lacs pour Hollywood où elle se fait engager comme lectrice de scénario auprès du réalisateur et producteur Cecil B. DeMille. Naturalisée américaine le 13 mars 1931, elle épouse l’acteur Frank O’Connor.

En 1936, elle publie son premier grand roman : We the living, largement inspiré de son expérience en Union Soviétique. Farouchement anticommuniste et apologiste de la liberté individuelle, le roman ne rencontre pas le succès auprès d’un establishment américain étonnamment sovietophile à l’époque. A cette époque, quiconque critiquait l’URSS était qualifié de fasciste et de nazi par les élites intellectuelles américaines. En effet, Ayn Rand raconte l’histoire d’un individu vivant dans un système totalitaire prenant peu à peu conscience de son individualité et de son unicité. Une grande partie de sa philosophie est déjà présent dans ce récit : Vivre pour soi, par soi, au nom d’un égoïsme rationnel.

Vivre pour soi et par soi, les deux principes de l’égoïsme rationnel

L’individualisme est sa source d’inspiration. Fin 1935, elle entame l’écriture de ce qui deviendra son premier best seller : The Fountainhead. C’est pendant cette période qu’elle va découvrir son adhésion complète aux fondements de l’Amérique. Elle est notamment très marquée par la pensée de Nietzsche et la figure de l’Homme héroïque, seul contre tous. A partir de 1939, une nouvelle phase s’ouvre dans sa vie : une phase politique. Elle analyse que l’échec de ses romans est directement lié à la présidence de Roosevelt et sa politique du New Deal qui renforce l’intervention de l’Etat dans l’économie et perturbe le jeu des acteurs dans la société. Ayn Rand entretiendra une forte rancœur à l’encontre de Roosevelt et des démocrates qu’elle associe directement aux alliés des soviétiques. Elle s’engage donc aux côtés du conservateur Wandel Willkie et milite activement. Elle tracte dans la rue, apostrophe les passants de son anglais encore malhabile. A un homme lui conseillant de retourner dans sa Russie, elle lui répondit « je suis plus américaine que vous, car moi, ce pays, je l’ai choisi ».

C’est pendant cette période qu’elle rencontre la plupart des intellectuels libertariens qui influenceront son œuvre, parmi les plus illustres : Ludwig von Mises ou Isabel Paterson. Farouchement opposée au communisme, elle prend le parti du McCarthysme et édite quelques recueils à l’intention des acteurs et des producteurs d’Hollywood pour déjouer les malveillances de la « 5e colonne socialiste » à la solde de Moscou. En outre, elle détaille toutes ses conceptions économiques, politiques, et philosophiques à cette époque. En 1938, elle publie le roman Anthem qui décrit une société dans laquelle le collectivisme a triomphé. Ce roman ne rencontre pas le succès non plus. Elle persévère et achève d’écrire The Fountainhead. Tous les éditeurs refusent le roman. Ayn Rand affirme être sur la liste noire des auteurs anticommunistes. Tous, sauf un. La maison d’édition Bobbs-Merill accepte et publie le livre. Très rapidement, le bouche-a-oreille fait son œuvre. Les ventes explosent et le roman devient son premier best seller. Le succès est considérable, à tel point que l’intrigue est adaptée au théâtre puis au cinéma. Le roman raconte les péripéties d’un architecte pauvre qui refuse d’amender ses œuvres et ne trouve aucun acheteur. Mieux vaut être pauvre que de se compromettre.

Le nom d’Ayn Rand commence à être connu. Elle entame dès 1945 ce qui deviendra son plus grand roman, un pavé de plus de 1800 pages : Atlas Shrugged racontant l’histoire de deux entrepreneurs aux prises avec un état policier, bureaucratiques et collectiviste. Le héros, John Galt deviendra l’incarnation de sa philosophie : refus de la compromission, valorisation de la liberté, du libre échange et du laisser-faire. Lors de sa sortie, le roman rencontre un tel succès qu’il reste plusieurs semaines au premier rang des ventes. Le tirage initial de 100 000 exemplaires doit vite être revu à la hausse. C’est avec ce livre qu’elle va entrer dans la dernière phase de sa vie : la philosophie. Dans Atlas Shrugged, le discours fleuve que prononce John Galt à la radio est un véritable manifeste des principes de l’Objectivisme. Cette pensée veut donner une base éthique et philosophique au capitalisme qui permette de justifier le Laisser-faire. La rationalité apparaît comme la première vertu de l’être humain. La seule manière de vivre pour et par soi même passe par l’individualisme, le laisser-faire et l’échange librement consenti. Elle acquiert une vraie renommée dans le pays et va de conférences en conférences dans les plus grandes universités : Yale, Berkeley, Princeton, Columbia, etc. Elle rédige son ouvrage de synthèse The Virtue of Selfishness dans lequel elle définit ce qui pour elle doit être l’égoïsme : ne dépendre que de soi, n’être ni maître, ni esclave. A l’inverse, l’altruisme qu’elle exècre est le fait de s’oublier soi même, se sacrifier pour le bien des autres. L’altruisme ne peut mener selon Ayn Rand qu’à une issue mortifère. C’est la trahison de l’individu par lui-même. Elle emprunte à Aristote un certain nombre de lois éthiques telles que la causalité : il n’existe rien sans cause. Étendu à la vie humaine, il n’existe rien qui ne soit gagné par l’Homme autrement que par sa créativité ou son mérite. L’individu est l’unique propriétaire de tout ce qu’il crée et nul ne peut nous en démunir. De fait, il y a un droit de propriété car les personnes sont la force qui a produit la chose détenue.

Femme colérique et impulsive, Ayn Rand a marqué durablement ses contemporains. Tristesse de sa vie, elle ne sera jamais vraiment acceptée par l’establishment américain. Trop anticonformiste, trop maximaliste, trop véhémente sans doute. Elle s’éteint le 6 mars 1982 après avoir passé l’année 1981 à animer ses dernières conférences au Ford Hall Forum. De nombreux compagnons de route de l’Objectivisme l’accompagnent lors de son enterrement. Le Ayn Rand Institut est créé pour propager ses idées. Celle qui se décrivait comme une « romantique réaliste » aura écrit sur de nombreux thèmes de société, tels que l’éthique de l’égoïsme ou l’engagement américain lors des deux Guerres Mondiales, elle s’est opposée publiquement à l’intervention américaine au Vietnam, elle prit des positions sur le statut de la femme qui la fâchèrent définitivement avec les courants féministes, sur la Culture et l’environnement, l’étatisme, etc. Elle laisse derrière elle une littérature foisonnante et une pensée qui ne se démode pas.

Le regain de succès que rencontrent les écrits d’Ayn Rand nous montre que la crise que rencontre Barack Obama n’est pas simplement conjoncturelle. Elle est profondément structurelle et morale. La réforme de la santé que l’intelligentsia européenne admire tant n’est pas simplement en contradiction avec quelques intérêts bien sentis dans les cercles financiers. Elle est en contradiction avec les fondements même de la démocratie américaine qui met l’individu au premier plan de sa propre vie. Nul ne le niera : il y a beaucoup de pauvres aux États-Unis. Mais reste cette certitude que toute intervention étatique n’amoindrira en rien le nombre des pauvres. En revanche, elle transformera des individus actifs et responsables en assistés dépossédés du contrôle de leur vie et loin d’améliorer le niveau de vie des Américains, tout accroissement du rôle de l’Etat se traduira par moins de liberté, plus d’impôts et moins de dynamisme. On ne peut donc réduire la contestation que rencontre le président Obama au fait de quelques fanatiques ultra-conservateurs d’extrême droite comme le fait régulièrement la presse française. Les réformes d’Obama s’opposent directement à l’American way of life et à l’idée que l’Etat est un mal. Un mal nécessaire certes, mais qu’il convient de circonvenir à ses attributions les plus fondamentales.

Le bonheur est un état d’esprit qui procède de l’accomplissement de vos valeurs.

On maudit l’argent mal acquis ; on respecte l’argent bien gagné.

L’argent est le baromètre des vertus d’une société.

Ayn Rand

***

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10 juin 2012 7 10 /06 /juin /2012 23:00
Conférence d'Alain Laurent sur Ayn Rand

Le philosophe et directeur de collection aux Belles Lettres Alain Laurent viendra nous parler du thème : “Ayn Rand: entre “égoïsme rationnel” et best-sellers littéraires”. En effet il a une double actualité autour d’Ayn Rand : il publie sa biographie, et son principal roman, “La grève”, best-seller de 10 millions d’exemplaires, enfin traduit en français 53 ans après sa sortie.



Furent notamment abordées pendant cette conférence :

- l’histoire personnelle d’Ayn Rand, de la petite Alissa Rosenbaum née en Russie en 1905 à la philosophe émigrée aux Etats-Unis et prônant l’individualisme contre le collectivisme
- la différence entre égoïsme rationnel et égoïsme irrationnel, et pourquoi le premier est souhaitable et pas le second
- l’influence des livres d’Ayn Rand dans le monde et principalement aux Etats-Unis 


Brève introduction à la pensée d’Ayn Rand

Ayn Rand a Sense of Life

The Companion Book By Michael Paxton Gibbs-Smith Publisher
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La Métaphysique

« La réalité, le monde en dehors de notre corps, existe indépendamment de notre conscience, indépendamment de la connaissance ou des croyances, sentiments, désirs ou peur de celui qui l’observe. Cela signifie que A est A, les faits sont les faits, Les choses sont ce qu’elles sont et que la tâche de la conscience de l’individu est percevoir la réalité, non de la créer ou de l’inventer.

L’objectivisme rejette toute croyance dans le super naturel et toute idée que les individus ou les groupes créent leur propre réalité.

