Premier mythe : « 1793 » aurait été démocrate
jeudi 11 juin 2009 - Copeau
Introduction
Chapitre 1 : Premier mythe : « 1793 » aurait été démocrate
Chapitre 2 : Deuxième mythe : « 1793 » aurait fondé la République
Chapitre 3 : Troisième mythe : « 1793 » aurait été laïque
Chapitre 4 : Quatrième mythe : « 1793 » aurait été dreyfusard
Chapitre 5 : Cinquième mythe : Les adversaires de « 1793 » auraient été nazis
Chapitre 6 : Sixième mythe : Il n'y aurait de républicain qu'à gauche
Conclusion : l’Eglise de la Gauche
L’histoire nous apprend que les hommes se réclamant de « 1793 » ont toujours usé de voies de fait et d’émeutes et n’ont jamais pratiqué de bonne foi les élections.
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De manière très révélatrice, la nature essentiellement violente de « 1793 » a été assumée et expressément revendiquée par un historien de la Commune, Prosper-Olivier Lissagaray [1]. La verve et l’enthousiasme de celui-ci s’emportent lorsqu’il évoque la guerre civile de 1871 : rapprochant la Commune de la Révolution, et en particulier de la série de victoires militaires françaises enregistrées à partir de Valmy [2], Lissagaray marque son admiration pour les Jacobins [3], et promeut une guerre à outrance contre les armées impériales dans l’unique but de rejouer septembre 1792 et d’imposer à toute la France un nouveau « 1793 ».
On comprend, d’une certaine manière au moins, l’enthousiasme de Lissagaray pour ces événements. Il y a eu pendant la Commune nombre d’actes individuels héroïques. Mais il semble tenir pour acquis que ces actes violents étaient tous porteurs d’un avenir radieux. On peut soutenir au contraire qu’ils ont été essentiellement stériles et que, si la France est devenue une terre de liberté et un grand pays industriel moderne, c’est en dépit d’eux et non grâce à eux.
Lorsque la « force populaire », magnifiée par Lissagaray dans un vocabulaire clairement religieux, se manifeste, c’est qu’elle est mise en mouvement par une minorité agissante composée d’individus décidés et organisés. Par exemple, le 10 août 1792 n’est nullement un jour où le « peuple » aurait voulu abolir la monarchie et aurait pris les Tuileries dans ce but [4]. C’est une action soigneusement préparée par un comité insurrectionnel secret de six membres. Du reste, les minorités agissantes de l’époque révolutionnaire ont souvent payé leurs hommes de main. Or, payer un lumpenproletariat pour avoir une masse de manœuvre, cela définit le fascisme pour les marxistes-léninistes. Si l’ont tien à dire que c’est « le peuple » qui a fait le 10-Août, il faut dire aussi que c’est lui qui a fait la Marche sur Rome ou la Nuit des Longs Couteaux.
La Charbonnerie [5], par exemple, reprend la méthode mise au point par Babeuf. Comme les « Trois Glorieuses » [6] de 1830 ne ramènent pas « 1793 », mais un nouveau roi, diverses sociétés secrètes [7] se lancent alors dans l’activisme, et provoquent ainsi les émeutes des 17-18 et 19 octobre 1830, puis l’insurrection républicaine des 5 et 6 juin 1832 [8]. Ou encore l’attentat commis contre Louis-Philippe, le 28 juillet 1835, sur le boulevard du Temple à Paris [9].
Les violences reprennent sous l’influence des nouvelles théories socialistes, incarnées en particulier par l’affreux Auguste Blanqui, qui sera partie prenante de quasiment toutes les insurrections « rouges » du XIXe siècle. Ce sinistre individu, « affreux » selon Nemo, avait à chaque insurrection ou presque la manie d’offrir aux casseurs la tête de son propre frère Adolphe [10], grand économiste libéral et pacifiste savant, qui ne dut sa vie sauve qu’aux scrupules éprouvés par les insurgés à satisfaire ainsi la haine d’un frère [11].
Après l’élection de l’Assemblée nationale constituante le 23 avril 1848, qui scelle la défaite des révolutionnaires, les violences de rue font rage. Les « rouges » déclenchent ensuite les très sanglantes journées de juin 1848. Cavaignac, que l’historiographie marxisante présente comme un monstre sanguinaire [12], est pourtant un bon républicain « bleu », sans l’ombre de « blanc ». Mais il ne supporte pas que des casseurs remettent en cause l’autorité – sacrée, à ses yeux – du suffrage universel tout nouvellement institué.
Après les élections législatives de mai 1849, l’extrême gauche, mécontente de sa défaite, essaie d’envahir avec Ledru-Rollin l’Assemblée nationale. Le 4 septembre 1870, le « gouvernement de la défense nationale » qui se met en place [13], avec notamment Léon Gambetta et Jules Ferry, est contesté par les « rouges », qui partent à l’assaut du nouveau pouvoir dès le 31 octobre. Ils seront certes repoussés, mais réussiront leur coup lors de la journée révolutionnaire du 18 mars 1871 qui instaure la Commune proprement dite.
L’autorité insurrectionnelle prend alors une série de mesures dignes de la Terreur. Elle supprime la liberté de la presse pour ses adversaires, elle attente à la propriété en décrétant une « remise générale des loyers », en réquisitionnant les appartements ou les ateliers de ceux qui ont quitté Paris, elle expulse les enseignants congréganistes. Deux tiers des églises parisiennes sont fermées ou affectées à diverses activités laïques, ou encore profanées ou pillées. La Commune établit une surveillance générale de la population, en recréant l’équivalent des « certificats de civisme » de la Terreur.
Lorsque survient enfin la « Semaine sanglante » des 21-29 mai [14], les émeutiers incendient délibérément Paris. Une centaine d’otages sont tués de sang-froid. C’est peu, certes, face aux milliers d’exécutions sommaires qui seront perpétrées aussitôt par l’armée versaillaise victorieuse. Du moins l’historiographie serait-elle avisée de ne pas faire des Communards d’innocentes victimes et des prophètes de la fraternité humaine.
