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Chroniques de Laurent Murawiec #3


Une sensiblerie... désarmante.

Les plus vieux s’en souviennent, les moins vieux l’auront peut-être lu : « Nous avons dû détruire la ville pour la libérer. » Le propos fut attribué à un officier américain ou tenu par lui pour décrire la grande bataille de Huê, l’ancienne capitale impériale du Vietnam, submergée par l’Armée régulière nord-vietnamienne appuyée par le Viêt-Cong au cours de l’Offensive du Têt de Février 1968, et reprise après de violents combats par l’Armée américaine, les Marines et l’Armée sud-vietnamienne. Les pertes essuyées par les forces communistes furent sévères. L’offensive se solda par un échec total.

Apocryphe ou authentique, les media américaines répercutèrent la phrase citée aux quatre coins du monde. Le monde du journalisme est ainsi fait que la frontière entre propos effectivement tenus et propos inventés parce qu’ils semblent « coller » à la perception qu’a le journaliste d’une situation est assez floue. Une formule lancée par un collègue sera d’autorité attribuée à un officiel ou à un militaire, et le tour est joué. En l’occurrence, c’est un capitaine des Marines nommé Myron Harrington qui, semble-t-il, porta le chapeau. La phrase fut reprise partout. Tout ce que la planète comptait de contempteurs professionnels et amateurs des Etats-Unis sauta dessus. On les tenait ! La nature de la « sale guerre » était avérée ! Guerre de barbares massacreurs, de destructeurs sans merci, ces techno-brutes qui écrasaient sous les bombes ce petit peuple courageux et têtu ; pensez-vous, ces Amerloques détruisaient d’abord, soi-disant pour libérer, ce qui obérait sans pardon leur victoire. Pas un instant ne pensèrent-ils, ces détracteurs, que l’assaut nord-vietnamien avait mis le branle au tout : par axiome, il fallait qu’Ho Chi-minh ait toujours raison et Washington toujours tort.

La victoire militaire américaine était donc une défaite morale, et par voie de conséquence une défaite politique. C’est bien cela que conclut l’influent présentateur du prestigieux journal télévisé américain CBS Evening News Walter Cronkite : la guerre du Vietnam était perdue. Il ne se lassa plus de le répéter sur tous les tons ni d’orienter en ce sens le traitement des images et commentaires. Avec lui bascula toute une influente frange des élites américainesm qui avait décidé de ne pas contester l’expansion mondiale du communisme, sauf en Europe et dans l’arrière-cour des Etats-Unis, en Amérique latine. Ni les uns ni les autres n’avaient remarqué que l’Armée américaine avait laminé son ennemie nord-vietnamienne et infligé une cuisante défaite au « génie » stratégique Vo Nguyen Giap. La puissance de feu et la ténacité des unités américaines l’avaient emporté.

Giap ne devait se remettre de son échec que gràce à l’intelligence stratégique de son patron. Ho Chi-minh était prêt à sacrifier les Vietnamiens par millions à la satisfaction de son fanatique fantasme révolutionnaire. Si la terreur communiste pouvait mobiliser les vietnamiens (en compagnie de l’infernale machine à mensonge de la propagande communiste), la faiblesse relative des démocratie affaiblirait l’effort de guerre américain.Si les media tournaient contre la guerre, ce qu’elles firent alors, sa poursuite tiendrait de la gageure. Ho paria que la guerre serait gagnée ou perdue à Washington. Il avait raison, pourvu qu’il parvienne à retourner l’opinion américaine. On recruta donc en grand nombre les idiots utiles, et on les fit donner, les acteurs comme Jane Fonda, les écrivains comme Norman Mailer, les journalistes comme Cronkite. A l’unison on vantait le « peuple vietnamien », on assurait que le Viêt-Cong était une force nationaliste et pas communiste du tout, que c’était le vilain régime du Sud qui était cause de tous les maux et que les Etats-Unis devaient se retirer pour solde de tout compte. « FNL vaincra ! », « Nixon assassin ! », « Libérez le Vietnam ! »

Le public américain, pas convaincu par ses élites, avait cependant élu un « faucon » en la personne de Richard Nixon (1968) et le réélut avec une écrasante majorité en 1972 contre le pacifiste McGovern. Mais Nixon était avant tout préoccupé de poursuivre son ouverture vers la Chine, qui lui permettait de « doubler » l’Union soviétique et de la prendre entre deux feux ; ni lui ni son secrétaire d’Etat Kissinger ne pensèrent à exploiter les très réelles rivalités qui opposaient Chinois et Vietnamiens. Le Congrès américain, lui, à majorité démocrate, avait rallié le « camp de la paix. » Avec la « vietnamisation », les forces américaines commencèrent à quitter le Vietnam en 1972 ; le Congrès coupa bientôt les vivres à l’Armée sud-vietnamienne, qui succomba alors, et seulement alors, et seulement pour cette raison. Giap ragaillardi put alors prendre Saigon.