La nature humaine

« L’homme est un être rationnel. La raison, comme moyen unique de connaissance, constitue son seul moyen de survie. Mais l’exercice de la raison dépend du choix de l’individu. « L’homme est un être de volonté et de conscience ». Ce que l’on appelle l’âme ou l’esprit est la conscience et ce que l’on appelle la volonté libre n’est pas autre chose que la liberté de penser ou de ne pas penser, la seule volonté que vous avez, la seule liberté que vous ayez. C’est le choix qui contrôle tous les autres choix que vous faites et qui déterminent votre vie et votre personnalité. »

L’objectivisme rejette toute forme de déterminisme, la croyance que l’homme est la victime de forces en dehors de son contrôle (Dieu le destin, les gènes, les conditions économiques ou sociales).

L’Éthique

« La raison est l’instrument par lequel on émet des jugements de valeurs et avec lequel on guide l’action. La norme éthique est :la survie de l’homme en tant qu’homme – c’est-à-dire ce qui est pré requit par la nature de l’homme pour survivre comme un être rationnel ( non pas comme la survie physiologique mais transitoire d’une brute sans cervelle).

La rationalité est la vertu principale de l’homme avec les trois valeurs fondamentales : la raison, les objectifs, l’estime de soi. L’homme – chaque homme- est une fin en soi, et non un moyen pour les fins des autres. Il doit vivre pour lui même, sans se sacrifier pour autrui, ni sacrifier autrui à ses propres fins. Il doit travailler pour son intérêt personnel avec la poursuite de son propre bonheur comme principe moral le plus élevé de sa vie. »

L’objectivisme rejette toute forme d’altruisme – l’idée que la moralité consiste dans le fait de vivre pour les autres ou la société.

La politique

« Le principe de base de l’éthique objectiviste est que personne n’a le droit de tirer de la valeur d’un autre être humain par l’usage de la violence physique – personne ni groupe humain n’a le droit d’initier la violence contre les autres. Les hommes ont le droit d’user de la violence que dans le cas de légitime défense et seulement contra ceux qui l’ont initiée. Les hommes doivent vivre ensemble par l’échange volontaire, donnant de la valeur contre de la valeur, ils doivent le faire par un consentement mutuel libre pour obtenir un bénéfice mutuel. Le seul système social qui interdit l’usage de la violence dans les relations entre individus est le capitalisme de laissez faire. Le capitalisme repose sur la reconnaissance des droits individuels, compris le droit de propriété, dans lequel le rôle du gouvernement est de protéger les hommes de ceux qui initient la violence physique. »

L’objectivisme rejette toute forme de collectivisme tel que le fascisme ou le socialisme. Il rejette aussi l’économie mixte, notion qui signifie que le gouvernement devrait réglementer l’économie et redistribuer la richesse.

Épistémologie

« La raison de l’homme est pleinement capable de connaître les faits de la réalité. La raison est une faculté conceptuelle qui permet d’identifier et d’intégrer les matériaux produits par nos sens. La raison est les seul moyen pour l’individu d’acquérir une connaissance.  »

L’objectivisme rejette le mysticisme (c’est-à-dire la foi ou l’émotion comme mode d’acquisition des connaissances) et il rejette le scepticisme (la proclamation que la vérité ou la connaissance est impossible).

L’esthétique

« L’art est un re-création sélective de la réalité selon les jugements de valeurs métaphysique de l’artiste » L’objet de l’art est de concrétiser les vues fondamentales de l’existence de l’artiste.

Ayn Rand se décrivait elle même comme une « romantique réaliste »

 « Je suis une romantique dans le sens que je présente les hommes comme ils devraient être. Je suis une réaliste dans le sens que je les place sur terre. » 

Les ouvrages littéraires de Ayn Rand projette une vision idéale et non idéale de l’homme.

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9 juin 2012 6 09 /06 /juin /2012 23:01

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« La plus petite minorité sur la terre est l'individu. Ceux qui nient les droits individuels ne peuvent pas prétendre être les défenseurs des minorités. »

Ayn Rand - Capitalism : The Unknown Ideal

 

 

 

 



Capitalism : The Unknown Ideal

Capitalism: The Unknown Ideal (en français "Capitalisme : l'idéal inconnu") est un ouvrage d'Ayn Rand  publié en 1966, regroupant plusieurs de ses essais, ainsi que quelques autres par ses associés Nathaniel Branden, Alan Greenspan et Robert Hessen. Le livre traite des aspects moraux du capital de laissez-faire et de la propriété privée. Il offre une définition bien particulière du capitalisme, plus large que le simple respect du droit de propriété et de la libre entreprise. À ce jour, aucune traduction française de l'ouvrage n'a encore été publiée.

Histoire

La plupart des essais contenus dans cet ouvrage sont tirés de The Objectivist Newsletter et de The Objectivist. La première édition fut publiée par la New American Library en 1966. Dans l'édition de poche publiée en 1967, deux essais supplémentaires furent ajoutés. En 1970 enfin, Rand modifia l'introduction du livre pour refléter sa rupture intellectuelle avec Nathaniel Branden.

Contenu

Selon les mots de Rand elle-même, Capitalism : the Unknown Ideal est une défense d'ensemble du seul mode d'organisation de la société compatible avec les besoins de l'homme en tant qu'être rationnel, à savoir le capitalisme de laissez-faire.

À la suite d'une introduction par Rand, les essais sont regroupés dans deux grandes sections. La première, intitulée "Théorie et Histoire", rassemble des essais portant sur les bases théoriques du capitalisme et les différents arguments apportés en sa faveur au cours de l'histoire. Cette section comporte également un essai démontant les objections populaires au capitalisme. La seconde section, "Situation Actuelle", se concentre sur les principaux sujets politiques des années 1960, dont la guerre du Vietnam, les révoltes étudiantes, et l'encyclique Populorum progressio. En annexe, deux essais publiés précédemment dans  La Vertu d'égoïsme complètent l'ouvrage.

Principaux thèmes

Rand applique ici sa philosophie aux questions politiques. Lorsqu'elle discute du capitalisme, elle entend le capitalisme de laissez-faire, dans lequel il existe une séparation entre l’État et l'économie, « de la même façon et pour les mêmes raisons que la séparation de l’Église et de l’État. » Et Rand précise : « Les Objectivistes ne sont pas des "conservateurs". Nous sommes des défenseurs radicaux du capitalisme ; nous nous battons pour cette base philosophique que le capitalisme n'avait pas et sans lequel il est condamné à périr. »

Rand explique que la plupart des gens ne savent pas ce qu'est véritablement le capitalisme, ignorent sa justification morale, et même ses succès historiques. Voilà pourquoi il représente un « idéal inconnu ».


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L’origine française du Laissez-faire. Par Ayn Rand

 

LAISSEZ-NOUS FAIRE ! (Extrait de Capitalism, The unknown ideal, 1966)

Par Ayn RAND

 

 

Traduction Chris Drapier, Institut Coppet

 

 

Puisque la « croissance économique » est le grand problème de notre époque, et que notre gouvernement actuel promet de la « stimuler »- d’instaurer la prospérité pour tous par toujours plus d’interventions de l’Etat, tout en dépensant une richesse non encore produite- je m’interroge sur le nombre de personnes connaissant la réelle origine du mot laissez-faire ?

 

La France au XVIIème siècle, était une monarchie absolue. Son système a été décrit comme un « absolutisme limité par le seul chaos ». Le roi détenait un pouvoir illimité sur la vie, le travail et la propriété de chacun- et seule la corruption des représentants de l’Etat offrait au peuple une marge de liberté non-officielle. 

 

Louis XIV était un archétype de despote : une médiocrité prétentieuse conjuguée à une ambition grandiose. Son règne est considéré comme une des plus brillantes périodes de l’Histoire de France : il a fourni au pays un « objectif national,» sous la forme de longues guerres victorieuses ; il a fait de la France la puissance majeure et le phare culturel de l’Europe. Mais les « objectifs nationaux » coûtent cher. Les politiques fiscales de son gouvernement ont mené à une situation chronique de crise, résolue par une pression fiscale accrue, véritable saignée à travers une taxation en perpétuelle augmentation.

 

Colbert, principal conseiller de Louis XIV, était un des premiers étatistes modernes. Il était convaincu que la régulation gouvernementale pouvait engendrer la prospérité nationale et que seule la « croissance économique » pouvait permettre des taux d’imposition plus élevés ; alors il se consacra à rechercher « une augmentation de la richesse en encourageant l’industrie ». Cet encouragement consistait à imposer d’innombrables contrôles gouvernementaux, des circulaires régulatrices qui étouffaient l’activité ; le résultat fut un funeste désastre.

 

Colbert n’était pas un ennemi des affaires ; pas plus que ne l’est notre gouvernement actuel. Colbert souhaitait vivement aider les victimes sacrificielles à s’enrichir- et lors d’une occasion historique, il interrogea un groupe d’industriels sur ce qu’il pouvait faire de mieux pour l’industrie. Un industriel nommé Legendre lui répondit : « laissez-nous faire ! »

 

Apparemment, les industriels français du XVIIème siècle avaient plus de courage que leurs homologues américains du XXème et une compréhension plus fine de l’économie. Ils étaient conscients du fait que l’ « aide » gouvernementale au monde du travail est aussi désastreuse que la persécution gouvernementale et que la seule manière pour un gouvernement d’être utile à la prospérité de tous est de ne pas s’en mêler.

