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International Civil Liberties

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The International Civil Liberties Alliance is a project of the Center for Vigilant Freedom Inc.  We are an international network of groups and individuals from diverse backgrounds, nationalities and cultures who strive to defend civil liberties, freedom of expression and constitutional democracy.

We aim to promote the secular rule of law, which we believe to be the basis of harmony and mutual respect between individuals and groups in the increasingly globalised world, and to draw attention to efforts to subvert it.  We believe in equality before the law, equality between men and women, and the rights of the individual and are open to participation by all people who respect these principles.

We believe that freedom of speech is the essential prerequisite for free and just societies, secular law, and the rights of the individual.

We are committed to building and participating in coalitions in all parts of the world to effect significant progress in protecting rights of the individual which are sadly being eroded in many countries including those in the West.


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The Center for Vigilant Freedom

15 mars 2011 2 15 /03 /mars /2011 23:37

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  • Mister Peikoff,
    As I know that you will be informed of this translation soon after its free
    release, it would not behoove to me to apologize for translating ATLAS
    SHRUGGED in French language without ever asking for your agreement, and
    without prior submission, be it as a matter of mere courtesy, of its text to you
    before release. Such an initiative is unlikely to be pardoned, of course.
    To the attention of French readers, I managed to explain above, in their
    language, the reasons that justified my will to do this translation’s works; and
    I have made clear to them that it was a personal initiative done unbeknown to
    you and to Penguin Publishing Group. My motive for doing it is that too many
    French-speaking admirers of Ayn Rand have waited for more than half a
    century for reading ATLAS SHRUGGED, an American best seller of worldwide
    renown; and nothing suggested that they might enjoy the pleasure to read a
    print version of it anytime soon. In the eye of many of those people, it was
    tantamount to no less than a form of unbearable and unacceptable censorship.
    However, if ever it happened that this translation’s works could express the
    thought of Ayn Rand as you would like it, then on behalf of the Editions du
    Travailleur publishing company and on mine, please consider this French
    translation as your exclusive property coming to compensate for the possible
    loss its public release without your agreement might entail to your interests
    and reputation.
    Sincerely yours,

  • Monique di Pieirro – 11 Septembre 2009

 

P R E M I E R E   P A R T I E


NON-CONTRADICTION

 

 

C H A P I T R E
I


LE THEME



— Qui est John Galt ?
La lumière déclinait, et Eddie Willers ne pouvait distinguer
le visage du pique-assiette. Le pique-assiette avait posé la
question le plus simplement du monde, sans aucune expression
dans la voix. Mais le soleil qui se couchait au loin, au bout de la
rue, envoyait des éclats de lumière jaune qui faisaient ressortir
ses yeux qui fixait Eddie Willers ; des yeux fixes et moqueurs,
comme si la question avait été adressée pour piquer cette gène
irraisonnée qui était en lui.
— Pourquoi dites-vous cela ? demanda t-il.
Le pique-assiette s’appuyait contre le chambranle de la
porte ; l’arête d’un morceau de verre brisé derrière lui reflétait
le jaune métallique du ciel.
— Ça vous ennuie ?
— Pas du tout. répliqua sèchement Eddie Willers.
Il plongea prestement sa main dans sa poche. Le piqueassiette
l’avait apostrophé pour lui demander une pièce de 10
cents, puis avait enchaîné sur autre chose, comme pour faire
diversion et remettre la demande purement matérielle à plus
tard. Faire la manche pour des petites pièces était devenu une
chose si fréquente, dans la rue, qu’il était inutile de prêter
attention aux justifications, et il n’avait d’ailleurs nul désir d’en
savoir plus sur les raisons du désespoir de cet homme.
— Tiens, vas te chercher ta tasse de café. dit-il, tendant la
pièce à cette ombre qui n’avait pas de visage.
— Merci Monsieur. dit la voix d’un ton détaché ; et la tête
de l’homme resta inclinée en avant pendant un instant. La face

hâlée semblait avoir été érodée par les vents, coupée de lignes
exprimant de la lassitude et une résignation cynique ; les yeux
étaient intelligents. Eddie Willers poursuivit son chemin, se
demandant pourquoi il le ressentait toujours à ce moment de la
journée ; ce sentiment d’effroi irraisonné. « Non », se dit-il,
« pas d’effroi, il n’y a pas à avoir peur de quoi que ce soit : juste
une immense appréhension confuse, sans origine ou objet. » Il
s’était fait à ce sentiment, mais il ne pouvait se l’expliquer ;
pourtant le pique-assiette avait parlé comme s’il savait qu’Eddie
le ressentait, comme s’il pensait qu’on devait le ressentir ; et en
plus, comme si lui, il en connaissait la raison.
Eddie Willers remonta ses épaules droites en un acte
conscient d’autodiscipline. Il devait mettre un terme à ce
problème, se dit-il ; il était en train de commencer à s’imaginer
des choses. L’avait-il toujours ressenti ? Il avait trente-deux ans.
Il essayait de se souvenir. Non. Mais il était incapable de se
souvenir quand cela avait commencé. Ce sentiment le saisissait
soudainement, de temps à autres, mais maintenant cela arrivait
plus souvent que jamais. « C’est le crépuscule, » se dit-il ; « j’ai
horreur du crépuscule. »
Les nuages et les lignes des gratte-ciels qui s’opposaient à
eux étaient en train de devenir brun, comme sur une vieille
peinture à l’huile ; la couleur d’une belle toile ternie par les
âges.
De longues traînées de poussière de charbon couraient depuis
sous leurs faîtes le long des étroits murs avalés par la suie. Sur
le côté d’une tour, une crevasse longue de dix étages perçait la
forme figée d’un éclair lumineux. Les contours irréguliers d’une
forme coupaient le ciel au-dessus des toits ; c’était une demispirale
qui retenait encore la lueur du soleil couchant ; la dorure
à la feuille avait disparue de l’autre moitié depuis longtemps
déjà. La lueur était rouge et figée, comme le reflet d’un feu ; pas
un feu rageur, mais plutôt un feu mourant qu’il n’était plus
nécessaire d’éteindre.
Non, pensa Eddie Willers, il n’y avait rien de perturbant dans
les monuments de la cité. Ils semblaient êtres comme ils
l’avaient toujours été. Il continuait à marcher, se rappelant qu’il
allait revenir au bureau en retard. Il ne se réjouissait pas de la
tâche qui l’attendait à son retour, mais elle devait être faite.
C’est pourquoi il ne songea pas à la remettre à plus tard, et
accéléra même son pas.

Il bifurqua à un angle de la rue. Dans l’étroit espace qui
séparait les silhouettes sombres de deux buildings comme dans
la fente d’une porte, il vit la page du gigantesque calendrier
suspendu dans le ciel. C’était le calendrier que le maire de New
York avait fait ériger au sommet d’un building, de manière à ce
que les habitants puissent immédiatement dire la date du mois,
comme on pouvait dire les heures d’un simple regard à une tour
publique. C’était un rectangle blanc qui pendait au-dessus de la
cité, annonçant la date aux hommes qui se trouvaient en bas,
dans les rues. Dans cette luminosité vespérale aux couleurs de
rouille, le rectangle disait : 2 SEPTEMBRE. Eddie Willers
détourna le regard. Il n’avait jamais aimé la vue de ce
calendrier. Cela le dérangeait d’une manière qu’il aurait été
incapable d’expliquer ou de définir. Ce sentiment semblait être
une partie de son mal-être ; il en avait la même teneur. Il lui vint
soudainement à l’esprit qu’il y avait une phrase, une citation
peut-être, qui exprimait bien ce que le calendrier semblait
suggérer. Mais il ne parvenait pas à s’en souvenir. Il marchait,
triturant cette phrase qui demeurait en suspend dans son esprit,
comme une enveloppe vide. Il ne parvenait ni a remplir les
vides de cette enveloppe, ni à la faire disparaître. Il jeta un coup
d’oeil en arrière. Le rectangle blanc demeurait au-dessus des
toits, répétant son inamovible finalité : 2 SEPTEMBRE.
Le regard d’Eddie Willers revint vers le bout de la rue pour
s’attarder un instant sur une carriole de légumes arrêtée devant
le porche d’un immeuble de pierres brunes. Il vit une pile de
carottes dorées, et le vert frais des oignons. Il vit la blancheur
impeccable d’un rideau gonflé par le vent dans une fenêtre
ouverte. Il vit un autobus dont les mains expertes qui tenaient
son volant lui firent accomplir un virage précis. Il se demandait
pourquoi il se sentait rassuré, puis, ensuite, pourquoi il ressentit
soudainement l’inexplicable souhait que toutes ces choses ne
puissent être laissées à elles-mêmes sans protection contre le
ciel ouvert. Quand il gagna la Cinquième Avenue, son regard
s’attarda sur les vitrines des magasins qu’il dépassait. Il n’y
avait rien dont il avait besoin ou qu’il aurait souhaité acheter ;
mais il prenait plaisir à regarder les étalages d’articles, tous les
articles, objets faits par la main de l’homme pour être utilisés
par les hommes. La vue des rues prospères lui procurait du
plaisir ; quoique pratiquement un magasin sur quatre était
fermé, ses vitrines sombres et vides. Il ne sut pas pourquoi il

pensa au chêne. Rien ici n’aurait pu lui faire s’en souvenir. Mais
il y pensait, comme aux étés de son enfance passés sur la
propriété des Taggart. Il avait vécu la plupart de son enfance
avec les enfants des Taggart, et maintenant il travaillait pour
eux, comme son père et son grand-père avaient travaillé pour
leur père et leur grand-père avant cela.
Le grand chêne se dressait sur une colline surplombant le
fleuve Hudson, en un endroit isolé de la propriété des Taggart.
Eddie Willers, alors âgé de sept ans, aimait aller à cet arbre pour
le regarder. Il avait été là durant des centaines d’années, et il se
disait qu’il y demeurerait toujours. Ses racines attrapaient la
colline comme un poing dont les doigts seraient enfoncés dans
le sol, et il pensa que si un géant pouvait le saisir par son faîte il
serait incapable de le déraciner et déplacerait plutôt la colline et
la Terre entière avec lui, comme d’aucun l’eut fait avec une
boule accrochée à un fil. Il se sentait en sécurité auprès de cet
arbre ; c’était quelque chose que rien ne pouvait affecter ou
mettre en péril ; c’était pour lui un symbole qui représentait le
mieux la force.
Une nuit, la foudre saisit le chêne. Eddie l’avait vu le
lendemain matin. Il était à moitié couché, et il regarda dans son
tronc comme on aurait pu le faire s’il s’était agi d’un tunnel
noir. Le tronc n’était qu’une coquille vide ; son coeur avait
pourri et disparu il y avait déjà bien longtemps ; il n’y avait rien
à l’intérieur, juste une fine couche de poussière grise qui était en
train de se disperser au gré des caprices des vents les plus
légers. La puissance faite chose vivante était partie, et son
enveloppe charnelle n’avait pu y résister. Des années plus tard,
il avait entendu dire que les enfants devaient être protégés
contre les chocs, contre leurs premières confrontations avec la
mort, la douleur et la peur. Mais tout cela ne l’avait jamais
effrayé ; son choc à lui survint lorsqu’il demeura silencieux, très
silencieux, regardant le trou noir du tronc. C’était une immense
trahison : plus terrible encore car il ne parvint même pas à
définir précisément ce qui avait été trahi. Ce n’était pas lui, ça il
le savait, ni sa confiance ; c’était quelque chose d’autre. Il
demeura là pour un moment, sans émettre aucun son, avant de
s’en retourner à la maison. Il n’en parla jamais à personne.
Eddie Willers secoua la tête alors que le grincement d’un
mécanisme rouillé changeant l’indication d’un feu de
signalisation le stoppa sur le bord d’une courbe. Il ressentait de

