AGORISME
Après avoir détaillé notre passé et notre présent étatique, et touché un aperçu crédible d’une bien meilleure société réalisable avec notre savoir et notre technologie actuelle – sans qu’aucun changement de la nature humaine ne soit nécessaire – nous en arrivons à la partie essentielle de ce manifeste: comment aller d’ici à là ? La réponse se divise d’elle-même en deux. Sans l’Etat, la distinction entre le microscopique (l’interaction de l’individu avec son environnement – y compris le marché) et le macroscopique (interaction de collectivités) ne serait plus qu’un exercice statistique n’intéressant que quelques agences de marketing. Et quand bien même, une personne ayant un sens élevé de la décence pourrait avoir envie de comprendre l’implication de chacun de ses actes même quand ils ne causent aucun tort à personne.
En revanche, avec la présence de l’Etat pour souiller chacun de nos actes et remplir nos esprits de culpabilité artificielle, anticiper l’impact social de nos actes devient soudain très important. Par exemple, si nous ne payons pas un impôt sans être attrapé, qui en souffre ? Nous ? L’Etat ? Des tiers innocents ? L’analyse libertarienne montre que l’Etat est responsable de tout dommage aux tiers innocents dont il accuse les « fraudeurs fiscaux égoïstes » ; et les « services » que l’Etat « offre » sont tous illusoires. Mais même dans ce cas, il doit bien y avoir plus à faire que simplement frauder le fisc en douce ? Si l’usage d’un parti politique ou d’une armée révolutionnaire est inefficace, voire contre-productive pour atteindre l’objectif libertarien, quelle catégorie d’action collective peut fonctionner ? La réponse est: l’agorisme.
Il est possible, pratique et même rentable de basculer de larges portions d’humanité d’une société étatique à une société agoriste par la libre entreprise. C’est, au sens le plus strict du terme, une activité vraiment révolutionnaire qui sera décrite dans le prochain chapitre. Mais pour comprendre cette réponse, il faut d’abord la décrire à l’échelle microscopique. [1]
La fonction de l’économie pseudo-scientifique avancée par l’intelligentsia étatiste, en plus de son but officiel de faire des prédictions (comme les augures de l’Empire Romain en leur temps) pour le compte de la classe dominante, est de mystifier et d’obscurcir pour la classe dominée le comment et le pourquoi du pillage de leur richesse. Expliquer comment les gens doivent conserver leur richesse légitime et empêcher l’Etat de leur voler constitue donc la Contre-culture économique, ou Contre-économie. [2] La pratique réelle des actions humaines destinées à éviter, empêcher et tromper l’Etat constitue l’activité contre-économique, mais de la même façon que « économie » est utilisée pour parler à la fois de la science et des phénomènes qu’elle étudie, le mot Contre-économie désigne à la fois l’activité et la théorie. Puisque nous venons de définir ce qu’est la théorie contre-économique, ce qui sera par la suite décrit comme Contre-économie est la pratique elle-même.
Référencer la totalité ou même juste l’essentiel de la partie pratique de la contre-économie prendrait tout un volume. [3] Ici, nous n’aborderons que ce qui est strictement nécessaire pour comprendre le reste du manifeste.
Aller d’une société agoriste vers une société étatiste devrait être un travail hardu, comme un chemin de haute énergie dissipant beaucoup d’entropie, en physique. Après tout, une fois que l’on vit dans une société libre, fonctionnelle et bien définie, pourquoi voudrait-on retourner à un système d’oppression systématique, de pillage organisé et de propagande de masse ? Répandre l’ignorance et les superstitions irrationnelles parmi des gens rationnels et informés est très difficile ; et entourer d’une brume mystique ce qui est clairement compris par une écrasante majorité est quasiment impossible. C’est pourquoi une société agoriste serait très stable contre le retour à l’étatisme, mais au contraire ouverte à toute amélioration.
Revenons en arrière dans le temps, repassons le film à l’envers, depuis la société libre jusqu’à la société étatisée d’aujourd’hui. Que pourrions-nous observer selon toute vraisemblance ?
