De l'importance du principe de non-agression en droit libertarien
Critique des positions de Frank van Dun, juriste et philosophe belge libéral, qui soutient que le principe de non-agression devrait être étendu à l'identité, à l'intégrité et au respect de la personne, ce qui interdirait la diffamation, le licenciement dit abusif et la violation du droit des marques.
Par Jabial.
De nos jours, on voit des libertariens de toutes sortes et en tous genres. Du cercle philosophique d’Ayn Rand qui pouvait se réunir au grand complet dans un petit restaurant puis a grandi encore et encore jusqu’à avoir besoin de réserver plusieurs salles de conférence, l’approche libertarienne moderne est née du schisme de Murray Rothbard de ce qui était devenu, à cause de tropismes bien humains, l’église du capitalisme, une organisation où la parole colérique d’une seule tranchait des débats qui auraient dû être arbitrés par la raison même qu’elle prétendait promouvoir. Il n’est donc pas surprenant que l’histoire du mouvement libertarien lui-même soit riche d’opinions divergentes et de groupes qui s’excommunient les uns les autres ; cette diversité est saine et est le signe d’un mouvement politique vivant. Quand des gens sont en désaccord, au moins l’un d’entre eux a tort. Les gens qui cherchent la vérité et la justice, pas le pouvoir, peuvent travailler dans un but commun mais ils ne se co-congratulent pas de leurs désaccords ; ils se battent sur ces sujets comme si leur vie y était suspendue, et, de fait, peut-être que notre futur l’est bien. Par le présent article, je vais m’inscrire dans cette tradition en exprimant mon désaccord violent avec Frank Van Dun, parce que je pense que ses positions sont dangereuses pour nous tous car elles sapent tout le cadre de la théorie libertarienne du droit qui est la fondation sur laquelle repose tout le reste.
Frank Van Dun est un professeur en philosophie du droit à l’Université de Gand, en Belgique. En dehors du cercle de ses disciples, il est surtout connu dans le monde libertarien pour sa publication Against Libertarian Legalism, ou "Contre le légalisme libertarien", auquel je vais répondre ici. Dans cette publication, il attaque l’interprétation classique du principe de non-agression, puis conteste les positions de Kinsella et de Block sur plusieurs questions portant sur des sujets de vie quotidienne, prouvant et illustrant ainsi que le monde libertarien de Frank Van Dun est très différent de celui pour lequel nous nous battons.
Le mal est fait dès qu’il dénonce l’interprétation classique du principe de non-agression. Le principe de non-agression a un immense avantage qui n’est pas débattu dans la publication de Van Dun : il est objectif. Pour Van Dun, le principe de non-agression est "praxéologique", ce qui veut dire en pratique qu’il est contextuel plutôt qu’objectif. Bien entendu cela pose un sérieux problème : le juge a alors toute discrétion d’apprécier ce qui est un droit naturel et ce qui ne l’est pas. Dans le paradigme libertarien classique, un juge doit seulement décider si quelqu’un a violé un droit de quelqu’un d’autre ou pas. Comme ces droits sont définis comme une extension des droits de propriété, le fait qu’un de ces droits existe ou pas est également objectif. Bien sûr, le fait de donner si peu de marge de manœuvre aux juges a tendance à inquiéter les juristes, qui pensent alors "mais alors, tout le monde pourrait le faire ?", ce qui est évidemment faux : concevoir un pont est un processus on ne peut plus objectif mais je ne confierai pas cette tâche à quiconque est capable de faire des additions. Certains vont même jusqu’à prétendre que dans ce cas des ordinateurs pourraient faire le travail, ce qui est encore plus ridicule. Pour beaucoup de juristes libertariens, le juge est un arbitre qui ne doit se conformer à aucun règle particulière : s’il juge mal il ne trouvera vite plus aucun travail sur le marché libre de la justice. Il va sans dire ce genre de régime arrêterait de respecter les droits de propriété encore plus vite que la démocratie. Si un juge respectable avec des antécédents honorables condamne soudain une femme à être lapidée pour adultère, bien sûr que cette sentence n’est ni exécutoire ni seulement un mauvais jugement - c’est une tentative de meurtre qui doit être jugée en tant que telle devant un autre tribunal. Cet exemple extrême illustre simplement un principe général : un juge n’est pas souverain, et une décision de justice doit elle-même être légale. Elle doit elle aussi obéir au droit naturel, sans quoi elle est nulle et non avenue. Les droits naturels sont un fait, pas une question d’interprétation contextuelle. Le nier signifie renoncer à l’idée même que nous ayons quelque droit naturel que ce soit, et faire confiance aux juges pour être des despotes éclairés. L’histoire a montré à quel point ça marche.
