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Sous le voile de Benazir
Par Laurent Murawiec à Washington
© Metula News Agency
Au pouvoir, elle continua à exploiter la ferveur des miséreux
A ne manquer sous aucun prétexte, au matin du 1er janvier, les vœux de l’an des rédacteurs de la Ména. Ils donnent le ton de l’année nouvelle !
Les bondieuseries coulent à flot : Benazir Bhutto est canonisée, sainte laïque de la démocratie. L’ennui, c’est que l’image ne correspond en rien à la réalité. Recadrons un peu l’image pieuse.
Benazir Bhutto était l’héritière d’une dynastie de grands propriétaires fonciers du Sind, l’une des quatre provinces constituantes du Pakistan. Comme les autres latifondiaires, les Bhutto, immensément riches, sont virtuellement propriétaires des villages et des villageois, qu’ils traitent depuis toujours comme des serfs. On n’éduque pas, on taxe. On n’alphabétise pas, on rançonne. Mais le père de Benazir, Zulfikar Ali Bhutto, s’était déclaré « socialiste », étiquette qui recouvrait un populisme creux et corrompu, enrobé d’un charme indéniable. Pour lui, comme pour la quasi-totalité de la classe politique pakistanaise, le pouvoir était avant tout un moyen de s’enrichir démesurément en pillant l’Etat et la nation. Voleur de grande envergure, il ne se différenciait en rien des autres, sinon par le label. Il était aux affaires, quand l’Armée pakistanaise se livra à l’un des plus abominables massacres de l’histoire de l’après-guerre : les Bengalais (musulmans) du Pakistan oriental, ayant osé déclarer leur indépendance, la soldatesque pendjabi (musulmane) du Pakistan (alors « occidental ») massacra sans retenue, jusqu’à ce que l’Armée indienne inflige à ces soudards une raclée mémorable et méritée.
Ali Bhutto plaça le Pakistan sous la houlette de l’Arabe saoudite. C’est lui qui lança, à l’époque contemporaine, la nouvelle vague de l’islamisation du pays, jusqu’à lors en équilibre relatif entre Islam et sécularisme. C’est lui qui fit de la Charia la loi du pays – « socialisme islamique », n’est-ce pas ? Lorsqu’il tomba sur plus islamiste que lui, avec le général Zia ul-Haq, il le paya de sa vie : le partage des dépouilles n’est pas le fort des dirigeants pakistanais, civils ou militaires. Bhutto fut ignoblement pendu par l’ignoble Zia, lequel, aux dires d’un général indien, « aurait volontiers importé du sable d’Arabe saoudite pour que le Pakistan ressemble plus à l’Arabie ». Le martyr pendu acquit dans la mort un lustre que ses actes ne méritaient guère. C’est lui qui avait mis en route la « bombe islamique », qui rend le Pakistan d’aujourd’hui si dangereux. Sur financement saoudien, une fois encore, le Pakistan miséreux dépensa sans compter pour se doter d’armes nucléaires et de missiles balistiques. Le bilan était accablant.
Benazir prisonnière fut vilainement traitée par Zia, lequel fit du Coran une puissance constitutionnelle et du djihad une doctrine officielle. N’était-il pas conseillé par Abou Ala Maudoudi, l’un des principaux théoriciens du djihad au XXème siècle, lequel se prenait pour le Mahdi ? Après la mort de Zia, Benazir reprit la franchise développée par son père : le Pakistan People’s Party (PPP) et s’en servit pour prendre le pouvoir. Premier ministre, elle accéléra la nucléarisation militaire ; elle ne fit rien, mais rien de rien, pour améliorer le sort des Pakistanais, pour améliorer le statut de la femme, pour améliorer la déplorable situation de l’enseignement, pour aider l’économie à prospérer. Elle continua la politique de haut vol de son père, avec corruption et vénalité en toile de fond. Elle continua également à exploiter la ferveur des miséreux, qui projetaient en elle tous leurs espoirs, comme il l’avaient fait pour son père : masse de manœuvre crédule, masse de mobilisation, jouets asservis aux ambitions des puissants, pions qu’ils poussent sur l’échiquier du pouvoir.
