Ce jour où l'argent disparût
Abolir l'argent ? C'est possible ! Lénine l'a fait. Mais comment s'y est-il pris ? Visite guidée de la mesure économique la plus crétine de toute l'histoire humaine.
Par Cyber-Résistant.
Lénine au début des années 1920
Des innombrables livres écrits sur l'étrange période léniniste de l'histoire soviétique, le plus riche est sans doute La Révolution russe de Richard Pipes. Profus, intelligent, très informé, cet imposant ouvrage paru en 1990 est le seul à narrer dans le détail une des mesures les plus funestes et les plus grotesques de toute l'histoire de l'économie mondiale : la création volontaire et méthodique d'une inflation absolue. Retour sur un portenaouak aux dimensions cyclopéennes.
Un contexte peu reluisant
1918. Lénine est au pouvoir depuis un an, et cela suffit largement pour que la Russie sombre dans un chaos d'un genre inédit. Guerre civile, terreur, famine, volontarisme aveugle, paranoïa et langue de bois se superposent pour former un type de société jamais vu sur Terre. Lénine rate tout ce qu'il entreprend, mais il l'entreprend avec une telle détermination, une telle rage, qu'il parvient encore à contrôler l'essentiel de la pyramide bureaucratique : la sanguinaire Tchéka, l'armée, le parti et l'idéologie. Il invente le communisme réel sur le tas, dans l'action, sans se soucier des conséquences et avec une impeccable sincérité. Rencontrant échec cuisant sur échec cuisant dans tous les domaines de son action, il maximise sans cesse ses propres mesures, punissant la réalité qui lui résiste. Il cherche frénétiquement à forcer le passage vers le monde à venir et appelle ses troupes à faire preuve de toujours plus de brutalité. Il réprime la confusion qu'il crée : là est sa seule activité réelle, le reste étant langue de bois. L'ordre bolchévique est un désordre qui va crescendo, aiguillonné par des lois irrationnelles. "Une anarchie tyrannique", dit Alain Besançon.
Pas d'argent, pas de pauvres
L'économie n'existe plus que sous la forme de réquisitions à la baïonnette et de marché noir misérable, de désagrégation de l'industrie et de désespoir paysan. Une poignée de théoriciens communistes russes - Boukharine, Larine, Osinsky, Preobrajensky et Chaïanov - se met en tête d'abolir l'argent. Ils sont de cette génération d'intellectuels-aventuriers arrogants et bavards, grouillant dans le sillage de Lénine, presque tous fils de bourgeois abhorrant leur milieu d'origine, inventeurs de thèses sans queue ni tête greffées sur l'échafaudage marxiste. Ils brûlent de transformer l'Univers à coup d'ordonnances, de censure et de rétorsion. Nihilistes se prenant pour des scientifiques, ils ont toutes les prétentions et sont disposés à toutes les violences administratives pour parvenir à leurs fins, réaliser leurs fantasmes conceptuels, inscrire leurs noms au fronton de l'infini anti-réactionnaire. On peut les trouver comiques. L'ennui est qu'ils sont aux commandes et décident : l'abolition de l'argent aura bel et bien lieu. Le Commissaire soviétique au Finances déclare : "Les finances ne doivent pas exister dans un pays socialiste".
Éloge de l'inflation maximum
Comment s'y prendre ? La bande d'intellectuels du Kremlin sait pertinemment que dire "Débarrassez-vous du peu d'argent qui vous reste !" au peuple ne suffira pas. Le peuple n'est pas fiable, il n'a pas assez à manger, il a peur, il est imprévisible, parfois même réactionnaire. La solution doit venir d'en haut et être inarrêtable. Nos amis ont une idée géniale : déclencher une inflation telle que la monnaie perdra toute valeur. Inutile de détruire le papier-monnaie lui-même, si l'on détruit ce qu'il signifie : il ne sera plus que déchet, et abandonné. Mais pourquoi abolir l'argent, demanderez-vous ? Le bolchévisme apporte une réponse évidente à cette question : s'il n'y a plus d'argent, il n'y a plus de riches, donc il n'y a plus de pauvres. L'inégalité disparaît de facto. Pour l'intellectuel proche de Lénine, l'argent est le côté obscur de la Force, l'hostie empoisonnée de la domination économique et financière. L'abolir est le climax du rêve collectiviste.