Après avoir corrompu le principe de non-agression, Van Dun applique sa logique à trois questions libertariennes classiques : les marques, la diffamation et les contrats de travail. Bien sûr, détruire les principes fondateurs de la théorie libertarienne du droit lui permet le rêve de tout juge : arbitrer pour ce qu’il considère être le plus équitable, et c’est exactement ce qu’il fait. Et en effet cette confusion de la justice et de l’équité est très dangereuse. Sur le sujet des marques, je ne peux pas croire qu’on puisse avancer de bonne foi l’argument que si vous contractez pour acquérir un hamburger de marque R et qu’on vous livre un hamburger de marque L, alors vous n’avez pas été victime d’une fraude si l’entreprise R ne possède pas elle-même un droit légal sur sa marque. Prenons le cas où une marque est tombée dans le domaine public. Pour les violons Stradivarius, c’est le cas depuis un temps considérable. L’argument de Van Dun est essentiellement que s’il n’y a pas d’entreprise pour posséder la marque, alors je ne peux pas porter plainte si on m’a vendu un faux parfaitement imité. Bien sûr que ce n’est pas le cas, et l’argument s’effondre sur lui-même : le droit du consommateur d’obtenir ce pour quoi il a effectivement payé est clairement suffisant pour assurer que de telles escroqueries n’aient pas lieu tout en évitant les abus actuels du droit des marques. Van Dun dit que contrairement aux brevets, il n’y a pas d’abus des marques. Je me permets de le contredire. Dans plusieurs pays développés, il est possible pour une grande entreprise d’enregistrer un nom qu’une entreprise plus petite utilise déjà, et de la forcer ensuite à l’abandonner. Et puis il y a le cas de la Rolex du pauvre. Si une personne achète sciemment un objet de luxe contrefait pour quelques euros, le droit de qui viole-t-il ? Bien sûr que les marques violent le droit naturel ici et maintenant. Dans son argumentation, Van Dun étend ad nauseam le concept de caveat emptor, en arrivant ainsi à réussir l’exploit de défendre le droit d’une entreprise sur son identité tout en évacuant l’obligation de bonne foi. Van Dun commet ici un sophisme au pire et un paralogisme au mieux : la bonne foi est nécessaire à la fois dans le cadre libertarien classique et dans le cadre des marques. Faire des marques un prérequis pour la bonne foi revient, de fait, à mettre la charrue avant les bœufs. L’inverse est vrai et, bien entendu, la bonne foi suffit dans le cadre libertarien classique à protéger le consommateur.