Le Vietnam fut communisé. Par centaines de milliers les Sud-vietnamiens furent alors purgés, emprisonnés, « rééduqués » et exécutés. Par centaines de milliers ils fuirent leur pays au péril de leur vie – ce furent les Boat-People. Les communistes cambodgiens dépassèrent dans l’horreur leurs collègues vietnamiens. Pnom-Penh fut vidée et près de deux millions de cambodgiens exterminés. Quarante ans plus tard, retardataire et retenu en arrière par l’idéologie politique des vainqueurs, le Vietnam cherche à s’extirper du cul de basse-fosse communiste en attirant ces capitalistes que ses dirigeants, au prix d’un coût humain écrasant, avaient chassé par idéologie.

Mais revenons à Huê. Ayant détruit pour libérer, les impérialistes Américains, nous disaient les parleurs et les hauts parleurs, avaient perdu la partie et le droit moral.  Oppresseurs et destructeurs, leur guerre était une guerre menée « contre les peuples. » Leur guerre éait une sale guerre. D’ailleurs, toutes les guerres étaient du même ordre. En Europe, aux Etats-Unis, la sensibilité nouvelle s’engagea radicalement contre l’idée même. La guerre était toujours le fait de l’ « impérialisme. » Elle était condamnable par principe.

« La guerre n’est jamais la solution » , anonna plus tard le pacifiste Chirac, avec Prévert (« Quelle connerie la guerre ») ou Brassens (« Les deux oncles », « Mourir pour des idées »). Les poèmes et chansons ont du charme et de l’émotion, mais représentent de petits sommets de crétinisme. Leur point de vue est celui de l’individu qui s’irrite de voir la réalité du monde contrecarrer ses désirs. Quelle honte ! La Deuxième Guerre mondiale s’interpose entre moi et l’objet de mon cœur ! On comprend le sentiment individuel. Comme guide moral, le sentiment qui l’anime est désastreux. C’est pourtant lui qui guide la sensiblerie contemporaine.


Car la réalité du monde, Hitler, Staline, Mao, Pol Pot, Khomeiny, Than Shwe au loin ou Bechir el-Assad plus près, ben Laden et Zawahiri, ce sont ces tyrans agressifs, ces monstres totalitaires et assoiffés de sang, qui ne vous laissent pas tranquilles, qui vous poursuivent, qui viennent vous chercher dans votre coquille avec leurs longues fourchettes à escargots. Leur soif de sang, leur appétit de pouvoir, leur volonté de puissance, ne peuvent être apaisés ni étanchés. C’est pour cela qu’il faut parfois « détruire pour libérer. »  C’est pourquoi une guerre propre et bien sur elle, sans odeur ni violence, sans cris et sans blessures est une guerre introuvable, utopique du pacifisme. Rendons hommage à George Orwell : la guerre du pacifiste, c’est la paix de la soumission.

Nous avons rasé à 80 pour cent les grandes villes d’Allemagne, Hambourg et Dresde, Berlin et Francfort, Munich et bien d’autres. Nous avons même écrasé sous les bombes Caen et Saint-Lô et Cherbourg et le Havre, pour empêcher les armées d’Hitler de s’y retrancher pour repousser l’invasion du Jour J en 1944. Nous avons rasé les villes du Japon à coup de bombes explosives ou incendiaires, et même atomiques. Nous avons détruit toutes ces villes pour les libérer. Et qui aura le front de peindre en noir ces événements, de nier la justesse de cette guerre, ou de nier que ces bombardements aient été parties prenantes d’une guerre juste ?

Et si justes elles étaient, pourquoi la libération de Huê des griffes des tueurs communistes – leur premier geste dans Huê occupée avait été de procéder à un massacre généralisé des fonctionnaires, agents et sympathisants du gouvernement sud-vietnamien – aurait-elle donc été monstrueuse d’injustice ? Il est vrai que nous faisions, horribile dictu, la guerre aux communistes, ces apôtres du Bien, ces porteurs du vent de l’Histoire, ces sympathiques lutteurs pour la liberté des peuples opprimés !