 

Prétendre que ce qui était vrai au XVIIème siècle ne peut plus l’être aujourd’hui, parce que nous nous déplaçons en avion quand ils n’avaient que des carrosses tirés par des chevaux- équivaut à dire que nous n’avons plus besoin de nourriture, comme c’était le cas dans le passé, parce que nous portons des imperméables et des pantalons en lieu et place de perruques poudrées et de jupes à volants. C’est cette sorte de superficialité de pacotille- autrement dit cette incapacité à saisir des principes, à distinguer l’essentiel du superflu- qui rend les gens aveugles au fait que la crise économique que nous traversons est la plus ancienne et la plus récurrente de l’Histoire.

 

Considérez l’essentiel. Si les interventions gouvernementales n’ont pu aboutir qu’à la paralysie, la disette et l’effondrement dans l’ère pré- industrielle, que peut-il se passer quand on reproduit ce schéma sur une économie hautement industrialisée ? Qu’est-il plus facile à réguler pour les bureaucrates : les opérations manuelles de tissage ou  des forges- ou les opérations dans les aciéries, les usines de productions d’avions et les complexités liées à l’avènement de l’électronique ? Qui est le plus susceptible de travailler sous la contrainte : une horde d’individus brutalisés effectuant des opérations manuelles ne nécessitant pas de qualifications- ou un nombre incalculable d’individus doués de la créativité nécessaire pour construire ou maintenir une civilisation industrialisée ? Et si le Tout- Etat a déjà échoué dans le premier cas, de quel abîme d’auto- suffisance les étatistes modernes tirent-ils l’espoir de réussir dans le second ?

 

La méthode épistémologique des étatistes consiste à débattre éternellement de toutes sortes de sujets sans jamais les intégrer dans leurs interactivités, sans jamais se référer à des principes fondamentaux ou tenir compte d’effets pervers- induisant ainsi un état de désintégration intellectuelle de leurs sujets. Le but de ce verbiage fumeux est de masquer la disparition de deux fondamentaux : (a) que la production et la prospérité ne sont que les produits de l’intelligence humaine et (b) que le pouvoir d’un gouvernement est un pouvoir de contrainte par la force physique.

 

Une fois ces deux faits reconnus, la conclusion devient inévitable : l’intelligence ne fonctionne pas sous la contrainte, l’esprit humain ne peut fonctionner une arme braquée sur la tempe.

 

Voilà la question essentielle à considérer ; toute autre considération devient détail trivial par comparaison.

 

Les détails économiques d’un pays sont aussi variés que le nombre de cultures et de sociétés. Mais toute l’histoire de l’humanité fait la démonstration pratique du même principe fondamental, quelles que soient les variances dans leurs formes : le degré de prospérité, de réussite et de progrès humain est en directe corrélation avec le degré de liberté politique. En témoignent : la Grèce antique, la Renaissance, le XIXème siècle.

 

Dans notre ère, la différence entre l’Allemagne de l’Ouest et de l’Est est une démonstration on ne peut plus éloquente de l’efficacité d’une économie (comparativement) libre face à une économie centralisée au point que toute discussion sur le sujet perd toute utilité. Aucun crédit ne saurait être accordé à un théoricien éludant ce constat, laissant ses implications sans réponse, ses causes non identifiées, ses leçons non retenues.

 

Maintenant, considérez le sort de l’Angleterre, « l’expérimentation pacifique du socialisme », l’exemple d’un pays qui s’est suicidé par le vote : il n’y pas eu de violence, pas de bains de sang, pas de terreur, simplement le processus d’étranglement des libertés par un Etat omniprésent imposé « démocratiquement »- mais, observez l’Angleterre se lamenter de la « fuite des cerveaux », du fait que les meilleurs hommes, les plus compétents, particulièrement les scientifiques et les ingénieurs, désertent l’Angleterre pour retrouver ne serait-ce qu’un reste de liberté sur n’importe quel point de la planète.

 

Souvenez-vous que le mur de Berlin a été érigé pour assécher une même « fuite de cerveaux » de l’Est vers l’Ouest ; souvenez-vous qu’après 45 ans d’économie totalement centralisée, la Russie soviétique, qui possède parmi les meilleurs terres agricoles au monde, est incapable de nourrir sa population et doit importer du blé de la semi-capitaliste Amérique ; lisez east minus West= zero de Werner Keller, pour une vision graphique (et irréfutable) de l’impotence de l’économie soviétique- et ensuite jugez à cette lumière la question de la liberté opposée à l’étatisme.

 

Quelque soit l’objectif de celui qui compte s’en servir, la richesse doit d’abord être produite. En ce qui concerne l’économie, il n’y a aucune différence entre les mobiles de Colbert et ceux du président Johnson. Tout deux souhaitaient atteindre la prospérité pour tous. Que la richesse ainsi confisquée par l’impôt soit au bénéfice immérité de Louis XIV ou de celui des « personnes en grande difficulté » ne fait aucune différence en termes de productivité économique d’une nation. Qu’un individu soit enchaîné pour une « noble cause » ou une ignoble, au bénéfice du pauvre ou du riche, pour le bien d’un « dans le besoin » ou de l’avidité d’un autre- quand il est enchaîné, il ne peut être productif.

Il n’y a pas de différence dans le destin final de toutes économies liberticides, quelles que soient les justifications du liberticide.

 

Considérez quelques unes de ces justifications :

 

La création d’une « demande des consommateurs » ? Il serait intéressant de comptabiliser le nombre de maîtresses de maison munies de tickets de rationnement nécessaire pour atteindre le niveau de « demande consommateur » de madame de Maintenon et de son large entourage.

 

Une distribution « juste » des richesses ? Les favoris et privilégiés de Louis XIV ne jouissaient pas d’un avantage plus injuste sur les autres que nos « bourgeois-bohème », variantes modernes de Billie Sol Estes ou Bobby Baker.

 

L’avancement de notre progrès « culturel » ou « spirituel » ? Il est assez improbable qu’un projet théâtral subventionné par l’Etat puisse jamais produire un œuvre de génie comparable à celle soutenue par la cour de Louis XIV dans son rôle de « patron des Arts » (Corneille, Racine, Molière, etc…). Mais nul ne pourra jamais comptabiliser les génies potentiels que ce type de système aura détruit parce qu’ils auront refusé d’apprendre l’art du léchage de bottes qu’exige tout patron politique des Arts. (Lisez Cyrano de Bergerac).

 

C’est un fait est que les mobiles n‘altèrent pas les faits. L’exigence incontournable de la productivité & de la prospérité d’une nation est la Liberté ; l’homme ne peut- et ne produira pas moralement- sous la contrainte et les contrôles.

 

Il n’y a rien de neuf ni de mystérieux dans les problèmes économiques d’aujourd’hui. Tout comme Colbert, le président Johnson fait appel à divers groupements économiques, cherchant conseil quant à ce qu’il peut faire pour eux. Et s’il ne souhaite pas laisser une trace identique à celle de Colbert dans l’Histoire, il serait bien avisé de prendre en compte le point de vue d’un Legendre des temps modernes, s’il en est un, qui pourrait lui donner le même conseil immortel en un seul mot : « dérégulez ! »

 

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9 juin 2012 6 09 /06 /juin /2012 23:00

Le nouveau fascisme : le règne du “consensus”

Ayn Rand



img_455_fr.gifJe vais commencer par faire quelque chose de très impopulaire et qui ne cadre pas avec les modes intellectuelles du jour et qui va, par ce fait même, “à l’encontre du consensus” : je vais commencer par définir mes termes, de façon à ce que vous sachiez de quoi je suis en train de parler.

Permettez-moi de vous donner les définitions du dictionnaire pour trois termes de la politique : le socialisme, le fascisme et l’étatisme.

Socialisme : théorie ou système d’organisation sociale qui prône l’attribution de la propriété et de la maîtrise des moyens de production, le capital la terre, etc. à la communauté dans son ensemble*

Fascisme : système étatique où le pouvoir est fortement centralisé, ne permettant aucune opposition ni critique, qui contrôle toutes les affaires d’un pays (industrielles, commerciales, etc.)…

Etatisme : principe et politique pour une vaste concentration du pouvoir sur l’économie, la politique et autres entre les mains de l’Etat aux dépens de la liberté personnelle .

Il est évident que l’étatisme est le terme le plus large, le terme générique dont les deux autres sont des variantes spécifiques. Il est aussi évident que l’étatisme est la tendance politique dominante de notre époque. Mais laquelle de ces deux variantes représente la direction spécifique de cette tendance-là ?

Observez que le fascisme et le socialisme mettent en cause l’un et l’autre la question des droits de propriété. Le droit de propriété est le droit d’utiliser et d’aliéner . Observez la différence entre ces deux théories : le socialisme nie entièrement les droits de propriété, et prône l’attribution “de la propriété et de la maîtrise” à “la communauté dans son ensemble”* c’est-à-dire à l’Etat ; le fascisme laisse la propriété aux mains des particuliers, mais en transfère le contrôle aux hommes de l’Etat. La possession sans la maîtrise est une contradiction dans les termes : cela veut dire “propriété” sans le droit de s’en servir ni de s’en défaire. Cela veut dire que les citoyens conservent la responsabilité de détenir cette propriété, sans aucun de ses avantages, alors que les hommes de l’Etat acquièrent tous les avantages sans rien de la responsabilité.

A cet égard, le socialisme est la plus honnête des deux théories. Je dis “plus honnête” et non “meilleure” parce que, dans la pratique, il n’y a aucune différence entre eux : les deux sont issues du même principe collectiviste-étatiste, les deux nient les Droits personnels et subordonnent l’individuel au collectif, les deux livrent les moyens d’existence et la vie même du citoyen à un Etat omnipotent — et les différences entre eux ne sont qu’une question de temps, de degré, et de détail superficiel, comme le choix des slogans au moyen desquels les maîtres font illusions à leurs sujets réduits en esclavage.

Vers laquelle de ces deux variantes nous dirigeons-nous maintenant : le socialisme ou le fascisme ?