L’argumentation de Van Dun contre la diffamation est intéressante car, contrairement aux sujets précédent et suivant, il n’a pas tort de bout en bout. C’est une chose d’accuser quelqu’un de quelque chose devant le tribunal de l’opinion publique. Ceci est une partie de la liberté d’expression, qui ne doit jamais au grand jamais être limitée. La simple étude de l’historique d’un tribunal qui traite ce type d’affaires montre très bien que les lois anti-diffamation bénéficient aux puissants et aux riches, qui peuvent utiliser des légions d’avocats pour museler la vérité sur leurs vices, qui sont d’autant plus une question publique qu’ils sont en position d’influer sur nos vies quotidiennes. Toutefois, c’est une toute autre chose que de faire une fausse déclaration sous serment. Le témoignage est un des piliers du système policier et judiciaire, et un faux témoignage aura de fait des conséquences directes sur la liberté et la propriété de quelqu’un. Pour cette raison, c’est ici Block qui doit être déclaré déviant de la position classique rothbardienne, qui soutient qu’un juge qui condamne injustement doit lui-même subir la sentence même qu’il a prononcée ; si l’injustice procède non pas du juge mais d’un témoin, alors il va de soi que ce dernier, et non pas le juge, doive subir ce sort. Toutefois, malheureusement sa recherche de l’équité conduit une nouvelle fois Van Dun hors de l’orthodoxie, et il déclare ensuite qu’un homme a le droit d’être confronté devant la justice à quiconque l’accuse devant l’opinion, à partir du moment où il a subi des dommages à cause de cela. Bien sûr ça ne peut être accepté : si un concurrent ouvre une boutique à côté de la mienne, je subirai des dommages mais ça ne me donne pas le droit de le traîner au tribunal, même si c’est seulement pour que la vérité soit établie, ce qui dans la réalité n’est pas le cas puisque la peine pour diffamation publique peut aller jusqu’à de la prison, sauf bien sûr si vous êtes un journaliste accrédité par l’État. Ceci crée une caste de privilégiés qui peuvent partager leurs suspicions sans preuves formelles, alors que les gens normaux ne le peuvent pas. C’est encore plus vrai en Europe où Van Dun et moi vivons. À votre avis, où est-ce que la vérité à le plus de chance d’émerger : dans un endroit où tout le monde peut donner son avis, ou dans un endroit où les gens peuvent obtenir des arrêts d’un tribunal pour museler autrui ? Le marché des opinions doit rester libre, même quand une opinion peut être très désagréable. Ce n’est pas très différent du cas du blasphème, qui choque certains à point de les rendre apparemment temporairement fous à lier. De fait, pour la première fois en presque 200 ans, des pays développés ont remis en place des lois contre le blasphème.
C’est la section sur les contrats de travail, toutefois, qui est probablement la pire de la publication de Van Dun. De fait, il apparaît qu’il essaie de toutes ses forces de justifier la vision européenne des contrats de travail, c’est-à-dire qu’on possède son emploi. Cette accusation peut sembler exagérée, mais suivez mon raisonnement. Dans le tout premier paragraphe, Van Dun, comme Block avant lui, utilise le mot "chantage" pour décrire une tentative d’un employeur de coucher avec sa secrétaire. Dans le cadre libertarien classique, le chantage illégal ne peut être défini que comme le fait de menacer quelqu’un de violer ses droits s’il ne fait pas ce que vous lui demandez. Maintenant, si vous menacez quelqu’un de ne pas lui offrir un cadeau si elle ne s’allonge pas, eh bien, ce n’est pas du chantage au sens légal du terme, car elle n’a aucun droit d’exiger un cadeau de vous, de même que vous n’avez aucun droit d’exiger qu’elle couche avec vous. Aussi horriblement dégoûtante que soit l’attitude de quelqu’un qui tente d’obtenir du sexe de cette façon, ça ne remplit les conditions de la définition libertarienne classique du chantage illégitime en aucun cas. De plus, choisir l’exemple du sexe comme Block l’a fait ici revient à tendre le bâton pour se faire battre. C’est un appel du pied direct à l’émotion, et il est très difficile de raisonner posément quand on est en colère et dégoûté. Pour la plupart des gens, acquérir cette aptitude demande une vraie formation. De la même façon, vous devez prendre en compte que le cas va induire la même réaction chez les autres. D’une certaine façon, c’est comparable à la défense de l’abrogation des lois anti-racistes qui violent la liberté d’expression. Essayez de faire ça dans une communauté juive une fois dans votre vie. Quasiment toutes les femmes et la plupart des hommes s’arrêtent de lire à ce stade et pensent simplement "quelle ordure". Block n’a pas rendu service à la communauté en choisissant un exemple aussi tendancieux, et a également commis une erreur en utilisant les termes "chantage" et "diffamation" pour couvrir des activités à la fois légitimes (mais immorales) et illégitimes. Van Dun prolonge ces erreurs. Néanmoins, lorsqu’on reformule le problème de façon dépassionnée, la vraie question ici est "peut-on renvoyer un employé pour de mauvaises raisons", ce qui revient à "les gens possèdent-ils leur emploi", car si vous regardez par l’autre côté de la lucarne, les employés peuvent, eux, quitter leur emploi pour de mauvaises raisons sans problème.