Iouri Larine est chargé de la mise en œuvre du projet. Il doit faire marcher la planche à billets jusque qu'à évaporation définitive de leur valeur. Le 15 mai 1918, alors que l'inflation naturelle de la Russie soviétique, fruit de la guerre mondiale et de la Révolution, atteint déjà des sommets, la Banque du peuple est autorisée à émettre autant d'argent qu'elle estime nécessaire. Entendez : en avant, toute. "Dès lors", raconte Richard Pipes, "l'impression de papier-monnaie devient l'industrie la plus importante du pays". À la fin de l'année, elle emploie plus de 13.000 ouvriers. On manque de papier et d'encre : on est obligé d'en faire venir de l'étranger, quitte à puiser dans les réserves d'or ! 60% (soixante pour cent) des dépenses budgétaire de l'État sont absorbés par l'impression de billets dans la deuxième moitié de 1919. La surréalisme communiste bat son plein.
Montagnes russes
Et, mécaniquement, ça marche. Larine arrive à ses fins. Les chiffres donnent envie de se frotter les yeux. Selon un historien de l'économie cité par Pipes, du 1er janvier 1917 au premier janvier 1923, "la quantité d'argent augmente 200.000 fois et les prix des denrées 200 millions de fois". Larine et ses collègues exultent. Il n'est guère besoin d'exposer à un public libéral les effets d'une telle apocalypse monétaire sur la vie matérielle et morale quotidienne des Russes : la faim, la peur le désespoir, les ventres gonflés, les yeux exorbités, les guenilles, les errants sur les quais de gare, les coupe-gorges partout, les bandes armées, le cannibalisme. Le tableau est encore plus sombre si l'on considère que cette République Inflationniste du Léninistan est mordue jusqu'au sang par la guerre civile, et terrorise sans compter tout ce qui se présente. On compte les dégâts en centaines de milliers de morts, en régions entières dévastées, englouties par l'aberration. La Russie passe tout près de la désintégration. On a aujourd'hui mille fois tort d'imaginer que les formes pures du totalitarisme se trouvent chez Staline et Hitler. Lénine ne préfigure pas le totalitarisme, il l'instaure et l'installe. Staline le perfectionnera avec un soin maniaque, Hitler l'équipera d'une rage new look, mais le père de l'idéologie toute-puissante et des réseaux de voies ferrées menant à des lieux d'extermination est bien Vladimir Illich Oulianov. La "réforme antimonétaire" de Larine fait tant de morts qu'elle est un crime contre l'humanité, et elle en dit aussi long sur le soviétisme que les fosses communes.
Un nihilisme économique
Le peuple russe mit plus de 70 ans à sortir du cataclysme de cette première période de l'aventure soviétique, dans laquelle l'expérimentation ultra-inflationniste de Larine s'imbrique idéalement - pour la bêtise de ses principes, la toxicité de ses intentions, le caractère monumental de son application et les tragédies innombrables qu'elle engendre. Si toute l'histoire de l'URSS, et toute l'histoire du communisme mondial à compter de 1917, peuvent être lues comme une variation sur le thème du léninisme, on peut envisager la quasi-abolition de l'argent par Larine comme un symbole de l'authentique politique de gauche. La volonté sauvage d'arracher sa valeur à la monnaie illustre impeccablement cette idée : le socialisme est un nihilisme économique, et il n'est compétent que dans la destruction.
(D'après les données et le récit de Richard Pipes, in La Révolution russe, Presses Universitaires de France, pp. 626-637)
Lénine | |||||
personnage historique | |||||
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Dates | 1870-1924 | ||||
Tendance | communiste | ||||
Origine | ![]() | ||||
Articles internes | Liste de tous les articles | ||||
Citation | Cacher aux masses la nécessité d’une guerre exterminatrice, sanglante, désespérée comme objectif immédiat de l’action future, c’est se tromper soi-même et tromper le peuple. | ||||
inter lib.org sur Lénine | |||||
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Vladimir Illitch Oulianov dit Lénine est un idéologue et homme politique russe né à Simbirsk le 22 avril 1870 et mort le 21 janvier 1924. Créateur du premier État communiste, l'URSS, il a donné une réalité aux idées de Marx et de Engels, tout en transformant profondément la doctrine marxiste. Le marxisme-léninisme jette ainsi les bases du totalitarisme. En associant pour la première fois l’idée d’un parti unique, d’une police politique et d’un système concentrationnaire, il a été l’inspirateur de toutes les variantes du communisme développées au XXe s. (stalinisme, trotskisme, maoïsme, castrisme, etc.) tout en exerçant une influence sur le fascisme et le nazisme. En ce sens, il a été la personnalité majeure du siècle dernier et le principal ennemi du libéralisme.