Remontons aux Etats Généraux du premier semestre 1789. Ce furent les seules élections régulières au suffrage universel (indirect, certes) qui aient eu lieu dans cette période. Sans doute, chaque communauté locale était censée émettre une opinion unanime. De plus, les cahiers de doléances ont exprimé surtout l’opinion des lettrés ; mais il est incontestable que ces élections furent régulières. C’est ensuite que tout se dégrade : l’élection de l’Assemblée législative dans l’été 1791 est l’occasion de graves irrégularités [15]. Le pire survient lors de l’élection de la Convention, en aout-septembre 1792. En effet, ce sont maintenant les Jacobins qui organisent le scrutin. Le vote est à deux degrés. Les Jacobins ont tout manipulé, les candidatures, la composition des assemblées tant primaires que secondaires, la procédure même du vote. Ils font arrêter les prêtes réfractaires ; ils interdisent les journaux non jacobins ; ils publient une liste de 28 000 signataires de pétitions « royalistes » [16] ; ils inscrivent dans la loi que seuls pourraient voter ceux qui auront prêté serment de fidélité « à la liberté et à l’égalité » ; ils décident que le vote pour l’élection de la Convention aura lieu par appel nominal et à haute voix. Là où l’on n’a pas osé toucher à la loi, qui prévoyait le vote secret, les chances des candidats antijacobins sont compromises par l’appel nominal, par la longueur même des opérations qui favorise, en l’absence d’isoloir, les suggestions plus ou moins menaçantes, et surtout par les violences répétées qui détournent tout simplement les électeurs modérés de se présenter physiquement aux assemblées. Enfin, un premier niveau de scrutin nomme des assemblées électorales qui, elles-mêmes, éliront les députés. Ces assemblées « s’épurent elles-mêmes », comme dit Mathiez, c’est-à-dire qu’elles chassent de leur sein les éléments qu’elles jugent « anticiviques » avant de procéder à l’élection des députés. Le résultat de ces mesures est clair : à Paris, où la participation électorale est estimée à moins de 10%, tous les élus sont des hommes de la Commune de Paris. Il en est de même en province, où les futurs girondins et futurs montagnards ne sont pas encore bien distingués, et le club des Jacobins fait front commun contre les « aristocrates » et les Feuillants. Cette même minorité épurera, enfin, la Convention elle-même au long des deux années suivantes, éliminant d’abord les Girondins, puis les hébertistes, puis les dantonistes…
La Convention, qui a prétendu parler au nom du « peuple souverain », a résulté en réalité d’un putsch mené par une petite minorité au mépris de toute démocratie. Les Montagnards ne sont pas gênés pour carrément supprimer les élections, c’est le principe du « gouvernement révolutionnaire » qui suspend, le 10 août 1793, la Constitution de l’an I. Saint-Just et Danton demandent que le Comité de Salut public puisse casser les corps constitués élus et les remplacer par un « agent national » directement nommé par le Comité, véritable commissaire politique au sein des partis totalitaires modernes. Le Comité supprime l’élection des municipalités. Les juges non plus ne sont plus élus, mais nommés directement par lui. Même après la Terreur, sous le Directoire, la participation électorale – lorsqu’il y a des élections – est de moins de 20%. Les électeurs voient bien, de fait, que le jeu est truqué : ainsi du décret des deux-tiers de 1795 [17]. Le mécontentement populaire à l’encontre du régime se manifeste notamment lors de la tentative de coup de force du 13 vendémiaire an III, durant laquelle les antigouvernementaux sont parvenus à mobiliser 18 « sections » parisiennes sur une quarantaine et à occuper la plus grande partie de la capitale.
En avril 1797, on interdit l’élection des émigrés et des babouvistes. Hoche fait arrêter tous les nouveaux élus ainsi que les journalistes qui les ont soutenus. Les ex-Jacobins n’ont plus qu’à faire voter, par les Conseils ainsi épurés, l’annulation des élections dans 49 départements, donc l’élimination pure et simple de 177 députés et la déportation en Guyane de 65 députés et journalistes.
Bonaparte en profite pour faire un coup d’Etat, ratifié par un plébiscite, dans lequel les électeurs doivent obligatoirement apposer sur un registre le sens de leur vote, en même temps que leur nom et leur signature. Tous ces exemples rendent difficile de considérer que la Convention doive être l’épopée fondatrice de la France moderne.
En il est de même en 1848. Après la nette victoire des modérés, lors des élections du 23 avril, une troupe d’hurluberlus prend d’assaut l’Assemblée nationale. Aloysus Huber s’empare de la tribune et s’écrire : « l’Assemblée est dissoute ! » Dissoute ? Elle vient d’être élue trois semaines plus tôt par le peuple souverain dans des conditions de parfaite régularité. Elle représente incontestablement le peuple.
Ainsi en est-il encore de 1871, alors que la nouvelle Chambre est aux deux tiers royaliste. Les électeurs ne se sont sans pas prononcés pour ou contre la monarchie, la question ne leur a d’ailleurs pas été posée, mais pour ou contre la paix. Mais cela n’empêche point les « démocrates » de tenir pour non avenu le libre choix des Français et de se lancer dans une nouvelle insurrection meurtrière, la Commune. Pendant ces événements, le « Comité central de la Fédération de la Garde nationale » fut le fruit d’élections imaginaires. Les vrais élus essaient d’organiser, le 22 mars, une manifestation de protestation ; mais le Comité central insurrectionnel n’hésite pas à faire tirer sur le cortège où l’on compte douze morts. Le Comité central organise finalement des élections « régulières » le 26 mars. Mais il n’y eut à cette occasion ni liberté de candidature, ni liberté de campagne ; la presse d’opposition était interdite, ses imprimeries confisquées ; sans compter les diverses manipulations qui ont entaché le scrutin. Tous les conseillers modérés sont contraints de démissionner [18].