Mais la sensibilité contemporaine ne se contente pas de faire génuflexion devant l’Idole progressiste. Cette sensibilité est une sensiblerie. Elle part de l’évidence, la guerre est souffrance, la souffrance est inacceptable, pour s’égarer : la guerre doit donc être rejetée, par principe et en toute circonstance. « La guerre » provoque des atrocités, elle est destructive, elle est inhumaine. « Guerre à la guerre ! » La sensibilité veut du doux, du cotonneux, du confortable. Elle exige l’arrondissement des angles, le rabotage des planches, la tiède suavité du cocon. Le caractère brutal, macho du guerrier lui est inacceptable. La sensiblerie veut non pas une féminisation mais une effemmination. Le sang ne doit couler que dans les films, sous forme de sauce tomate, la licence artistique permettant d’idolâtrer le cinéma ultra-violent, inversion caractéristique d’une réalité déniée au profit d’un irréel fantasmé. Les natural-born killers sont des enfants chéris, les guerriers une soldatesque détestable. La guerre est mise hors-la-loi.

Certes, « il est bon que la guerre soit si terrible ; autrement nous l’aimerions trop » a dit le grand soldat américain Robert E. Lee, tacticien hors pair, égal de Napoléon. En face de lui, le général nordiste William T. Sherman émit le jugement le plus lapidaire et le plus concluant : « La guerre, c’est l’enfer. » Hors ceux qui souhaitaient aux jeunes « une bonne guerre » et hors le social-darwinisme de 1900 qui se réjouissait de la guerre pour « dresser le caractère »

La sensiblerie de la sensibilité contemporaine (ou post-moderne) se dessine alors comme une abdication : « S’il vous plaît, dessine-moi un monde de moutons ! » Que le monde ne se permette plus de s’ingérer dans mes affaires personnelles. S’il faut déranger ne serait-ce qu’un poil de mon cocon, c’est le grand refus. Il y en aura alors de la rage. Les manifestants pacifistes jetteront des projectiles, s’attaqueront à la police, incendieront des voitures. Il n’y a rien de plus violent qu’un pacifiste en colère : il vous égorgerait par non-violence, il vous étripera par moralisme.

Mais sa sensiblerie achoppe devant la réalité du monde. J’ai parlé du bombardement atomique de deux villes du Japon en 1945. Le cas terrible d’Hiroshima et de Nagasaki pose un authentique dilemme moral, mais pas de ces alternatives creuses et à la morale facile, qui comdamnent à raison de la quantité de douleur et de l’absence de discrimination entre victimes des opérations de guerre. Les batailles de la Guerre du Pacifique s’étaient toutes soldées par d’affreuses tueries. Les forces américaines l’avaient toujours emporté, en tuant deux fois, cinq fois, dix fois plus de soldats japonais : Guadalcanal, Iwo-Jima, Peleliu. A Okinawa, premier territoire de l’Empire du Soleil levant attaqué par les Marines, leurs pertes s’élevèrent à 12 000 morts et 38 000 blessés ; les pertes militaires japonaises à 107 000 morts ; les pertes civiles japonaises s’élevèrent à 100 000 : l’Armée japonaise avait donné aux civils l’ordre de se donner la mort, martelant dans les crânes que les féroces barbares américains allaient torturer et violer tout le monde. Les analystes militaires américains estimaient que l’invasion de l’archipel nippon prolongerait la guerre jusqu’à 1947 ou 1948, que les pertes américaines se monteraient à 1 à 2 millions de morts, les pertes japonaises à 4 à 5 millions de morts.

Il fallait briser le ressort du régime militaire nippon qui refusait la reddition, même si le pays prostré gisait en ruines, sa population hagarde et affamée. Les généraux japonais, encore tout à leur délire, mobilisaient la population pour s’opposer à l’avance des forces américaines surarmées ; ils étaient prêts à commettre ce suicide rituel d’un peuple tout entier, et de forcer par la terreur jeunes et vieux à « résister. » L’objet de la guerre, écrit Clausewitz, c’est de « terrasser l’adversaire. » Le président Truman prit la sombre décision de lancer les deux bombes – deux, afin que les généraux japonais sachent que le feu atomique ne s’arrêterait pas. Il fallait les convaincre que, faute d’une capitulation inconditionnelle, ils allaient à la destruction radicale du pays, à sa disparition virtuelle. C’est à ce prix que les millions de victimes supplémentaires pourraient être épargnées : il fallait briser ce ressort. Il fut brisé.