Pour répondre cette question il nous faut d’abord demander : quel est la tendance idéologique dominante de la culture actuelle ?

La réponse, terrible et détestable est qu’il n’y a pas de tendance idéologique aujourd’hui. Il n’y a pas d’idéologie. Il n’y a pas de principes politiques, pas de théories, pas d’idéaux ni de philosophe. Il n’existe aucune direction, aucun but, aucune boussole, aucune vision de l’avenir, aucun élément de direction intellectuelle. Y a-t-il des facteurs émotifs qui dominent la culture contemporaine ? Oui, un. La peur.

Un pays sans philosophie politique est comme un navire qui dérive au hasard au milieu de l’océan, à la merci de n’importe quel vent, vague ou courant de rencontre, un navire dont les passagers se blottissent dans leurs cabines et crient : “ne faites pas tanguer le bateau” — de peur de découvrir que la passerelle du capitaine est vide.

Il est évident qu’un bateau qui ne supporte pas de tanguer est déjà condamné et qu’il vaudrait mieux le faire bouger sérieusement si on doit le remettre en course — mais comprendre cela présuppose une appréhension des faits, de la réalité, des principes, ainsi qu’une vision à long terme, toutes choses précisément que les “anti-tangage” s’efforcent frénétiquement de ne pas considérer.

Exactement comme un névrosé s’imagine que les faits de la réalité vont s’évanouir s’il refuse de les reconnaître, la névrose d’une culture entière conduit les gens à croire que le besoin désespéré de principes et de concepts politiques qui est le leur va s’évanouir s’ils parviennent à oblitérer tout principe et tout concept. Mais comme, en réalité, aucun individu et aucune nation ne peuvent exister sans une forme ou une autre d’idéologie, cette sorte d’anti-idéologie est désormais l’idéologie formelle, explicite et dominante de notre culture faillie.

Cette anti-idéologie a un nouveau nom et il est fort laid : on l’appelle gouverner par le consensus.

Si quelque démagogue venait à nous présenter, en guise de credo directeur, les postulats suivants : que les statistiques doivent remplacer la vérité, le décompte des voix remplacer les principes, les chiffres remplacer les Droits, et les sondages d’opinion la morale — que l’opportunité pragmatique à court terme doit être le critère de l’intérêt d’un pays, et que le nombre de ceux qui y croient sera le critère de la véracité ou de la fausseté d’une idée, que tout désir, quelle que soit sa nature doit être reconnu comme une créance acceptable, pourvu qu’il soit exprimé par un nombre suffisant de gens — qu’une majorité a le droit de faire ce qui lui plaît à la minorité — si un démagogue venait proposer cela, il n’irait pas très loin. Or, tout cela est contenu dans la notion de gouvernement par le consensus — qui en même temps le camoufle.

Cette idée-là, on cherche aujourd’hui à nous la vendre, non pas comme idéologie, mais comme anti-idéologie ; non pas comme principe, mais comme moyen d’oblitérer les principes ; non pas comme de la raison, mais comme de la rationalisation, comme un rituel verbal ou une formule magique pour calmer la névrose d’angoisse nationale — sorte de remontant ou de barbiturique pour les “anti-tangage”, et une occasion pour les autres de jouer à tous les coups sont permis*.

C’est uniquement le mépris léthargique de notre peuple pour les déclarations de nos dirigeants politiques et intellectuels qui rend les gens aveugles à la signification, aux implications, et aux conséquences de la notion de gouvernement par le consensus. Vous l’avez tous entendus et, je le soupçonne, vous l’avez écarté comme autant de paroles verbales politiciennes, sans accorder une pensée à sa signification véritable. mais c’est justement cela que je vous conjure d’examiner.

Un indice révélateur de sa signification est fournie par un article de Tom WICKER dans le New York Times (du 11 octobre 1964). Se référant à “ce que Nelson ROCKEFELLER appelait le courant dominant de notre pensée politique”, M. WICKER écrit :

“Ce courant dominant est ce que les théoriciens de la politique projettent depuis des années comme ‘le consensus national’ — ce que Walter LIPPMANN a justement appelé ‘le centre vital.’

“… la modération en politique, presque par définition, est le cœur du consensus. C’est-à-dire que le consensus s’étend généralement sur l’ensemble des opinions politiques acceptables — toutes les idées qui ne répugnent pas totalement à un segment important de la population ou ne la menacent pas directement. Par conséquent, les idées acceptables doivent prendre en compte les opinions des autres et c’est cela que l’on entend par modération”

Maintenant nous allons identifier ce que cela veut dire. “Le consensus s’étend généralement sur l’ensemble des opinions politiques acceptables…” acceptables — pour qui ? Pour le consensus. Et comme l’Etat doit être gouverné par le consensus, cela veut dire que les opinions politiques doivent être divisées entre celles qui sont “acceptables” et celles qui sont “inacceptables” pour le gouvernement. Quel serait le critère de l’“acceptabilité” ? M. WICKER le fournit. Observez que le critère n’est pas intellectuel, pas une question de savoir si certaines opinions sont vraies ou fausses : le critère n’est pas moral, il ne s’agit pas de savoir si elles sont bonnes ou mauvaises ; le critère est émotif : si ces opinions répugnent ou non. A qui ? A quelque “segment important de la population”. Il y a aussi la clause supplémentaire que ces opinions-là ne doivent pas “directement menacer” ce segment important.

Et les segments plus petits alors ? Les opinions qui les menacent sont-elles acceptables ? Quid du plus petit segment de tous, l’individu ? A l’évidence, ni les personnes ni les groupes minoritaires ne sont à considérer ; peu importe à quel point une idée répugne à un individu et la gravité de la menace qu’elle représente pour sa vie, son travail, son avenir ; il faut faire comme s’il n’existait pas et le sacrifier à l’omnipotent consensus et à son gouvernement — à moins qu’il n’ait une bande à lui, une bande assez grosse, pour le soutenir.

Qu’est-ce exactement qu’une “menace directe” pour une partie de la population ? Dans une économie mixte, tout acte des hommes de l’Etat est une menace directe pour certains et une menace indirecte pour tous. Toute ingérence des hommes de l’Etat dans l’économie consiste à distribuer un avantage non gagné, extorqué par la force, à certaines personnes aux dépens des autres. Par quel critère de justice doit se déterminer un gouvernement de consensus ? Par la taille de la bande dont la victime fait partie.

Maintenant, notez la dernière phrase de M. WICKER : “Par conséquent, les idées acceptables doivent prendre en compte l’opinion des autres et c’est cela que l’on entend par modération”. Et qu’est-ce donc au juste qu’on entend là par “l’opinion des autres” ? De quels autres ? Comme ce ne sont pas celles des individus ni des groupes minoritaires, la seule signification discernable est que tout “segment important” doit prendre en compte l’opinion de tous les autres “segments importants”. Mais supposons qu’un groupe de socialistes veuille nationaliser l’ensemble des usines, et qu’un groupe d’industriels souhaite conserver sa propriété ? Qu’est-ce que cela voudrait dire, pour l’un quelconque de ces groupes, de “prendre en compte” les opinions d’autrui ? Qu’est-ce qui constituerait de la “modération” dans un conflit entre des hommes qui veulent être entretenus aux dépens du public et un groupe de contribuables qui a mieux à faire de son argent ?

Qu’est-ce qui constituerait de la “modération” dans un conflit entre le membre d’un groupe plus petit, comme un Nègre du Sud, qui pense qu’il a le droit inaliénable d’être jugé impartialement, et le groupe plus important de racistes du Sud qui pensent que l’“intérêt général” de leur communauté leur permet de le lyncher ?* Et en quoi consisterait la “modération” dans un conflit entre moi-même et un communiste (ou entre nos partisans respectifs), alors que je pense que j’ai un droit inaliénable sur ma vie, ma liberté et mon bonheur — tandis que ses conceptions à lui sont que l’intérêt général” de l’Etat l’autorise à me voler, à me réduire en esclavage et à m’assassiner ?

Il ne peut pas exister de point de rencontre de moyen terme, de compromis entre des principes opposés. Il ne peut pas exister de “modération” dans le domaine de la raison et de la morale. Mais la raison et la morale sont précisément les deux concepts abrogés par la notion de gouvernement par le consensus.

Les partisans de cette notion déclareraient à cet endroit que toute idée qui ne permet pas de compromis constitue de l’“extrémisme” — et que toute forme d’“extrémisme”, toute position sans compromis, est mauvaise — que le consensus ne s’“étend” que sur les idées qui se prêtent à la “modération” — et que la “modération” est la vertu suprême, qui l’emporte sur la raison et sur la morale.

Voilà l’indice qui mène au coeur, à l’essence, au mobile, et au véritable sens de la doctrine du gouvernement par le consensus : le culte du compromis. Le compromis est la condition préalable, la nécessité, l’impératif d’une économie mixte. La doctrine du “consensus” est une tentative pour traduire en idéologie — ou en anti-idéologie — les réalités brutales de l’interventionnisme d’Etat, afin de leur fournir une apparence de justification.