Il est certain que les tenants de « 1793 » n’obéissent pas à l’idéal démocratique ; mais ce ne sont pas, pour autant, des hommes sans idéal. Ils se réfèrent, parfois explicitement, la plupart du temps implicitement, au millénarisme, doctrine dérivée (ou plus exactement hérétique) du christianisme. La similitude et le recouvrement quasi parfait des théories de la révolution et de celles de l’Apocalypse sont incontestables. L’Apocalypse de Jean appelle au grand combat qui fera advenir le millenium, cette période par laquelle se terminera l’histoire du monde, lorsque le Christ régnera sur une société humaine devenue fraternelle. Le millénarisme fut condamné par l’Eglise officielle postconstantinienne. Mais il subsista néanmoins pendant des siècles de façon souterraine, car il autorisait, dans certains milieux, l’espoir d’un changement social décisif. Ainsi l’ « Empereur des derniers jours », la doctrine de Joachim de Flore, des Spirituels franciscains, la Croisade des Pauvres ou le mouvement des Flagellants incarnent le rêve d’un millenium associé à une révolution sociale. Il eut des traductions sociales de plus grande ampleur encore vers la fin du Moyen Age : les mouvements hussite et taborite en Bohême, la guerre des Paysans en Allemagne, les Anabaptistes de Münster menés par Jean de Leyde. Engels, dans son livre La guerre des Paysans, a soutenu que les luttes du prolétariat moderne étaient le prolongement de ces mouvements millénaristes du XVIe siècle.
Dans leur vision, l’ultime mutation de la société et du monde sera accomplie à la faveur d’un combat inexpiable où seront exterminés les méchants et les impurs. Ce combat sera mené par une poignée d’élus, miraculeusement aidés par Dieu. Pour passer du schéma millénariste traditionnel au schéma révolutionnaire moderne, il suffisait de le séculariser. Ce qui fut fait aux XVIIIe et XIXe siècles.
Si la conduite des opérations est l’affaire des seuls élus, c’est parce que le peuple est essentiellement composé de pêcheurs. La vérité des révolutionnaires n’est pas, en effet, le fruit d’un échange critique entre esprits humains limités ; elle est connue d’eux de façon intuitive et immédiate, et c’est une vérité totale, une clef universelle qui explique toute l’Histoire. C’est parce qu’ils sont guidés par ce Savoir Absolu qu’ils sont en mesure de guider à leur tour les masses. Ils n’ont donc pas besoin de se faire conférer un mandat par autrui ; ils peuvent et doivent se poser d’eux-mêmes en leaders du mouvement social. Les prédications de Lénine dans Que Faire ? sont l’équivalent d’un sermon calviniste. Les révolutionnaires n’organiseront pas d’élections, ni dans la phase de combat, ni d’ailleurs plus tard. Dans la période intermédiaire, ils devront participer, à l’occasion, aux élections organisées par d’autres. Mais ils le feront uniquement à titre tactique et en gardant leur entière liberté de manœuvre. Ils pensent qu’il ne faut pas craindre la guerre révolutionnaire, qui sera la dernière de l’Histoire. Il faut au contraire la préparer et la hâter. Ce sont les tièdes qui sont coupables.
Si les hommes de « 1793 » chers à Lissagaray n’ont jamais pratiqué de bonne foi les élections, ce n’est pas parce que l’occasion leur ait manqué, c’est que leur idéal-type l’exclut.
[1] Il est surtout célèbre pour l’enquête qu’il a menée avec acharnement sur l’histoire de la Commune de 1871, événement auquel il a participé. Il recueille ainsi des témoignages auprès de tous les survivants en exil, à Londres, en Suisse. Voir en ligne.
[2] En s’annexant ainsi volontiers le patriotisme national, mais en oubliant de mentionner au passage les massacres de septembre 1792, sans doute par le plus grand des hasards.
[3] Véritable parti unique sous la Révolution, le club dans Jacobins assure de facto le gouvernement de la France, en lieu et place de l’Etat et des institutions publiques. On peut donc le comparer aux partis uniques des pays totalitaires modernes. Les décisions de cette organisation ne sont pas publiques ni tournées vers l’intérêt général, mais opaques et partisanes, et elle pratique la violence. Ces traits sont bien ceux par lesquels Hannah Arendt, dans Les Origines du totalitarisme, définit les partis des régimes totalitaires. Comme l’écrivent Patrice Gueniffey et Ran Halévy dans l’article « Clubs et sociétés populaires » du Dictionnaire Critique de la Révolution française, « la résurgence d’un véritable débat politique [après la Terreur] condamne une forme d’association dont la principale caractéristique avait été justement de dissoudre tout débat, tout pluralisme d’opinion dans une unanimité artificielle ».
[4] La famille royale résida pendant trois ans dans le palais. Le 21 juin 1791, elle tenta de s’enfuir mais, arrêtée à Varennes, fut contrainte de regagner les Tuileries. Puis, le 10 août 1792, à 7 heures du matin, elle fut contrainte de quitter le palais, assiégé par les émeutiers, pour aller se réfugier dans la salle du Manège, qui abritait alors l’Assemblée législative et qui se trouvait le long du jardin (à l’emplacement de l’actuel carrefour entre les rues de Rivoli et de Castiglione). La garnison de gardes suisses resta en place autour du palais désormais vide. Il fut envahi et pillé, et près de 600 gardes moururent soit pendant le combat, soit ensuite massacrés par la foule. Une centaine d’entre eux parvint toutefois à s’échapper grâce à une partie de la population parisienne. Le 21 août, la guillotine fut dressée sur la place du Carrousel, à l’est du palais.
[5] Le carbonarisme (pour l’Italie) ou charbonnerie (pour la France) est un mouvement initiatique et secret, à forte connotation politique, qui joua un rôle occulte important sous la Révolution française et qui contribua à l’unification de l’Italie au milieu du XIXe siècle.
[6] La révolution de Juillet, révolution française à la faveur de laquelle un nouveau régime, la monarchie de Juillet, succède à la Seconde Restauration, se déroule sur trois journées, les 27, 28 et 29 juillet 1830, dites les « Trois Glorieuses ».
[7] Société des Amis du peuple, Francs régénérés, Réclamants de Juillet, Société des Droits de l’Homme…
[8] L’insurrection républicaine à Paris en juin 1832 a pour origine une tentative des Républicains de renverser la monarchie de Juillet, deux semaines après le décès du président du Conseil, l’énergique Casimir Perier, emporté par l’épidémie de choléra le 16 mai 1832.
[9] Giuseppe Fieschi échoue à tuer le roi, mais fait tout de même 18 morts et 23 blessés.
[10] Voir en ligne.
