Ce droit de rêver «positif» tend à se transformer en un droit au rêve mélioriste : naissance d'un nouveau droit de l'homme. C'est oublier que la politique fondée sur l'aspiration au bonheur et à un «monde meilleur» a déjà fait l'objet d'une expérimentation historique au XXe siècle : l'utopie communiste a été réalisée, au prix d'un terrible coût humain. À une époque d'hypermnésie concernant le nazisme, le régime de Vichy, l'esclavage moderne ou la colonisation, nos «progressistes» sont régulièrement frappés d'amnésie face au totalitarisme communiste. La longue marche illusoire vers «l'Homme nouveau» ne cesse d'être reprise. Mais les passions militantes tournées vers l'avenir ne sont plus monopolisées par la gauche communiste ou communisante. Élites politiques et culturelles de tous bords communient désormais dans le nouveau refrain du «goût de l'avenir», accompagné des signes extérieurs de «dynamisme». Nombreux sont ceux qui s'efforcent d'adapter les «lendemains qui chantent» aux spécificités de l'«entreprise France» («une équipe qui gagne») ou à celles de l'Europe «unie», laquelle fait renaître l'utopie de la paix perpétuelle, avec les attraits additifs de la prospérité garantie et de la puissance retrouvée. Promesses de grandeur mêlées aux promesses de bonheur. Comme si l'on ne pouvait aimer la France sans avoir la folie des grandeurs.
Ce jeu de promesses laisse entendre que non seulement la France n'est pas sortie de l'Histoire, mais qu'elle y est vouée aux plus hautes destinées. Il est pourtant loisible à chacun, sans être un hégélien patenté, de faire un simple constat quant au contexte international : l'histoire universelle ne passe plus par la France ni même par l'Europe. Ce qui n'implique pas une disparition de l'attachement national, renforcé au contraire par les réactions face à la mondialisation perçue comme menace. Face aux nouveaux grands enjeux mondiaux, l'influence de la France n'a cessé de décroître, comme celle d'une Europe entravée dans sa construction, assoupie dans son bien-être pourtant menacé, aveugle aux effets à moyen et long terme de son vieillissement. Et, malgré l'optimisme officiel des politiques et des intellectuels (à quelques exceptions près), les experts analysent la conjoncture en termes de «crise» : crises de l'autorité, de la natalité, de la famille, de l'école, de la transmission, des banlieues, du lien social, de l'État-nation, de l'État providence, du «modèle républicain», de la construction européenne, de la représentation (politique), de l'art contemporain, des ressources naturelles, de l'environnement, etc. Si l'on peut interpréter une crise comme un indice de renouvellement ou de métamorphose de l'ancien, voire le signe d'une rupture salvatrice, la tentation est grande aujourd'hui de lire dans le faisceau des crises reconnues l'annonce d'un processus de «chute» initié par des «pertes» ou des «décompositions».
La question devient : comment peut-on ne pas être «décliniste» ? Comment échapper aux mauvais rêves, voire aux cauchemars d'avenir ? Les citoyens lucides ont de bonnes raisons d'être «déclinistes» ou «décadentistes», quelles que puissent être les modalités de leur diagnostic. Comment dès lors ne pas trouver comique, chez les pourfendeurs des «déclinologues», le mariage d'une fierté arrogante et d'un optimisme forcé, dont le rejeton est une autosatisfaction d'héritier ignorant qu'il est ruiné ou en passe de l'être ? On est en droit de s'interroger sur les raisons de cet aveuglement à demi volontaire. Une remarque de Leszek Kolakowski fournit l'esquisse d'une réponse : «L'aveuglement est un élément nécessaire de l'existence, tant pour les individus que pour les nations. Il procure, à tous, la sécurité morale.»