Des poches d’étatisme apparaîtraient, presque certainement sur des territoires contigüs puisque l’Etat a besoin d’un monopole territorial. Les victimes restantes dans ces poches deviendraient inévitablement conscientes de la liberté ambiante autour d’eux et « s’évaporeraient » hors de ces poches. Des grands assureurs contre le crime et des divisions privées des agences de protection contiendraient ces poches d’étatisme, en accord avec les gens habitant à proximité, qui seraient bien avisés de souscrire une assurance « musclée » contre le risque non-négligeable d’esclavage étatique pesant sur eux. De même, les voyageurs se rendant dans les zones menacées par l’Etat doivent peser les risques et financer d’une manière ou d’une autre leur protection. Les agoristes pourraient coexister pacifiquement avec les sous-sociétés étatistes, à ce moment-là, en maintenant une « politique étrangère » isolationniste, puisque les coûts d’une invasion de ces poches d’étatisme et la libération de leurs esclaves coûterait plus que les bénéfices potentiels (sauf si, à l’inverse, c’est l’Etat qui essaie d’envahir dans un mouvement désespéré), mais il n’y a aucune raison valable d’imaginer que les victimes restantes choisiraient de rester opprimées tandis que l’alternative libertarienne autour d’eux serait si visible et si accessible. Les zones d’Etat seraient alors comme une solution chimique sursaturée, prête à précipiter une anarchie.
Revenons encore en arrière d’une étape, et nous trouvons une situation inversée. Nous voyons de larges secteurs de société soumis à l’étatisme et de plus petits vivant aussi agoristement que possible. En revanche, il y a une différence notable: les agoristes n’ont pas besoin de contigüité territoriale. Ils peuvent vivre n’importe où, bien qu’ils aient tendance à s’associer avec leurs camarades agoristes, pour non seulement se soutenir mutuellement, mais aussi pour réduire leurs frais et donc augmenter leurs profits et opportunités de partage et d’échange. C’est toujours plus sûr et plus rentable pour gérer des relations de confiance entre clients et fournisseurs. Ces raisons poussent les individus agoristes à s’associer spontanément entre eux et à se séparer des étatistes. (Cette tendance n’est pas juste théorique, elle existe partout en pratique à l’état embryonnaire, même dans les sociétés les plus étatisées et collectivisées comme la Corée du Nord.) Certains territoires plus faciles à défendre, comme des colonies spatiales, des îles ou des quartiers de grandes villes peuvent même être entièrement agorisés, partout où l’Etat est incapable de les écraser facilement. Mais la plupart des agoristes vivent à cette étape dans des territoires officiellement sous contrôle de l’Etat.
Il y aura alors tout un spectre graduel d’agorisme parmi la plupart des individus ; tout comme il y en a un aujourd’hui, certains bénéficiant d’un étatisme plus poussé, d’autres pleinement conscients de l’alternative agoriste et capables de vivre « en dessous du radar », avec tout le reste vivant quelque part entre ces deux extrêmes à des degrés divers de confusion.
Finalement, revenons encore en arrière à l’étape où il n’y a que quelques personnes qui comprennent l’agorisme, tandis que l’écrasante majorité des gens s’imagine bénéficier de l’Etat ou ignore l’existence de l’alternative, plus une poignée d’étatistes: l’appareil étatique et la classe dominante, qui seule reçoit réellement un bénéfice de l’intervention de l’Etat dans le Marché. [4]
C’est notre société actuelle. Nous somme revenus à la « maison ».
Avant de renverser la vapeur et de décrire le trajet de l’étatisme à l’agorisme, observons la société actuelle avec notre nouvelle capacité de perception agoriste. Comme un voyageur rentrant chez lui après un séjour exotique voyant d’un oeil neuf le monde dans lequel il vit grâce à ce qu’il a appris à l’étranger, nous avons maintenant une vision plus ouverte des circonstances présentes.
Mis à part les quelques Néo-Libertariens éclairés tolérés dans les zones étatistes les plus libérales de cette planète (une « tolérance » qui existe grâce à une contamination partielle de l’étatisme par le libertarianisme), nous voyons quelque chose: un grand nombre de gens qui agissent de manière agoriste sans avoir conscience de toute théorie, uniquement motivés par leur intérêt individuel, et qui sont occupés à éviter, empêcher et tromper l’Etat. Il y a certainement un espoir potentiel ici ?