C’est quand elle était premier ministre que les services de renseignement de l’Armée pakistanaise, l’Inter-Service Intelligence (ISI) créèrent de toutes pièces les Talibans d’Afghanistan : le Pakistan considère qu’il doit dominer le voisin afghan afin de se donner, face à l’Inde, une « profondeur stratégique ». L’idée est invraisemblablement stupide, mais elle va de pair avec l’orchestration par les militaires et les barbouzes pakistanais du plus vieux djihad existant sur terre : la guerre menée depuis 1948 contre l’Inde au Cachemire. Périsse la nation pourvu que le djihad triomphe !
Renversée – l’Armée pakistanaise renverse périodiquement les premiers ministres élus, avant de rentrer dans ses casernes – Benazir s’exila. Elle donna alors toute la mesure de son habileté : elle savait parler aux media et aux politiciens occidentaux dans leur langue, leur servir les plats qui leur plaisaient, leur dire les mots qui plaisent dans une langage familier. Ah ! A Londres et à New York, comme elle était féministe, démocrate, pro-occidentale et moderniste ! Elle utilisait à ravir sa beauté, son charme et sa culture oxfordienne pour présenter une image qu’adoptèrent d’enthousiasme les media : cette courageuse et charismatique musulmane réformatrice était une tête de pont de l’Occident. Ce n’était pas vrai, mais l’image resta. Elle y croyait sans doute quelque peu elle-même. L’image était factice, mais remplaça la véritable Benazir Bhutto aux actualités, et même dans les calculs des diplomates. On prenait l’ombre aguichante pour la substance, et les momeries qui coulent aujourd'hui à flots dans les notices nécrologiques, pour argent comptant.
Présidente à vie du PPP, Benazir n’était pas démocrate, mais l’une des rapaces qui se déchirent le pouvoir et ses richesses au Pakistan. Certes, elle avait émis, ces temps derniers, de fortes condamnations des djihadistes et des islamistes extrémistes, lesquels le lui rendaient bien. Cela faisait partie du spiel du pouvoir. Aurait-elle joint le geste à la parole ? L’itinéraire clos par son assassinat n’est pas encourageant.
L’assassinat de Benazir Bhutto devrait nous permettre de mieux mesurer le troublant décalage qui sépare l’image donnée de la réalité par le tapis de media internationaux de la réalité elle-même. L’image séduisante et fausse de Benazir, à laquelle s’étaient attachés beaucoup d’Occidentaux, permettait d’imaginer des semblants, ou des faux-semblants de solutions pour le Pakistan. Malheureusement, ce que cachait l’image est bien pire : le pays est si gangrené, qu’aucune solution n’est facile, ou à portée de la main. On ne peut y faire la politique du pire : il faut se résigner à la politique du moins pire.
Reste, au Pakistan, un général au pouvoir, qui fait à la fois partie du problème et de la solution ; un président qui ménage chèvre et chou, et un pays fragmenté et lézardé. Reste la participation active d’une partie de l’Armée pakistanaise, de l’ISI, en particulier, avec les Talibans et les islamistes des zones tribales. Il serait absurde de pousser le général Musharraf au départ, comme on poussa le Chah d’Iran au départ en 1978-79 ; le monarque-dictateur iranien était un sale type, mais ce qui le remplaça est mille fois pire, comme dans l’histoire de Lénine et des tsars. Il est improbable qu’il parvienne à redresser la situation. Coincés entre Charybde et Scylla, nous subissons les effets en retour d’erreurs anciennes et de politiques révolues. La politique américaine envers le Pakistan est depuis trop longtemps affermée à l’Arabie saoudite et soumise, par éclipses, à un impératif apolitique, mais mielleusement satisfaisant, de « droits de l’homme ». On ne peut confier à des images factices le soin de composer une politique. On voulait « démocratiser » le Pakistan ? On a maintenant un champ de flamme, et un incendie à éteindre.