la colère contre lui-même.Il n’avait aucune raison justifiant
qu’il se remémore le chêne ce soir. Cela ne signifiait plus rien
pour lui, aujourd’hui ; seulement une légère pointe de tristesse,
et, quelque part en lui, un soupçon de douleur qui venait et
disparaissait comme une goutte de pluie sur la vitre d’une
fenêtre, dont la course était la marque d’une question.
Il voulait qu’aucune tristesse ne vienne entacher son
enfance ; il en aimait les souvenirs ; chaque jour de ceux-ci dont
il aurait pu se rappeler était invariablement envahi par la
persistante brillance de la lumière du soleil. Il lui semblait que
quelques rayons qui en parvenait atteignaient son présent :
enfin, pas des rayons, mais plutôt de petites taches de lumière
qui rehaussaient occasionnellement de quelques petits éclats son
travail, son appartement d’homme seul, et la silencieuse et
scrupuleuse progression de son existence.
Il pensa à un certain jour d’été, lorsqu’il avait dix ans. Ce
jour là, l’unique précieuse compagne de son enfance lui dit ce
qu’ils feraient plus tard, lorsqu’ils auraient grandi. Les mots
étaient durs et lumineux comme la lumière du soleil ; il écoutait
avec admiration et émerveillement. Quand il lui fût demandé ce
qu’il voulait faire, il répondit immédiatement :
— N’importe quoi de bien.
Avant d’ajouter :
— Tu devrais faire quelque chose de grand… Je veux dire,
nous deux, ensemble.
— Quoi ? demanda t-elle.
Il dit :
— Je ne sais pas. C’est ce que nous devrions justement
trouver. Pas seulement ce que tu disais. Pas seulement les
affaires et gagner sa vie. Des choses telles que gagner des
batailles ou sauver des gens des flammes, ou escalader des
montagnes.
— Pourquoi faire ?
Il dit :
— Dimanche dernier, le Ministre a dit que nous devons
toujours atteindre le meilleur de ce qui se trouve en chacun de
nous. Qu’est-ce qui est le meilleur en nous, d’après toi ?
— Je ne sais pas.
— Ce sera à nous de le trouver.
Elle ne répondit rien ; elle regardait ailleurs, au-dessus de la
voie ferrée.Eddie Willers souriait. Il avait dit “n’importe quoi de bien”,
il y avait vingt deux ans. Il avait gardé cette phrase à l’esprit, et
nulle autre qui aurait pu la contredire depuis. Les autres
questions s’étaient évanouies dans les méandres de son esprit ;
il avait été bien trop occupé pour se les poser depuis. Mais il
pensait qu’il était évident que l’on devait faire ce qui était bien ;
il n’avait jamais appris comment les gens pouvaient vouloir
faire autrement ; il avait seulement appris qu’ils le faisaient.
Cela lui semblait simple et incompréhensible : simple que les
choses devaient êtres bien faites, et incompréhensible qu’elles
ne le soient pas. Il savait qu’elles ne l’étaient pas. Il y pensa
alors qu’il tournait à un angle et arrivait au pied du grand
building de la Taggart Transcontinental.
L’édifice se dressait au-dessus de la rue, comme sa plus
haute et plus fière structure. Eddie Willers souriait toujours
quand il l’apercevait. Ses longues bandes de surface vitrée
étaient intactes, ce qui contrastait avec celles des immeubles
voisins. Ses lignes ascendantes coupaient le ciel, sans angles qui
s’effondraient ni arêtes ébréchées. Il semblait résister aux
années, intact. Il sera toujours ici, pensa Eddie Willers.
Chaque fois qu’il entrait dans le bâtiment de la Taggart, il se
sentait soulagé et en sécurité. C’était un lieu de compétence et
de pouvoir. Le sol de ses allées était un miroir fait de marbre.
Les rectangles dépolis de ses éclairages électriques étaient des
morceaux de lumière solide. Derrière les baies vitrées, des
rangées de filles étaient assises devant des machines à écrire, les
cliquetis de leurs touches, ainsi joué à l’unisson, ressemblant au
bruit des roues d’un train lancé à grande vitesse ; et, comme un
écho lui donnant la réplique, une légère vibration venant des
tunnels du grand Terminus parcourait les murs de temps à autre,
montant depuis les fondations de l’immense structure ; là d’où
les trains partaient pour traverser tout un continent, puis
s’arrêtaient alors qu’ils venaient de le traverser, ainsi qu’ils
avaient toujours démarré puis stoppé, génération après
génération.
« Taggart Transcontinental », pensa tout haut Eddie Willers,
« De l’océan à l’océan » : le fier slogan de son enfance, bien
plus brillant et sacré que n’importe quel commandement de la
Bible. « De l’océan à l’océan, pour toujours, » rectifia Eddie
Willers, à la manière d’une dédicace personnalisée alors qu’il
marchait dans les halls immaculés vers le coeur du bâtiment où

se trouvait le bureau de James Taggart, président de Taggart
Transcontinental.
James Taggart était assis à son bureau. Il avait l’allure d’un
homme approchant la cinquantaine qui avait traversé les âges de
sa vie depuis l’adolescence, sans connaître les stages
intermédiaires de la jeunesse. Il avait une petite bouche
pétulante et des cheveux fins s’accrochant à la calvitie de son
front. Sa posture était affaissée, d’une négligence excentrée,
comme dans une attitude de défiance infligée à son grand corps
mince ; un corps doté d’une ligne élégante qui voulait suggérer
la prestance d’un aristocrate, mais qui s’était transformé en
l’attitude gauche d’un lourdaud. La peau de son visage était pâle
et molle. Ses yeux étaient également pâles et voilés, et son
regard se déplaçait lentement sans jamais vraiment s’arrêter,
planant au-dessus et au-delà des choses avec une expression de
ressentiment à leur égard. Il avait l’air entêté et vide. Il avait
trente-neuf ans.
Il releva la tête en affectant une humeur irritée, lorsqu’il
entendit le son de la porte qui s’ouvrait.
— Ne m’ennuie pas, ne m’ennuie pas, ne m’ennuie pas ! dit
James Taggart.
Eddie Willers s’avançait vers le bureau.
— C’est important Jim. dit-il sans élever la voix.
— D’accord, d’accord ; qu’est-ce que c’est ?
Eddie Willers regardait une carte accrochée à un mur. Sous
le verre les couleurs de la carte étaient passées ; il se demandait
combien de présidents avaient siégé ici avant l’homme qui était
en face de lui, et durant combien d’années. Les chemins de fer
Taggart Transcontinental, le réseau de lignes rouges qui
labouraient la surface terne du pays, de New York à San
Francisco, ressemblait aux veines d’un système sanguin. On
aurait dit que le sang avait circulé à travers l’artère principale et
que, sous la pression de sa propre surabondance, des
ramifications s’y étaient connectées au hasard pour ensuite
courir à travers tout le pays. Une trace rouge ondulait depuis
Cheyenne, dans le Wyoming, pour descendre jusqu’à El Paso,
au Texas ; c’était la Ligne Rio Norte de la Taggart
Transcontinental. Un nouveau tracé avait prolongé cette ligne
qui allait maintenant au-delà d’El Paso, mais Eddie Willers
détourna rapidement son regard quand ses yeux atteignirent ce
point.Il regarda James Taggart et dit :
— C’est la Ligne Rio Norte.
Il remarqua le regard de Taggart qui se posa sur un angle du
bureau.
— Nous avons eu un autre accident.
— Des accidents de train se produisent tous les jours.
Devais-tu m’ennuyer juste pour ça ?
— Tu sais ce que je suis en train de dire, Jim. La Rio Norte
est faite pour... la voie en a “pris un coup”… tout le long. Il faut
en poser une autre.
Eddie Willers poursuivit comme s’il ne devait pas y avoir de
réponse :
— Cette voie est foutue. Ça ne sert à rien d’essayer de faire
rouler des trains là-bas. Les gens ne se risquent même plus à les
prendre.
— Il n’y a pas une voie de chemin de fer dans le pays, il me
semble, qui n’ait pas quelques embranchements générant des
pertes financières. On n’est pas les seuls. C’est une situation
nationale ; une situation nationale temporaire.
Eddie continuait à l’observer silencieusement. Ce que
Taggart n’aimait pas chez Eddie Willers, c’était cette habitude
de regarder les gens droit dans les yeux. Les yeux d’Eddie
étaient bleus, larges et interrogateurs ; il avait les cheveux
blonds et un visage carré, sans remarquable particularité sinon
ce regard exprimant l’attention scrupuleuse, et un étonnement
émerveillé qu’il n’essayait pas de cacher.
— Qu’est-ce que tu veux ? fit sèchement Taggart.
— Je venais seulement te dire quelque chose que tu devais
savoir, parce que quelqu’un devait te le dire.
— Que nous avons eu un autre accident ?
— Que nous ne pouvons pas laisser tomber la Ligne Rio
Norte.
Il arrivait rarement que James Taggart relève la tête ; quand
il regardait les gens, il le faisait en relevant ses lourdes
paupières ainsi que ses yeux abrités par son large front dégarni.
— Qui songe à laisser tomber la Ligne Rio Norte ? Il n’a
jamais été question de l’abandonner. Je n’aime pas te l’entendre
dire. Je n’aime pas ça du tout.
— Mais nous n’avons pas respecté les horaires durant les six
derniers mois. Nous n’avons pas fait un seul trajet sans qu’il n’y
ait eu une panne, majeure ou mineure. On est en train de perdre