Une économie mixte est une mixture de liberté et de coercition — dépourvu de principe, de règles ou de théories pour délimiter l’une ou l’autre . Comme l’imposition des contraintes en entraîne d’autres qu’elle rend nécessaires, c’est une mixture instable, explosive qui doit nécessairement finir par l’abolition des ingérences ou par la dictature totalitaire. Une économie mixte n’a aucun principe pour définir ses politiques, ses objectifs, ses lois — aucun principe pour limiter le pouvoir de son gouvernement. Le seul principe d’une économie mixte — principe qui, par nécessité doit demeurer innomé et occulté — est qu’aucun intérêt personnel n’est à l’abri, que les intérêts de tous sont à l’encan de la surenchère publique, et que tous le coups sont permis pour ceux qui peuvent le faire impunément. Un tel système — ou, plus précisément, un tel anti-système — éparpille une nation en une multitude toujours croissante de camps ennemis, de groupes économiques luttant les uns contre les autres pour leur survie dans un mélange indéterminé de défense et d’agression, tel que l’exige la nature d’une jungle pareille. Alors que, politiquement, une économie mixte conserve l’apparence d’une société organisée avec un semblant de droit et d’ordre, économiquement elle est l’équivalent de la confusion qui a dominé la Chine pendant des siècles : un chaos de bande de pillards qui pille — et qui saigne— les éléments productifs de la nation.

Une économie mixte est le règne des groupes de pression. C’est une guerre civile institutionnelle et amorale entre lobbies et intérêts sectoriels, qui tous se battent pour s’emparer quelque temps de la machine législative, pour extorquer quelque privilège particulier aux dépens de quelqu’un d’autre au moyen d’une intervention de l’Etat — c’est-à-dire par la force. En l’absence de droits personnels, en l’absence de tout principe moral ou juridique, le seul espoir qu’a une économie mixte de préserver sa ressemblance précaire avec un ordre social, de tenir en laisse les groupes de sauvages désespérément rapaces que lui-même a créés et d’empêcher la spoliation légalisée de dégénérer en un pur et simple pillage de tous par tous en-dehors de la loi — est le compromis : compromis sur tout et dans tous les domaines, matériel, intellectuel et spirituel pour que personne ne franchisse la ligne en exigeant trop, faisant s’effondrer toute la structure pourrie. Si le jeu doit continuer, rien ne peut être autorisé à demeurer ferme, solide, absolu, incorruptible ; absolument tout (et tout le monde) doit être fluide, approximatif, flexible, indéterminé, approximatif.

Quel est le critère qui doit guider les actes de tout le monde ? L’opportunité de l’instant immédiat.

Le seul danger pour une économie mixte est toute valeur, vertu ou idée avec laquelle on ne fait pas de compromis. La seule menace est toute personne, tout groupe, tout mouvement qui ne cède pas sur ses principes. Le seul ennemi est l’intégrité.
Il n’est pas nécessaire de faire remarquer qui sera toujours gagnant et toujours perdant dans un jeu de ce type.

Il n’est pas plus difficile de voir de quelle espèce d’unité (ou de consensus) ce jeu-là a besoin : l’union dans l’accord tacite comme quoi tout est permis, tout est à vendre (ou “négociable”) et le reste est livré à la foire d’empoigne des pressions, du lobbying, des manipulations, des renvois d’ascenseur, de la “communication”, du donnant-donnant, de la fourberie, de la mendicité, de la corruption, de la trahison — et du hasard, le hasard aveugle d’une guerre où le trophée consiste à pouvoir employer la force armée de la loi contre des victimes légalement désarmées.

Observez que ce type-là de trophée établit un intérêt unique que tous les participants ont en commun : le désir d’avoir un Etat fort — un Etat dont le pouvoir ne soit pas limité, assez fort pour permettre aux gagnants de permettre aux gagnants et à ceux qui voudraient l’être d’emporter ce qu’ils voulaient prendre ; un Etat qui ne soit lié par aucune politique, contraint par aucune idéologie, un Etat qui accapare toujours plus de pouvoir, un pouvoir pour le pouvoir, ce qui veut dire : un pouvoir pour le compte, au service de toute bande “importante” qui pourrait s’en emparer momentanément pour forcer sa législation particulière dans le gosier du pays. Observez, par conséquent, que la doctrine du “compromis” et de la “modération” s’applique absolument à tout sauf à un sujet particulier : toute idée de réduire le pouvoir des hommes de l’Etat.

Observez les torrents de boue, d’insultes, et de haine hystérique déchaînés par les “modérés” contre tout partisan de la liberté, c’est-à-dire du capitalisme*. Notez que des gens se servent sérieusement, quand ce n’est pas avec arrogance, d’appellations comme “centrisme radical” ou “militantisme centriste”. Observez l’intensité étrange de la haine dans cette campagne de diffamation contre le Sénateur GOLDWATER. Elle avait des accents de panique : la panique des “modérés”, du “centre de gouvernement”, des partisans de la “voie moyenne” face à l’idée qu’un mouvement vraiment favorable au capitalisme puisse mettre un terme à leur petit jeu. Mouvement qui, soit dit en passant, n’existe pas encore, le sénateur GOLDWATER n’étant pas un partisan de la liberté naturelle et sa campagne dépourvue de sens, de philosophie, de structure intellectuelle n’ayant contribué qu’à consolider la position des avocats du consensus. Mais ce qui est significatif est la nature de leur panique : elle nous a donné un aperçu de leur “modération” tant vantée, de leur respect “démocratique” pour les choix de la population et de leur tolérance face au désaccord et à l’opposition.

Dans une lettre au New York Times du 23 juin 1964, un maître-assistant en science politique, craignant la nomination de GOLDWATER, écrivait ce qui suit :

“Le vrai danger réside dans la campagne de division que sa nomination provoquerait… le résultat d’une candidature GOLDWATER serait un électorat divisé et aigri. Pour être efficace, le gouvernement des Etats-Unis exige un haut degré de consensus et d’esprit bipartisan sur les questions fondamentales.”

Quand et par qui l’Etatisme a-t-il été accepté comme le principe fondamental des Etats-Unis — et comme un principe qui devrait désormais être tenu au-dessus de tout débat et de toute dissension, de sorte que les questions fondamentales ne soient plus jamais posées ? N’est-ce pas là la formule d’un gouvernement de parti unique ? Le digne professeur ne précise pas .

Un autre épistolier du New York Times (24 juin 1964), identifié par le journal comme “démocrate-social”, est allé un peu plus loin.

“Qu’en novembre le peuple américain choisisse. S’il fait un large choix en faveur de Lyndon JOHNSON et des Démocrates, alors une fois pour toutes l’Etat fédéral pourra aller de l’avant, sans avoir à trouver des prétextes, dans le travail que des millions de Nègres, de chômeurs, de malades et autres handicapés s’attendent à le voir faire — pour ne rien dire de nos engagements à l’étranger.

“Si le peuple choisit GOLDWATER, alors il semblera que le pays ne valait pas la peine qu’on le sauve après tout.

“Woodrow WILSON a dit un jour qu’on peut avoir trop d’orgueil pour se battre ; puis il nous a fallu entrer en guerre. Une fois pour toutes réglons cette question, tant qu’on peut encore se battre à coups de bulletins de vote et non avec des balles”.

Ce Monsieur veut-il dire que si nous ne votons pas comme il veut, il va se servir de balles ? Je n’en sais pas plus que vous.

Le New York Times, qui était un promoteur voyant du gouvernement par le consensus, a dit des choses curieuses dans son commentaire sur la victoire du Président JOHNSON. Son éditorial du 8 novembre 1964 affirmait :

“Peu importe l’ampleur massive — bien connue— de sa victoire électorale, le gouvernement ne peut pas se contenter de surfer sur la vague populaire qui roule sur un océan de platitudes, de généralités et de promesses euphoriques…

“maintenant qu’il dispose d’un vaste mandat populaire, il a l’obligation morale aussi bien que politique de ne pas faire plaisir à tout le monde mais de se résoudre à un programme d’action qui soit fort , concret et déterminé.”

Quel type d’action déterminée ? Si on n’a présenté à l’électeur que des “platitudes, des généralités et des promesses euphoriques”, comment peut-on interpréter ce vote comme un

“vaste mandat populaire ?” Un mandat pour faire ce que personne n’a nommé ? Un chèque en blanc politique ? Et si M. JOHNSON a bel et bien remporté une victoire massive en cherchant “à faire plaisir à tout le monde”, alors qu’est-ce donc qu’on espère de lui, quel sont les électeurs qu’il devra décevoir ou trahir, — et que devient le vaste consensus populaire ?

Moralement et philosophiquement, cet éditorial est éminemment suspect et contradictoire. mais il devient clair et cohérent dans le contexte de l’anti-idéologie de l’interventionnisme d’Etat. Dans une économie mixte, on n’attend pas du Président qu’il ait un programme ou une politique particulière. Un chèque en blanc sur le pouvoir est tout ce qu’il demande aux électeurs. Par la suite, la parole est au jeu des groupes de pression, jeu que tout le monde est censé comprendre et approuver, mais sans jamais le mentionner. A qui il fera plaisir et sur quels points, cela dépend des hasards du jeu — ainsi que des “segments importants de la population”. Son travail est seulement de s’accrocher au pouvoir — et de dispenser les faveurs.

Dans les années 1930, les liberals [les démocrates-sociaux] avaient un vaste programme de réformes sociales et un esprit de croisade. Ils prônaient une société planifiée*. Ils proposaient des théories essentiellement socialistes… et la plupart d’entre eux se récriaient face à l’accusation de prétendre accroître le pouvoir des hommes de l’Etat ; la plupart d’entre eux assuraient à leurs adversaires que le pouvoir d’Etat n’était qu’un moyen temporaire pour réaliser un but — un noble but”, libérer l’homme de sa sujétion aux besoins matériels.