Dans l’Union Soviétique, une forteresse de l’hyper-étatisme dotée d’une « économie » officielle en ruine, un marché noir gigantesque fournissait les Russes, les Arméniens, les Ukrainiens et tous les autres de tout ce dont ils avaient besoin: nourriture, équipement électronique, faux papiers et privilèges dispensés par la classe dominante. Comme l’a rapporté le Guardian Weekly, la Birmanie est presque entièrement couverte d’un marché noir où l’Etat est réduit à l’armée, la police et quelques politiciens vieillissants. A des degrés divers, c’est aussi le cas de presque tous les pays du Second et Tiers Monde. (NdT: c’était vrai dans les années 70, mais plus tellement aujourd’hui à cause des efforts de l’ONU, l’OMC, le FMI, l’interventionnisme des Etats occidentaux – notamment contre le trafic de drogue – etc…)
Qu’est-ce que le « Premier Monde » ? Dans les pays socio-démocrates, le marché noir est plus petit car le « marché blanc » constitué des transactions légales est plus gros, pourtant il reste substantiel. Par exemple, l’Italie a un « problème » causé par ses services publics fonctionnant uniquement de 7h du matin à 14h, car les fonctionnaires vont travailler illégalement le reste du temps pour obtenir un revenu supplémentaire non taxé. Les Pays-Bas ont un vaste marché noir de l’immobilier à cause de l’hyper-régulation de l’Etat dans ce domaine. Le Danemark est peuplé de champions de l’évasion fiscale, au point que ceux-ci forment la seconde plus grosse formation politique du pays. Et ce ne sont que les exemples les plus visibles que la presse a été capable de, ou a voulu, dévoiler. Les réglementations sur le change sont largement ignorées ; en France, par exemple, on considère que tout le monde cache de l’argent (sous un matelas, traditionnellement), et les voyages en Suisse pour faire autre chose que du ski sont très courants.
Pour comprendre vraiment l’étendue de cette activité contre-économique, il faut regarder dans les économies relativement libres et « capitalistes ». Observons les marchés noirs et gris [5] en Amérique du Nord et rappelons-nous que c’est là où cette activité est la plus faible au monde aujourd’hui.
D’après le fisc fédéral américain, il y a au moins vingt millions d’individus participant à « l’économie underground » d’évasion fiscale payant leurs transactions en cash ou par troc pour ne pas être détectés. D’autres millions gardent de l’or chez eux ou ont des comptes secrets à l’étranger pour combattre la taxation et l’inflation. Des millions « d’immigrés illégaux » travaillent, d’après le Ministère de l’Immigration et du Service de Naturalisation. Encore d’autres millions commercent et consomment de la marijuana et autres drogues pharmaceutiques comme le laetrile ou d’autres drogues illicites.
Et tous ces gens pratiquent les « crimes sans victimes ». En plus de la drogue, il y a la prostitution, la pornographie, la contrebande, les faux papiers, le jeu et certaines pratiques sexuelles proscrites entre adultes consentants. En dépit des « mouvements de réforme » défendant la légalisation de tout ça, la population elle-même a déjà tranché et commencé à agir – et en faisant tout ça, elle crée la contre-économie.
Mais ça ne s’arrête pas là. Depuis que les limites de vitesse ont été imposées aux USA par le gouvernement fédéral, la quasi-totalité des conducteurs américains se sont mis à la contre-économie. L’industrie des transports routiers a développé l’usage de la CB pour contourner la surveillance de l’Etat. Pour un indépendant qui peut faire quatre voyages à 75 miles à l’heure au lieu de trois à 55, la contre-économie est une question de survie.
La tradition de la contrebande pousse aujourd’hui des cargaisons entières de marijuana et de contrefaçons ou d’appareils et biens sortant des quotas d’importation, et des fournées entières de gens sans papiers depuis les pays du tiers monde jusqu’ici ; jusqu’aux touristes revenant de voyage avec un peu plus que ce qu’ils déclarent à la douane.