On ne choisit pas son ennemi. Les bombes tuèrent les enfants d’Hiroshima et de Nagasaki, leurs parents et grands-parents. L’horreur est sans fond. Comment éviter le massacre des innocents ? Il n’y avait plus de choix. L’éventail des choix qui auraient permis d’éviter le massacre avait depuis longtemps été refermé par l’insane obstination des militaires nippons, ceux-là même qui avaient mis l’Asie à feu et à sang – entre 1937 et 1945 vingt millions de Chinois payèrent de leur vie l’occupation japonaise ; l’Armée japonaise tua de sang-froid 200 000 civils philippins lors de la Bataille de Manille en 1945, et la liste est interminable.

On peut, certes, décider d’avoir les mains blanches. On peut renoncer à prendre en main la réalité du monde. On peut n’avoir pas de main, comme disait le poète Charles Péguy. On peut laisser au Mal le loisir de malmener le monde, et lui donner l’exclusive et le monopole de l’action. On se réfugie sur l’Aventin de la bonne conscience : « Au moins, je n’ai fait de mal à personne. » Ni de bien ! Mais la boule de feu qui enveloppa Dresde, et y tua des dizaines de milliers d’Allemands, et celle de Hambourg, et les deux champignons atomiques, ne firent pas des Alliés des criminels, ni de leur guerre un crime. Les Alliés ne perdirent pas leur âme, ils ne se transformèrent pas en Nazis.

Que faire face à Gengis Khan et à Tamerlan ? Rester chez soi ? La sensibilité contemporaine l’exige, elle donne à la bonne conscience la priorité. Elle s’insurge des erreurs commises par ceux qui sortent de chez eux. Elle nie que les barbares existent, elle en minimise la barbarie, elle chercher à les amadouer, à leur parler doux, à comprendre leurs raisons et leurs désirs. Elle leur ouvre la porte pour qu’ils n’aient pas à l’enfoncer. Qui leur remontre la réalité du danger, la barbarie du barbare, est taxé de pêchés mortels, vilipendé pour crime de lèse-barbarie. Périsse le monde plutôt que mes illusions ! Pour saisir la langueur asthénique de cette atitude, on lira avec profit le poème de Constantin Cavafy, « En attendant les barbares. »

Quand j’entends geindre l’un ou l’autre à propos de la prison de Guantanamo, des sévices d’Abou Ghraib, des tueurs capturés que l’on torture un peu, en un mot, quand je les entends gémir des conséquences de conflits provoqués par le nihilisme islamiste, c’est cette sensiblerie maniériste, ce sentimentalisme pleurnichard que j ‘entends. Il m’écorche les oreilles. Il est fondé sur l’absurde certitude que le Mal est loi, qu’il n’existe pas vraiment, et que rien n’arrivera jamais. Mains blanches, pas de mains.
de leurs nations, qui en périrent en 1914, la guerre est et doit rester à l’instar des canons de Frédéric le Grand, Ultima ratio regis, l’ultime argument du Roi. En notre âge démocratique, il me suffit qu ‘ils soient l’ultime argument des nations contre les tueurs totalitaires.


© Laurent Murawiec, 2007


De l’esthétique de la barbarie à la reddition politico-religieuse.

La sensibilité post-moderne adore la souffrance et les victimes. Elle déteste le héros, elle lui oppose la beauté de la faiblesse et la jouissance de l’effondrement. Elle aime le néant, la guenille, et leur spectacle. Il faut être pauvre ou misérable, membre de la Cour des Miracles, exhiber les cicatrices et les cautères, faire partie de la Sainte Théorie des Opprimés et  des Exploités.

A cette condition, et à celle-là uniquement, on peut tuer, égorger, mutiler : tous les droits vous sont acquis, vous qui n’en aviez aucun. Vous êtes un Damné de la Terre. Vous êtes purifié par la souffrance, la rédemption est vôtre ; nul n’est innocent que vous, tous les autres sont coupables de n’être pas vous. Il faut avoir été crucifié avant de postuler aux dignités d’être humain. C’est seulement parce que vous avez été esclave que vous existez, ce qui réduit les autres à l’état de zéros manqués, puisque vous êtes le Grand Zéro.

C’est dans l’abjection, comme Saint Jean Genet, dans le meurtre rédempteur, comme Saint Frantz Fanon, que vous retrouvez l’Identité perdue ou plutôt, volée : il faut qu’il y ait un coupable puisqu’il y a une victime. Généralement, c’est « la société » qui a l’obligeance d’être portée volontaire comme coupable désigné.  Non seulement le Mal existe-t-il, mais il est incarné, c’est « la société » dont la culpabilité absout les individus de toute responsabilité ; réciproquement, s’il un a un Mal, il doit y avoir un Bien non moins incarné : la Victime. Nous sommes ici dans une théologie implicite, quoique infantile, du Bien et du Mal : elle est manichéenne au sens propre, elle interprète tout au nom d’une réalité supérieure que seuls savent interpréter ses prophètes.