Un contrat de travail peut être vu de deux façons très différentes. Vous pouvez le voir comme un contrat de fourniture de service entre égaux, ou bien vous pouvez le voir comme un acte de soumission à un maître. Dans le second cas, la tradition exige d’un maître une responsabilité vis-à-vis de ses serviteurs, comme une sorte de père de substitution pour des employés qui sont des enfants à vie. Il n’y a pas que les communistes qui voient le contrat de travail comme une sorte d’esclavage moderne ; beaucoup d’employeurs aussi, et cet état de fait est donc tout autant de leur faute. Néanmoins, dans cadre libertarien il est clair que le premier point de vue est le seul qui puisse être envisagé. C’est là que la comparaison sexuelle se retourne contre Frank Van Dun : si, comme le sexe, le travail est une relation volontaire entre égaux, alors, comme le sexe, chaque partenaire doit pouvoir l’arrêter immédiatement pour n’importe quelle raison bonne ou mauvaise, sans quoi ça en devient une parodie perverse et dégoûtante. Dans le cas du sexe ça s’appelle le viol. Si un travailleur est forcé de continuer de travailler effectivement contre sa volonté ne serait-ce que pour une minute, ça s’appelle l’esclavage. Et quand un employeur doit garder un employé une minute de plus qu’il ne le veut, ça veut dire qu’il ne possède plus son magasin, son usine ou son bureau.
Il est plutôt paradoxal que Van Dun appelle la situation libertarienne habituelle un paradis des avocats parce qu’il est nécessaire de vraiment lire ce qu’on signe ; de fait, le vrai paradis des avocats est le système où les droits naturels sont définis par ce que le juge considère le plus équitable dans une situation donnée, et le meilleur rhéteur gagne. Maintenant, bien sûr je n’affirme pas que les contrats de travail ne peuvent pas contenir de pénalités de rupture. Comme tout contrat, ils peuvent contenir n’importe quelle stipulation volontaire. D’un autre côté, ce que Van Dun affirme est que tout contrat de travail contient implicitement de telles clauses. Néanmoins, les stipulations implicites sont déterminées en fonction de la coutume. L’idée qu’il existe une obligation implicite de justifier le licenciement est peut-être vraie en Europe, où un travail est considéré par beaucoup comme une charge qu’on "achète" en passant un examen, ce qui est effectivement ce qui se passe pour la partie de plus en plus importante de la population active qui est composée de fonctionnaires. Ceci dit, cette "coutume" est lourdement biaisée par la régulation lourde des contrats de travail. De fait, il est interdit par la loi et donc par l’usage de la force de mettre "tout est permis" dans un contrat de travail, donc les contrats existants ne peuvent pas être pris comme un exemple d’un marché libre. La protection de la partie la plus faible a pris de telles proportions que de nos jours en Europe, même les petits fournisseurs qui sont eux-mêmes des entreprises sont protégés par de telles dispositions de la loi, qui exigent que leur client leur donne du temps avant de rompre leur contrat, et les clauses écrites au contrat ont peu ou pas d’effet sur cela. Et dans la plus grande partie du monde, la coutume en place est, de fait, "tout est permis". Est-ce qu’une doctrine qui va jusqu’à faire sien le modèle social-démocrate du contrat de travail, avec son corollaire, le cercle vicieux de la protection du travail qui génère du chômage qui lui-même donne lieu à plus de protection du travail, peut encore être appelée libertarienne ? Certains membres de la droite conservatrice sont plus libéraux que ça.
Revenons-en donc à l’étude de cas du début. Qu’est-ce qui se passerait dans un monde libertarien ? Eh bien, la secrétaire quitterait son emploi et en trouverait un autre dans la journée, comme c’est le cas dans toutes les économies de marché libre qui ont jamais existé ; quant à l’employeur, comme il ne serait pas protégé contre la "diffamation" comme il l’est aujourd’hui, il aurait très vite une très mauvaise réputation. S’il n’est pas propriétaire de son affaire, il serait probablement lui-même viré après un ou deux incidents de ce type. S’il l’est, il serait forcé de payer au dessus du prix du marché pour garder ne serait-ce que des employés médiocres, et dans un marché libre ce genre de désavantage concurrentiel signifie probablement la faillite.