Aujourd’hui, dans le camp démocrate-social, plus personne ne parle de société planifiée ; les programmes à long terme, les théories, les principes, les abstractions, et les “nobles objectifs” ne sont plus à la mode. Les démocrates-sociaux modernes se moquent de quiconque se soucie de questions aussi vastes qu’une société ou une économie. Ils se préoccupent de projets et d’exigences singulières, à court terme, au ras des pâquerettes, sans s’occuper du coût, du contexte ni des conséquences. Le “pragmatisme”, pas l’“idéalisme” est leur adjectif favori quand on leur demande de justifier leur “position”, comme on dit, et non plus leur “opinion”. Ils affichent une hostilité militante à la philosophie politique ; ils rejettent ses concepts comme autant d’“étiquettes”, de “marques”, de “mythes”, d’“illusions” et s’interdisent toute vélléité d’“étiqueter” — c’est-à-dire d’identifier — leurs propres conceptions. Ils font la guerre à tout système et — avec leur manteau passé d’intellectuels toujours accroché sur leurs épaules — ils sont contre la pensée. Le seul vestige de leur ancien “idéalisme” est la manière cynique, rituelle, dont ils citent des slogans “humanitaires” d’un air fatigué, lorsque l’occasion l’exige.

Le cynisme, l’incertitude et la peur sont les marques distinctives d’une culture qu’ils continuent de dominer par défaut. Et la seule chose qui n’ait pas rouillé dans leur équipement idéologique, mais s’est développé sauvagement et avec toujours plus d’éclat au cours des années, est leur désir du pouvoir — pour un pouvoir d’Etat autocratique, étatiste et totalitaire. Ce n’est pas la clarté d’une croisade, ce n’est pas la fièvre d’un fanatique qui a une mission à remplir — c’est davantage comme la lueur vitreuse dans les yeux d’un somnambule, avec un désespoir stupide qui a depuis longtemps avalé le souvenir de son projet, mais qui s’accroche encore à son arme cabalistique, dans la conviction obstinée qu’“il faut faire une loi”, que tout va s’arranger si seulement quelqu’un veut bien faire passer une loi, que tous les problèmes peuvent être résolus par le pouvoir magique de la force brutale.

Tels sont l’Etat présent de la pensée et la tendance visible de notre culture.
Maintenant, je vous demande d’examiner la question que j’avais posée au début de cette discussion : vers laquelle de ces deux variantes de l’Etatisme nous dirigeons-nous : le socialisme ou le fascisme ?

Permettez-moi de vous soumettre, à titre de réponse partielle, cet élément de preuve qu’est la citation d’un éditorial qui est paru dans le Washington Star d’octobre 1964. C’est un mélange éloquent de vérité et de fausse information, et un exemple typique de l’Etat actuel de la connaissance politique :

“Le socialisme est tout simplement la propriété étatique des moyens de production. Cela, aucun candidat à la Présidence d’un grand parti ne l’a jamais proposé, et ce n’est pas ce que Lyndon JOHNSON propose aujourd’hui. (Exact.)

“Il existe cependant aux Etats-Unis tout un ensemble de lois qui soit accroissent la réglementation étatique des affaires privées soit la responsabilité de l’Etat pour le bien-être individuel. (Exact.) C’est à cette législation que les cris d’alarme contre le “socialisme” font allusion.

“A côté des clauses constitutionnelles prévoyant la réglementation fédérale du commerce inter-états*, ce type d’“intrusion” sur le marché commence avec les lois antitrust. (Très vrai.) C’est à elles que nous devons l’existence maintenue du capitalisme concurrentiel et le fait que le capitalisme de cartels n’est pas advenu. (Faux.) Dans la mesure où le socialisme est d’une manière ou d’une autre le produit du capitalisme de cartels (faux), on peut dire raisonnablement que cette ingérence-là de l’Etat dans les affaires a en fait empêché le socialisme. (Pire que faux.)

“Quant à la législation sociale, elle est encore à des années-lumière de la sécurité ‘de la naissance à la mort’ prônée par le socialisme contemporain. (Pas tout à fait exact.) Cela ressemble beaucoup plus à un souci humain ordinaire pour la détresse des hommes qu’à un programme idéologique quel qu’il soit.” (La deuxième partie de cette phrase est exacte : il ne s’agit pas d’un programme idéologique. En ce qui concerne la première, un souci humain ordinaire pour la détresse des hommes ne se manifeste pas ordinairement sous la forme d’un fusil dirigé contre le portefeuille et le revenu de votre voisin.)

L’éditorial ne mentionnait pas, bien sûr, qu’un système dans lequel les hommes de l’Etat ne nationalisent pas les moyens de production mais acquièrent une maîtrise totale de l’économie s’appelle le fascisme.

C’est vrai que les démocrates-sociaux ne sont pas des socialistes*, qu’ils n’ont jamais prôné ni entrepris la socialisation de la propriété privée, qu’ils voudraient “préserver” la propriété privée — les hommes de l’Etat étant maîtres de son usage et de sa transmission. Mais cela, c’est justement la caractéristique fondamentale du fascisme.

Voici encore une pièce au dossier. celle-ci est moins grossièrement naïve que la première et beaucoup plus insidieusement erronée. Ceci est extrait d’une lettre au New York Times (1er novembre 1964), écrite par un maître assistant en économie :

“A presque tous les points de vue, les Etats-Unis sont probablement plus adeptes de la libre entreprise que n’importe quel autre pays industriel, et ils ne ressemblent même pas de loin à un système socialiste. A la manière dont on entend le terme chez ceux qui étudient les systèmes économique comparés et chez d’autres qui ne l’emploient pas à la légère, le socialisme s’identifie avec des nationalisations étendues, un secteur public dominant, un fort mouvement coopératif, une redistribution égalitariste des revenus, un Etat-providence absolu et la planification centrale.

“Aux Etats-Unis, non seulement il n’y a pas eu de nationalisation, mais des projets d’Etat ont été remis à l’entreprise privée…

“La distribution des revenus dans ce pays est l’une des plus inégales des pays développés, les baisses d’impôts et les refuges fiscaux ont émoussé la progressivité modérée de notre structure fiscale. Trente ans après le New Deal, les Etats-Unis ont un Etat-providence très limité, si on le compare à la Sécurité sociale universelle et aux logements sociaux de nombreux pays européens.

“Cela défie l’imagination de présenter l’enjeu véritable de cette campagne comme un choix entre le capitalisme et le socialisme. Ou entre une économie libre ou une économie planifiée. La question concerne deux concepts différents du rôle de l’Etat dans le cadre d’un système d’entreprise essentiellement privée*.”

Dans un système de libre entreprise, le rôle des hommes de l’Etat est celui d’un policier qui protège les droits personnels de l’homme (y compris ses Droits de propriété) en protégeant les gens contre l’emploi de la force physique ; dans une économie libre, les hommes de l’Etat ne contrôlent rien, ne réglementent rien, ne contraignent rien, ne se mêlent en rien des activités productives des gens.

Je ne connais pas les options politiques de l’auteur de cette lettre ; il se peut qu’il soit un liberal [un démocrate-social], ou un soi-disant défenseur du capitalisme. Mais s’il l’est, alors il me faut faire remarquer que des opinions telles que les siennes — et que partagent nombre d’“hommes de droite” — font plus de mal au capitalisme et le discréditent davantage que celles de ses ennemis déclarés.

Ces “conservateurs” considèrent le capitalisme comme un système compatible avec des interventions de l’Etat, ce qui les conduit à faciliter la propagation des plus dangereuses erreurs conceptuelles. Alors que le capitalisme pur, le capitalisme de laissez-faire n’a jamais existé nulle part, alors qu’on avait laissé certaines interventions (inutiles) des hommes de l’Etat diluer et saper le système américain originel — bien plus par erreur que par intention théoriquement motivée, ces interventions-là étaient des entraves mineures, et les “économies mixtes” du dix-neuvième siècle étaient essentiellement libres, et c’est cette liberté jamais vue qui a amené un progrès sans précédent pour l’humanité.

Les principes, la théorie, et la pratique effective du capitalisme reposent sur un marché libre c’est-à-dire non réglementé, comme l’histoire des deux derniers siècles l’a amplement démontré. Aucun défenseur du capitalisme ne peut se permettre de méconnaître le sens exact des termes de “laissez-faire” et d’“économie mixte”, qui indiquent clairement les deux éléments opposés qui sont en cause dans cette mixture : l’élément de liberté économique, qui est le capitalisme, et celui de l’intervention des hommes de l’Etat, qui est l’étatisme.

Une campagne insistante se poursuit depuis des années pour nous faire accepter l’idée suivant laquelle tous les Etats seraient les instruments des intérêts économiques de classe, le capitalisme n’étant pas une économie libre, mais un système d’ingérences étatiques au service de quelque classe privilégiée*. Le but de cette campagne est de falsifier l’économie politique et de réécrire l’histoire pour oblitérer l’existence et la possibilité d’un pays libre et d’une économie sans intervention de l’Etat. Comme un système de propriété privée nominale gouverné par les interventions de l’Etat n’est pas du capitalisme mais du fascisme, le seul choix que cette oblitération nous laisserait est le choix entre le fascisme et le socialisme (ou le communisme) — ce que tous les étatistes du monde, de toutes les variétés, degrés et dénominations se battent frénétiquement pour nous faire avaler. (Détruire la liberté est leur objectif commun, après quoi ils comptent se battre entre eux pour le pouvoir.)

C’est ainsi que les conceptions de ce professeur et de bien des “hommes de droite” accréditent et renforcent la propagande vicieuse des gauchistes qui identifient le capitalisme avec le fascisme. Mais il y a une forme amère de justice dans la logique des événements. Cette propagande a un effet qui peut bien être avantageux aux communistes, mais qui est à l’opposé de celui recherché par les soi-disant liberals, les démocrates-sociaux, les socialistes qui partagent la culpabilité de l’avoir propagé : loin de diffamer le capitalisme, c’est le fascisme qu’elle a réussi à dédouaner en le camouflant.