tous nos transporteurs et messageries les uns après les autres.
Combien de temps encore allons-nous tenir le coup ?
— Tu es un pessimiste, Eddie. Tu manques de foi. C’est cela
qui mine le moral d’une organisation.
— Tu veux dire que rien ne va être fait à propos de la Ligne
Rio Norte ? »
— Je n’ai pas dit cela du tout. Aussitôt que nous aurons la
nouvelle voie…
— Jim, il n’y aura pas de nouvelle voie.
Il regardait les paupières de Taggart se soulever lentement, et
poursuivit :
— Je reviens tout juste du bureau de l’Associated Steel. J’ai
parlé avec Orren Boyle.
— Qu’est-ce qu’il a dit ?
— Il a parlé une heure et demi durant, et il ne m’a pas donné
une seule réponse claire.
— Pourquoi l’as-tu dérangé ? Il me semble que la livraison
de la première commande de rails ne devait pas être effectuée
avant le mois prochain.
— …et avant ça, elle était prévue pour trois mois plus tôt.
— Circonstances imprévues ! Absolument au-delà du
contrôle d’Orren.
— Mais avant cela la livraison était planifiée pour six mois
plus tôt. Jim, nous avons attendu treize mois que l’Associated
Steel nous livre ces rails, et nous n’en avons même pas eu un
seul à ce jour.
— Qu’est que tu veux que je fasse ? Je ne peux pas diriger
les affaires d’Orren Boyle à sa place.
— Je veux que tu comprennes que nous ne pouvons
attendre.
Taggart formula lentement sa demande, sa voix se faisant
mi-moqueuse, mi-prudente :
— Qu’est-ce qu’a dit ma soeur ?
— Elle ne sera pas de retour avant demain.
— Bien ; qu’est-ce que tu veux que je fasse ?
— C’est à toi de décider.
— Bien ; quoique que tu puisses dire d’autre, il y a une
chose que tu ne mentionneras pas après ça ; et c’est Rearden
Steel.
Eddie ne répondit pas immédiatement, puis il dit enfin d’une
voix plus grave :— D’accord Jim. Je n’en ferai pas mention.
— Orren est un ami.
Il n’entendit aucune réponse, et ajouta :
— Je n’aime pas ton attitude. Orren Boyle nous livrera ces
rails aussitôt que cela sera humainement possible. Aussi
longtemps qu’il ne sera pas en mesure de nous les livrer,
personne ne nous en voudra.
— Jim ! Qu’est-ce que tu racontes ? Ne comprends-tu pas
que la Ligne Rio Norte est en train de disparaître, que quiconque
nous en veuille ou non pour cela ?
— Les gens s’en accommoderaient, et ils n’auraient pas le
choix, s’il n’y avait pas la Phoenix-Durango.
Il vit les traits du visage d’Eddie se durcir.
— Personne ne s’est jamais plaint de la Ligne Rio Norte,
jusqu’à ce que Phoenix-Durango fasse son entrée.
— La Phoenix-Durango fait un brillant travail, l’interrompit
Eddie avant que Taggart ne poursuive :
— Imagine une chose appelée la Phoenix-Durango entrant
en compétition avec Taggart Transcontinental ! Ce n’était rien
d’autre qu’une ligne locale de transport de lait, il y a dix ans.
— Ils ont pris la plupart du transport de fret de l’Arizona, du
Nouveau Mexique et du Colorado, maintenant.
Taggart ne répondit pas.
— Jim, on ne peut pas perdre le Colorado. C’est notre
dernier espoir. Si nous ne nous remuons pas, nous laisserons
aller tous les gros transporteurs de cet Etat à Phoenix-Durango.
Nous avons perdu les champs de pétrole Wyatt.
— Je ne vois pas pourquoi tout le monde continue de parler
des champs de pétrole Wyatt.
— Parce qu’Ellis Wyatt est un prodige qui…
— Qu’Ellis Wyatt aille en enfer !
Ces puits de pétrole, se demanda tout-à-coup Eddie,
n’avaient ils pas quelque chose en commun avec les vaisseaux
sanguins sur la carte ? N’était-ce pas comme cela que les tracés
rouges avaient progressé à travers le pays, il y a des années ; un
exploit qui semblait incroyable maintenant ? Il se représenta le
pétrole jaillissant des puits, alimentant un courant noir qui
courait presque plus vite à travers le continent que les trains de
la Phoenix-Durango n’auraient pu le porter.
Ce champ de pétrole n’avait été qu’une parcelle de terrain
rocheux dans les montagnes du Colorado, déclaré épuisé depuis

longtemps. Le père d’Ellis Wyatt s’était débrouillé pour
s’octroyer d’obscurs revenus pour jusqu’à la fin de ses jours ;
produit de ces puits de pétrole mourants. Mais maintenant
c’était comme si quelqu’un avait administré une piqure
d’adrénaline au coeur de la montagne ; un coeur s’était mis à
battre et le sang noir s’était mis à jaillir des rochers. Bien sûr
que c’est du sang, pensa Eddie Willers, parce que le rôle du
sang est de nourrir, de donner la vie, et c’est justement ce que
Wyatt Oil avait fait. On avait réveillé d’inertes pentes de terrain
pour leur donner une raison d’être. Cela avait amené de
nouveaux bourgs, de nouveaux équipements de production
d’électricité, de nouvelles usines, dans une région que personne
n’avait remarquée, même sur une carte. De nouvelles usines,
pensa Eddie Willers, à une époque où le transport de fret de
toutes les grandes industries était en train de décliner, année
après année. Un nouveau champ de pétrole fertile au moment où
les pompes étaient en train de s’arrêter, d’un important gisement
à un autre. Une nouvelle région industrielle, là ou personne
n’aurait pu raisonnablement espérer plus que des activités
d’élevage et de culture de betteraves. Un seul homme l’avait
fait, et il l’avait fait en seulement huit années, pensa encore
Eddie Willers. C’était une de ces histoires qu’il avait lu
autrefois dans les livres scolaires, et qu’il n’avait jamais
vraiment crue. Des histoires d’hommes qui avaient vécu au
temps où le pays connaissait ses jeunes années. Il aurait voulu
avoir la chance de rencontrer un homme tel qu’Ellis Wyatt. On
parlait énormément de lui, mais bien peu avaient eu la chance
de le rencontrer ; il venait rarement à New York. On disait qu’il
avait trente-trois ans et qu’il piquait des colères plutôt violentes.
Il avait découvert un truc pour réanimer les puits de pétrole
épuisés, et c’est ce qu’il était en train de faire.
— Ellis Wyatt est un enfoiré de gripsou qui ne s’intéresse à
rien d’autre qu’à l’argent. s’écria James Taggart. « Il me semble
qu’il y a dans la vie des choses plus importantes que de “faire
de l’argent”. »
— Qu’est-ce que tu es en train de dire, Jim ? Qu’est-ce que
cela a à voir avec…
— De plus, il nous a trahis. Nous avons désservi
l’exploitation pétrolière de Wyatt pendant des années, du mieux
que nous le pouvions. Du temps du père Wyatt, on lui allouait
un train de wagon-citernes tout entier par semaine.

— On n’en est plus au temps du père Wyatt, Jim. La
Phoenix-Durango lui fournit deux trains par jour, là-bas ; et ils
sont à l’heure.
— S’il nous avait donné le temps de nous adapter à sa
croissance…
— Il n’a pas de temps à perdre.
— Qu’est-ce qu’il s’imagine ? Qu’on va se débarrasser de
nos autres clients ; qu’on va lui sacrifier les intérêts du pays tout
entier et qu’on va lui donner tous nos trains ?
— Pourquoi ? Non ! Il n’attend rien de nous. Il est juste en
affaire avec Phoenix-Durango.
— Je pense que c’est un ruffian destructeur sans scrupules.
Je pense qu’il est un parvenu irresponsable dont les
compétences ont été exagérées.
C’était quelque chose d’étonnant d’entendre cette soudaine
émotion dans la voix sans vie de James Taggart.
— Je ne suis pas sûr que ses champs de pétrole soient si
rentables que cela. Je pense surtout qu’il a disloqué l’économie
du pays tout entier. Personne n’attendait que le Colorado
devienne un Etat industrialisé. Comment pouvons-nous assurer
notre sécurité et planifier quoique ce soit, si tout est en train de
changer en permanence ?
— Bonté divine, Jim ! Il est…
— Oui, je sais ; il fait du fric. Mais ce n’est pas sur une telle
base, il me semble, qu’on définit ce qu’un homme peut apporter
à la société. Et pour ce qui concerne son pétrole, il viendrait
nous voir en rampant et il attendrait son tour avec les autres
transporteurs, et il ne demanderait pas plus que ce que
commandent les limites du raisonnable, s’il n’y avait pas la
Phoenix-Durango. Nous ne pouvons rien faire, si nous tentons
de nous élever contre ce genre de compétition destructrice. Et
d’ailleurs, personne ne nous en voudrait.
La pression dans sa poitrine et dans ses tempes, pensa Eddie
Willers, exprimait l’intensité des efforts qu’il était en train de
faire. Il avait décidé de clarifier les choses une bonne fois pour
toutes, et elles étaient si claires, se dit-il, que rien ne pouvait
empêcher Taggart de les voir ainsi ; à moins qu’il devienne
incapable de développer et de justifier sa propre argumentation.
Il avait bien essayé du mieux qu’il l’avait pu, mais il était “à
côté de la plaque”, comme il avait toujours été “à côté de la
plaque” dans toutes les conversations qu’ils avaient euensemble ; quoi