La conclusion est désagréable mais il n'est pas possible de l'éviter : Frank Van Dun a des positions qui ne sont, de fait, pas libertariennes sur un bon nombre de questions. Pire encore, étant donné qu’il est un professeur d’université avec une réputation de libertarien, il attire des étudiants en droit sympathisants du libéralisme radical à qui il transmet quelque chose qui n’est pas l’authentique libéralisme radical, et ceci reviendra probablement nous hanter lorsque certains de ces étudiants deviendront eux-mêmes membres du monde libertarien. Par conséquent, il me semble indispensable de rappeler que sa vision du libéralisme radical est très personnelle et biaisée par la philosophie européenne du droit.
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L’axiome De Non-agression, Manifeste libertarien (for) | |
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Définition
Le principe de non-agression, avec le concept de droit naturel, est le principe fondamental du libertarisme, ainsi exposé dans le "Manifeste libertarien" : aucun individu ni groupe d’individus n’a le droit d’agresser quelqu’un en portant atteinte à sa personne ou à sa propriété.
Ce principe est considéré par les libertariens comme le principe fondamental duquel découle toute position libertarienne sur n'importe quel sujet politique, économique, juridique ou social.
Même si les libertariens sont ceux qui le formulent avec le plus de force, l'axiome de non-agression est un point de départ commun à toutes les théories libérales. Il est du ressort d'une éthique déontologique, qui offre un cadre normatif a priori. L'idée est que la seule façon d'arriver à une société qui vive en paix est que personne ne soit source de conflit.
Pour certains libertariens, il s'agit d'un principe, que l'on peut dériver d'axiomes primaires (souveraineté de l'individu, axiome de l'action rationnelle, inaliénabilité de la volonté humaine, etc.) ; pour d'autres, il s'agit d'un axiome, lié à une éthique ou à une métaphysique.
Qu'est-ce qu'une agression ?
Par "agression" on doit entendre l'action d'un individu initiant la violence directement contre quelqu'un d'autre, visant soit son intégrité physique soit sa propriété. Il ne faut pas confondre cette notion avec une nuisance quelconque. Ainsi, la concurrence économique, qui peut provoquer un manque à gagner pour certains, n'est pas une agression ; la rupture unilatérale d'un contrat n'est pas une agression (mais peut donner lieu à un dédommagement si le cas a été prévu auparavant dans le contrat). Une insulte ou une calomnie ne constituent pas une agression (voir liberté d'expression). L'impôt est une agression, puisqu'un paiement est exigé sous la contrainte sans possibilité de refuser en échange les "services" de l’État.
Se défendre contre une agression n'est pas une agression. Le principe de non-agression ne doit pas être confondu avec la non-violence passive - doctrine qui recherche les moyens d'éviter la violence en toutes circonstances et à tout prix. D'un point de vue libéral, la violence n'est légitime que pour se défendre contre une agression (et une menace d'agression claire et imminente), ou obliger l'auteur d'une agression à la réparer (droit pénal).
Historique
Ce principe est souvent exprimé (au moins partiellement) dans les textes de droit positif d'inspiration libérale, ainsi l'article 6 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1793 :
- La liberté est le pouvoir qui appartient à l’homme de faire tout ce qui ne nuit pas aux droits d’autrui.
De même, Herbert Spencer énonce la loi d'égale liberté : "chacun est libre de faire ce qu'il veut, pourvu qu'il ne porte pas atteinte à l'égale liberté d'autrui", et John Stuart Mill énonce dans son ouvrage "De la liberté" (1859) le harm principle : toute contrainte à la liberté d’une personne doit reposer sur la démonstration du tort qu’elle cause, le tort qu’une personne (adulte) se cause de son plein gré ne pouvant justifier aucune forme de contrainte. Arthur Schopenhauer (Le Fondement de la morale, 1840) fait de la non-agression le fondement de l'éthique :Neminem laede, imo omnes, quantum potes, juva ("ne nuis à personne, et quand tu peux, aide").
Nozick affirme en ouverture de son livre "État, Anarchie et Utopie" :
- Les individus ont des droits et il est des choses que personne ni aucun groupe ne peut leur faire subir.
Le principe de non-agression pourra paraître évident pour la plupart des gens. Pourtant, peu de personnes voient les conséquences ultimes de ce principe, telles que les développent les libertariens : refus de l'impôt, de la conscription, des lois liberticides ou paternalistes, contestation de la démocratie et de la représentation politique, etc.