Dans ce pays, il y a peu de gens qui se soucient de prôner, de défendre voire de comprendre le capitalisme ; mais il y en a moins encore qui souhaitent se priver de ses avantages. Alors, si on leur dit que le capitalisme est compatible avec l’intervention de l’Etat, avec les interventions particulières qui vont faire le jeu de leurs intérêts particuliers à eux — qu’il s’agisse de cadeaux de l’Etat, de salaires minimum, de soutiens des prix, de subventions, de lois antitrust ou de la censure des films cochons — ils accepteront ces mesures-là, avec la conviction rassurante qu’il n’en résultera rien d’autre qu’un capitalisme “modifié”. Et c’est ainsi que par ignorance, refus de penser, lâcheté morale, et déficience intellectuelle, un pays qui abhorre réellement le fascisme est en train, par d’imperceptibles degrés, se glisser non pas vers le socialisme réel ni vers quelque idéal de sensiblerie altruiste, mais vers une forme ouverte, brutale, prédatrice, avide de pouvoir, de fascisme pratique.

Non, nous n’avons pas atteint ce stade-là. Mais nous ne sommes certainement plus “pour l’essentiel un système de libre entreprise”. Aujourd’hui, nous avons un système en désintégration, malsain, en équilibre précaire d’économie mixte — une mixture aléatoire, bâtarde de combines socialistes, d’influences communistes, d’interventionnisme fascisant, dont un capitalisme croupion et sur la défensive continue d’entretenir plein pot — tout l’ensemble, qui roule en direction de l’Etat fasciste.

Regardez notre gouvernement actuel : je pense qu’on ne m’accusera pas d’injustice si je dis que le Président JOHNSON n’est pas un penseur porté à la philosophie. Et non, ce n’est pas un fasciste, ni un socialiste et encore moins un partisan du capitalisme. Idéologiquement, il n’est rien du tout en particulier. A en juger par ses exploits passés et par le consensus de ses propres partisans, le concept d’‘idéologie’ n’est pas applicable en ce qui le concerne. C’est un politicien — phénomène très dangereux, mais parfaitement adapté à notre situation présente. C’est presque un personnage de fiction, l’archétype du parfait dirigeant pour économie mixte : un bonhomme qui aime le pouvoir pour le pouvoir, expert à manipuler les groupes de pression, à les jouer tous les uns contre les autres, qui adore ce processus où l’on dispense les sourires, les froncements de sourcils, et les faveurs, surtout les faveurs inattendues, et dont la vision du monde ne s’étend pas au-delà de la prochaine élection.

Ni le Président JOHNSON ni aucun des groupes aujourd’hui dominants n’irait recommander la socialisation de l’économie. Comme ses prédécesseurs modernes à son poste, M. JOHNSON sait que les industriels sont les vaches à lait de l’interventionnisme, et il ne veut pas du tout les détruire ; il les veut au contraire prospères pour qu’ils nourrissent ses projets redistributifs (dont il a besoin pour son élection prochaine) tandis qu’eux-mêmes, les hommes d’affaires, lui mangent dans la main comme ils semblent si désireux de le faire. Le lobby des affaires est certain d’obtenir sa juste part d’influence et de reconnaissance — exactement comme le lobby des syndicalistes ou le lobby des agriculteurs ou le lobby de tout “segment important” — aux termes que lui-même choisira. Il sera particulièrement doué pour créer et pour promouvoir le type de capitaliste que j’ai décrit comme “l’aristocratie du piston”. Ce n’est pas un modèle socialiste ; c’est celui, typique, du fascisme.

Le sens politique, intellectuel et moral de la politique de M. JOHNSON vis-à-vis des capitalistes a été résumée de manière éloquente dans un article du New York Times du 4 janvier 1965 :

M. JOHNSON est un keynésien à 100 % dans ses avances constantes à la communauté des affaires. A la différence du Président ROOSEVELT, qui se complaisait à attaquer les capitalistes jusqu’à ce que la Seconde Guerre mondiale le contraigne à faire une trêve à contrecœur, et du Président KENNEDY, qui avait aussi encouru l’hostilité des hommes d’affaires, le Président JOHNSON a longtemps et durement œuvré pour amener les entrepreneurs à rejoindre ses rangs dans un consensus national pour ses programmes.

“Cette campagne pourra perturber beaucoup de keynésiens, mais c’est du pur KEYNES. En fait, Lord KEYNES, qui fut longtemps considéré come un personnage dangereux, machiavélien, par les dirigeants d’entreprise américains, avait fait des propositions précises pour améliorer les relations entre le Président et la communauté des affaires.

“Il avait exposé ses conceptions en 1938, dans une lettre au Président ROOSEVELT, qui se trouvait exposé à de nouvelles critiques de la part des hommes d’affaires à la suite de la récession qui s’était produite l’année précédente. Lord KEYNES, qui cherchait toujours à transformer le capitalisme dans le but de le sauver, reconnaissait l’importance de la confiance des hommes d’affaires et tenta de convaincre M. ROOSEVELT de réparer les dégâts causés.

“ Il avertissait le Président que les dirigeants d’entreprise n’étaient pas des hommes politiques et ne répondaient pas au même traitement. Il sont, écrivait-il, ‘beaucoup plus affables que les politiciens, à la fois attirés et terrifiés par l’éclat de la notoriété, faciles à persuader d’être ‘patriotes’, perplexes, obnubilés, en fait terrifiés mais par trop désireux de voir les choses du bon côté, vaniteux peut-être mais très peu sûrs d’eux-mêmes, pathétiquement sensibles à un mot gentil…’

“Il ne doutait pas que M. ROOSEVELT pût les apprivoiser et leur faire faire ce qu’il voulait, à condition de suivre quelques règles simples à la KEYNES.

“‘Vous pourriez en faire ce que vous voulez’, continuait la lettre, ‘si vous vouliez les traiter (même les plus gros) non comme des loups ou des tigres, mais comme des animaux domestiques par nature, même s’ils ont été mal élevés et si on ne les a pas dressés comme vous voudriez’

“Le Président ROOSEVELT n’avait pas tenu compte de cet avis. Ni, apparemment, le Président KENNEDY. Mais le Président JOHNSON semble avoir compris le message… avec des mots gentils et des caresses fréquentes sur la tête, il a amené la communauté des hommes d’affaires à lui manger dans la main.

“M. JOHNSON semble être tombé d’accord avec Lord KEYNES pour qui il n’y avait pas grand-chose à gagner à s’engager dans une querelle avec les capitalistes. Suivant ses propres termes, ‘si vous les poussez à cet état d’amertume, d’obstination et de terreur dont les animaux domestiques, mal dirigés, sont capables, le fardeau de la nation ne sera pas amené à bon port ; et l’opinion publique finira par se tourner de leur côté.”

Concevoir les dirigeants d’entreprises comme des “animaux domestiques” qui portent le “fardeau de la nation” et qu’il faut “dresser” pour qu’ils “obéissent” au Président n’est certainement pas une vision des choses compatible avec le capitalisme. Elle n’est pas applicable au socialisme réel, puisqu’il n’y a pas de capitalistes dans une république socialiste. C’est une conception qui exprime l’essence du fascisme économique, de la relation entre les entreprises et les hommes de l’Etat quant cet Etat est fasciste.

Peu importe le camouflage verbal, c’est cela que veulent dire aujourd’hui toutes les variantes du capitalisme “transformé” (ou “modifié”, ou “modernisé” ou encore “humanisé”). Dans chacune de ces doctrines, “humaniser” consiste à transformer en bêtes de somme certains membres de la société — ceux qui sont les plus productifs.

La formule grâce à laquelle on entend circonvenir, puis mater les animaux du sacrifice, on l’entend répéter aujourd’hui avec une insistance et une fréquence croissantes : les capitalistes, dit-on, doivent considérer les hommes de l’Etat non comme des ennemis, mais comme des “associés”. L’idée d’une “association” entre un groupe privé et des personnages publics, entre l’entreprise et l’administration, entre l’activité productive et l’emploi de la force, est une corruption sémantique (un “anti-concept” typique d’une idéologie fasciste — d’une idéologie qui considère la violence comme l’élément fondamental et l’arbitre de dernier ressort de toutes les relations humaines.

“Cette prétendue ‘association’ est un indécent euphémisme pour ‘ordres donnés par les hommes de l’Etat’. Il ne peut exister aucune ‘association’ entre des bureaucrates qui ont les armes et des citoyens privés sans défense qui n’ont d’autre choix que d’obéir. Quelles seraient vos chances face à un ‘associé’ dont les énoncés arbitraires auront force de loi, qui pourra vous accorder une audience (si votre groupe de pression est suffisamment grand), mais qui fera le jeu de ses favoris et trahira vos intérêts, qui aura toujours le dernier mot, ayant légalement le ‘droit’ de vous l’imposer au bout du fusil, parce que votre propriété, votre avenir, votre vie, il les tient en son pouvoir ? Est-ce cela que l’on entend par ‘association’ ? ”

Mais il y a des gens qui trouvent cette perspective-là séduisante ; il s’en trouve parmi les hommes d’affaires comme dans n’importe quel groupe ou profession : les hommes qui craignent la concurrence du marché libre et qui accueilleraient volontiers un ’associé’ qui aurat des armes pour extorquer en leur faveur des avantages particuliers contre leurs concurrents plus capables ; des hommes qui désirent s’élever, non par mérite mais par protection, et qui sont prêts à vivre non par le droit mais par la faveur arbitraire. Parmi les entrepreneurs, c’est ce type de mentalité qui fut responsable du vote des lois antitrust, et qui les soutient encore aujourd’hui.