qu’il dise, il ne semblait jamais parler du même
sujet.
— Jim, de quoi es-tu en train de parler ? Qu’est-ce que cela
peut bien faire que personne ne nous en veuille, quand la voie
est en train de partir en petits morceaux ?
James Taggart souriait. C’était un sourire presque
imperceptible ; un sourire amusé, mais froid.
— C’est touchant, Eddie. C’est touchant…ton dévouement
pour Taggart Transcontinental. Si tu ne fais pas plus attention,
tu vas devenir un de ces vrais serfs des temps féodaux.
— C’est ce que je suis, Jim.
— Mais puis-je te demander si c’est ton travail de débattre
de tels sujets avec moi ?
— Non, ça ne l’est pas.
— Alors, pourquoi refuses-tu de comprendre que nous
avons, dans cette compagnie, des départements en charge de ces
questions ? Pourquoi n’irais-tu pas rapporter tout cela à qui en
est en charge ? Pourquoi ne pleures-tu pas plutôt sur les épaules
de ma chère soeur ?
— Ecoutes, Jim ; je sais que ce n’est pas mon rôle de te
conseiller, mais je ne comprends pas ce qui se passe. Je ne sais
pas ce que tes conseillers personnels te disent, ou pourquoi ils
ne parviennent pas à te le faire comprendre. C’est pourquoi je
m’étais dit que je devais essayer de te le dire moi-même.
— Je t’apprécie sincèrement comme ami d’enfance, Eddie,
mais penses-tu que cela te permets d’entrer ici sans te faire
annoncer quand tu le veux ? Considérant ta position dans
l’entreprise, ne devrais-tu pas faire l’effort de te rappeler que je
suis le President Directeur Général de Taggart
Transcontinental ?
Ça avait été vain. Eddie Willers le regardait comme il avait
l’habitude de le faire. Pas blessé ni touché ; seulement
interloqué. Il demanda tout de même :
— Alors tu n’as pas l’intention de faire quoi que ce soit pour
la Ligne Rio Norte ?
— Je n’ai pas dit ça. Je n’ai pas dit ça du tout.
Taggart était en train de regarder la ligne rouge du sud d’El
Paso sur la carte.
— Aussitôt que les Mines de San Sebastian vont
fonctionner, et que notre branche Mexicaine commencera à
rapporter…— Ne t’attarde pas là-dessus, Jim.
Taggart se tourna, éberlué par le phénomène sans précédent
de cette colère implacable dans la voix d’Eddie.
— Qu’est-ce qu’il se passe ?
— Tu ne le sais justement pas, ce qu’il se passe. Ta soeur
dit…
— Qu’elle aille au diable, ma soeur ! dit James Taggart.
Eddie Willers ne bronchait pas. Il ne répondait pas. Il
continuait à regarder en face de lui, mais il ne voyait pas James
Taggart ou quoi que ce soit d’autre dans le bureau. Au bout
d’un moment, il adressa une courbette de pure forme, et sortit
de la pièce.
Dans l’antichambre, les secrétaires de l’équipe personnelle
de James Taggart étaient en train d’éteindre les lumières et se
préparaient à rentrer chez elles. Mais Pop Harper, le chef du
service, était encore assis à son bureau, en train de détordre les
tiges des touches d’une machine-à-écrire à moitié démontée.
Tout le monde dans la société partageait cette impression que
Pop Harper était venu au monde ici, dans cet angle de la pièce
en particulier, assis derrière ce bureau en particulier, et qu’il
n’avait pas l’intention d’en partir. Il était chef de ce service
depuis la présidence du père de James Taggart.
Pop Harper leva les yeux vers Eddie Willers alors qu’il sortit
du bureau présidentiel. C’était un regard lent et sage, qui
semblait vouloir dire qu’il savait que la visite d’Eddie dans cette
partie de l’édifice signifiait des problèmes sur la Ligne ; il
savait que rien de constructif n’était sorti de cette visite, et il
n’en avait cure de le savoir. C’était cette même indifférence
cynique qu’Eddie Willers avait vu dans les yeux du piqueassiette
au coin de la rue.
— Dites-donc, Eddie ; ’savez ou-est-ce que j’pourrai trouver
des maillots de corps en laine ? ’Essayé dans toute la ville.
Personne en n’a.
— Je n’en sais rien. dit Eddie en s’arrêtant, « Pourquoi me le
demander ? »
— J’demande à tout le monde. ’Y-a bien quelqu’un qui doit
le savoir, dites moi.
Eddie avait du mal à maintenir son regard sur ce visage
émacié à l’expression neutre, surmonté d’une chevelure
blanche.— ’Fait froid dans cette “boîte”. ’Va faire encore plus froid
cet hiver.
— Qu’est-ce que vous faites ? Eddie demanda en désignant
les pièces de la machine à écrire.
— Cette saloperie est encore “en rade”, et j’serais pas plus
avancé si je l’envoyai en réparation. Ça leur à pris trois mois
pour m’la réparer, la dernière fois que j’leur ai donné. ’Pensé
que j’pouvais bricoler ça tout seul, mais j’crois que ça tiendra
pas bien longtemps.
Il laissa tomber une larme sur les touches.
— T’es bonne pour la casse, ma vieille. Tes jours sont
comptés.
Eddie reprit son chemin. C’était cette expression dont il avait
essayé de se souvenir : tes jours sont comptés. Mais il avait
oublié dans quel contexte il avait déjà essayé de s’en souvenir.
— Ça ne sert à rien Eddie. dit Pop Harper.
— Qu’est-ce qui ne sert à rien ?
— Rien. N’importe quoi.
— Qu’est-ce que vous voulez dire, Pop ?
— J’vais pas réquisitionner une nouvelle machine à écrire.
Les nouvelles sont en fer blanc. Quand y en aura p’us de
vieilles, c’sera la fin de la machine-à-écrire. Y a eu un accident
dans le métro, ce matin. Les freins marchaient plus. Vous
devriez rentrer chez vous, Eddie ; allumer la radio et écouter un
bon tube. Oh, oubliez, mon gars. L’problème avec vous c’est
que vous n’avez jamais eu de hobby. Quelqu’un a encore piqué
les ampoules en bas de la cage d’escalier, où j’habite. J’ai
attrapé une douleur dans la poitrine. ’Pas pu trouver de gouttes
pour la toux, c’matin ; l’drugstore au coin d’la rue à mis la clé
sous la porte la s’maine dernière. Y’s’ont fermé l’pont
Queensborough pour réparations provisoires, hier. Oh, pourquoi
faire, d’tout’ façons. Qui est John Galt ?
***
Elle était assise dans le train, côté fenêtre ; sa tête renversée
en arrière, une jambe allongée sur le siège qui lui faisait face.
La vitesse faisait trembler le cadre de la fenêtre. La vitre la
séparait de l’obscurité, et des points lumineux en déchiraient de
temps à autres la surface comme des traînées lumineuses. Les
reflets moulants de ses bas qui achevaient de sculpter la longue

ligne de ses jambes, depuis la courbe de son coup-de-pied
cambré jusqu’à la pointe de ses escarpins à hauts talons, avaient
une élégance toute féminine qui n’avait pas sa place dans le
wagon de train poussiéreux, lui-même étrangement incongru
avec le reste de sa personne. Elle portait un manteau de poils de
chameau lissés qui devait avoir coûté cher, et qui enveloppait
sans un pli les formes fines de son corps nerveux. Le col du
manteau remontait jusqu’aux bords inclinés de son chapeau.
Une mèche de cheveux bruns ondulés tombait en touchant
presque la ligne de ses épaules. Son visage était un assemblage
anguleux de surfaces planes ; les contours de sa bouche
parfaitement découpés, une bouche sensuelle maintenue fermée
avec une inflexible précision. Elle gardait les mains dans les
poches de son manteau dans une attitude contractée, comme si
elle ne supportait pas l’immobilité, et pas tant féminine, comme
si elle était inconsciente de ses formes et du fait même d’être
une femme. Elle était assise, écoutant la musique : c’était une
symphonie de triomphe. Les notes qui se succédaient en un flot
ininterrompu parlaient d’ascension, et elles étaient cette
ascension. Elles étaient l’essence et la forme même de ce
mouvement ascendant. Elles semblaient incarner tout acte et
toute pensée d’origine humaine qui pouvait exprimer
l’élévation. C’était une éclaircie sonore rayonnante, sortant de
sa clandestinité et se répandant sans retenue dans les airs. Cela
avait la liberté d’une libération, et la tension du propos. Ça
nettoyait littéralement l’espace, en ne laissant rien d’autre que la
joie d’un effort sans retenue. Seul un écho à peine discernable
de l’endroit d’où cette musique s’échappait trahissait ce
sentiment ; mais la musique parlait en riant d’étonnement, à la
découverte qu’il n’existait point de choses telles que la laideur
ou la douleur, et qu’il n’y avait jamais eu de telles choses.
C’était l’air d’une immense délivrance.
Elle se dit : « Pour seulement quelques instants, tant qu’ils
peuvent durer, est-il bon de complètement se rendre ; de tout
oublier et de ne rien s’autoriser d’autre que de ressentir des
émotions. Laisse-toi aller ; abandonne tout contrôle. C’est ça. »
Quelque part vers les limites de la partie consciente de son
esprit, sous la musique, elle entendait le bruit des roues du train.
Elles semblaient marteler un rythme régulier, chaque quatrième
choc plus accentué que les autres, comme pour affirmer un
propos conscient doué d’intelligence. Elle pouvait se détendre,

précisément parce qu’elle entendait ces roues. Elle écoutait la
symphonie en se disant : « Voila pourquoi les roues ne doivent
pas s’arrêter de tourner, et voila où elles vont. »
Elle n’avait jamais entendu cette symphonie, auparavant,
mais elle savait qu’elle avait été composée par Richard Halley.
Elle en reconnaissait la violence et la magnifique intensité. Elle
reconnaissait le style du thème. C’était une mélodie tout à la
fois claire et complexe, à une époque lors de laquelle plus
personne n’écrivait de mélodies. Elle était assise, le regard
renversé en arrière, fixant vaguement le plafond du wagon mais
ne le voyant pas, et avait oublié où elle se trouvait. Elle ne
savait pas si elle était en train d’écouter un orchestre
symphonique au grand complet, ou seulement le thème ; peutêtre
reconstruisait-elle l’orchestration dans sa tête. Il lui effleura
à peine l’esprit que l’on trouvait des échos prémonitoires de ce
thème dans l’intégralité de l’oeuvre de Richard Halley, à travers
toutes les années de sa longue lutte jusqu’au jour, vers le milieu
de sa vie, où la célébrité le saisit soudainement et l’assomma.
C’était, continua-t-elle d’y songer tout en écoutant la
symphonie, ce qui avait été l’objet de son combat. Elle se
remémorait les tentatives avortées dans sa musique, phrases
annonciatrices, bouts épars de mélodie interrompue sitôt après
avoir commencé… « Quand Richard Halley composa cela,
il… » Elle se redressa sur la banquette. « Quand Richard Halley
composa t-il cela ? »
A cet instant précis, elle réalisa où elle se trouvait et se
demanda pour la première fois d’où provenait cette musique. A
quelques pas, au bout du wagon, un employé garde-frein était
en train d’ajuster la température du système d’air conditionné.
C’était un jeune homme blond. Il était en train de siffler le
thème de la symphonie. Elle réalisa alors qu’il l’avait sifflé
depuis quelques temps déjà, et que c’était tout ce qu’elle avait
entendu.
Elle le regarda pendant un moment avec incrédulité, avant
d’élever la voix pour demander :
— Excusez-moi. Pourriez-vous me dire ce que vous êtes en
train de siffler ?
Le garçon se tourna vers elle ; elle rencontra un regard franc
et vit un large sourire empressé, comme s’il était en train de
partager une confidence avec un ami. Son visage aux traits
tendus et fermes lui plu. Il n’avait pas cette apparence de