Pratiquement tout le monde participe d’une façon ou d’une autre à fausser la déclaration ou représentation des revenus au fisc et aux douanes, depuis les prêts entre amis, les transactions à l’intérieur de la famille, les pourboires non déclarés, et même la pratique de positions sexuelles interdites par la loi.
D’une façon ou d’une autre, donc, tout le monde est contre-économiste ! C’est un résultat prévisible à travers la théorie libertarienne. Chaque aspect de l’action humaine a sa régulation étatique pour l’interdire, la réguler, la contrôler et la taxer. Ces lois sont si nombreuses que le Parti « Libertarien », qui a pourtant empêché la proclamation d’une bonne dizaine de plus à chaque session législative, n’aurait aucun espoir de parvenir à les éliminer toutes (et encore moins éliminer le mécanisme bien huilé qui les fabrique en série !) en un millénaire ! [6]
Il est évident que l’Etat est parfaitement incapable de faire appliquer tous ses décrets. Pourtant, il essaie. Et si tout le monde fait dans la Contre-économie, pourquoi la Contre-économie n’a-t’elle pas déjà envahi l’économie toute entière ?
En dehors de l’Amérique du Nord, on peut ajouter l’effet de l’impérialisme. L’Union Soviétique a reçu le soutien de pays plus développés dans les années 1930 et de grandes quantités d’instruments de violence pendant la Seconde Guerre Mondiale. Même aujourd’hui le « commerce » fortement subventionné par des prêts non-remboursables pousse un peu plus les régimes soviétiques et chinois. Ce flux de capital (ou plutôt d’anti-capital, puisque il est destructeur de valeur), en plus de l’aide militaire de la part des deux grands blocs, maintiennent de nombreux régimes partout sur le globe. Mais ça n’explique pas la situation nord-américaine.
Ce qui existe partout sur la planète et qui permet à l’Etat de persister, c’est l’accord de la victime. [7] Chaque victime de l’étatisme a internalisé le système de l’Etat à un degré ou un autre. La proclamation annuelle du fisc fédéral américain que l’impôt sur le revenu dépend de « l’obéissance volontaire » est vraie, ironiquement. Si les contribuables coupaient le cordon ombilical, l’Etat-vampire périrait inévitablement, la bête perdrait ses griffes. Si tout le monde abandonnait la « monnaie légale » pour l’or ou d’autres biens comme paiement dans les contrats et transactions, il semble douteux que la taxation puisse encore maintenir en place l’Etat. [8]
C’est là que le contrôle de l’Etat exercé sur les systèmes d’éducation et sur les médias, directement ou à travers son appropriation par des membres de la classe dominante, devient cruciale. Au départ, le clergé existait pour approuver le roi et l’aristocracie, entourant de mythologie les relations entre oppresseurs et opprimés, et induisant un sentiment artificiel de culpabilité chez les insoumis. Le démantèlement de la religion d’état a transféré cet office sur le dos d’une nouvelle classe d’intellectuels (que les Russes ont baptisé intelligentsia). Certains intellectuels, tenant la vérité comme sacrée (comme le faisaient avant eux les prêtres tombant en hérésie) travaillent à clarifier et expliquer au lieu de mystifier, mais ils sont rejetés et salis, tenus à distance de l’Etat et écarté de ses sources contrôlées de revenu. C’est comme cela qu’est créé le phénomène de dissidence, de scepticisme et de révisionisme ; et de là que vient l’attitude d’anti-intelligence induite dans la population, qui doute du fonctionnement des instances scientifiques ou ne le comprend pas.
Notez comme les intellectuels anarchistes sont attaqués et réprimés systématiquement par tous les Etats ; et comment ceux qui plaident pour le renversement de la classe dominante – même dans le but de les remplacer par une autre – sont censurés. Ceux qui proposent des réformes qui éliminent certains bénéfices de l’Etat pour en créer d’autres sont souvent applaudis par les membres bénéficiaires des Hautes Sphères, et attaqués par les perdants potentiels.