[11] En tant que socialiste, Blanqui est favorable à une juste répartition des richesses au sein de la société. Mais le blanquisme se singularise à plusieurs égards des autres courants socialistes de son temps. D’une part, contrairement à Karl Marx, Blanqui ne croit pas au génie messianique de la classe ouvrière, ni aux mouvements des masses : il pense, au contraire, que la révolution doit être le fait d’un petit nombre de personnes, établissant par la force une dictature temporaire. Cette période de tyrannie transitoire doit permettre de jeter les bases d’un nouvel ordre, puis remettre le pouvoir au peuple. D’autre part, Blanqui se soucie davantage de la révolution que du devenir de la société après elle : si sa pensée se base sur des principes socialistes précis, elle ne va que rarement jusqu’à imaginer une société purement et réellement socialiste. Il diffère en cela des utopiques. Pour les blanquistes, le renversement de l’ordre bourgeois et la révolution sont des fins qui se suffisent à elles-mêmes, du moins dans un premier temps. Il fut l’un des socialistes non marxistes de son temps.
[12] L’article de Wikipédia dit ceci : « Les journées de juin 1848 font de nombreuses victimes. Les forces gouvernementales perdent environ 1 600 morts 2, gardes nationaux (boutiquiers et bourgeois de Paris et de province), gardes mobiles (recrutés dans les parties les plus pauvres du prolétariat parisien) et soldats de carrière en grande partie des fils de paysans. La République réprime dans le sang la révolution parisienne. Les insurgés perdent environ 4 000 morts pendant les combats. S’y ajoutent environ 1 500 fusillés sans jugement. Il y a 11 000 arrestations. Les tribunaux condamnent 4000 personnes à la déportation en Algérie. Marx et Engels analysent cette révolution comme l’acte de naissance de l’indépendance du mouvement ouvrier. Les acteurs de la Révolution de février 1848 se sont divisés en deux camps. Le premier, celui de la bourgeoisie, est satisfait de la mise en place de la République telle qu’elle est. Désormais, face à elle, les ouvriers n’ont pas oublié les mots d’ordre de "République sociale" et c’est logiquement qu’on les retrouve en juin pour les défendre encore. » Voir en ligne.
[13] À Paris, où le général Trochu est gouverneur militaire, le gouvernement fait peu d’efforts pour défendre efficacement la capitale. Le gouvernement ayant choisi de rester dans Paris encerclé par les troupes prussiennes et leurs alliés, une délégation est envoyée à Tours pour coordonner l’action en province sous les ordres d’Adolphe Crémieux, ministre de la Justice, accompagné par Alexandre Glais-Bizoin et l’amiral Fourichon. Elle est rejointe le 9 octobre par Léon Gambetta investit des ministères de la guerre et de l’intérieur pour former de nouvelles armées : l’armée du Nord, l’armée de la Loire puis l’armée de l’Est. En janvier 1871, devant l’avance des armées allemandes, la délégation se replie sur Bordeaux. Trochu remet sa démission le 22 janvier et le 19 février, l’entrée en fonctions du gouvernement d’Adolphe Thiers met fin à l’existence du Gouvernement de la Défense nationale.
[15] Taine, dans les Origines de la France contemporaine, a fait le récit des violences et des meurtres ayant accompagné ces opérations électorales à Marseille, Dax ou Montpellier. Il conclut : « Déjà, dans les procédés par lesquels [les Jacobins] obtiennent le tiers des places en 1791, on aperçoit le germe des procédés par lesquels ils prendront toutes les places en 1792 ».
[16] Autant d’hommes qui seront exclus ipso facto de l’élection et de l’éligibilité et ne risqueront donc pas de devenir membres de la Convention.
[17] Le 1er fructidor an III (18 août 1795), le député Baudin des Ardennes présente un rapport « sur les moyens de terminer la Révolution », dans lequel il préconise que les deux tiers des sièges au Conseil des Anciens et au Conseil des Cinq-Cents soient réservés à des membres de l’ex-Convention, soit 500 des 750 élus. Pour le justifier, il explique que « la retraite de l’Assemblée Constituante vous apprend assez qu’une législature entièrement nouvelle pour mettre en mouvement une constitution qui n’a pas été essayée est un moyen infaillible de la renverser ». Seul le girondin Saladin proteste. Ce décret est voté, avec la constitution, le 5 fructidor an III (22 août 1795).
[18] Nemo souligne le caractère absurde de la phraséologie de gauche qui parle toujours de la lutte héroïque du « peuple de Paris », alors que ledit « peuple » n’a fait, dans sa grande majorité, que subir la situation, épuisé qu’il était depuis la mi-septembre par le siège et la famine, terrorisé par les activistes, rendu muet par la peur des mouchards. La faute impardonnable de l’armée versaillaise est d’avoir passé par les armes un bien plus grand nombre de Parisiens qu’elle n’avait d’adversaires réels.
Deuxième mythe : « 1793 » aurait fondé la République
samedi 13 juin 2009 - Copeau
La IIIe République n’a pas été instaurée par les adeptes et les nostalgiques de la Ière République. Elle l’a été, d’une part, par des monarchistes, anciens orléanistes ou anciens partisans de l’Empire libéral, et d’autre part par des républicains modérés se réclamant de « 1789 » et récusant formellement « 1793 ». Les néojacobins et les socialistes ont été des opposants à la IIIe République. Ce n’est qu’à l’époque de l’Affaire Dreyfus [1] et du « Bloc des gauches » [2], soit trente ans après sa création, qu’ils ont fini par s’y rallier. Ralliement d’ailleurs fragile, nombre d’entre eux travailleront à faire de la France une démocratie populaire, tandis que d’autres participeront à Vichy.
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Le Code civil promulgué le 21 mars 1804 incarne les idéaux de « 1789 » : l’égalité civile, la liberté de l’usage de la propriété individuelle, le contrat qui devient la loi des parties. Le Concordat de 1801 assure quant à lui des libertés équivalentes sur le plan religieux. Enfin, la monnaie est rétablie, la liberté du commerce intérieur garantie. Cela est considérable, même si, sur le plan politique, l’Empire est la négation même de la démocratie. La Charte constitutionnelle du 4 juin 1814 consacre elle aussi les libertés de 1789 ; cette fois même, il y a une ébauche de démocratie puisque le régime admet la co-souveraineté du peuple [3].