Justification
Les libertariens proposent différentes justifications à l'axiome (qui découlent en fait de différentes conceptions qu'ils ont de l'éthique) :
- les personnes doivent être traitées comme des fins en soi et non des moyens (Kant, Nozick)
- agresser autrui revient à le traiter comme s'il était notre propriété, ce qui crée une asymétrie de droits alors qu'une norme éthique doit être universelle (Rothbard) ; voir aussi propriété de soi-même
- l'agression est une forme de parasitisme incompatible avec l'indépendance de l'individu qui poursuit ses propres fins, avec son droit à sa propre vie (Ayn Rand)
- la non-agression tend à maximiser le bien-être social (utilitarisme)
- affirmer un prétendu droit à agresser autrui est une contradiction performative, selon l'éthique de l'argumentation (Hans-Hermann Hoppe)
- l'agression est une faute morale qui entraîne une punition pour qui la commet (éthique religieuse)
- l'agression contrevient à l'inaliénabilité de la volonté humaine, c'est une contradiction de la Volonté avec elle-même (Arthur Schopenhauer)
Le principe de non-nuisance
John Stuart Mill définit ainsi ce principe :
- Ce principe est que la seule fin pour laquelle les hommes sont justifiés individuellement et collectivement à interférer avec la liberté d'action de n'importe quel d'entre eux est l'autoprotection. La seule raison légitime que puisse avoir une communauté civilisée d'user de la force contre un de ses membres, contre sa propre volonté, est d'empêcher que du mal ne soit fait à autrui. Le contraindre pour son propre bien, physique ou moral, ne fournit pas une justification suffisante. (De la liberté)
Ce principe diffère du principe de non-agression. En effet, il peut justifier une obligation d'assistance à personne en danger, alors que le principe de non-agression n'entraîne aucune obligation positive d'aucune sorte. D'après Ruwen Ogien, on peut distinguer trois interprétations du principe de non-nuisance :
- éviter de nuire à autrui ou de causer personnellement un dommage à autrui (principe relatif à l'agent);
- éviter que des dommages soient causés par certaines personnes à d'autres personnes (principe impersonnel portant sur des actions);
- éviter que des dommages arrivent à certaines personnes (principe impersonnel portant sur des événements).
Seule la première interprétation rejoint le principe de non-agression libertarien, les autres obligent à des conduites de "bon samaritain", avec différents degrés (selon que ce devoir d'assistance comporte ou non des risques pour l'acteur impliqué). Les libertariens divergent en général quant à la validité de ce devoir d'assistance.
John Stuart Mill reformule son principe de la façon suivante (De la liberté, chap. 5) :
- l'individu n'est pas responsable de ses actions envers la société, dans la mesure où elles n'affectent les intérêts de personne d'autre que lui-même ;
- pour les actions portant préjudice aux intérêts d'autrui, l'individu est responsable et peut être soumis aux punitions sociale et légale, si la société juge l'une ou l'autre nécessaire à sa propre protection.
Le principe de non-nuisance s'éloigne ainsi sensiblement du principe de non-agression, l'aspect individualiste de ce dernier étant quelque peu occulté, la notion de "préjudice aux intérêts d'autrui" restant en outre assez vague. Si John Stuart Mill admet que le commerce, "acte social", n'est pas une nuisance et doit être libre, en revanche, fidèle à son point de vue utilitariste, il se refuse à considérer l'impôt ou la conscription comme des agressions, à la différence des libertariens.
Texte du manifeste libertarien (extrait)
- Le Credo libertarien repose sur un axiome central : aucun individu ni groupe d’individus n’a le droit d’agresser quelqu’un en portant atteinte à sa personne ou à sa propriété. On peut appeler cela « axiome de non-agression », « agression » étant défini comme prendre l’initiative d’utiliser la violence physique (ou de menacer de l’utiliser) à l’encontre d’une autre personne ou de sa propriété. Agression est donc synonyme d’invasion, d’intrusion.