Une des caractéristiques communes des participants du marché noir même les plus enhardis, c’est la culpabilité. Ils souhaitent souvent « en finir avec ça » et revenir ensuite « se mettre au vert ». Les contrebandiers et les prostituées rêvent tous d’être réacceptés par la société – même quand ils forment déjà une « sous-société » de parias qui s’entraident. Pourtant il y a eu des exceptions à ce phénomène de désir de reconnaissance: les communautés religieuses déviantes du XVIIème siècle, les communautés utopiques du XIXème, et plus récemment la contre-culture hippie et la Nouvelle Gauche. Ce qu’ils avaient, c’était une conviction que leur sous-société était supérieure au reste de la société. La réaction de crainte envers eux, produite par leur existence sur le reste de la population, n’était rien de moins que la peur qu’ils aient raison.
Tous ces exemples de sous-sociétés autonomes ont échoué pour la même raison: l’ignorance de l’économie. Aucune cohésion sociale, même la plus sincère, ne peut aller à l’encontre de ce qui constitue la fondation ultime de toute société: la division du travail. Les communes anti-marché défient la seule loi qui s’exerce sans l’intervention de l’homme: la loi de la nature. L’organisation structurelle de base de la société (en dehors de la famille) n’est pas la commune, ni la tribu, ni la tribu étendue, ni l’Etat, mais l’agora. Peut importe la force du désir de voir le communisme fonctionner réellement, et les efforts pour y parvenir, cela ne peut qu’échouer. Ils peuvent tenter de repousser l’agorisme déséspérément pendant un long moment, au prix d’efforts insensés, mais une fois qu’il passe le « flux » ou la « main invisible » ou la « grande marée de l’Histoire » ou la « recherche de l’intérêt personnel » ou « l’instinct naturel » ou « l’émergence » ou la « spontanéité » emporte inexorablement toute société en direction de l’agora.
Pourquoi une telle résistance au bonheur concret ? Les psychologistes se sont confrontés au problème dès les premiers pas de leur science embryonnaire. Mais nous pouvons toutefois donner deux réponses générales aux questions d’ordre socioéconomiques: l’internalisation des anti-principes (ceux qui ressemblent à des principes mais sont contraires à la loi naturelle) et l’opposition aux intérêts opportunistes.
Maintenant nous voyons clairement ce qui est nécessaire pour créer une société libertarienne. D’un côté il faut l’instruction des activistes libertariens et la prise de conscience croissante des contre-économistes des principes libertariens et de leur soutien mutuel. « Nous avons raison, nous agissons mieux, nous vivons d’une façon morale et cohérente, et nous construisons une meilleure société – dans notre intérêt et celui des autres », comme pourrait l’affirmer nos « groupes de rencontre » contre-économiques.
Notez que les libertariens qui ne sont pas eux-même pratiquants contre-économiques ne seraient pas forcément convaincus. Les candidats politiques « libertariens » affaiblissent leurs propos par leurs propres actes ; certains ont même travaillé aux impôts ou dans les ministères de la défense !
D’un autre côté, nous devons nous défendre contre les intérêts opportunistes, ou au moins atténuer autant que possible leur caractère oppressif. Si nous présentons l’activité réformiste comme contre-productive, comment la faire accepter ?
Une façon de faire est d’attirer de plus en plus de gens vers la contre-économie et réduire les opportunités de pillage disponibles pour l’Etat. Mais l’évasion n’est pas suffisante ; comment nous défendre et même contre-attaquer ?
Lentement mais sûrement nous irons vers une société plus libre, détournant les contre-économistes vers le libertarianisme, et les libertariens vers la contre-économie, pour finalement réunir la théorie et la pratique. La contre-économie croîtra et s’étendra vers l’étape suivante, vue dans notre voyage à rebours du temps, avec une sous-société agoriste toujours plus grande nichée à l’intérieur de la société étatisée. Certains agoristes pourraient condenser des districts et des ghettos tout entiers, et prévaloir dans des îles ou des colonies spatiales entières. C’est à ce moment-là que la protection et la défense deviendront importantes.