En 1830, est instauré un nouveau régime, la Monarchie de Juillet, qui a délibérément voulu reproduire la Glorieuse Révolution anglaise de 1688 [4]. L’intention de ses initiateurs était d’instaurer en France une monarchie limitée, constitutionnelle, à l’anglaise, et sur le plan économique, une société de libertés [5]. Ce régime repose sur un système de pensée incarnée par deux écoles.
Il y a d’une part les Doctrinaires [6], qui appellent, selon la formule de Guizot, à l’avènement d’une « classe moyenne » universelle, autour d’un idéal proche des whigs anglais. Face à eux, les Idéologues, menés par Benjamin Constant, qui critiquent un régime jugé trop peu libéral en matière économique et auquel ils reprochent un suffrage encore trop censitaire. La République ne leur parait pas indispensable à l’établissement de libertés politiques et civiles solides. Pour ces hommes de « 1789 », la question de la dévolution du pouvoir au sommet de l’Etat est importante, certes, mais c’est une question d’ordre « technique ». Ce qui importe, c’est que le gouvernement puisse être changé quand l’opinion évolue, ce qui impose a contrario un pouvoir qui assume la continuité de l’Etat et puisse arbitrer les conflits institutionnels, au-dessus des partis. Pour Constant, le problème crucial est la garantie des libertés et de la société civile ; il faut ainsi une constitution, garantissant la séparation des pouvoirs, et tout le reste est de moindre importance.
Or, la Monarchie de Juillet paraît réaliser les différents points de ce programme. Ainsi, si les hommes du régime de Juillet ne sont pas républicains par définition, au sens nominal du terme, ils n’en incarnent pas moins les idées de « 1789 », et donc la République au sens d’idéal-type.
Il est vrai qu’il y a en France, à la même époque, des hommes qui se réclament explicitement, eux, de la forme républicaine du gouvernement. Mais, outre qu’ils sont très peu nombreux, ils sont en plus divisés entre « bleus » et « rouges ». Ces derniers sont largement majoritaires. Néanmoins, si les « bleus » refusent de se rallier aux monarchies constitutionnelles de l’époque, ils ne sont pas moins hostiles aux néojacobins [7].
Sous la IIe République, les idées de « 1789 » continueront à faire florès. La nouvelle République n’est pas jacobine : elle supprime la peine de mort en matière politique, elle ne manifeste aucune volonté de déchristianiser le pays, elle n’inquiète d’aucune manière le personnel politique qui vient d’être écarté du pouvoir. On refusa même, au moment de rédiger la constitution, d’y inscrire un « droit au travail » qui aurait pu entraîner un début d’étatisation de l’économie. En somme, la nouvelle République présente une grande continuité avec le régime de Juillet. On a changé la tête de l’Etat, mais personne n’entend « changer de société », ou ceux qui le pensent sont ultra minoritaires. Des élections au suffrage universel sont immédiatement annoncées. Les révolutionnaires en sortent battus [8]. Louis-Napoléon Bonaparte est élu, et la majorité élue prend le nom de « parti de l’ordre » pour symboliser la grande alliance des républicains modérés et des anciens partisans de la monarchie constitutionnelle. Ce vaste parti de « 1789 » (500 représentants à la Chambre) fait front face au parti de « 1793 » (250 représentants). Par « parti de l’ordre » il ne faut rien entendre de fixiste ou de réactionnaire ; ce terme signifie l’adhésion à l’Etat de droit, le refus de l’émeute, des massacres et des pillages. Rien de plus. Du reste, si quelqu’un demande de l’ordre, c’est bien l’électorat, terrifié par les Journées de Juin [9]. Le peuple français, apparemment, ne croit pas que c’est des émeutes que résulteront son progrès, son bien-être, son bonheur, sa dignité.
Après le coup d’Etat du 1er décembre 1851, il est évidemment impossible de dire que le régime de Napoléon III s’inscrit dans la démocratie. Néanmoins, le Second Empire est assez libéral sur d’autres plans ; il respecte les libertés économiques, la propriété, les contrats ; il laisse vivre la société civile. En outre, vers la fin de la décennie 1860, Napoléon III se décide à libéraliser progressivement la vie politique elle-même : le droit de réunion est établi, le régime de la presse est libéralisé. Sous l’impulsion d’Emile Ollivier [10], une nouvelle constitution est élaborée, qui fait du régime une sorte de monarchie parlementaire à l’anglaise. Il est très injuste que Sedan ait fait oublier cette évolution ultime de l’Empire, car il est certain que la démocratie libérale de la IIIe République en est largement le fruit. Ainsi, de 1799 à 1870, c’est principalement grâce aux monarchies constitutionnelles qui se sont succédé dans le pays que la France s’est peu à peu acclimatée à « 1789 ».
Le régime républicain proprement dit va être fondé. Mais il ne le sera pas par les nostalgiques de la Ière République ; il le sera par leurs adversaires.
Le nouveau gouvernement, dirigé par Adolphe Thiers, a pour souci premier d’empêcher les « rouges » de profiter de la situation. Thiers se disait disciple des Idéologues ; il n’était pas éloigné non plus des Doctrinaires. Membre de la garde rapprochée de Louis-Philippe, il avait néanmoins accepté la République en 1848. L’un des leaders du « parti de l’ordre », il s’était toutefois bientôt opposé au prince-président, tout autant qu’aux radicaux et au socialisme naissant. Il avait demandé à maintes reprises les « libertés nécessaires » sous le Second Empire ; cela importait plus pour lui (à l’instar de Constant ou Prévost-Paradol) que la nature républicaine ou monarchiste du régime. Cette posture lui permit de conclure le « pacte de Bordeaux » : que l’Assemblée le laisse gouverner dans la forme républicaine actuelle, il sera alors en mesure de faire la paix avec les Allemands et de régler la question de l’ordre public. C’est seulement ensuite, quand le calme sera revenu, que l’on pourra aborder sereinement la question du régime. Il conclut avec les francs-maçons la promesse d’instaurer définitivement le régime républicain.