Un nombre substantiel de chefs d’entreprise Républicains sont passés du côté de M. JOHNSON à l’occasion de cette élection. Voici quelques intéressantes observations sur le sujet, à partir d’une enquête du New York Times (16 septembre 1964) :

“Des entretiens menés dans cinq villes du nord-est industriel révèlent des différences frappantes dans les opinions politiques entre les dirigeants des grandes sociétés et ceux qui s’occupent d’entreprises plus petites… les dirigeants d’entreprise qui s’apprêtent à voter pour un candidat Démocrate pour la première fois de leur vie sont presque tous affiliés à de grandes entreprises. Il y a plus de soutien pour le Président JOHNSON parmi les cadres d’entreprise qui ont entre 40 et 50 ans que parmi ceux qui sont plus âgés ou plus jeunes.

Nombre de chefs d’entreprise affirme qu’ils trouvent relativement peu de gens qui passent du côté de JOHNSON chez les cadres plus jeunes.… Les entretiens avec les trentenaires le confirment… les jeunes cadres parlent eux-mêmes fièrement de leur génération comme celle qui a interrompu et inversé la tendance à ce qu’il y ait plus de socialisme chez les plus jeunes… c’est sur la question des déficits publics que le clivage apparaît le plus spectaculaire entre les chefs de petites et de grandes entreprises. Les dirigeants des grandes sociétés ont une bien plus grande tendance à accepter l’idée que les déficits budgétaires sont quelquefois nécessaires voire désirables. Le chef de PME typique, en revanche, réserve un mépris tout particulier à cette manière de dépenser…”

Voilà qui nous donne une idée de qui sont ceux qui ont intérêt à une économie interventionniste — et de ce qu’une telle économie fait à ceux qui débutent ou qui sont jeunes*.

Un aspect essentiel de la mentalité socialisante est le désir d’oblitérer la différence entre ce qu’on a gagné et ce qu’on n’a pas gagné et, par conséquent, d’empêcher toute différenciation entre les Hank REARDEN et les Orren BOYLE**. Pour la mentalité d’un primitif, d’un socialiste, incapable d’abstraction, ne voyant pas plus loin que le bout de son nez, une mentalité qui hurle pour qu’on “redistribue la richesse” sans se soucier en rien de l’origine de celle-ci — l’ennemi est quiconque se trouve être riche, quelle que soit l’origine de ses possessions. Ces cervelles-là, ces soi-disant liberals grisonnants, vieillissants, qui avaient été les “idéalistes” des années 30, s’accrochent désespérément à l’illusion que nous nous dirigerions vers une espèce d’état socialiste hostile aux riches et favorable aux pauvres — tout en refusant frénétiquement de voir quel est le genre de riches qui se font détruire et lesquels sont ceux qui prospèrent dans le système qu’eux-mêmes, les soi-disant liberals, ont institué. De cette farce atroce, ce sont eux les dindons : ce dont leurs prétendus “idéaux” ont fait le lit, ce n’est pas le socialisme mais le fascisme. Le profiteur de tous leurs efforts n’est pas le “petit” personnage désespérément, stupidement vertueux de leur imagination aux pieds plats, de leurs fictions défraîchies : c’est le pire spécimen de ploutocrate prédateur, l’enrichi-par-la-force, le riche-par-privilège-politique, le type qui n’a aucune chance dans le véritable capitalisme, mais qui est toujours là pour ramasser la mise à chaque “expérience” socialiste “désintéressée”.

Ce sont les créateurs de la richesse, les Hank REARDEN, qui sont détruits par toute forme d’étatisme : socialiste, communiste, ou fasciste. Ce sont les parasites, les Orren BOYLE, qui sont l’“élite” privilégiée et les profiteurs de l’interventionnisme, particulièrement du fascisme. (Les profiteurs particuliers du socialisme sont les James TAGGART*, ceux du communisme les Floyd FERRIS**) La même chose est vraie de leurs équivalents moraux parmi les pauvres et à tous les échelons intermédiaires de la société.

La forme particulière d’organisation économique qui devient de plus en plus apparente dans ce pays, comme une excroissance du pouvoir des groupes de pression, est l’une des pires variantes de l’étatisme : le socialisme corporatiste. Le corporatisme forcé vole leur avenir aux talents les plus jeunes, emprisonnant les hommes dans des castes professionnelles soumises à des règles rigides. Il incarne impudemment les raisons d’agir fondamentales de la plupart des étatistes, quoi qu’ils préfèrent généralement ne pas les avouer : l’établissement et la protection des médiocres contre des concurrents plus capables, la mise aux fers des hommes supérieurs pour les forcer à rejoindre la moyenne médiocre de leur profession. Cette théorie n’est pas trop populaire parmi les socialistes (quoiqu’elle y ait ses partisans) mais l’exemple le plus fameux de sa pratique sur une grande échelle était l’Italie fasciste.

Dans les années 1930, un petit nombre de gens perspicaces avaient dit que le New Deal de ROOSEVELT était une forme de socialisme corporatiste, et qu’il était plus proche du système de MUSSOLINI que de n’importe quel autre. On n’en a pas tenu compte. Aujourd’hui, l’évidence ne peut tromper.

On a dit aussi que si le fascisme arrivait jamais aux Etats-Unis, il viendrait déguisé en socialisme. dans ce contexte, je vous recommande de lire ou de relire It Can’t Happen Here de Sinclair LEWIS avec un rappel particulier du personnage de Berzelius Windrip, le leader fasciste.

Maintenant permettez-moi de mentionner, pour y répondre, quelques-unes des objections standard par lesquelles les démocrates-sociaux d’aujourd’hui tentent de camoufler (pour le différencier du fascisme) la nature du système qu’ils défendent.

Le fascisme exige le parti unique. A quoi revient en pratique la notion de “gouvernement par le consensus” ?

Le but du fascisme est la conquête du monde. Quel est le but de ces champions des Nations-Unies avec leur pensée globaliste “au-dessus des partis” ?

Le fascisme prône le racisme. Pas nécessairement. L’Allemagne de HITLER le faisait ; pas l’Italie de MUSSOLINI*.

Le fascisme est contre la politique sociale. Apprenez de quoi vous parlez et retournez à vos livres d’histoire. Le père et le concepteur de l’Etat-providence, l’homme qui a mis en pratique l’idée d’acheter la loyauté de certains groupes avec de l’argent extorqué à d’autres, c’était BISMARCK — l’ancêtre politique de HITLER. Permettez-moi de vous rappeler que le titre complet du parti “Nazi” était : le Parti Ouvrier Allemand Socialiste National.

Permettez-moi aussi de vous rappeler quelques extraits du programme politique de ce parti, adopté à Munich le 24 février 1920 :

“Nous demandons que l’Etat assume avant tut l’obligation de fournir à tous les citoyens une possibilité suffisante de trouver un emploi et de gagner sa vie.

“Les activités de l’individu ne doivent pas pouvoir s’opposer aux intérêts de la communauté, mais s’accomplir dans leur cadre et en vue du bien de tous. Par conséquent, nous exigeons : … qu’il soit mis fin au pouvoir des intérêts financiers.

“Nous exigeons le partage des bénéfices de la grande entreprise.

“Nous exigeons un vaste développement des soins pour les personnes âgées.

“Nous exigeons… la plus large prise en compte de la petite entreprise dans les achats des administrations nationales, régionales et municipales.

“Pour permettre à tout [citoyen] capable et travailleur d’accéder à l’enseignement supérieur et d’atteindre de la sorte un poste de direction, l’Etat doit assurer une extension générale de tout notre système d’enseignement public… nous exigeons la formation aux frais de l’Etat des enfants doués dont les parents sont pauvres…

“L’Etat doit se charger d’améliorer la santé publique — en protégeant la mère et l’enfant, en interdisant le travail des enfants… par le plus grand soutien possible aux clubs attachés à l’éducation physique de la jeunesse.

“[Nous] combattons l’esprit matérialiste en nous-mêmes et en-dehors de nous, et sommes convaincus qu’une guérison permanente de notre peuple ne peut venir que de l’intérieur à partir du principe du Bien commun avant le bien individuel*

Il y a cependant une différence unique entre le type de fascisme vers lequel nous dérivons, et celui qui a ravagé les sociétés européennes : notre fascisme à nous n’est pas de type militant. Ce n’est pas un mouvement organisé de démagogues à la voix de fausset, de gangsters dégoulinants de sang, d’intellectuels de troisième ordre en proie à l’hystérie, et de délinquants juvéniles. Notre fascisme à nous est un fascisme fatigué, usé, cynique, un fascisme par défaut, non comme un désastre flamboyant mais comme l’effondrement silencieux d’un organisme léthargique lentement rongé par la corruption interne.

Etait-il fatal que cela arrive ? Non. Peut-on encore l’empêcher ? Oui.

Si vous doutiez du pouvoir qu’a la philosophie de fixer le cours et de façonner la destinée des sociétés humaines, observez que notre économie mixte est au sens littéral du terme le produit, fidèlement réalisé, du pragmatisme — et de la génération élevée sous son influence.

Le pragmatisme est la philosophie qui prétend qu’il n’y aurait pas de vérités permanentes, pas d’abstractions valides, pas de concepts solides, et qu’on pourrait tout essayer à vue de nez, que l’objectivité consisterait en un subjectivisme collectif, que tout ce que les gens souhaitent déclarer vrai le serait effectivement — à condition qu’un consensus l’ait approuvé.

Si vous voulez empêcher un désastre ultime, c’est cette manière-là de “penser” — Toutes ces propositions et chacune d’entre elles — que vous devez examiner, comprendre et rejeter. Alors vous aurez compris ce qui lie la philosophie à la politique et aux événements de votre vie quotidienne. Alors vous aurez compris qu’il n’y a pas de société qui soit meilleure que ses fondations philosophiques. Et alors — pour paraphraser John GALT* : vous serez prêt non pas à revenir au capitalisme, mais à le découvrir.

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