A l’aide de notre modèle agoriste (chapitre 2), nous pouvons voir comment l’industrie de la protection doit évoluer. D’abord, pourquoi s’engager dans la contre-économie en l’absence de protection ? Le gain par rapport au risque qu’ils prennent est plus grand que la perte probable. C’est également vrai de toute activité économique, bien sûr, mais plus encore pour la contre-économie:
Le principe fondamental de la contre-économie est d’échanger le risque contre le profit. [9]
Plus le profit escompté est élevé, plus le risque pris est grand. Notez qu’à mesure que le risque décroît, beaucoup plus d’activité serait tentée et accomplie – c’est un indicateur sûr qu’une société libre est plus riche qu’une socété asservie.
Le risque peut être réduit par une prudence plus élevée, les précautions, la sécurité (verrous et cachettes), et en faisant confiance avec discernement et parcimonie. Ce dernier point indique la préférence d’échanger avec un camarade agoriste et une incitation économique forte d’adhésion à une sous-société agoriste, poussant au recrutement et à la loyauté.
Les entrepreneurs contre-économiques ont un intérêt direct à fournir une meilleure sécurité, des cachettes plus discrètes, des instructions plus efficaces pour l’évasion et la sélection de clients potentiels ou fournisseurs potentiels. C’est ce qui fait naître l’industrie contre-économique de protection.
En grossissant, elle pourrait assurer contre les « raids », diminuant ou étalant ainsi les risques contre-économiques et accélérant la croissance contre-économique. Puis ils pourraient proposer des points de rencontre gardés et des espaces de stockage secrets protégés par des alarmes et dissimulés par tout ce que la technologie peut offrir. Des gardes peuvent être proposés pour les défendre contre les vrais criminels (autres que ceux de l’Etat). L’industrie officielle de la sécurité privée s’est déjà bien immiscée dans le monopole de protection des citoyens réservé à l’Etat.
Sur ce chemin le risque de violation de contrat entre agents contre-économiques sera diminué par l’arbitrage privé. Puis les agences de protection fourniront des services d’application de contrats, bien que le plus grand « applicant » du genre sera encore l’Etat auquel l’une des parties peut dénoncer l’autre. Mais une telle action l’expulserait très vite de la sous-société ; un mécanisme d’application interne aurait donc une grande valeur.
Au stade final les transactions contre-économiques avec les étatistes deviendraient applicables par les agences de protection et les agoristes se protègeraient mutuellement de la criminalité étatique. [10]
A ce niveau nous atteignons la dernière étape avant l’avènement de la société libertarienne. La société est divisée en grandes zones agoristes superposées entourant quelques secteurs étatisés. Et nous sommes au bord de la Révolution.
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Notes:
[1] Micro et macro se réfèrent à la pseudo-science économique de l’Etat. Bien que la contre-économie fasse partie de l’agorisme (jusqu’à la disparition de l’Etat), l’agorisme recouvre à la fois la pratique contre-économique et la théorie libertarienne. Comme cette théorie implique une conscience des conséquences de la pratique massive de contre-économie, j’utilise « agoriste » dans le sens macroscopique et « contre-économique » dans le sens microscopique. Et comme cette distinction est ambigüe, il y a parfois confusion et collision entre les deux.
[2] « Contre-économie » est à l’économie ce que « contre-culture » est à la culture. Ce n’est pas de « l’anti-économie », pas plus que la contre-culture n’est de « l’anti-culture ».
[3] Ce volume, Contre-Economie, a été entamé et devrait être terminé d’ici 1981, et publié en 1982 d’une façon ou d’une autre, avec l’aide du Marché !
- Note à la Seconde édition: le Marché n’aide pas encore, mais bientôt…
[4] Cette classe a été appelée Classe dominante, Elite ou encore Conspiration, suivant que sa dénonciation vienne d’un marxiste, d’un démocrate ou d’une personne familière avec la nomenclature de Bircher. Ces termes sont ici interchangeables, pour montrer qu’une telle identification est courante.