muscles flasques tentant d’échapper à la responsabilité d’une
forme qu’elle avait appris à rencontrer dans le visage des gens.
— C’est le Concerto de Halley. répondit-il, toujours
souriant.
— Lequel ?
— Le Cinquième.
Elle laissa s’écouler un bref instant, avant de dire lentement
et avec grande réserve :
— Richard Halley n’a écrit que quatre concerti.
Le sourire du jeune homme disparut. C’était comme si la
réalité venait de le rappeler à l’ordre, exactement comme cela
venait de lui arriver quelques instants auparavant. C’était
comme si un volet coulissant venait de se refermer brutalement,
et que tout ce qui lui restait était un visage dénué d’expression ;
impersonnel, indifférent et vide.
— Oui, bien sûr ; je me suis trompé. dit-il.
— Alors qu’est-ce que c’était ?
— Quelque chose que j’ai entendu quelque part.
— Quoi ?
— Je ne sais pas.
— Où l’avez-vous entendu ?
— Je ne m’en souviens pas.
Elle s’interrompit, las. Il était en train de retourner à ses
occupations, sans manifester plus d’intérêt.
— Ça ressemblait à un thème de Halley ; mais je connais
chaque note qu’il a écrite, et il n’a jamais écrit ça. insista-t-elle.
Il n’y avait toujours pas d’expression ; seulement l’indication
d’une légère attention dans le visage du garçon, lorsqu’il se
tourna à nouveau vers elle et lui demanda :
— Vous aimez la musique de Richard Halley ?
— Oui, je l’apprécie vraiment. dit-elle.
Il la considéra pendant un moment avec une attitude
d’hésitation, avant de se tourner encore pour revenir à sa tâche.
Elle observa l’experte efficacité de ses mouvements, alors qu’il
continuait son travail. Il travaillait en silence.
Elle n’avait pas dormi depuis deux jours, mais elle ne
pouvait pas se le permettre. Elle devait concentrer son esprit sur
beaucoup trop de problèmes, et n’avait pas beaucoup de temps.
Le train devait arriver à New York tôt le matin. Elle avait
besoin de temps, quoiqu’elle eût bien voulu que le train aille
plus vite ; mais c’était la Comète Taggart, le train le plus rapide

du pays. Elle essaya de concentrer son attention, mais la
musique, obsédante, continuait à jouer quelque part dans un
recoin de son esprit, et elle ne pouvait s’empêcher de l’écouter,
comme s’il s’était agit de la marche implacable de quelque
chose que l’on ne pouvait stopper… Elle secoua la tête en une
réaction de courroux, se débarrassa nerveusement de son
chapeau, et alluma une cigarette.
Elle ne dormirait pas, se dit-elle ; elle pouvait tenir le coup
jusqu’à demain soir… Les roues du train cliquetaient
maintenant en un rythme accentué. Elle s’était si bien faite à ce
bruit qu’elle ne parvenait pas à l’écouter consciemment, mais le
son en était devenu un sentiment de plénitude en elle. Quand
elle éteignait une cigarette elle savait qu’elle en avait besoin
d’une autre, mais pensait qu’elle se donnerait une minute de
pause… ou juste quelques minutes… avant d’allumer la
prochaine…
Elle s’était endormie et se réveilla brusquement avec un
mouvement de convulsion, devinant que quelque chose n’allait
pas ; juste avant de comprendre ce que c’était : les roues
s’étaient arrêté de tourner. Le wagon était immobile, silencieux
et sombre dans la luminosité bleue que prodiguaient les
quelques rares éclairages extérieurs. Elle jeta un bref coup d’oeil
à sa montre : il n’y avait aucune raison pour que le train stoppe
maintenant. Elle regarda à travers la vitre : le train était
immobile au milieu d’une plaine déserte.
Elle entendit quelqu’un bouger dans un siège, de l’autre côté
de l’allée centrale du wagon, et elle demanda :
— Depuis combien de temps sommes-nous à l’arrêt ?
Une voix d’homme répondit avec indifférence :
— Environ une heure.
L’homme la contempla d’un regard à la foi étonné et
endormi, car elle se dressa sur ses jambes avec une énergie
inattendue pour se diriger prestement vers la porte du wagon.
Dehors, un vent glacial soufflait sur une étendue vide sous un
ciel vide. Elle entendit de grandes herbes folles frémir dans
l’obscurité. Au loin, vers l’avant du train, elle vit des silhouettes
humaines, immobiles, près de la locomotive et, comme en
suspension dans les airs, la lumière rouge d’un signal.
Elle s’avança rapidement vers les ombres humaines,
dépassant les rangées de roues des wagons. Personne ne la
remarqua, quand elle se fut rapprochée. L’équipe des cheminots

et quelques passagers formaient un groupe sous la lumière
rouge. Ils avaient cessé de parler et semblaient attendre avec
une attitude de placide indifférence.
— Que se passe t-il ? demanda-t-elle.
Le mécanicien se tourna vers elle, étonné. Sa question avait
l’accent d’un ordre ; pas celui de la curiosité profane du
passager ordinaire. Elle demeurait immobile, les mains dans les
poches, le col de son manteau remonté, quelques mèches de ses
cheveux battues par le vent en travers de son visage.
— “C’est rouge”, chère Madame, dit-il en pointant un pouce
en l’air.
— Depuis combien de temps ?
— Une heure.
— Nous ne sommes plus sur la voie principale, n’est-ce
pas ?
— C’est exact.
— Pourquoi ?
— Je ne sais pas.
Le conducteur s’adressa au groupe :
— J’pense pas qu’on nous a envoyé sur une voie de garage
pour quelque chose. Le switcher ne devait pas bien marcher, et
ce machin ne marche pas du tout.
Il désigna le point lumineux rouge d’un brusque mouvement
de tête vertical.
— J’pense pas que ce signal va s’arrêter d’être au rouge.
J’pense qu’il est “en rade”.
— Alors, qu’allez-vous faire ?
— Attendre qu’il réagisse.
Remarquant l’attitude de mécontentement outré qu’affichait
la femme, le pompier de service s’esclaffa :
— La semaine dernière, le Spécial Crack de la Southern
Atlantic est resté “en carafe” sur une voie de garage pendant
deux heures ; juste parce que quelqu’un “s’est gouré”.
— Celui-ci, c’est la Comète Taggart. La Comète n’a jamais
été en retard. dit-elle.
— C’est le seul dans le pays qui ne l’a jamais été. dit le
mécanicien.
— Il y a toujours une première fois. dit le pompier.
— Vous ne connaissez pas bien les trains, Madame. Il n’y a
pas un seul système de signalisation ou un aiguillage dans le
pays qui vaut quelque chose. dit un passager.

Elle ne daigna pas se tourner vers celui qui venait de parler,
ni même ne le remarqua, et s’adressa à nouveau au mécanicien :
— Si vous savez que le signal est en panne, qu’avez-vous
l’intention de faire ?
Il n’appréciait pas son ton autoritaire, et il ne comprenait pas
pourquoi elle en présumait avec autant de naturel. Elle avait
l’air d’une gamine ; seuls sa bouche et ses yeux indiquaient
qu’elle devait avoir la trentaine. Les deux yeux sombres étaient
directs et provocateurs, comme s’ils transperçaient les choses,
n’ayant aucune considération pour tout ce qui semblait sans
importance. Le visage lui semblait familier, mais il ne parvenait
pas à se rappeler où il l’avait déjà vu. Il lui dit :
— Madame, je n’ai pas l’intention de prendre de risques.
— Il veut dire que notre travail consiste à attendre les
ordres. enchérit le pompier.
— Votre travail est de faire fonctionner ce train.
— Pas de les faire passer au rouge. Si le feu dit “stop”, nous
stoppons.
— Une lumière rouge signifie “danger”, Madame. dit encore
le passager.
— Nous ne prendrons aucun risque. fit le mécanicien avant
d’ajouter :
— Qui que puisse être celui qui est responsable de ce qui
arrive, il se déchargera sur nous, si nous bougeons. Et donc,
nous ne bougerons pas d’ici jusqu’à ce que quelqu’un nous dise
de le faire.
— Et si personne ne le fait ?
— Quelqu’un se manifestera tôt ou tard.
— Combien de temps proposez-vous d’attendre ?
Le mécanicien s’esclaffa une nouvelle fois :
— Qui est John Galt ?
— Il veut dire, ne posez pas de questions auxquelles
personne ne peux répondre. aida encore le pompier.
Elle jeta un regard à la lumière rouge, puis aux rails qui
s’enfuyaient vers l’obscurité, vers un point inconnu.
Elle dit alors :
— Continuez prudemment jusqu’au prochain signal. Si tout
semble être en ordre, revenez sur la voie principale. Après quoi
vous ferez un arrêt au premier bureau qui est ouvert.
— Ah ouais ? Qui a dit ça ?
— Moi.

— Qui êtes-vous ?
Ça devait être la plus courte des pauses à venir, un moment
d’étonnement en réponse à une question qu’elle n’aurait jamais
pu prévoir, mais le mécanicien regarda de plus près son visage,
et, à l’instant même où elle répondit, il sursauta :
— Oh-là-là !
Elle répondit sans agressivité, seulement comme quelqu’un
qui n’avait pas l’habitude d’entendre une telle question :
— Dagny Taggart.
— Et ben, j’serai… fit le pompier.
Après quoi tout le monde demeura silencieux. Elle poursuivit
avec le même ton naturel d’autorité :
— Continuez et revenez sur la voie principale, puis arrêtezmoi
ce train au prochain bureau qui sera ouvert.
— Bien, Mademoiselle Taggart.
— Vous aurez du temps à rattraper. Vous avez le restant de
la nuit pour le faire. Faites arriver la Comète à l’heure.
— Bien, Mademoiselle Taggart.
Elle était en train de faire demi-tour pour s’en retourner dans
son wagon, lorsque le mécanicien lui demanda :
— Si jamais nous avons un problème, en prenez-vous la
responsabilité, Mademoiselle Taggart ?
— Bien sûr.
Le conducteur lui emboîta le pas. Encore tout étonné, il lui
dit :
— Mais… juste une place dans une voiture de jour,
Mademoiselle Taggart ? Comment ça se fait ? Pourquoi ne nous
avez-vous pas prévenu ?
Elle souriait facilement.
— Pas le temps de faire des chichis. Mon wagon personnel
était dans le Train 22, au départ de Chicago, mais il partait à
Cleveland et il était en retard ; alors je l’ai laissé partir. La
Comète était le prochain, et je l’ai pris. Il n’y avait plus de
compartiments couchettes de libres.
Le conducteur secoua la tête.
— Votre frère ; il ne serait pas monté dans une voiture
ordinaire.
Elle rit.
— Non, sûrement pas.