Pour parler familièrement, nous sommes, Pakistanais et Occidentaux, dans la mouise. Un premier pas serait de cesser de faire confiance aux masques et de croire aux simulations.
Des millénaristes du Moyen Age aux islamistes du XXIe siècle, en passant par Karl Marx, Adolf Hitler, Hugo Chavez et l'ultra-écologisme, une seule et même obsession : détruisez le monde réel et tout ira mieux.
D’après le Manifeste communiste de 1848 et ses auteurs Karl Marx et Friedrich Engels. «L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de luttes de classes». Prenons les mots au sérieux : si toute l’histoire « n’a été que » ceci ou cela, c’est que nul autre facteur ne compte. Le ceci ou le cela contiennent et enveloppent la totalité de l’histoire, à l’exclusion de tout le reste. Son contenu, sa texture, sa réalitém sont donc, à en croire nos auteurs, intégralement dictés par la lutte des classes.
Or, l’histoire de toute société, précisément, n’est pas du tout l’histoire des luttes de classes: les sociétés de l’histoire ont certes recelé des luttes de classes, mais l’histoire n’est pas engendrée à titre unique par les luttes de classe, elle ne consiste pas uniquement ni principalement en luttes de classes. Les luttes de classe existent, mais ne dictent pas. Elle sont une lettre dans l’alphabet de l’histoire, et non son texte intégral.
La société brahmanique du karma n’est pas plus définie par la lutte des classes que la société bouddhiste qui tente de la remplacer en Inde. La notion de classes rend incompréhensible l’histoire grecque ou romaine. Les invasions nomades qui scandent l’histoire européenne du Vè au XIVè siècle n’ont rien à voir avec les luttes de classes. Les conquêtes de l’Islam sont étrangères à la lutte des classes. En trois mots, l’histoire exclut les luttes de classe comme principe moteur, ou du moins les relègue à un rang subordonné. On a pris la partie pour le tout. Le principe n’éclaire ni la dimension religieuse, ni l’intellectuelle de l’existence humaine, il ne recouvre même pas l’ensemble du champ social ni du champ politique.
Plaçant un principe subordonné à la place motrice, l’explication est fausse de part en part. Elle ignore la réalité et construit en son lieu et place une fausse réalité. Elle voit droit et annonce torve. La déconstruction de la richesse du réel au profit d’une factice reconstruction déforme irrémédiablement le réel.
L’histoire, ajoutons-le, n’est pas non plus celle de la lutte des races, fantasmagorie dont l’heure de gloire ne dura pas moins que sa cousine. Elle n’est pas non plus celle de la lutte des espèces, ni des nations, ni aucune des variations social-darwinistes de la « lutte pour la vie » qui firent jadis florès, c’est à dire des applications hâtives et mécaniques à l’histoire humaine de certains aspects de la théorie de l’évolution, toutes caractérisées par une réduction abusive de vastes classes de phénomènes à une causalité simpliste et unique, réductionnisme.
L’histoire n’est pas intrinsèquement tendue vers un but prédéterminé, réalisation d’un Paradis terrestre ou son actualisation, la téléologie des philosophes, principe qui orienterait et guiderait activement le monde (par quels moyens et mécanismes ?) vers cet objectif préétabli.