Les porte-voix de l'«anti-déclinisme» s'accordent sur une affirmation douteuse faite pour rassurer et une promesse non crédible faite pour forcer l'espoir, que résume un slogan : «Tout va bien, et tout ira mieux encore demain.» Condensé de «religion du progrès». Des tâches militantes en résultent : faire taire les «grincheux» qui ne voient que le côté négatif de la mondialisation supposée salvatrice, fustiger les «sceptiques» qui refusent d'adhérer à la vision enchantée du présent et du futur, moquer les «conservateurs» frappés de la plus terrible des maladies modernes de l'âme : la «crainte du changement». Et bien sûr fusiller symboliquement, faute de mieux, les «pessimistes», soit les nouveaux «salauds» au sens sartrien (révisé), incarnés par les disciples de Schopenhauer ou de Cioran, lesquels sont trop radicalement pessimistes pour formuler un diagnostic de déclin ou de décadence, qui présuppose un âge d'or auquel ils ne croient pas.
Clarifions rapidement. Le déclin n'est pas la décadence. La crainte de l'avenir n'a pas pour conclusion logique un diagnostic de déclin ou une vision de la décadence. Elle peut justifier une crispation sur le présent, quelque chose comme un présentisme hargneux, un chauvinisme du présent : vouloir conserver à tout prix ce qui semble s'envoler. Un «décliniste» n'est pas nécessairement pessimiste : il peut n'être qu'un progressiste provisoirement déçu, ou un optimiste traversant une phase dépressive. Les illusions du progrès n'ont rien à envier aux illusions du déclin, ce qui n'empêche nullement de pouvoir évaluer, selon des critères explicites, le progrès et le déclin. Mais l'idée d'un progrès inéluctable est aussi douteuse que celle d'une décadence inévitable. Le sentiment ou le constat d'une crise ne doit pas être confondu avec un diagnostic de déclin. Encore moins avec une théorie de la décadence, qui présuppose une conception générale de l'Histoire.
Dans la France politico-intellectuelle d'aujourd'hui, juger qu'il y a déclin n'est plus une opinion : c'est un crime. Le «déclinisme» : voilà l'ennemi. C'est ainsi que pensent les derniers «progressistes», qui sont loin d'être minoritaires. Et c'est ainsi qu'ils protègent leurs convictions idéologiques, leur confort intellectuel et moral ou, s'ils sont des professionnels de la politique, leurs privilèges, tant il est vrai que l'offre d'optimisme fait partie du bagage de tout démagogue avisé. S'ils ont la bien-pensance pour eux, prenant la paille des mots («L'avenir ! Le progrès !») pour le grain des choses, ils se montrent aveugles à la dure réalité, parce qu'elle ne va pas dans le sens souhaité. Ils n'ont pas la lucidité, certes peu rassurante, des «déclinologues» et des «crisologues», ni le courage de dire le vrai lorsqu'il risque d'attrister.
«Nous traversons une basse époque», osait affirmer Cornelius Castoriadis il y a une vingtaine d'années. Soutenir une telle thèse, est-ce «réactionnaire» ? À une époque où le pire ne cesse d'advenir, où la catastrophe se confond avec le réel, le «catastrophisme éclairé» (1) est un meilleur guide que le progressisme aveugle. Les prophètes du pire, dans certaines situations, sont peut-être les véritables maîtres de sagesse.
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Dernier livre paru : La Foire aux illuminés. Ésotérisme, théorie du complot, extrémisme, Paris, Mille et une nuits, 2005.
(1) Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé. Quand l'impossible est certain, Paris, Le Seuil, 2002.

Seuls 7% des 16-29 ans pensent que l'avenir de la société est prometteur. Crédits photo : Alexandre GELEBART/REA
La Fondation pour l'innovation politique décrypte les attentes des 16-29 ans dans 17 pays. Les Français sont parmi les plus pessimistes.
DOCUMENT L'intégralité du sondage
Hyperconformistes, résignés, sans guère d'espoir de changer la société, ni même de maîtriser leur avenir personnel… Le portrait des jeunes Français publié aujourd'hui par la Fondation pour l'innovation politique (www.fondapol.org), sur la base d'un sondage international mené par Kairos Future, fait froid dans le dos. «Quarante ans après mai 1968, les jeunes Français ne semblent avoir réussi à gagner que l'autonomie sexuelle et quelques stations de radios qui leur sont dédiées», commente Anna Stellinger, directrice de recherche à la Fondapol.