Biographie
Le théoricien
Chez Lénine, la théorie est liée à la pratique. Il n'y a pas de dogme : l'orthodoxie est ce que dit le parti en ce moment et dans la forme où il le dit. L'effort intellectuel principal consiste à assurer la cohérence dialectique du côté de l'action politique et du côté de la théorie. Il faut conférer à chaque pas politique un sens idéologique. Il n'y a pas plus de vérité qu'il n'y a de liberté : la vérité bourgeoise s'oppose à la vérité prolétarienne. La pensée de Lénine est foncièrement dualiste.
Dès Que Faire ? (1902), il montre le parfait mépris qu’il éprouve à l’égard des ouvriers : ceux-ci ne songent qu’à améliorer leur situation matérielle et non à détruire l’ordre social existant. Le prolétariat ignore ce qui est bon pour lui. Le Parti, composé d’une élite intellectuelle qui détient la science, est l’incarnation (et non la représentation) du mouvement ouvrier. Ce parti doit être organisé de façon hiérarchisée et autoritaire comme une fabrique ou comme une armée. Le « centralisme démocratique » exclut toute liberté de critique au sein du Parti : La liberté est un grand mot, mais c’est sous le drapeau de la liberté de l’industrie qu’ont été menées les pires guerres de brigandage ; c’est sous le drapeau de la liberté du travail qu’on a spolié les travailleurs. L’expression « liberté de critique » telle qu’on l’emploie aujourd’hui renferme le même mensonge. Le Parti bolchevik, créé en 1912 et modèle de tous les PC ultérieurs, répond à cette conception.
Dans l’État et la Révolution (1917), opuscule rédigé entre les révolutions de février et d’octobre, il se présente comme le restaurateur du vrai marxisme. Contre les opportunistes partisans d’une prise de pouvoir légal, Lénine souligne la nécessité d’une prise de pouvoir violente pour supprimer l’État bourgeois et le remplacer par un État prolétarien. Instrument d’oppression, l’État doit être au service de la classe révolutionnaire : la violence sera au service de la majorité (le peuple) contre la minorité bourgeoise. Avec la disparition des exploiteurs, les intérêts de tous seront en harmonie avec ceux de tous et l’État dépérira. Cette première phase de dictature du prolétariat, le socialisme, va donc inévitablement déboucher sur le communisme, règne de l’abondance. En attendant, tous sont soumis à l’État, dans une bureaucratie autogestionnaire généralisée : Recensement et contrôle, voilà l’essentiel et pour l’organisation et pour le fonctionnement régulier de la société communiste dans sa première phase. Ici, tous les citoyens se transforment en employés salariés de l’État constitué par les ouvriers armés. Tous les citoyens deviennent les employés et les ouvriers d’un seul cartel du peuple entier, de l’État. Il ébauche le modèle d’une système totalitaire : Quand la majorité du peuple commencera par elle-même et partout ce renversement, ce contrôle des capitalistes (transformés alors en employés) et de la gent intellectuelle qui aura conservé les pratiques capitalistes, alors ce contrôle sera vraiment universel, général, national, et nul en pourra plus s’y soustraire, de quelque manière que ce soit ; « on n’aura plus où se mettre ».
Lénine rejette la morale « bourgeoise » : « Notre morale est entièrement subordonnée aux intérêts de la lutte du prolétariat », aussi « nous disons : est moral ce qui contribue à la destruction de l’ancienne société d’exploiteurs et au rassemblement de tous les travailleurs autour du prolétariat en train de créer la nouvelle société communiste ». La violence est légitime quand elle exercée par les opprimés, le mensonge et le cynisme sont nécessaires pour faire triompher la cause portée par le mouvement de l’histoire. Le droit est à ses yeux également une « illusion bourgeoise ». La création de la Tchéka, la police politique est suivie rapidement par l’ouverture du premier camp de concentration. « Un bon communiste c’est aussi un bon tchékiste ». Le but de la politique est de détruire l'adversaire : « Cacher aux masses la nécessité d’une guerre exterminatrice, sanglante, désespérée comme objectif immédiat de l’action future, c’est se tromper soi-même et tromper le peuple. »
L’importance décisive de 1918 et du communisme de guerre
A l’arrivée au pouvoir des bolcheviks ceux-ci ne contrôlent pas grand chose dans un pays qui a sombré dans l’anarchie. Les paysans se sont emparés des terres et les ouvriers ont pris le contrôle des usines. Il n’y a plus ni noblesse ni bourgeoisie industrielle. De plus, la paix de Brest-Litovsk (mars 1918) enlève à la Russie les régions agricoles les plus riches et les régions industrielles les plus productrices. Pour Martin Malia, c’est le vide social de tout ce qui existe au-dessus du peuple (tout ce qui n’est ni paysan ni ouvrier) qui laisse au Parti la possibilité de s’organiser en bureaucratie idéocratique universelle : le Parti va remplacer la société. La destruction du capitalisme révèle ce constat fâcheux : le socialisme ne se manifeste nulle part : il faut le construire.