L’Assemblée conservatrice ne parvient pas à rétablir la monarchie. Le prétendant, en particulier, rend les choses impossibles en refusant les concessions qu’on exige de lui. Mais en réalité, il y a beaucoup moins de distance entre les orléanistes, qu’ils soient catholiques ou voltairiens, et les républicains modérés, qu’il n’y en a entre les ultras et les orléanistes. Albert de Broglie, Cissey, Léonce de Lavergne, Edouard Laboulaye, incarnent cette famille d’esprit ; ils sont résolument hostiles au jacobinisme. Ce sont eux qui élaborent la constitution de la IIIe République [11]. L’Amendement Wallon scelle le choix de principe de la République [12]. A ce moment les républicains modérés n’ont pas encore fait la concession essentielle que les orléanistes attendent d’eux quant à l’existence d’une Chambre haute. Lorsque, enfin, cette concession sera faite, la Constitution de 1875 pourra être votée à une large majorité, les voix de l’ensemble du centre-droit, y compris celle du duc de Broglie lui-même, s’ajoutant à celles du centre-gauche de Thiers et de la gauche républicaine modérée.
Cette constitution est un compromis. D’un côté, les orléanistes ont accepté la République sans rien céder de ce qu’exige leur philosophie politique, la démocratie libérale. Quant aux républicains, ils ont fait fi des protestations de leur aile gauche, les radicaux, et se sont rangés à l’épure constitutionnelle orléaniste. De nombreux traits distinguent nettement ce régime des idées de « 1793 » :
La présidence de la République est contraire aux traditions jacobines, qui ont toujours voulu un exécutif collégial. Cette existence donne une saveur monarchique au régime, puisqu’il est la possibilité donnée à un homme seul de contredire la volonté du peuple souverain qui a élu la Chambre.
Le Sénat est une institution empruntée aux monarchies constitutionnelles, tant françaises qu’anglaise [13].
La nature parlementariste renforce le rapprochement évident entre ce régime et ceux de l’Angleterre et des Etats-Unis. En particulier, l’Etat n’y a pas le pouvoir de violer les propriétés ni les autres libertés individuelles ; c’est un Etat limité.
Après les législatives de 1876, Mac-Mahon nomme à la tête du gouvernement un républicain modéré, Jules Simon. Ce dernier promulgue plusieurs réformes anticléricales, qui conduisent Mac-Mahon à le renvoyer puis à dissoudre la Chambre. Ce qu’on a appelé le « coup d’Etat » du 16-Mai ne l’est que de façon tout à fait impropre, puisque, en décidant de faire trancher par le pays son différend avec la majorité de l’Assemblée, le président de la République n’a fait qu’user de son droit constitutionnel légitime [14]. Les républicains ont aspiré à être reconnus comme des modérés, favorables au développement économique dans les structures libérales alors existantes, et ils se sont bien gardés de se réclamer du jacobinisme révolutionnaire.
Le parti républicain qui arrive au pouvoir en 1879 reprend à son compte les principes de la démocratie libérale sur lesquels a été scellé le compromis de 1875.
Parmi les idées politiques professées par les républicains, il y a tout d’abord le positivisme. Il ne serait pas exact de dire que celui-ci aurait un lien direct avec l’idéologie de la IIIe République. Comme Saint-Simon l’avait déjà reconnu, le positivisme se rapproche en réalité de la république autoritaire. Le déterminisme de la théorie positiviste ne fait pas de place au principe de liberté qui caractérise « 1789 », ni, par conséquent, au polycentrisme social que celui-ci implique. Et si par « positivisme » on entend l’adhésion à une vision scientifique du monde, cela ne distingue en rien cette période de la Renaissance, de la doctrine des Idéologues, des milieux orléanistes et de la frange saint-simonienne du Second Empire. Au XXe siècle, elle sera reprise sous la forme de l’ « industrialisme ». Autre idée majeure de ce courant républicain, le kantisme. Si Kant a détesté « 1793 », c’est parce que sa philosophie est un anti-holisme absolu. Le républicanisme de Kant est une réfutation anticipée de tout socialisme. Le kantisme est par conséquent démocrate-libéral et représentatif de l’idéal type « 1789 » [15]. Philippe Nemo ne nie pas le compagnonnage du républicanisme anticlérical avec le kantisme ; mais cela ne concerne qu’un aspect du kantisme.
Jules Ferry puise ses idées économiques chez Adam Smith. Il était même sincèrement convaincu qu’une gestion socialiste de l’économie conduisait à l’appauvrissement de tous, et en premier lieu des pauvres.
Durant les décennies suivantes, un nouveau courant est apparu : le solidarisme. Il est nettement postérieur à l’établissement du régime républicain. Lancé par Charles Renouvier, le solidarisme première version s’est opposé au jacobinisme en ses composantes collectivistes et totalitaires, parce que son kantisme ne peut supporter aucune forme de holisme. Mais Renouvier voudrait quelque forme de politique sociale, pour assurer, outre l’égalité des droits, une certaine égalité des chances. Cela implique une intervention limitée de l’Etat dans le domaine social.
Les disciples de Renouvier vont aller plus loin dans le sens socialisant, en particulier Léon Bourgeois [16]. Il considère que les individus ne sont pas des points de départ absolus. Ils sont un produit de la société et de son histoire. Celui qui a un héritage est en dette vis-à-vis de la société ; il lui est redevable de la richesse qui est aujourd’hui la sienne. Selon le même principe, d’autres peuvent prétendre qu’ils n’ont pas reçu toute la part qui leur était due de l’héritage social. Selon le cas, donc, le citoyen peut être tenu de rendre à la société ce qu’il a reçu d’elle en excès, ou il est fondé de lui demander réparation pour ce qui lui a manqué. Il y aurait ainsi un « quasi-contrat » entre l’individu et la société.
Si l’on peut concevoir un principe juste de contribution aux frais qu’implique le maintien de l’ordre public, ou aux services publics, il n’y a aucun critère objectif pour décider combien chacun aurait reçu en surplus, ou aurait manqué à recevoir, de la société. Cette quotité sera donc décidée en fonction des seuls rapports de force électoraux [17]. De plus, l’ajout de la médiation étatique n’a rien de nécessaire. Pour qu’elle le soit, il faudrait que, dans une société, seul l’Etat représentât le trans-temporel. Ce qui n’est absolument pas le cas dans les pays libéraux : cette médiation entre les générations est assurée aussi par les Eglises, les fondations, les associations, les entreprises, et par les patrimoines privés eux-mêmes, qui se transmettent d’une génération à une autre au sein des familles. Il semble ainsi que le solidarisme n’ait été qu’une idéologie des tinée à donner une apparence de justification philosophique à la spoliation de la propriété privée des riches au profit de l’électorat des partis de gauche. Enfin, les doctrines solidaristes reflètent l’opinion d’une tendance républicaine parmi d’autres, la tendance radicale-socialiste. Elles ne sont donc pas représentatives de tout le parti républicain.