Marx affirme cependant que l’histoire se dirige vers un « Point oméga », qu’il baptise, en contraste avec le « royaume de la nécessité », vallée de larmes d’aujourd’hui et d’hier, « royaume de la liberté » qui sera pure réalisation du plein potentiel humain, Age d’Or retrouvé et renouvelé. Ce faisant, Marx reprenait non seulement l’avènement de l’Esprit théorisé par le philosophe G.W.F. Hegel sous l’appellation de « Savoir absolu », mais plus encore la prédiction médiévale de l’avènement d’un « Troisième Age », « Age de l’Esprit » , qui avait été au cœur des innombrables insurrections millénaristes qui mobilisèrent et ensanglantèrent l’Europe du XIè au XVIè siècle. Il ne s’agit aucunement d’histoire au sens scientifique du terme, mais de prédictions oraculaires : celles de l’Apocalypse, déguisée pour cause de scientisme ambiant. La société industrielle et technologique ne réagit pas aux mêmes motifs que la Chrétienté médiévale. C’est là pure croyance, une foi millénariste.
Pour affirmer que l’histoire est celle des luttes de classes, ou autres explications du même type, il faut omettre des pans entiers de l’histoire, qui contredisent la thèse ainsi posée ; il faut exclure de la causalité historique tout ce qui ne cadre pas avec le principe réducteur. Ce qui n’est pas lutte de classes est donc illusion - assertion familière dans le cadre du marxisme. Il faut se fermer les yeux ou restreindre le champ de vision. Une fois amputée la réalité, qui passe par le Lit de Procuste de la théorie, les moignons restants pourront être ajustés. Qu’il ne reste que ces tronçons de réalité, qu’ils ne soient en quelque sorte qu’une ombre de réalité, ou moins encore, des moignons d’ombre, n’empêche pas une doctrine de faire preuve d’efficacité apparente : du point de vue aveugle qui est le sien, la théorie est lumineuse. « Tout s’explique ! »
Cette réalité amputée, c’est celle de l’idéologie. Pour reconstruire le réel aux fins voulues, c’est-à-dire pour mettre les conclusions voulues à la place de la démonstration, il faut masquer, disais-je, la réalité, il faut l’occulter, et choisir les petits morceaux qui constitueront la mosaïque voulue.
La vulgate contemporaine postule ainsi que toute la « misère du monde » provient d’une même hydre aux multiples têtes : capitalisme, impérialisme, marché, profits, mondialisation, colonialisme, etc. Toutes les têtes sont occidentales. Ergo, conclut cet étrange syllogisme, toute la misère du monde provient de l’Occident. Si la misère du monde est uniquement créée par l’Occident par l’intermédiaire de ses diverses manifestations, c’est qu’il y a en quelque sorte un degré zéro du monde où toute misère est exclue : l’état « naturel » du monde est dénué d’exploitation de l’homme ou de la nature. Ce monde naturel, c’est bien l’Age d’Or, celui de la liberté absolue qui n’est plus réprimée par les contraintes (c’est le Marx de 1848 et de tout ce qui suit), mais également celui des délirantes dérives psycho-machin (Deleuze, Guattari, Foucault, Derrida) de l’époque contemporaine.
L’envers du raisonnement, c’est qu’un monde privé d’Occident sera privé de misère : détruisons l’Occident, nous détruirons la misère du monde ; le refrain est commun aux totalitarismes du XXè siècle, et à celui du XXIème, le totalitarisme islamique. Ce monde soustrait à toute misère, c’est, évidemment, le Paradis terrestre, du royaume de la liberté de l’un au règne de la Parole d’Allah pour l’autre, c’est le Reich de Mille ans., le monde d’où a èté soustrait toute souffrance, toute contradiction, toute dissonance : c’est un monde de la stase, où plus rien ne change puisque tout est parfait. C’est un rêve éveillé. C’est l’Utopie.
Pour introduire l’Utopie dans le monde, pour la rendre, du moins en apparence, compatible avec lui, il est nécessaire de transformer le monde (c’est la XIe Thèse sur Feuerbach de Marx) et d’en faire un objet nouveau qui n’a pas grand chose à voir avec le vrai monde : c’est à cette condition que «l’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de luttes de classes». Ce monde travesti est celui où les guerres, les invasions, les massacre, les atrocités, sont tous le fruit de l’Occident et de l’Occidentalisme. Au fait, était-elles moindres et différentes aux âges pré-occidentaux, des empires exterminateurs des Assyriens et des Mongols aux sacrifices humains des Aztèques ou de la déesse Kali ?