Cette Cour des Miracles permanente, qui promeut un engagement radical en faveur de la Victime, ne peut pas être considérée comme allant de soi, comme si une génération spontanée avait par miracle engendré une sensibilité aussi contraires aux affects qui prédominaient naguère. On n’est pas passé naturellement de John Wayne aux mignonettes vedettes masculines qui dominent Hollywood aujourd’hui (le « super-héros »-surhomme est hors-classe, il ne compte pas au rang des humains mais des demi-dieux au sens grec du terme). Pour la sensibilité d’époques antérieures les caractères décrits ici n’allaient pas de soi, au contraire.

Les prédilections de la génération de 1945, de celle de 1968, sans parler de celle de 1918, n’inclinaient pas dans cette direction, quels qu’aient été leurs propres errements. L’époque vous persuadait de devenir soldat héroïque, résistant ténébreux, rebelle indomptable, militant exemplaire; les modèles de comportement explicite que l’on glanait chez Jules Romains parlaient de grands collectifs et de morale, ceux de Romain Rolland d’exaltation panthéisto-artistique, ceux de Sartre reposaient sur l’ « engagement », Camus proposait le Dr Rieux de La Peste, modèle honorable d’action personnelle et morale, le père des « Médecins sans frontières » en quelque sorte, ou c’était un René Char, résistant-poète.

Pour sortir des étroites limites de l’Hexagone, une génération entière d’écrivains, anglo-américains en particulier, avait fait de la Guerre d’Espagne le vivier de ses personnages et l’archétype de son engagement, avant que la Deuxième Guerre mondiale vienne fournir le théâtre où les romanciers campaient leurs personnages. On croyait, on agissait, on se voulait acteur.

Mais aux yeux un peu embrumés qui furent ceux de la génération « neutraliste », celle du Monde des années 50 qui refusait en pinçant le nez, l’air dégoûté, de choisir entre les Etats-Unis et Staline, la Guerre froide comportait trop d’ambiguïtés pour être honnête. Ce fut la « fin des idéologies. » Elle réduisit singulièrement le champ d’action possible : puisqu’on avait eu tort de trop croire, on ne croirait plus ; il fallait un degré zéro de la croyance, où l’on ne risquait plus de s’engluer.

Au trop-plein de « cru » , il fallait substituer un creux de scepticisme protecteur : pâtir et non agir ou, à défaut, se faire empathique aux effets pervers du monde sans plus vouloir ni l’interpréter comme les philosophes ni le « transformer » comme l’avait voulu le théoricien passé de mode Karl Marx. Ce n’était donc plus le combat qu’il fallait porter au pinacle, ni le combattant, ni leurs motifs ;  il fallait vénérer la cicatrice, le pansement taché, le membre mutilé. On passait du Christ vainqueur à la Madone souffrante. C’était la « théologie de la libération » qui abolissait tout ce qui n’était pas strictement humain dans le Christianisme, remplaçant ce dernier par la Christologie, une Christologie de la souffrance et non plus de la rédemption. La victime qui n’existe qu’en vertu de sa victimité offre une croyance pleine de gloire et des lendemains qui chantent sans danger.

La sensibilité qui fait époque n’est pas tramée d’un seul fil. Ce n’est jamais un seul Werther qui crée le Romantisme. Pour tisser la tapisserie, il faut beaucoup de Pénélope qui passent leurs jours à tresser sans rien défaire la nuit. La sensibilité de l’époque, c’est en particulier son art qui la cultive. L’idéologique conditionne, l’artistique imprègne. Une œuvre fera saillie plus que d’autres pour incarner le changement de tonalité, et sera quelquefois reconnue comme telle.

A cet égard, Orange mécanique, le film-culte, comme on dit, tiré par Stanley Kubrick du roman d’Anthony Burgess en 1971, me semble important ; je ne sais, énigme aux allures de cliché, s’il reflétait les changements en cours ou s’il leur donna une nouvelle impulsion, mais si, comme il est probable, il participait des deux, il marqua un changement tectonique de la sensibilité.