Enfin, le passage de la « République des ducs » à la « République des républicains » reflète un changement d’ordre sociologique, et non pas idéologique. L’arrivée au pouvoir des « classes moyennes » de Guizot ne saurait générer un régime politique sui generis, sauf à admettre la thèse marxiste selon laquelle la situation sociologique détermine les pensées. Nemo estime au contraire qu’aucune catégorie sociale n’a, en tant que telle, certaines idées ; et qu’inversement, les idéologies peuvent passer d’une catégorie sociale à une autre en restant peu ou prou identiques à elles-mêmes. Les couches nouvelles paraissent avoir adopté les principales idées de « 1789 ». Elles se sont embourgeoisées – d’où l’aigreur de la gauche révolutionnaire à leur endroit. Le changement qui survient en 1879 consiste simplement dans le remplacement progressif d’une catégorie sociale par une autre aux postes de direction politiques et administratifs. Par rapport à ces vrais fondateurs de la République, les socialistes et les communistes resteront longtemps des opposants inexpiables. S’il est vrai que les orléanistes et tout l’ancien personnel des monarchies constitutionnelles ont été exclus du pouvoir à partir de 1879, ce sont leurs idées qui, incarnées désormais par les hommes venus de nouvelles couches sociales, ont continué à structurer les mentalités et les institutions du pays. Le radical-socialisme et le socialisme ne sont alors que des options parmi toutes celles des courants républicains. Il n’y a aucune raison de les dire plus « républicaines » que les options concurrentes. Le poids qu’elles vont prendre, la prétention qu’elles afficheront bientôt d’être la « République » par excellence et par exclusive est le résultat d’une politique délibérée dont la pièce maîtresse est l’offensive laïciste.
[1] Cette affaire bouleverse la société française pendant douze ans, de 1894 à 1906.
[2] Le Bloc des gauches ou Bloc républicain est une alliance de forces politiques de gauche, créée en 1899 en vue des élections législatives françaises de 1902. Nom donnée à la coalition des partis de gauche pour les élections générales (législatives) de 1902, née de la recomposition des fractions de gauche et conservatrices à la suite des remous de l’Affaire Dreyfus. L’aile droite (méliniste) du parti républicain progressiste (opportuniste) ayant rejoint l’opposition conservatrice et nationaliste par rejet de la politique dreyfusiste et anticléricale du gouvernement de Défense républicaine de Waldeck-Rousseau, la coalition rassemble les poincaristes (progressistes anticléricaux), les « radicaux, les radicaux-socialistes et indépendants » et des « socialistes indépendants ». Pour la première fois les radicaux l’emportent dans les comités républicains et leur politique animera désormais celle du gouvernement de la République avec le soutien partiel des socialistes qui à partir de cette époque font de leur côté une percée non nég
[3] L’autorité monarchique reste fondée sur le droit divin. Le début du préambule invoque « la divine providence ». On fait comme si la Révolution n’avait été qu’une parenthèse : le mot Charte est ancien et le Préambule dans son intégralité évoque des actes de divers rois de Louis le Gros à Louis XIV. La charte elle-même est datée de la 19e année du règne ! L’article 13 souligne que le roi est inviolable et sacré mais aussi que l’autorité toute entière réside dans la personne du Roi. Il est donc bien le souverain : il est irresponsable même si Louis XVIII prétextant ses problèmes de santé (il est presqu’infirme) ne se fera jamais sacrer à Reims. Enfin, l’article 6 fait de la religion catholique la religion de l’État.
Néanmoins, la Restauration du Roi et des Bourbons n’est pas une restauration de l’absolutisme. La Charte est une constitution qui n’ose pas dire son nom même si le mot apparaît dans le préambule : « constitution libre et monarchique… ». Le texte se montre désireux de rétablir la paix « paix si nécessaire à la France comme au reste de l’Europe ». Par l’article 12, la conscription est abolie mais il est nécessaire aussi de réconcilier aussi les Français d’où l’article 11 qui réclame l’oubli des opinions qui ont divisé les Français (royalistes, républicains, bonapartistes). La Charte accepte les acquis révolutionnaires : l’égalité en droits (articles 1 à 3) et les libertés fondamentales (articles 4-5-8). La rédaction des articles est éloquente, les articles 1, 2, 3, 4, 5, 8, 9, 10 recopient presque mot pour mot la Déclaration des droits de l’Homme d’août 1789. Le Concordat est maintenu : les ministres des cultes chrétiens reçoivent des traitements du Trésor royal. Les articles 9 et 10 suscitent l’hostilité des royalistes car ils légalisent la nationalisation des biens du clergé et des émigrés pendant la révolution (les biens nationaux). L’idée d’une indemnité permet cependant de faire espérer des compensations aux émigrés qui ont été lésés.
[4] La Glorieuse Révolution d’Angleterre (en anglais Glorious Revolution, aussi appelé Seconde Révolution anglaise par certains historiens français, ou encore « bloodless revolution ») fut une révolution pacifique (1688-1689) qui renversa le roi Jacques II (Jacques VII d’Écosse) et provoqua l’avènement de la fille de celui-ci, Marie II et de son époux, Guillaume III, prince d’Orange. La révolution aboutit à l’instauration d’une monarchie constitutionnelle et parlementaire à la place du gouvernement autocratique des Stuarts.