- Si personne n’a le droit d’agresser quelqu’un d’autre, en bref, si chacun a le droit absolu d’être « libre » de toute agression, il s’ensuit immédiatement que le libertarien approuve pleinement ce qu’on appelle généralement les « libertés civiles » : liberté d’expression, de publication, d’association, liberté de « commettre » des délits sans victimes tels que la pornographie, les « déviations » sexuelles, la prostitution, [la drogue], toutes choses que le libertarien ne considère pas du tout comme des délits, puisqu’il ne s’agit pas d’agression à l’encontre d’une autre personne ou de sa propriété. En outre, il considère la conscription comme un esclavage à grande échelle. Et puisque la guerre, et plus particulièrement la guerre moderne, entraîne l’exécution massive de civils, le libertarien considère de tels conflits comme du meurtre de masse, et donc comme quelque chose d’absolument illégitime.
- Tous ces points de vue sont considérés comme “de gauche” sur l’échelle idéologique contemporaine. D’autre part, le libertarien s’opposant à l’agression contre le droit de propriété privée, il s’oppose tout aussi vigoureusement à l’intrusion du gouvernement dans les droits de propriété et dans l’économie de marché au travers de contrôles, règlementations, subventions ou interdictions. Car si chaque individu a le droit de posséder et de ne pas être agressé et volé, alors il a aussi le droit de se défaire de sa propriété (par la transmission ou l’héritage) et de l’échanger contre la propriété d’autres personnes (liberté de contrat et économie de marché libre) sans subir d’intrusion. Le libertarien est donc en faveur d’un droit de propriété sans restriction et du libre-échange, c’est-à-dire d’un système capitalistique de laissez-faire.
- Le libertarien ne voit aucune incohérence à être « de gauche » dans certains domaines et « de droite » dans d’autres. Au contraire, il considère que sa position est virtuellement la seule qui soit cohérente du point de vue de la liberté individuelle.
- S’opposant à toute agression individuelle ou en groupe contre les droits de la personne et les droits de propriété, le libertarien constate que, tout au long de l’histoire et aujourd’hui encore, il y a un agresseur central, dominant et prépondérant qui bafoue tous ces droits : l’État. Contrairement aux autres penseurs de gauche, de droite ou du centre, le libertarien refuse d’accorder à l’État le droit moral de commettre des actions que quiconque jugerait immorales, illégitimes et criminelles si elles étaient commises par une seule personne ou un groupe de personnes. Il insiste pour appliquer la règle morale générale à tous, et à ne faire aucune exception.
- Si nous regardons l’État « tout nu », nous nous apercevons qu’il est autorisé (voire encouragé) à commettre toutes sortes d’actes que même les non libertariens s’accorderaient à juger comme des crimes ou délits répréhensibles. L’État est un habitué du meurtre de masse, qu’il appelle « guerre », parfois « répression de la rébellion ». Il fait de l’esclavage par la « conscription » dans ses forces militaires. Il vit et tire son existence de la pratique du vol sous la contrainte, qu’il appelle « fiscalité ». Le libertarien souligne que le fait que de telles pratiques soient approuvées ou non par une majorité de la population ne change rien à leur nature : sanctionnées ou non par le peuple, la guerre c’est bien le Meurtre de masse, la conscription, l’Esclavage, et la fiscalité, le Vol. Bref, le libertarien, comme l’enfant de la fable, s’obstine à répéter que « le roi est nu ».
- Extrait de « For a new liberty: the libertarian manifesto » de Murray Rothbard traduit en français et adapté par Dilbert.
Critiques
Un axiome, comme tout axiome, est criticable. Les libertariens pensent que sans l'axiome de non-agression toute vie en société est impossible ou devient uniquement la traduction de la loi du plus fort. Les critiques les plus fréquentes sont les suivantes :
- critique morale utilitariste : une agression peut être justifiée par des raisons utilitaires. Si par exemple on pouvait sauver un million de vies en tuant un seul homme, faudrait-il s'en abstenir ? Si on peut sauver un affamé en volant un riche, faut-il s'en abstenir ? La réponse libertarienne est que de telles agressions prétendument morales sont injustifiées, et qu'elles ouvrent la voie à n'importe quelle agression envers les personnes ou leur propriété sous des prétextes totalement subjectifs.