Dans un avenir pas si éloigné, Alex, joué par Malcolm McDowell, est un jeune voyou ultra-violent et bien fait de sa personne, qui viole et cogne aux accents esthétisants de la IXè symphonie de Beethoven. Attirant, incarnation d’une jeunesse libérée du passé, de toute conscience et de tout lien social autre que celui de son gang, il vit sans temps mort  et jouit sans entraves, il tue comme ça lui vient, avant d’être emprisonné et soumis par un Etat policier à un traitement qui s’apparente à un lavage de cerveau psycho-chimique. Désormais incapable de commettre un acte de violence ou de se livrer à un acte sexuel, ses anciennes victimes prennent leur revanche, montrant qu’ils ne valent guère mieux que la vermine qu’il fut. Après d’autres aventures, guéri, Alex se retrouve – en rêve, en réalité ? – à s’envoyer en l’air avec une blonde alléchante sous les applaudissements de la bonne société, aux accents de sa symphonie favorite. La roue a tourné. Le crime a été assimilé et intégré : il est devenu socialement acceptable.

Une scène se détache fortement d’un film aux images frappantes et à l’esthétique violente : Alex et ses amis les nervis ont forcé l’entrée d’une confortable demeure où ils maltraitent brutalement l’occupant des lieux, écrivain de profession, en chantant Singin’ in the rain avant de violer sa femme, dont on nous montre la rose peau, les seins innocents et le doux corps qui va être violenté. Ce n’est plus Lucrèce dont le viol provoque l’expulsion des rois étrusques de Rome, ce n’est certes pas Jeanne d’Arc ou, pour un Anglais, la Reine Vierge, l’énergique Elizabeth I.

Le mari enrage, comme castré par le viol de sa femme par le voyou. Un sentiment trouble envahit l’écran : la laideur est celle de cet impuissant intello ; la beauté du diable est celle du criminel attentatoire. Le choix de la profession de la victime – écrivain – est significatif : il incarne  l’intelligentsia incapable de se défendre, violée dans son intimité profonde. Ce n’est plus le Lucifer de Milton, celui des Romantiques en mal de négativité, ce sont les Bas-fonds qui envahissent la réalité et la déterminent. C’est l’intellectuel qui, s’identifiant au corps de la femme violée, accepte et embrasse sa propre débilité. Subliminalement, l’intellectuel « devient la femme », figure de la soumission.

De quoi est-il question ? Un bref détour dans la filmographie de Stanley Kubrick servira de piste : cinéaste de grand talent, auteur de films de haute qualité, Les Sentiers de la gloire (1957) avait établi celle de Kubrick qui y mettait en scène de façon critique la répression des mutineries de 1917 dans l’Armée française. Spartacus (1960), super-production hollywoodienne, fut dans l’instant un classique du cinéma de gauche, révolte des esclaves, etc., alors que montait le mouvement des droits civiques : le film l’installait fermement au pinacle de la Gauche hollywoodienne.

Avec Dr. Folamour ou : comment j’ai appris à vivre avec la bombe (1964), Kubrick se lança résolument dans la critique sociale. Le film remporta un formidable succès : au plus fort de la guerre froide, cette comédie-cauchemar nucléaire mettait en scène la machine infernale qui va déclencher, hors tout contrôle humain, la guerre nucléaire généralisée. On voyait le général Léventreur (Jack Ripper), le général Turgidson et le commandant Kong rivaliser avec le savant « ex- » nazi passé aux Américains, le Dr. Folamour (Strangelove en anglais), pour s’assurer au nom de leurs caprices idéologiques ou caractériels que « la bombe » aurait sa chance.

Les derniers plans mettent effectivement en scène de multiples explosions nucléaires. Le côté soviétique est présenté comme tout aussi infantile que l’Américain, quoique beaucoup plus lointain – les Américains sont là, les Soviétiques sont loin, c’est donc aux premiers qu’on s’intéresse, les seconds disparaissant presque de l’équation. Les Américains sont des militaristes mécaniques et forcenés, avec un fort relent nazi (inspiré par Wehrner von Braun, l’un des pères du programme spatial américain).

Le film n’envisage pas un instant qu’existent dans la Guerre froide de véritables enjeux : il s’en contre-fiche. Le signe d’égalité nivelle dingues américains et dingues soviétiques, les Américains sont pires puisque nous les voyons de près, par un effet de perspective d’une formidable malhonnêteté intellectuelle. Pas d’enjeu, pas de contenu, pas de réalité, mais uniquement la fausse fenêtre : puisque l’un et l’autre se sont engagé dans la course aux armements et la « Destruction mutuelle assurée » (MAD), ils sont donc l’un et l’autre destructeurs et dangereux. Tout est déshistoricisé et décontextualisé. On ne juge pas, pardi ! On n’arbitre pas entre les fous ! On est dans le neutralisme. Kubrick se plaçait à pieds joints dans la contre-culture, qui embrassa la thèse avec délices ; c’était la sienne de toute manière.