Pour le reste, les slogans de ce printemps-là paraissent bien loin. Aujourd'hui, parmi les jeunes de 16 à 29 ans, interrogés dans dix-sept pays, les Français sont quasiment les seuls à affirmer que l'obéissance est une qualité plus importante à développer chez l'enfant que l'indépendance. Ils sont aussi moins nombreux que les autres à faire ce qu'ils veulent vraiment. Ils considèrent plutôt qu'il est «important de se conformer aux attentes des autres».
Seuls les jeunes Russes les surpassent sur ce terrain-là. La société française apparaît ainsi bien plus contraignante que l'américaine ou celle des pays scandinaves. La jeunesse française est aussi la plus pessimiste. À peine un quart des 16-29 ans juge l'avenir «prometteur», contre près de 60% au Danemark et 54% aux États-Unis ou même 36% en Allemagne. Bien moins de la moitié (39%) pensent que «les gens peuvent changer la société». Et seuls 22% estiment qu'ils ont «une liberté et un contrôle total sur leur avenir». Plus de la moitié des Américains en sont pourtant persuadés.
Les jeunes Français sont là aussi avec les Russes ceux qui redoutent le plus le libre-échange et la concurrence mondiale. Comment expliquer cette situation ? Pour la Fondation, une partie de la réponse vient du fait que «la France concentre la flexibilité de l'emploi sur les jeunes». C'est l'un des pays où ils entrent le plus tard sur le marché du travail. A contrario, dans les pays scandinaves ou anglo-saxons, deux modèles pourtant très différents, la flexibilité est plus répartie. L'Allemagne, elle, profite encore de son système d'apprentissage qui facilite l'entrée sur le marché du travail et le passage à l'âge adulte en douceur.
Pour Patricia Loncle, chargée de recherche à l'École des hautes études en santé publique, ce pessimisme français vient aussi d'une défiance à l'égard du système éducatif.
La plupart des jeunes interrogés estiment que l'identité se forme dans la famille, avec ses amis mais aussi par l'éducation. En revanche, pour les Français, la scolarité semble souffrir d'une crise de confiance. Elle compte peu dans la construction de leur personnalité. Pour autant, les Français ne sont pas isolés dans leur pessimisme. Leurs homologues Italiens, qualifiés d'«adulescents», ne sont guère mieux lotis, coincés qu'ils sont chez leurs parents, même au-delà de 30 ans. Le remake de Tanguy pourrait être tourné à Rome. Or, plus les jeunes prennent tôt leur autonomie financière, plus ils paraissent confiants, optimistes et satisfaits de leur famille… Cette autonomie précoce réussit ainsi très bien aux jeunes Scandinaves qui du coup se sentent adultes plus vite ou aux jeunes Américains.
L'autre grande jeunesse déprimée d'Europe est la jeunesse britannique. La « roisième voie» de Tony Blair ne l'a pas convaincue. Seuls 7% des 16-29 ans pensent que l'avenir de la société est prometteur (26% des Danois, 18% des Américains). Ils ne croient guère plus que les Français qu'ils ont le pouvoir de le changer. Mais alors qu'en France les jeunes espèrent une vie meilleure grâce au travail, les Britanniques en sont revenus. «C'est une jeunesse no future», commente Anna Stellinger.
En conclusion, Anna Stellinger et Raphaël Wintrebert, sociologue à la Fondapol, insistent sur la nécessité de redéfinir l'action publique en faveur de la jeunesse, là où elle déprime.
En France, la Fondapol se prend à regretter que le RMI ne commence qu'à 25 ans, ce qui retarde autant l'émancipation de la famille. Les chercheurs constatent aussi que les aides sont trop souvent familiales et pas assez individualisées, trop souvent liées à une situation et pas assez à un objectif (l'accès à l'emploi, à l'éducation…).
Les pistes d'action ne manquent pas, notamment pour faciliter l'autonomie financière, comme donner un capital à chaque enfant à sa naissance pour financer ses études ou son logement (comme au Royaume-Uni) ou développer des prêts bourses à la mode scandinave pour financer les études, conditionnés aux résultats scolaires et en partie remboursables .
La Fondapol défend une autre idée : celle de l'implication plus précoce des Français dans la vie politique locale en capitalisant sur l'«engagement» et leur volonté de participation révélée par le sondage.