L’état de nature postulé, ce degré zéro de la misère du monde, ne peut manquer d’être peuplé de créatures qui lui correspondent : comme le Jardin d’Eden était peuplé d’innocents, l’état de nature est peuplé de bons sauvages. Moins ils sont touchés par l’Occidentalité, plus ils sont sains. C’est ce que l’idéologue islamico-marxiste iranien Jalal Al-e Ahmad appelait qarbzadegi, “intoxiqué par l’Occident”, “ouestoxiqué” ou “occidentalosé”. C’est ce que les Slavophiles russes, et les Bolchéviks, appelaient la “decadence” occidentale, ce qu’Hitler appelait la “dégénérescence” occidentale.
Notons que l’écologisme militant d’aujourd’hui reprend nombre de leurs thèmes. C’est la civilisation technologique qui menace de détruire une planète qu’il faut donc « sauver ». Cette civilisation, affublée d’épithètes dévalorisantes (productiviste, et autres) étant fille d’Occident, elle n’échappe ni au soupçon, ni à la vindicte : elle est cause de dysharmonie avec la « Nature », comme si toute activité humaine n’était par définition autre chose qu’un double rapport d’inclusion et d’intervention, d’intériorité et d’extériorité, avec la nature ; comme si toute activité, naturelle et humaine, n’était pas caractérisée par une transformation qui produit à la fois de l’énergie et un résidu inutilisable, débris, pollution, dissipation.
Mais cet écologisme militant exige de l’industrie qu’elle produise sans dissipation, en un mot, qu’elle ne produise pas du tout. Pour arriver à ses fins, l’écologisme militant sélectionne (et au besoin fabrique) les statistiques et les données abusivement présentées comme « scientifiques » qui « prouvent » (a) un réchauffement accéléré et de forte amplitude, (b) l’origine uniquement humaine, c’est-à-dire industrielles, de ce réchauffement. Toute donnée qui va à l’encontre de la thèse est impitoyablement écartée. Qui parle aujourd'hui du « trou dans la couche d’ozone » qui allait tous nous carboniser à court terme ? Le trou a disparu du discours public, mais il a été comblé par d’autres désastres.
Dans ce cas comme dans les autres, la méthode utilisée consiste à omettre un moment crucial du processus. Du constat « il y a des luttes de classes » on passe à « toute l’histoire n’est que ». De la dissipation d’énergie résiduelle on fait la caractéristique du processus industriel. De phénomènes connexes on fait des phénomènes intrinsèques ou même des phénomènes censés définir l’objet : c’est « le capitalisme » qui cause la pauvreté, alors que le capitalisme a tiré infiniment plus d’êtres humains de la misère que tout ce qui l’a précédé. Les colonialistes occidentaux deviennent les uniques envahisseurs, pillards, massacreurs, esclavagistes ; les autres ne sont pas seulement acquittés, ils reçoivent un non-lieu, ils ne sont même pas mis en examen. Amputée, j’histoire disparaît ; déséquilibrée, elle devient image d’Epinal, manuel de désinstruction civique, conte moralisant aux volontés endoctrinantes.
La méthode qui est suivie est de refuser l’inclusion intégrale du réel : en sélectionnant tel moment, tel volet, au détriment des autres, et d’en induire une généralité et une validité universelle. On excipera d’une coexistence censément harmonieuse des « religions abrahamiques » au cours d’une courte période de l’histoire de l’Espagne mauresque pour conclure très abusivement à l’existence d’une « tolérance » supérieure de l’Islam. Découper le réel et le recomposer sur la base des chutes choisies, au lieu d’en penser la complexité et les caractères contradictoires, c’est l’art du prestidigitateur, la science du bonneteau. Ce qui importe, c’est moins le contenu que la méthode : en amputant le réel pour créer avec ses dépouilles une image fictive, la pseudo-réalité ainsi créée est nécessairement dysfonctionnelle. C’est bien pourquoi les économies communistes sont nécessairement fourrières de pénurie : bolchévique ou castriste, maoïste ou chavézienne, elles créent immanquablement, à grands renforts d’alibis, la misère d’où elles annonçaient tirer le peuple. Elles sont des maisons construites sur la base d’une géométrie non-euclidienne, qui, intellectuellement, peuvent être séduisantes, mais s’écroulent dès qu’elles passent de l’épure à la construction.