Dans un monde politiquement absurde où il est vain de vouloir « choisir » entre deux antagonistes également destructeurs et essentiellement analogues, quelle voie s’ouvre-t-elle à l’intellectuel, à l’artiste ? C’est ce choix qu’opère symboliquement Orange mécanique : tout le raffinement de l’artiste, le talent de l’intellectuel, sont incapables de le protéger de l’agression et de l’intrusion commise par un monde en folie qui frappe aveuglément même qui se cantonne dans son chez soi. La barbarie viole l’intimité, celle du couple, celle de l’innocence. Tout est perdu. La vengeance (exercée plus tard dans le déroulement du drame) n’amène rien. Le retrait dans la sphère privée ne sert de rien.

Pour se défendre, conclut tacitement et symboliquement Kubrick-le-narrateur, il faut, en esthétisant le crime, devenir membre honoraire du Syndicat du Crime en épousant la criminalité. Il faut applaudir Alex devenu – oh ! comme l’expression est juste – politiquement correct, et cette société qui intègre viol et violeur, meurtre et tueur. Dans le film précédent, Kubrick avait appris, certes avec ironie, à « aimer la bombe. » Dans celui-ci, sans ironie aucune, la victime apprend à aimer le crime, le criminel et la criminalité. C’est ce que dans d’autres circonstances on a nommé le « syndrome de Stockholm », d’après ces otages brutalisés par des terroristes, et qui finirent par s’identifier avec leurs tortionnaires.

L’intelligentsia contemporaine, dégoûtée de sa propre impuissance – les générations précédentes furent nazies ou bolchevik, comme les jumeaux fraternels Aragon et Drieu la Rochelle, pile et face de la même pièce -, ne voulant plus « croire » parce qu’elle s’est « fait avoir », soucieuse avant tout de ne pas sembler se « faire avoir » une nouvelle fois (c’est, je crois, la clé du succès du risible et pompeux Guy Debord, celui qui fit le mieux le malin et fit le mieux craindre aux autres de se « faire avoir » ce qui lui permit de s’installer au firmament des malins et des habiles),  s’agenouilla devant la Victime.

Mais il faut malgré tout faire des choix. On ne peut aimer tout le monde. Brigitte Bardot défendait les bébés phoques, si mignons, mais elle ne protégeait pas les rats : pour être espèce en danger, il faut être moelleux, doux au toucher, et surtout, esthétique. On aime et on protège un Renoir bien pomponné, pas un Egon Schiele. De même, il fallait opérer des distinctions entre les Victimes : après un temporaire consensus couvrant les « Boat People » vietnamiens, l’intelligentsia renonça à défendre la Victime du communisme, et se remit à adorer les « Victimes du capitalisme. » On ignora résolument ceux qu’écrasaient différentes formes de communisme : c’étaient là de moindres victimes. Les vraies victimes devaient être des victimes du capitalisme, du colonialisme, de l’impérialisme, de l’exploitation, du racisme, du fascisme. Victime du communisme ? Oh ! mais la santé et l’éducation à Cuba sont libres ; il y a des circonstances atténuantes ! Et Michel Foucault d’aller péleriner chez les Ayatollahs vainqueurs. Victimes du capitalisme (etc.) – aucune atténuation : on n’amoindrit pas la culpabilité du Diable. 

On opéra d’autres choix. La victime militante devenait plus attirante encore. On avait, au moins aux débuts du génocide cambodgien, applaudi Pol Pot. On vénérait toutes sortes de monstres pathologiques qui exerçaient leurs ravages au nom d’un socialisme ou de l’autre. Epouser une version quelconque de la Sainte Doctrine vous valait blanc-seing, passe-droit, vous étiez vêtu de lin blanc. L’intelligentsia épousa ses nouvelles causes : plus la Victime était, que l’on me pardonne l’expression, victimeuse, plus elle pouvait être aimée et protégée. Plus le Palestinien se transformait en bébé-phoque, plus l’aimaient les Brigitte Bardot vieillissantes de l’intelligentsia.