Les hommes restés près de la locomotive la regardaient
s’éloigner. Le jeune garde-frein était parmi eux. Il demanda, en
la désignant du regard :
— Qui c’est ?
— C’est ce qui dirige la Taggart Transcontinental, répondit
le mécanicien.
Le respect dans le ton de sa voix était authentique.
— Ça, c’est le vice-président exécutif.
Quand le train s’ébranla, le son puissant du sifflet mourait
encore au loin dans la plaine. Elle s’assit près de la vitre et
alluma une nouvelle cigarette. Elle méditait : c’est en train de
craquer… comme ça… partout dans le pays ; ça pouvait arriver
n’importe où, n’importe quand. Mais elle ne ressentait ni colère
ni anxiété ; elle n’avait pas le temps d’avoir des émotions.
Ce ne serait rien qu’un problème de plus à régler avec tous
les autres. Elle savait que le directeur de la division Ohio n’était
pas bon, et qu’il était un ami de James Taggart. Elle n’avait pas
trop insisté pour que l’on s’en débarrasse, il y avait longtemps
déjà ; seulement parce qu’elle n’avait trouvé personne de mieux
que lui pour le remplacer. Les bons hommes étaient si
étrangement difficiles à trouver. Mais elle devait s’en
débarrasser, se dit-elle, et elle donnerait son poste à Owen
Kellogg, ce jeune ingénieur qui était en train de faire un brillant
travail en temps que l’un des assistants du directeur du
Terminus Taggart de New York ; c’était Owen Kellogg qui
faisait tourner le Terminus. Elle avait parfois observé sa façon
de travailler. Elle était toujours à l’affut des signes de
compétence, tel un prospecteur de diamants dans une terre aride
et passablement prometteuse. Kellogg était encore un peu jeune
pour être nommé directeur de division. Elle avait voulu le
laisser mûrir une année de plus, mais on ne pouvait plus s’offrir
le luxe d’attendre. Il fallait qu’elle aille le voir aussitôt qu’elle
reviendrait.
La bande de terre à peine visible à travers la vitre était en
train de défiler plus rapidement, formant un ruban
uniformément gris. Au milieu des phrases de calcul arides de
son esprit, elle remarqua qu’elle avait le temps de ressentir
quelque chose : c’était le dur, mais ô combien grisant, plaisir de
l’action.
Avec la première bouffée d’air sifflant, lorsque la Comète
plongea dans les tunnels du Terminus Taggart, sous la cité de

New York, Dagny Taggart prit une posture plus droite sur son
siège. E

lle ressentait toujours cela lorsque le train s’engouffrait
sous terre : ce sentiment d’empressement, d’espoir et de secrète
excitation. C’était comme si une existence normale n’était
qu’une photographie en couleurs de mauvaise qualité,
représentant des choses sans formes ; mais la sienne était un
dessin fait de quelques traits vifs qui donnait aux choses une
allure claire et nette, importante, et elle valait la peine d’être
faite. Elle s’attarda sur les tunnels qui coulaient à flots derrière
elle ; murs de béton nus ; un faisceau de tubes et de câbles ; un
réseau de rails qui partaient en arrière pour disparaître dans des
trous noirs d’où ne semblaient pouvoir réchapper que des
lumières vertes et rouges en suspension, telles des gouttes de
couleur. Il n’y avait rien d’autre, rien d’autre pour diluer tout
cela, si bien que l’on pouvait admirer le propos brut et le génie
qui l’avaient accompli. Elle eut une pensée pour le Building
Taggart se dressant au-dessus de sa tête en ce moment, poussant
droit vers les cieux, et elle dit en songe : « Ceci sont les racines
du Building, racines creuses zigzagant sous la terre, nourrissant
la cité. »
Quand le train stoppa, quand elle sortit et entendit le béton
du quai sous les talons de ses chaussures, elle sentit la lumière
et se sentit décoller, projetée dans l’action. Elle marchait d’un
pas rapide, comme si la vitesse de ses pas avait le pouvoir de
donner une forme aux choses qu’elle ressentait. Quelques
instants s’étaient déjà écoulés quand elle se surprit à siffler une
pièce de musique, et qu’elle réalisa que c’était le thème du
Cinquième Concerto de Halley. Elle se sentit observée et se
retourna. Le jeune garde-frein, immobile, la regardait avec
intensité.
***
Elle s’assit sur l’accoudoir d’un large fauteuil faisant face au
bureau de James Taggart, son manteau largement ouvert sur un
costume de voyage plissé. Eddie Willers était assis à l’autre
bout de la pièce, prenant des notes de temps à autre. Son titre
était celui d’assistant spécial du vice-président exécutif, et son
devoir principal était d’être son garde du corps la défendant
contre toute perte de temps. Elle lui demandait d’être présent
lors d’entretiens de cette nature, car dès lors elle n’aurait plus à

lui expliquer quoi que ce soit par la suite. James Taggart était
assis derrière son bureau, sa tête rentrée dans ses épaules.
— La Ligne Rio Norte est un tas de vieilleries d’un bout à
l’autre. dit-elle, « C’est bien pire que je le pensais. Mais nous
allons la sauver. »
— Bien sûr. dit James Taggart.
— Une partie des rails peut être sauvée. Pas une grande
quantité et pas pour longtemps. Nous commencerons à poser
des rails dans les sections situées dans les montagnes, le
Colorado en premier. Nous aurons les nouveaux rails dans deux
mois.
— Oh, Orren Boyle a-t-il dit…
— J’ai commandé les rails chez Rearden Steel.
Le léger et bref son étranglé venant en direction d’Eddie
Willers était une ovation mal contenue.
James Taggart prit un temps pour s’exprimer.
— Dagny, pourquoi ne t’assieds-tu pas normalement dans le
fauteuil, comme n’importe qui est censé le faire ? dit-il
enfin d’un ton irrité, « Personne ne tient des réunions d’affaire
de cette façon. »
— Moi, si.
Elle fit suivre sa réponse d’un silence appuyé pour faire
place à la réplique de son interlocuteur. Il ne tarda pas à
demander enfin, ses yeux fuyant les siens :
— As-tu dit que tu as commandé les rails chez Rearden ?
— Hier soir. Je lui ai téléphoné de Cleveland.
— Mais le Conseil d’administration n’a pas avalisé une telle
décision. Je ne l’ai pas avalisée. Tu ne m’as pas consulté.
Elle tendit la main pour saisir le combiné du téléphone sur le
bureau de son frère et le lui tendit, en ajoutant :
— Appelle Rearden et annule la commande, dans ce cas.
James Taggart se renversa en arrière dans son fauteuil.
— Je n’ai pas dit ça. répliqua t-il. « Je n’ai pas dis ça du
tout. »
— Alors on la maintien.
— Je n’ai pas dit ça non plus.
Elle se tourna.
— Eddie ? fais le nécessaire pour qu’on prépare le contrat
avec Rearden Steel. Jim le signera. elle plongea la main dans sa
poche pour en extraire une feuille de bloc-notes froissée et la

tendit en direction d’Eddie, en ajoutant, « Les chiffres et les
termes du contrat sont là-dessus. »
Taggart s’étouffa :
— Mais le Conseil d’administration n’a…
— Le Conseil n’a rien à voir avec ça. Il t’a autorisé à acheter
les rails, il y a treize mois. Où tu les achètes ; c’est ton affaire.
— Je ne pense pas que ce soit correct de prendre une telle
décision, sans offrir aux actionnaires une chance d’exprimer
leur opinion. Et je ne vois pas pourquoi je devrais prendre cette
responsabilité.
— Je suis en train de la prendre.
— Et qu’est-ce qu’on fait avec le surcoût qui…
— Rearden est moins cher qu’Orren Boyle Associated Steel.
— Oui ; et qu’est-ce qu’on fait avec Orren Boyle ?
— J’ai annulé le contrat. Nous avions le droit de le rendre
caduque depuis six mois.
— Quand l’as-tu fait ?
— Hier.
— Mais il ne m’a pas demandé de le lui confirmer.
— Il ne le fera pas.
Taggart, le regard baissé, semblait contempler le dessus de
son bureau. Elle se demandait pourquoi il redoutait la nécessité
de faire affaire avec Rearden, et pourquoi cette crainte avait une
expression si bizarrement évasive. Rearden Steel avait été le
principal fournisseur de Taggart Transcontinental durant dix
années, sous la présidence de leur père ; et ce depuis que le
premier haut-fourneau de Rearden avait été allumé. Durant dix
ans, la plupart de leurs rails étaient venus de chez Rearden
Steel. Il n’y avait pas beaucoup de firmes dans le pays qui
livraient en temps et en heure ce qui était commandé, et dans le
respect des quantités. Rearden Steel était l’une d’entre-elles.
Sachant que Rearden faisait son travail avec une remarquable
efficacité, Dagny songea que si elle devait être folle, alors elle
ne pouvait que conclure qu’il avait horreur de faire des affaires
avec Rearden ; mais ce n’était pas ce quelle conclurait, parce
qu’elle songea qu’une telle explication n’était pas pensable.
— C’est déloyal. dit James Taggart.
— Qu’est-ce qui l’est ?
— Que nous donnions toujours tout notre travail à Rearden.
Il me semble que nous devrions offrir une chance à d’autres,
aussi. Rearden n’a pas besoin de nous ; il a plein de travail.