[5] Bien que certains actes d’agression soient souvent associés au terme « marché noir », comme le meurtre et l’extorsion, l’écrasante majorité des autres « crimes organisés » sont parfaitement légitimes pour un libertarien, même s’ils peuvent parfois être d’un goût douteux. La Mafia, par exemple, ne fait pas partie du marché noir mais au contraire agit exactement comme un Etat en collectant des tributs de protection (taxes) de ses victimes, et maintient son contrôle par des exécutions et des actes de violence chaque fois que son monopole territorial est menacé. Ces actes sont appelés le marché rouge pour les différencier des actes moraux du marché noir, discuté plus loin. En bref, le « marché noir » est tout ce qui est interdit par l’Etat, qui n’est pas violent, et qui est réalisé malgré son illégalité. Le terme de « marché gris » utilisé ici concerne les biens et services qui ne sont pas illégaux en soi mais qui sont obtenus et distribués d’une façon prohibée par l’Etat. Ce qu’on appelle communément « crime de col blanc » tombe dans cette catégorie et provoque rarement l’indignation de la plupart des gens. La ligne de démarcation entre marché gris et marché noir dépend largement de l’état de conscience de la société pour celui qui fait la distinction. Le marché rouge est clairement défini et entièrement distinct. Le meurtre: marché rouge ; se défendre contre un criminel (quand l’Etat interdit de se défendre) – y compris un criminel de l’Etat comme un policier – ça tient du marché noir à New-York et gris dans le Comté d’Orange.
[6] C’est pourquoi un Parti « Libertarien » ne peut que perpétuer l’étatisme. De plus, le P »L » laisserait la classe dominante jouir de son butin mal acquis et maintiendrait le système d’application et de répression de l’Etat.
[7] Un exemple de fonctionnement peut aider à comprendre. Supposez que je souhaite recevoir et vendre des biens de contrebande ou éviter un impôt ou circonvenir à une réglementation. Imaginons qu’ainsi je puisse gagner 100 000$.
D’après les taux de capture fournis par le gouvernement, toujours gonflés à outrance par rapport à la réalité en leur faveur pour la simple et bonne raison que personne n’ira les contredire et parce qu’ils n’ont aucun moyen de découvrir tout ce que nous faisons qui leur échappe entièrement, je trouve un taux de 20%. Il y a ensuite le taux de ces capturés qui vont au tribunal et sont condamnés même avec un bon avocat. Disons 25% vont au tribunal, et 50% sont condamnés. (J’exagère ce dernier taux pour inclure les frais de justice car dans ce cas même un acquittement est une perte sèche). Je cours donc un risque de 2,5% (0,2 x 0,25 x 0,5 = 0,025). C’est même un taux élevé pour la plupart des cas réels.
Supposons que l’amende maximale est 500 000$ ou 5 ans de prison, ou les deux. En excluant mes transactions contre-économiques (elles ne comptent pas pour décider si il faut les faire ou pas), je peux gagner 20 000$ par an donc les années de prison me feraient perdre 100 000$ de plus. C’est difficile de calculer le coût réel d’une année d’incarcération, mais au moins dans notre société actuelle ce n’est pas tellement pire que les autres institutionalisations (conscription, maison d’arrêt, pension scolaire, internement médical) et au moins un contre-économiste n’est pas poursuivi par la culpabilité et le remord.
Donc je pèse 2,5% d’une perte potentielle de 600 000$ et 5 années, contre un gain de 100 000$ ! Et je peux m’assurer pour 14 000$ ou moins pour payer tous les coûts et amendes ! En bref, ça marche.
[8] Il faut rappeler que les entreprises peuvent croître considérablement dans la contre-économie. On peut débattre de la probable existence de « salariés » à la place de « contractuels indépendants » pour les étapes de production mais l’auteur juge le concept de « contre-maître » ou « patron » est un héritage anachronique du féodalisme et non, comme Marx le prétend, du « capitalisme ». Bien sûr, l’étato-capitalisme est le contraire de ce que les libertariens défendent. De plus les grandes entreprises d’aujourd’hui pourraient devenir partiellement contre-économiques, en laissant une partie de leur activité dans le « marché blanc » pour endormir les agents de l’Etat et s’acquitter officiellement de leurs taxes et en rapportant un nombre partiel de leurs véritables employés. Le reste de l’entreprise pourrait (comme c’est à peu près toujours le cas en pratique) se développer rapidement en dehors de la comptabilité officielle en contact avec des indépendants fournissant biens et services, et distribuant le produit fini. Personne, ni employé ni entreprise ni entrepreneur, n’a besoin d’être dans le marché blanc.
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