Tout en même temps, il fallait manifester la grande reddition à la barbarie : qui renonce à agir consent à pâtir. La logique de cette prise de position vous force à rejeter quiconque, qui, refusant de pâtir, agit : l’action est mauvaise en elle-même, seule la réaction com-patissante est acceptable. L’action militaire, par exemple, est mauvaise en soi (« Quelle connerie la guerre »). Les porteurs de l’action militaire le sont donc également ; oh ! cela ne concerne pas les armées chinoise ou russe ou iranienne, trop éloignées pour qu’on s’en soucie. Les porteurs occidentaux de valeurs militaires sont coupables : Américains, Israéliens. J’avoue un rare moment de sympathie pour François Mitterrand quand il cingla le visage de la Verdure gauchiste allemande en déclarant au Bundestag : « Les missiles sont à l’Est, les pacifistes sont à l’Ouest. »

L’identification (« syndrome de Stockholm ») au tortionnaire fonctionne à plein : de même que Drieu la Rochelle et ses amis voulaient se vautrer dans les couches de ces beaux SS si puissants, si musclés, (voir à ce sujet Les Damnés, film du prince Visconti, cinéaste communiste), de même qu’Aragon scandait « nous voulons un Guépéou »
au nom des mêmes principes, et faisait de son mieux pour en hâter l’avènement, tout en épousant une informatrice dudit Guépéou, et en allant dénoncer les petits copains, on admira ces criminels si courageux, si décidés, si héroïques : la racaille mafieuse de l’IRA, les racistes communisto-nazis de l’ETA, les psychopathes des Brigades Rouges, la RAF allemande de Baader-Meinhof  à la fois gauchiste et néo-nazie; on n’était pas vraiment amoureux du « chef d’orchestre » - le KGB – mais on tomba amoureux fou de ses flûtistes arabes: le mouvement palestinien.

Assassins criminels et victimes absolues (dans la mythologie concoctée par le KGB et les services secrets égyptiens et syriens), les Palestiniens étaient l’idéal. Leur « oppresseur » lui aussi était idéal puisqu’il était capitaliste, soutenu par les Etats-Unis : le Juif d’Israel, de plus, rompait le pacte tacite de l’après-guerre. Le Juif victime (celui du Sartre des Réflexions sur la Question juive) passe encore ; le Juif armé n’est plus un « vrai » juif, c’est nécessairement un danger public. La preuve – le Palestinien.

L’intelligentsia s’est agenouillée devant le crime. Elle le vénère. Elle en a tant fait la Victime qu’elle ferme les yeux devant toutes ses turpitudes et ses monstrueuses violations  de la plus commune humanité et de la simple décence.

Au nombre des Justes parmi les Nations, on compte des sauveurs qui n’étaient pas particulièrement philosémites, mais qui, révoltés par le déchaînement de l’injustice, en sauvèrent les victimes, au péril de leur vie. L’intelligentsia dont je parle s’est mise au service du crime par peur de sa propre impuissance, pour incarner sa propre reddition à la barbarie. Ne risquant que ses ongles manucurés, elle rejoint ses grands anciens, Drieu et Aragon, dans la génuflexion triomphante devant la bestialité. Orange mécanique était moins prophétique que partie prenante de  l’évolution qui menait une intelligentsia à se prostituer ainsi.

Je vois dans le film de Kubrick, mais j’en ai choisi un parmi d’autres, l’esthétisation symbolique de la barbarie : une fois acquis le renoncement, il faut se choisir des maîtres : à tout prendre, cette vague de l’avenir, cette religion conquérante, ne valent-ils pas mieux que la corruption américaine de la culture, son invasion de nos écrans, de notre bouffe, son mépris de notre exception, son impérialisme économique, ses prétentions unilatéralistes ? Plutôt Hitler et Staline que la démocratie, cette gueuse. L’Islam nous laissera en paix, le jihad nous contournera, nous avons donné, et nous donnerons tant de preuves de notre bonne volonté, nous collaborons. Comme l’écrit dans son récent best-seller l’écrivain israélo-allemand Henryk Broder, Hop là ! Nous capitulons !
Ces rappeurs des banlieues qui braillent à tue-tête jà niquer la France et les Français, ces pauvres victimes qu’on n’a pas su comprendre, ces illettrés fiers de l’être, n’ont-ils pas tous les droits, droit à l’émeute, droit au trafic de drogue, droit à la tournante, droit à kidnapper et torturer un juif (un seul ! Comme le disait un commentateur égyptien il y a un an environ : pourquoi donc les Israéliens font-ils un tel raffût pour un seul soldat kidnappé !?) par-ci, un juif par-là ? D’ailleurs, c’est Sarkozy qui les a provoqués, c’est la police raciste qui les a contraints à la violence. Dieu ! que le jihad est joli !



© Laurent Murawiec & Institut Jean-Jacques Rousseau, 2007
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