Succédant à son frère Charles II en 1685, le catholique Jacques II s’aliéna rapidement l’opinion par des mesures impopulaires : brutalité de la répression contre la rébellion du duc de Monmouth, création d’une armée permanente, entrée de catholiques au gouvernement, dans l’armée et dans les universités, ainsi que le rapprochement avec la papauté (venue d’un nonce apostolique à Londres). En 1687, il ordonna qu’une déclaration d’indulgence, accordant la liberté de culte aux catholiques et aux dissidents, soit lue dans toutes les églises. Cette décision, ajoutée à la naissance de son fils en juin 1688 d’un second mariage avec une catholique, qui garantissait une succession catholique, incita les opposants au roi à agir, mais le souvenir encore frais de la guerre civile, assorti d’un certain loyalisme, dissuadaient tout mouvement violent. Le gendre de Jacques II, Guillaume III d’Orange, stathouder des Pays-Bas, époux de la princesse Marie, voyant s’éloigner la perspective d’accéder indirectement au trône, déclencha les hostilités en débarquant avec une petite armée anglo-hollandaise le 5 novembre 1688, à Torkay. Pris de panique, le roi Jacques II s’enfuit en France, ce dont profita Guillaume d’Orange qui, dès son arrivée à Londres le 28 décembre 1688, fit valoir que la fuite du roi équivalait à une abdication. S’emparant de fait du gouvernement, Guillaume d’Orange, en accord avec le Parlement, fit réunir une convention qui proclama la déchéance du roi et offrit conjointement le trône au prince Guillaume et à la princesse Marie. En contrepartie, ceux-ci devaient contresigner, en février 1689, la Déclaration des droits (Bill of Rights) laquelle inscrivit dans la loi les acquis du Commonwealth d’Angleterre et du règne de Charles II. La Déclaration interdisait l’accession au trône d’un catholique, assurait des élections libres et le renouvellement du Parlement, rendait illégale la présence d’une armée en temps de paix.
[5] On peut toutefois ajouter que la Monarchie de Juillet se caractérise aussi par ses lois anticléricales très avancées, comme l’abolition de la loi du Sacrilège, l’exclusion des évêques de « l’État », la suppression des traitements supplémentaires en faveur des ecclésiastiques.
[6] Leur idéal était en fait de faire cohabiter un roi qui aurait loyalement accepté les acquis de la Révolution, et qui règnerait dans un esprit libéral, et une chambre élue qui l’assisterait de ses conseils. Elle devait être désignée par un collège électoral très limité, où les propriétaires et les gens instruits formeraient sinon la totalité mais au moins une très grande majorité. Ils ne devaient pas trouver un roi de cette espèce jusqu’à la Monarchie de Juillet et au règne de Louis-Philippe. C’est Guizot qui a le mieux exprimé l’idéologie des doctrinaires dans son traité Du gouvernement représentatif et de l’état actuel de la France. Dans la presse, les principaux organes du parti étaient L’Indépendant, devenu Le Constitutionnel en 1817, et Le Journal des Débats. Les doctrinaires étaient principalement soutenus par d’anciens fonctionnaires de l’Empire, qui croyaient en la nécessité d’un gouvernement monarchique mais se souvenaient encore de la rude poigne de Napoléon, ainsi que des négociants, des industriels et des membres des professions libérales, en particulier des avocats, qui n’avaient pas moins de haine envers l’Ancien Régime. On compte parmi les principaux représentants de ce courant Pierre-Paul Royer-Collard, Camille Jordan, François Guizot, Victor de Broglie, Tanneguy Duchâtel, Charles de Rémusat, Jaubert, Prosper Duvergier de Hauranne, Victor Cousin, le Baron de Barante, Jouffroy, Abel-François Villemain.
[7] Parmi ces modérés, il faut citer Lamartine, Armand Carrel et Armand Marrast, le journal Le National, les frères Cavaignac, Godefroy et Eugène. On peut citer aussi les six députés républicains qui siègeront dans la dernière Chambre des députés du régime : Marie, Carnot, Dupont de l’Eure, Garnier-Pagès, Ledru-Rollin et Arago.
[8] Y compris, parmi leurs leaders, Cabet, Raspail, Blanqui.
[9] Les journées de Juin sont une révolte du peuple de Paris du 22 au 26 juin 1848 pour protester contre la fermeture des Ateliers nationaux.
[10] Ollivier accepta d’être le rapporteur de la loi du 25 mai 1864, qui abolit le délit de coalition créé par la loi Le Chapelier de 1791 et instaure le droit de grève. Cherchant à concilier ordre et liberté, il engagea une révision constitutionnelle d’ensemble pour mettre sur pied un système semi-parlementaire (constitution du 21 mai 1870). Il abandonna les procédés de la candidature officielle, renvoya Haussmann et quelques autres préfets autoritaires, amnistia Ledru-Rollin exilé depuis 1849, fit appliquer avec modération la législation sur la presse. Le succès du plébiscite de mai 1870 consacra le succès de cette politique mais, paradoxalement, renforça les bonapartistes autoritaires qui contestèrent de plus fort le gouvernement. Ollivier était persuadé d’avoir la situation en main alors que, lâché par les républicains et contesté par les bonapartistes autoritaires, il était de plus en plus isolé et ne se maintenait plus que grâce à la faveur de Napoléon III. Bien que personnellement favorable à la paix, il se laissa dépasser par Gramont et par les partisans de la guerre. Le 5 juillet 1870, devant le Corps législatif, il déclare maladroitement accepter la guerre avec l’Allemagne « d’un cœur léger ». Suite à la dépêche d’Ems (13 juillet), et sous la pression populaire, il annonça la déclaration de guerre à la Prusse, qu’il officialisa le 19 juillet 1870. Les premiers revers fournirent à la Chambre l’occasion de le renverser, à une écrasante majorité, le 9 août 1870.
[11] Il est vrai qu’en renversant Thiers avec l’aide des légitimistes et en portant le duc Albert de Broglie au pouvoir, les orléanistes avaient d’abord voulu jouer une dernière carte en faveur de la restauration monarchique. Avant de se raviser.
[12] 30 janvier 1875, adopté à une seule voix de majorité.
[13] Il se trouve que la composition réelle du Sénat ne correspondra pas au vœu du centre-droit orléaniste, parce qu’un accord électoral entre républicains et légitimistes assurera à ces deux groupes la quasi-totalité des premiers mandats de sénateurs inamovibles.
[14] Le 16-Mai aura cependant la conséquence fâcheuse de faire tomber en désuétude le droit de dissolution de la Chambre par le président de la République ; aucun président ne se risquera donc plus à en user.
[15] D’ailleurs, Constant et Laboulaye, protestants tout comme Kant, se réfèrent explicitement à lui en de nombreuses occasions.
[16] Léon Bourgeois, Solidarité, 1896.
[17] Ceci n’est pas sans rappeler Friedrich A. Hayek, Droit, législation et liberté, tome 2, « le mirage de la justice sociale », 1976.