- critique sur la consistance de l'axiome : il est souvent difficile de trouver qui est à l'origine de l'agression et est l'initiateur de la violence ; l'origine d'un conflit peut être très difficile à établir (qui le premier a menacé l'autre, qui a utilisé le premier la violence ? - voir les conflits au Proche-Orient ou au Moyen-Orient). Cela n'invalide pas l'axiome, mais rend seulement son application plus malaisée.
- critique socialiste sur la propriété : chaque parcelle de terrain sur Terre a été un jour ou l'autre, au cours de l'histoire, volée (acquise par la force), puis vendue ou héritée jusqu'à ce qu'elle parvienne à ses détenteurs actuels. En découlerait que toute propriété résulte de la violence et d'après l'axiome de non-agression la propriété privée serait donc illégitime. La réponse libertarienne est qu'on ne peut rectifier toutes les transgressions du principe de non-agression qui ont eu lieu dans le passé, d'autant plus que celles-ci ne signifient plus rien pour les personnes qui vivent aujourd'hui (en droit positif, c'est ce qu'on appelle la prescription).
- critique sur l'interprétation de l'axiome : tel que le conçoivent les libertariens, ce principe aboutit à rejeter l'impôt. Les partisans du contrat social arguent que l'impôt fait partie d'un contrat libre passé entre le gouvernement et la population, quiconque n'est pas d'accord peut toujours se libérer du contrat en quittant le pays. En réponse à cette objection, certains libertariens (plutôt anarcho-capitalistes) soulignent le caractère fictif du contrat social, qui n'est qu'une justification de l'agression étatique (voir aussi l'article quitter le pays). D'autres (plutôt minarchistes) comptent davantage sur la concurrence fiscale entre pays pour "limiter" cette agression.
Voir aussi Non-aggression principle sur le Wikipedia anglophone
Citations
- Le commandement : « Nul ne prendra l’initiative d’une agression physique... » est une garantie que chaque être humain reçoit de tous les autres, mais cette formulation sous forme d’interdiction ne constitue pas à proprement parler un droit. Le juste énoncé, qui est le mode positif de la non-agression, dirait plutôt : « Chacun peut faire ce qu’il veut avec ce qui lui appartient, et seulement avec ce qui lui appartient ». A la suite de beaucoup de libéraux conséquents, nous venons de déclarer le seul Droit de l’Homme. Il n’existe fondé en raison qu’un seul Droit de l’être humain, prévalant universellement, et c’est celui-là : Chacun peut faire ce qu’il veut avec ce qui lui appartient et seulement avec ce qui lui appartient. Tous les autres prétendus droits, proclamés ici ou là, dans le meilleur des cas, ne déclinent que des applications particulières de ce Droit fondamental, et plus souvent, ne font que le restreindre ou l’invalider. (Christian Michel)
- L'axiome de non-agression est au fondement du libertarisme. Il dénonce comme illicite l'emploi initial de la violence (ou la menace d'employer la violence) contre une personne ou contre sa propriété légitime. Murray Rothbard le caractérise comme le "fil à plomb" du libertarisme : il suffit de suivre ce principe pour en déduire la position libertarienne sur n'importe quel sujet sans exception. (Walter Block)
- Violer les droits de l'homme signifie le contraindre d'agir contre son propre jugement, ou exproprier ses valeurs. Fondamentalement, il n'y a qu'une seule façon de le faire : par l'utilisation de la force physique. Il y a deux violateurs potentiels des droits de l'homme : les criminels et le gouvernement. (Ayn Rand, La vertu d'égoïsme)
- Celui qui part de l'idée préconçue que la notion du droit doit être positive, et qui ensuite entreprend de la définir, n'aboutira à rien ; il veut saisir une ombre, poursuit un spectre, entreprend la recherche d'une chose qui n'existe pas. La notion du droit, comme celle de la liberté, est négative ; son contenu est une pure négation. C'est la notion du tort qui est positive ; elle a la même signification que nuisance - læsio - dans le sens le plus large. Cette nuisance peut concerner ou la personne, ou la propriété, ou l'honneur. Il s'ensuit de là que les droits de l'homme sont faciles à définir : chacun a le droit de faire tout ce qui ne nuit pas à un autre. (Arthur Schopenhauer, Parerga et Paralipomena)