A l’été 1918, le processus de désintégration menace le pouvoir bolchevique : le communisme de guerre va permettre de sauver le régime tout en posant les bases du futur État soviétique. Les soviets sont épurés en juillet et tous les partis sont mis hors la loi en août. Le terme ennemi de classe désigne désormais ceux qui sont hostiles à l’État à Parti unique. De plus, entre avril et décembre, par une série de mesures improvisées, l’ensemble de l’économie est nationalisé. Il faut donc créer un organisme central pour remplacer le marché : le Soviet panrusse de l’économie nationale, préfiguration du Gosplan. Sans marché, seul le plan peut décider des investissements. Pour battre les armées blanches, l’État doit également mettre sur pied une armée, l’Armée rouge : la militarisation de la société va de pair avec l’étatisation de l’économie. L’Armée rouge réussit, en dépit de sa médiocrité, a triompher de ses adversaires : les armées blanches étaient divisées, peu populaires aux yeux des paysans et elles s’appuyaient sur l’étranger, ce qui faisait jouer le réflexe nationaliste en faveur des bolcheviques. La Tcheka, créé en décembre 1917, devient à l’automne 1918 un organisme centralisé au service du Parti.
Une des conséquences importantes de la crise de 1918 est la bureaucratisation du Parti. Le Politburo devient le comité directeur aux dépens du Comité central et un Secrétariat (sans le nom) est créé sous la direction de Sverdlov qui inaugure le système de domination d’en haut que devait développer ensuite Staline. A l’automne, les membres des soviets sont désormais nommés par l’appareil de l’État. Les effectifs du parti augmentent : de 125 000 à 600 000 en 1920. D’origine modeste, les nouveaux membres y trouvent un moyen d’ascension sociale inouï : à demi incultes, ils vont s’identifier plus facilement à un Staline qu’à un intellectuel comme Trotski.
Le seul groupe social qui conserve son autonomie, c’est la paysannerie. Le communisme de guerre n’a pu en venir à bout. Pour le reste, il n’y a plus de société civile : il ne peut donc y avoir ni Thermidor, ni Restauration. Avec la révolte de Kronstadt, Lénine prend conscience de la nécessité du centralisme démocratique : avec le Xe Congrès, le caractère « monolithique » du Parti est établi définitivement par l’interdiction des factions. La NEP improvisée en 1921 est une concession face aux graves problèmes économiques. Elle repose sur une contradiction entre le système politique et l’économie de marché : le Parti qui ne peut pas admettre le pluralisme politique ne peut admettre non plus le pluralisme économique.
Bibliographie
- Œuvres complètes dont :
- 1899 : Le développement du capitalisme en Russie
- 1902 : Que faire ?
- 1904 : Un pas en avant, deux pas en arrière
- 1905 : Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique
- 1908 : Marxisme et révisionnisme ; Matérialisme et empiriocriticisme
- 1913 : Les trois sources et les trois parties constitutives du marxisme
- 1915 : La faillite de la II° Internationale
- 1916 : L'impérialisme, stade suprème du capitalisme ; L'opportunisme et la faillite de la II° Internationale
- 1917 : Thèses d'Avril ; L'État et la révolution
- 1918 : Sur l'infantilisme "de gauche" et les idées petites-bourgeoises ; La révolution prolétarienne et le rénégat Kautsky
- 1919 : De l'État ; Les tâches de la III° Internationale
- 1920 : La maladie infantile du communisme (le "gauchisme")
- 1923 : Testament politique
Sources
- Philippe Nemo, Histoire des idées politiques aux temps modernes et contemporains, PUF 2002.
- Alain Besançon, Les origines intellectuelles du Léninisme, Calmann-Lévy 1977.
- Hélène Carrère d'Encausse, Lénine, Fayard 1998.
- Martin Malia, Comprendre la Révolution russe, Le Seuil Points histoire 1980.
Citations
« Lénine était le plus grand des hommes après Hitler et la différence entre le communisme et la foi d’Hitler est très subtile. » (Joseph Goebbels)