Nous devrions aider à se développer de plus petits partenaires.
Sinon, nous ne faisons que favoriser une situation de monopole.
— Ne dis pas de bétises, Jim.
— Pourquoi devons-nous toujours faire faire les choses par
Rearden ?
— Parce qu’il nous les livre toujours.
— Je n’aime pas Henry Rearden.
— Moi si. Mais qu’est-ce qui importe, d’une façon ou d’une
autre ? Nous avons besoin de rails, et il est le seul qui puisse
nous les fournir.
— Le facteur humain est vraiment important. Tu ne tiens
absolument pas compte de l’aspect humain des choses.
— Nous sommes en train de parler de sauver une voie
ferrée, Jim.
— Oui, bien sûr, bien sûr ; mais, cependant, tu n’as aucun
sens de l’élément humain.
— Non, je ne l’ai pas.
— Si nous donnons à Rearden une aussi grosse commande
de rails d’acier…
— Ils ne vont pas être en acier. Ils seront en Rearden Metal.
Elle avait toujours évité les réactions personnelles, mais elle
se sentit obligée d’enfreindre sa propre règle lorsqu’elle vit
l’expression sur le visage de Taggart.
Elle éclata de rire.
Le Rearden Metal était un nouvel alliage produit par Rearden
après dix années de recherche et d’expérimentations. Il l’avait
récemment lancé sur le marché, mais n’avait toujours pas eu de
commandes et n’avait pas pu trouver de clients pour ce produit.
Taggart était incapable de comprendre la transition du rire de
Dagny vers le ton nouveau et abrupt qu’elle adoptait
maintenant ; un ton froid et cassant :
— Laisse tomber, Jim. Je sais d’avance tout ce que tu vas
me dire. Personne ne l’a jamais utilisé avant... Personne
n’approuve ce métal… Personne ne s’y intéresse… Personne ne
le veut… Cependant, nos rails vont bel et bien être en Rearden
Metal.
— Mais… tempêta Taggart, mais… mais personne ne l’a
jamais utilisé avant !
Il observa avec satisfaction que hausser la voix la faisait
taire. Il aimait observer les émotions. Elles étaient des lumières
rouges accrochées le long des profondeurs sombres et

inconnues de la personnalité, indiquant les points faibles. Mais
comment pouvait-on ressentir une émotion pour un alliage de
métal, et qu’est-ce que pouvait indiquer une telle émotion ;
c’était quelque chose qu’il ne parvenait pas à comprendre ; c’est
pourquoi il ne pouvait rien faire de cette découverte
psychologique.
— Le consensus auquel est arrivé les plus éminentes
autorités de la métallurgie, dit il, « semble être très sceptique à
propos du Rearden Metal ; s’y opp… »
— Laisse tomber, Jim.
— Bon ; sur l’opinion de qui te bases-tu ?
— Je n’ai besoin de l’opinion de personne.
— Tu te bases sur quoi, dans ce cas ?
— Le jugement.
— Bien ; sur le jugement de qui t’appuies-tu ?
— Le mien.
— Mais qui as-tu consulté à ce propos ?
— Personne.
— Alors, qu’est-ce que tu connais du Rearden Metal ?
— Que c’est la plus grande chose jamais lancée sur le
marché.
— Pourquoi ?
— Parce que c’est plus dur que l’acier, moins cher que
l’acier et résistera plus longtemps que n’importe quel autre type
de métal existant.
— Mais qui dit ça ?
— Jim, j’ai fait des études d’ingénieur, à l’université. Quand
je regarde les choses, je sais voir leurs qualités.
— Et qu’est-ce que tu as vu ?
— La formule de Rearden ; et les tests qu’il m’a montré.
— D’accord, si c’était si bien que cela, quelqu’un l’aurait
déjà utilisé, mais personne ne l’a fait. il vit la réaction de colère,
et poursuivit nerveusement, « Comment peux-tu savoir que
c’est bien ? Comment peux-tu en être sûre ? Comment peux-tu
en décider ? »
— Quelqu’un décide de telles choses, Jim ? Qui ?
— Bon ; je ne vois pas pourquoi nous devons être les
premiers. Je ne vois pas du tout.
— Veux-tu sauver la Ligne Rio Norte, ou pas ?
Il ne répondit pas.

— Si la voie pouvait le supporter, je me débarrasserai de
tous les morceaux de rail de tout le système pour les remplacer
par du Rearden Metal. Tout a besoin d’être remplacé. Rien ne
résistera bien longtemps. Mais on ne peut pas se le permettre.
On doit se débarasser d’un sale problème, en premier lieu.
Veux-tu qu’on arrive à avancer ou pas ?
— Nous sommes toujours la meilleure société ferroviaire
dans le pays. Les autres font bien pire.
— Alors veux-tu qu’on reste dans notre merdier ?
— Je n’ai pas dit ça ! Pourquoi réduis-tu toujours les choses
comme ça ? Et si les questions d’argent te tracassent tant, je ne
vois pas pourquoi tu veux en gaspiller sur la Ligne Rio Norte,
au moment ou Phoenix-Durango nous a pris tous nos clients làbas.
Pourquoi dépenser de l’argent alors que nous n’avons
aucune protection contre un concurrent qui va détruire notre
investissement ?
— Parce que Phoenix-Durango est une excellente société de
chemin de fer, mais j’ai bien l’intention de faire mieux avec la
Ligne Rio Norte. Parce que je vais battre la Phoenix-Durango, si
nécessaire. Seulement, ça ne sera pas nécessaire, parce qu’il y a
assez de place dans le Colorado pour faire la fortune de deux ou
trois compagnies de chemin de fer. Parce que je vais mettre le
système en vente par prêt hypothécaire pour étendre une
ramification dans tous les districts situés autour d’Ellis Wyatt.
— J’en ai plus qu’assez d’entendre parler d’Ellis Wyatt !
Il n’aimait pas cette façon qu’elle avait de bouger les yeux
vers lui pour le regarder fixement et longuement.
— Je ne vois aucun besoin de nous engager dans une action
immédiate. dit-il. Il avait l’air offensé, « Qu’est ce que tu
considères de si alarmant dans la situation présente de Taggart
Transcontinental ? »
— Les conséquences de ta politique, Jim.
— Quelles conséquences ? De quelle politique parles-tu ?
— Ces treize mois d’expérience avec Associated Steel,
d’une part. Ta catastrophe mexicaine, d’autre part.
— Le Conseil d’administration a approuvé le contrat avec
Associated Steel. s’empressa t-il de répliquer, « Le Conseil a
voté pour la construction de la Ligne San Sebastian. Par
ailleurs, je ne vois pas pourquoi tu appelles ça une
catastrophe ? »

— Parce que le gouvernement mexicain va nationaliser ta
Ligne dans les prochains jours.
— C’est un mensonge ! sa voix s’était transformée en un cri.
— Ce ne sont rien d’autre que de vicieuses rumeurs ! Je le
tiens d’une influence haut placée, et…
— Ne montre pas que tu as peur, Jim. lui dit-elle avec
mépris.
Il ne répondit pas.
— Ça ne sert à rien de paniquer à propos de ça, maintenant.
ajouta-t-elle, « Tout ce que nous pouvons faire, c’est d’essayer
d’encaisser le coup. Et ça va être un sale coup. 40 millions de
dollars ; c’est une perte dont on ne va pas se remettre
facilement. Mais Taggart Transcontinental a encaissé pas mal
de coups durs, dans le passé. Je veillerai au grain pour qu’elle
encaisse celui-là. »
— Je refuse de considérer… je refuse absolument de
considérer l’éventualité que la Ligne San Sebastian soit
nationalisée.
— D’accord, ne le considère pas.
Elle demeura silencieuse. Il défendit :
— Je ne vois pas pourquoi tu manifestes tant
d’empressement pour offrir une chance à Ellis Wyatt, alors que
tu penses qu’il est mal avisé de prendre part au développement
d’un pays sous-développé qui n’a jamais eu une chance.
— Ellis Wyatt ne demande de chance à personne. Et je ne
suis pas dans les affaires pour offrir des chances. Je dirige une
compagnie de chemin de fer.
— C’est là une vision extrêmement étroite, il me semble. Je
ne vois pas pourquoi nous devrions vouloir aider un homme à la
place d’un pays tout entier.
— Ça ne m’intéresse pas d’aider qui que ce soit. Je veux
gagner ma vie, et sauver cette compagnie.
— C’est une attitude impensable. L’égoïste avidité pour le
profit est une chose du passé. Il a été généralement admis que
les intérêts de la société, dans sa globalité, doivent toujours
passer en premier dans n’importe quelle entreprise qui…
— Combien de temps encore as-tu l’intention d’éviter le
sujet, Jim ?
— Quel sujet ?
— Le bon de commande pour le Rearden Metal.

Il ne répondait pas. Il demeurait assis, l’étudiant
silencieusement du regard. Son corps mince, sur le point de
s’effondrer d’épuisement, était maintenu par la ligne droite que
formaient ses épaules, et les épaules étaient maintenues par un
effort conscient de volonté. Peu de gens appréciaient son
visage ; il était trop froid ; ses yeux trop intenses ; rien ne
pourrait jamais lui prêter le charme d’une douce attention.
Les belles jambes, inclinées depuis l’accoudoir du fauteuil où
elles reposaient jusqu’au centre de son champ de vision,
l’ennuyaient ; elles gâtaient ce qui lui restait d’estime.
Comme elle demeurait silencieuse, elle aussi ; il se sentit
obligé de demander :
— As-tu passé cette commande juste comme ça, sous
l’impulsion du moment, par téléphone ?
— J’ai décidé de le faire il y a six mois. J’étais en train
d’attendre que Hank Rearden soit prêt à lancer la production.
— Ne l’appelle pas “Hank” Rearden. C’est d’un vulgaire.
— C’est comme cela que tout le monde l’appelle. Ne change
pas de sujet.
— Pourquoi devais-tu l’appeler, hier soir ?
— Pas pu le joindre plus tôt.
— Pourquoi n’as-tu pas attendu d’être revenue à New York,
et…
— Parce que j’avais vu la Ligne Rio Norte.
— Bon ; j’ai besoin de temps pour considérer tout cela ;
pour le présenter devant le Conseil d’administration ; pour
consulter les meilleurs…
— Il n’y a pas le temps.
— Tu ne m’as pas laissé une chance de me faire une
opinion.
— J’en ai rien à faire, de ton opinion. Je n’ai pas l’intention
d’ergoter avec toi, avec ton Conseil d’administration ou avec tes
professeurs. Tu as un choix à faire, et tu vas le faire maintenant.
Dis moi juste “oui”, ou “non”.
— C’est une absurde, tyrannique et arbitraire façon de…
— Oui ou non ?
— C’est ça le problème, avec toi. Tu réduis toujours tout à
“oui” ou “non”. Les choses ne sont jamais aussi tranchées que
ça. Rien n’est absolu.
— Les rails en métal le sont ; que nous les ayons où pas,
c’est le cas.