Le modèle bricolé par omission ou par occultation n’a avec la réalité que des correspondances partielles et aléatoires. Dans son cadre, on agit moins sur le réel que sur une image fictive. La source des malheurs du tiers monde, ce n’est pas Mugabe, Pol Pot, les Taliban, Assad, Kim Jong-il, Chavez, c’est, diabolique, l’impérialisme. Les malheurs de l’URSS, c’étaient les koulaks et les ingénieurs saboteurs. Les malheurs du Reich, les Juifs. Les malheurs du Cambodge, ceux qui savaient lire. En amputant le réel, on s’interdit bien entendu de le comprendre : du réel mutilé on ne peut avoir qu’une compréhension mutilée, comme si un anatomiste pouvait comprendre le fonctionnement d’un homme auquel il aurait enlevé les organes, ou la tête, ou le cœur. La causalité inhérente au monde est perdue, on n’agit plus que sur de pseudo-causalités : c’est toujours le diable. Il n’est pas indifférent qu’Hugo Chavez, du haut de la tribune de l’Assemblée générale des Nations-Unies en 2006, ait lourdement insisté qu’il sentait la présence du Diable après que l’orateur précédent, George Bush, y soit passé.
Mais, objectera-t-on peut-être, l’ambition d’une appréhension complète du réel n’est-elle pas elle-même illusoire ? Hors le regard synoptique du Dieu, nul n’y peut prétendre. Le savoir est œuvre collective, l’appréhension du monde lest également, mais elle ne peut embrasser la totalité, elle peut au plus l’approcher. C’est à cette connaissance approchée, empirique et asymptotique qu’il faut se résoudre. Cette connaissance approchée adhère au sens commun, en ce sens qu’elle ne se saisit point de la scie à découper pour se débarrasser de ce qui lui déplaît ou de ce qui ne dépasse du cadre. Il faut avant tout vouloir embrasser la totalité du réel, en inclure le plus afin d’en omettre le moins.
D’évidence, la constitution humaine nous rend vulnérables à la partialité. Bernard de Chartres dit à raison : « Nous sommes comme des nains juchés sur des épaules de géants (les Anciens), de telle sorte que nous puissions voir plus de choses et de plus éloignées que n’en voyaient ces derniers. Et cela, non point parce que notre vue serait puissante ou notre taille avantageuse, mais parce que nous sommes portés et exhaussés par la haute stature des géants ». L’œuvre est collecctive, historique, graduelle. Faute de géants, comme les tours de la cathédrale de Chartres, notre regard rase les mottes s’il est en ville, et n’a aucun point de repère s’il est en rase campagne. Dans le temps comme dans l’espace, les limites de notre perception en limitent le rayon d’action. A grand’peine, nous assemblons une mosaïque de réalité. C’est le dessein qui importe : il faut vouloir tout le réel, il faut se diriger vers lui sans rien en excepter.
L’occultation de constituants de la réalité est le pire péché cognitif. Il fonde l’idéologie, cette ombre déformée de réalité, cette maîtresse d’erreur. L’idéologie est ce salmigondi qui se saisit d’éléments de réalité, en exclut les autres, et s’érige en maître de vérité. L’idéologie est tache aveugle sur la rétine et le cerveau.
Laurent Murawiec est directeur d'études au Hudson Institute, à Washington.
© Laurent Murawiec pour l’Institut Jean-Jacques Rousseau, 2007.