Elle attendait. Il ne répondait pas.
— Alors ? fit-elle.
— Est-ce que tu prends la responsabilité de cette décision ?
— Je la prends.
— Vas-y, dit-il avant d’ajouter, « mais à tes propres risques
et périls. Je n’annulerai pas cette décision, mais je n’engagerai
pas ma responsabilité lorsque je présenterai la chose au Conseil
d’administration. »
— Dis tout ce que tu veux.
Elle se leva pour partir. Il était appuyé en avant sur son
bureau, hésitant à marquer la fin de l’entretien, et de la marquer
d’une manière si décisive.
— Tu réalises, bien entendu, qu’une longue procédure sera
nécessaire pour mettre tout cela en route, dit-il ; ses paroles
semblaient presque teintées d’espérance, « Ce n’est pas aussi
simple que ça. »
— Oh, je n’en doute pas. dit-elle, « Je t’enverrai un rapport
détaillé qu’Eddie va préparer, et que tu ne liras pas. Eddie
t’aideras à faire avancer le travail. Je vais à Philadelphie, ce
soir, pour voir Rearden. Lui et moi avons pas mal de travail à
faire. » elle ajouta, « C’est aussi simple que ça, Jim. »
Elle venait de tourner les talons pour s’en retourner à son
bureau, lorsqu’il l’interpella ; et ce qu’il dit sembla aussi
ahurissant qu’en dehors du sujet.
— Tout va bien pour toi parce que tu as de la chance. Les
autres ne peuvent pas le faire.
— Faire quoi ?
— Les autres sont humains. Ils sont sensibles. Ils ne peuvent
pas dévouer toute leur vie à du métal et à des moteurs. Tu as de
la chance. Tu n’as jamais eu aucun sentiment. Tu n’as jamais
rien ressenti du tout.
Alors qu’elle le regardait, ses yeux gris sombre passèrent
lentement de l’étonnement à l’immobilité, puis à une étrange
expression qui ressemblait à de la lassitude, sauf qu’ils
semblaient exprimer bien plus que l’endurance dont elle venait
de faire montre.
— Non, Jim, dit-elle calmement, « je crois que je n’ai jamais
rien “ressenti” du tout. »
Eddie Willers la suivit jusqu’à son bureau. Chaque fois
qu’elle se retournait, il avait la sensation que le monde lui
devenait soudainement clair, limpide, facile à affronter ; et il

oubliait ses moments d’appréhension indistincts. Il était la seule
personne qui trouvait cela si complètement naturel, qu’elle
doive être le vice-président exécutif d’une grande compagnie de
chemin de fer, bien qu’elle soit une femme. Elle lui avait dit,
quand il avait dix ans, qu’un jour elle dirigerait la compagnie.
Ça ne l’étonnait pas, maintenant ; exactement comme cela ne
l’avais pas étonné, cet autre jour, dans la clairière.
Quand ils entrèrent dans son bureau, quand il la vit s’asseoir
derrière le bureau et jeter un regard vers les mémorandums qu’il
avait posé là pour elle, il se sentit comme si il était dans sa
voiture, quand le moteur démarrait et que les roues pouvaient
tourner pour faire bondir l’engin.
Il était sur le point de quitter son bureau, lorsqu’il se souvint
d’un sujet dont il ne lui avait pas parlé.
— Owen Kellogg, du département du Terminus, m’a
demandé s’il pourrait obtenir un rendez-vous avec toi. lui dit-il.
Elle leva les yeux, étonnée.
— C’est drôle. J’étais sur le point de le faire aller chercher.
Fais-le venir. Je veux le voir….
— Eddie, ajouta-t-elle soudainement, « avant que je
commence, dis leur de me mettre en relation téléphonique avec
Ayers, de l’Ayers Music Publishing Company. »
— La Music Publishing Company ? répéta-t-il, incrédule.
— Oui. Il y a quelque chose que je voudrais lui demander.
Quand la voix de Monsieur Ayer, courtoisement empressée,
s’enquit de savoir quel service il pouvait bien lui rendre, elle
demanda :
— Pouvez-vous me dire si Richard Halley a écrit un
nouveau concerto pour piano ; le Cinquième ?
— Un cinquième concerto, Mademoiselle Taggart ?
Pourquoi ? Non ; bien sûr qu’il n’a rien fait de tel.
— Vous en êtes certain ?
— Tout à fait certain, Mademoiselle Taggart. Il n’a rien écrit
depuis huit ans.
— Est-il encore en vie ?
— Pourquoi ? Oui… quoique je ne peux le dire avec
certitude. Il a complètement rompu avec la vie publique, mais je
suis sûr que nous en aurions entendu parler, s’il était mort.
— S’il écrivait quoi que ce soit, le sauriez-vous ?
— Bien entendu. Nous serions les premiers à le savoir. Nous
publions l’ensemble de son oeuvre. Mais il a arrêté d’écrire.

— Je vois. Merci.
Quand Owen Kellogg entra dans son bureau, elle le regarda
avec satisfaction. Elle fût heureuse de voir que le vague
souvenir de son apparence physique était fidèle à la réalité. Son
visage avait la même qualité que celui du jeune garde-frein ; le
visage d’un genre d’homme avec qui elle pouvait faire quelque
chose.
— Asseyez-vous, Monsieur Kellogg. dit-elle ; mais il
demeura debout devant son bureau, et, contre toute attente, ce
fût lui qui prit la parole le premier :
— Une fois, vous m’avez demandé de vous faire savoir si
jamais je décidais de changer d’emploi, Mademoiselle Taggart.
fit-il, « C’est pourquoi, je suis venu vous dire que je présente
ma démission. »
Elle se serait attendue à entendre n’importe quoi, sauf ça.
Elle dut reprendre ses esprits pendant un instant, avant de lui
demander calmement :
— Pourquoi ?
— Pour une raison personnelle.
— Vous n’êtes vous pas satisfait, ici ?
— Si.
— Avez-vous reçu une meilleure offre ? Dans quelle
compagnie de trains comptez-vous aller ?
— Je ne vais aller dans aucune compagnie de trains,
Mademoiselle Taggart.
— Alors quel travail allez-vous faire ?
— Je n’en ai pas encore décidé.
Elle l’étudia, se sentant légèrement embarrassée. On ne
pouvait déceler aucune hostilité sur son visage ; il la regardait
bien en face ; il répondait simplement, directement ; il parlait
comme quelqu’un qui n’a rien à cacher, ni à démontrer ; le
visage était poli et impassible.
— Alors pourquoi devriez-vous avoir envi de partir ?
— C’est une affaire personnelle.
— Etes-vous souffrant ? Est-ce une question en rapport avec
votre santé ?
— Non.
— Quittez-vous la ville ?
— Non.
— Avez-vous hérité de quelque argent qui vous permet de
vous retirer ?

— Non.
— Avez-vous l’intention de continuer à travailler pour
vivre ?
— Oui.
— Mais vous ne souhaitez pas travailler pour Taggart
Transcontinental ?
— Non.
— Dans ce cas, quelque chose doit-être arrivé ici, pour
causer votre démission. Quoi ?
— Rien, Mademoiselle Taggart.
— J’aimerais que vous m’expliquiez. J’ai une raison de
vouloir en savoir plus.
— Croiriez-vous en ce que je pourrais vous en dire,
Mademoiselle Taggart ?
— Oui.
— Aucune personne, aucun sujet ou évènement en relation
avec mon travail ici n’est la cause de ma décision.
— Vous n’avez aucun reproche particulier à formuler contre
Taggart Transcontinental ?
— Aucun.
— Alors je pense que vous pourriez reconsidérer votre
décision, en entendant la proposition que j’ai à vous faire.
— Je suis désolé, Mademoiselle Taggart. Je ne le peux.
— Pourrai-je vous dire ce que j’ai en tête ?
— Oui, si vous le souhaitez.
— Me croiriez-vous si je vous dis que j’ai décidé de vous
proposer le poste que je vais vous offrir, avant que vous
demandiez à me voir. Je veux que vous sachiez ça.
— Je vous croirai toujours, Mademoiselle Taggart.
— Il s’agit du poste de directeur du département de l’Ohio.
Je vous l’offre, si vous le voulez.
Son visage ne trahit aucune réaction, comme si les mots
n’avaient pas plus de signification pour lui que pour un sauvage
qui n’aurait jamais entendu parler de chemin de fer.
— Je n’en veux pas, Mademoiselle Taggart. se contenta t-il
de répondre.
Après un instant, elle dit, d’une voix tendue, cette fois :
— Ecrivez votre propre salaire, Kellogg. Dites votre prix. Je
veux que vous restiez. Je peux vous offrir autant que ce que
n’importe quelle autre compagnie de chemin de fer vous offre.

— Je ne vais travailler pour aucune autre compagnie de
chemin de fer.
— Je pensais que vous adoriez votre travail.
Ce fut le premier signe d’émotion en lui : juste un léger
écarquillement de ses yeux, et un étrange surcroît de calme dans
sa voix, lorsqu’il répondit :
— J’adore mon travail, en effet.
— Alors dites-moi ce que je dois vous dire pour vous
garder ! Ce fut involontaire et si naturellement sincère qu’il la
regarda comme si elle l’avait atteint.
— Peut-être que c’est un peu rude de ma part, de venir
jusqu’ici pour vous dire que je m’en vais, Mademoiselle
Taggart. Je sais que vous m’avez demandé de me justifier parce
que vous vouliez avoir une chance de me faire une contreproposition.
Donc si je viens, ça a l’air de vouloir dire que je
suis prêt à négocier. Mais je ne le suis pas. Je suis venu
seulement parce que je voulais respecter la promesse que je
vous avais faite.
Cette cassure dans sa voix lui fit l’effet d’un éclair lumineux
qui lui dit combien l’intérêt qu’elle avait pour lui, et l’offre
qu’elle venait de lui faire, avaient comptés, et que sa décision
n’avait pas été facile à prendre.
— Kellogg, n’y a t-il rien que je puisse vous proposer ? elle
demanda.
— Rien, Mademoiselle Taggart. Rien sur Terre.
Il tourna les talons, et partit. Pour la première fois de sa vie,
elle se sentit désespérée, et battue.
— Pourquoi ? elle demanda dans le vide, sans s’adresser à
lui.
Mais il entendit, et s’arrêta pour hausser les épaules en
souriant. Il sembla être vivant, pendant un bref instant, et ce fût
le plus étrange de tous les sourires qu’elle n’eût jamais vu. Il
était porteur d’un secret amusement intérieur, et aussi d’un
immense chagrin d’une amertume infinie. Il répondit :
— Qui est John Galt ?

 

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